2Pour appréhender le groupe des jeunes délinquants, Emma Watkins s’appuie sur un échantillon de 100 garçons et 18 filles condamnés par le Old Bailey (la cour criminelle centrale de Londres). Si la frontière entre mineurs et majeurs n’est pas fixe dans le monde des institutions d’enfermement au xix^e siècle, l’autrice privilégie un critère juridique en se restreignant aux moins de 14 ans, seuil au-dessus duquel la loi considère les individus comme des adultes. L’historienne croise ensuite des sources variées qui renseignent les trajectoires avant, pendant et après la transportation, de la presse australienne aux actes de naissance et de mariage, en passant par les registres de punition. Grâce à cette quête minutieuse d’archives, il devient possible de soupeser le poids de la transportation sur les existences sans pour autant réduire celles-ci au seul passage dans l’institution.

3La question privilégiée par l’autrice est ambitieuse : quelles vies ces jeunes hommes et ces jeunes femmes, qui cristallisent les peurs sociales de la société britannique en voie d’urbanisation et d’industrialisation, ont-ils construites dans la société coloniale australienne ? Dans quelle mesure ont-ils vécu des existences « régulières » ou « stabilisées » (settled life, p. 1) ? La problématique fait écho aux débats sur la sortie de délinquance – la désistance – qui fédèrent une partie des recherches criminologiques. Pour y répondre, Emma Watkins étudie tour à tour le nombre et le type d’infractions commis (chapitre 3) ; les types de punitions subies (chapitre 4) ; les compétences professionnelles et l’emploi (chapitre 5) ; le mariage et le fait de fonder une famille (chapitre 6) ; enfin, l’espérance de vie et les causes de la mort (chapitre 7). En ressort une analyse nuancée d’un groupe, dont la majorité des membres s’éloignent de la criminalité au cours de leur vie. Au vu de la richesse archivistique mobilisée, a fortiori de manière systématique, d’autres indicateurs auraient sans doute permis d’approfondir la notion de vie « stabilisée » ou « régulière », comme par exemple le fait ou non d’avoir bénéficié d’une supplique familiale (petition) pendant l’instruction judiciaire, le fait d’avoir obtenu une réhabilitation ou le poids des migrations (notamment vers l’Australie continentale) une fois la peine terminée.

4Au-delà de la question de l’intégration sociale, le livre contribue à cerner la spécificité de l’expérience juvénile de transportation. En effet, Emma Watkins situe finement les trajectoires des mineurs transportés au regard des autres groupes de la colonie. Les mineurs, mis en concurrence avec les adultes transportés, apparaissent désavantagés sur le marché du travail en raison de leur âge, de leur plus faible constitution mais aussi de leur moindre qualification, malgré la formation qu’ils ont pu recevoir sur les pontons (hulks), pendant la traversée puis ensuite dans l’établissement (pour garçons) de Point Puer ouvert à partir de 1834. Leur situation est aussi plus fragile d’un point de vue disciplinaire, dans la mesure où leurs infractions sont davantage susceptibles d’être dénoncées par leurs employeurs. Quant à leur espérance de vie, elle est semblable à celle des autres transportés, mais inférieure à la population libre de Tasmanie et à la population anglaise.

5Jeunes garçons et jeunes filles sont loin de connaître le même sort. Emma Watkins prête une grande attention aux effets de genre qui, tout au long de la vie, différencient largement les expériences masculines et féminines de la transportation. La gamme punitive expose les garçons aux coups de fouet, aux travaux forcés et à l’enfermement dans des colonies au régime rigoureux (penal settlements), tandis que les jeunes filles sont punies essentiellement de travaux forcés (souvent le wash tube, soit le linge à laver) dans des établissements (factories) qui regroupent à la fois une population punie et une population fragile (femmes enceintes ou malades), sans distinction d’âge. Les jeunes filles ne connaissent pas non plus les difficultés du chômage que rencontrent les jeunes hommes : la croissance économique de la colonie a eu tendance à augmenter le besoin en domestiques. Elles se marient dans leur quasi-totalité, le plus souvent en cours de peine. Les hommes, quant à eux, sont moins nombreux à trouver une épouse et, le cas échéant, plus tardivement. Plus accessible aux femmes, le mariage redouble la domination patriarcale, quand mari et employeur se confondent. En ce domaine, l’ouvrage nuance les travaux anciens des années 1980 qui avaient noté le transfert du contrôle sur les femmes transportées de l’État vers la sphère privée, en montrant que les maris continuent d’utiliser le pouvoir régulateur de l’État à l’encontre de leurs épouses. Enfin, les inégalités de genre se jouent aussi devant la mort. Les hommes meurent plus jeunes que les femmes, et davantage dans des accidents.

6L’intérêt du livre réside, enfin, dans les 27 encadrés consacrés à des études de cas individuels. Emma Watkins propose un traitement non plus statistique mais narratif du matériau biographique. Ce dispositif présente deux avantages. Le premier est de faire surgir des thèmes majeurs, en dehors des entrées thématiques privilégiées par le découpage en chapitres : on devine, en pointillés, l’importance des migrations, l’impact des violences conjugales, la dureté du travail, les formes de vie marginale, la prégnance de l’alcoolisme ou les enjeux de l’évasion. Le second est de compenser, du moins en partie, l’absence de typologie, qui aurait permis de donner à voir avec plus de clarté les formes de mobilité sociale, ascendante ou descendante, dans la colonie. Les histoires de vie offrent quelques pistes en ce sens. Il en va ainsi de la trajectoire exceptionnelle de Charles Brewer (p. 58), condamné à une peine de sept ans de transportation pour avoir volé un mouchoir d’une valeur de six pence, multipliant les infractions dans la colonie et vivant de brigandage (bushranging), finalement à l’origine d’une mutinerie sur un navire devant le mener dans la colonie pénale de Norfolk Island. Bien différente est la trajectoire de Matthew Cantlin (p. 99), condamné à sept ans de transportation pour avoir volé six shillings dans un magasin, enregistré comme boy et assigné auprès de différents maîtres avant de devenir, une fois libre, agent de police (police constable). En somme, le livre d’Emma Watkins démontre la richesse d’une démarche d’enquête qui navigue dans et hors des institutions disciplinaires, pour renouveler l’histoire de la délinquance juvénile et de la transportation au xix^e siècle.