« A la différence des visites normales où l’on vous offre un pinikia que vous pouvez déguster à loisir, il est impossible lors d’un namper d’échapper à l’enivrement, les femmes vous enfournant leur récipient entre les lèvres avec une joie sardonique et le maintenant renversé jusqu’à ce que son contenu tout entier ait disparu dans le gosier. […] Pintes après pintes d’une bière au goût de suret sont ainsi englouties dans une demi-suffocation et non sans dommage pour les vêtements qui recueillent chaque fois le trop-plein des rasades. Il est inconcevable de se soustraire à ces tournées répétées ; le but comme chez bien des peuples buveurs de bière, à en consommer la plus grande quantité dans les temps les plus brefs afin de trouver l’ivresse. »
Descola, Philippe, 1993. Les lances du crépuscule. Paris : Pocket.
- 1 La thèse dirigée par Bertrand Ravon (Université Lyon II) s’intitule : « De la dépendance à l’attach (...)
1Durant le printemps 2014, à la faveur d’une enquête ethnographique en France, dans un Centre d’Hébergement et de Réinsertion Sociale (CHRS), des personnes hébergées– pour la plupart alcooliques – m’ont proposé avec insistance de consommer de l’alcool et certaines substances illicites lors de ma recherche doctorale1. Ces invitations seront mal accueillies par les professionnels de l’accompagnement social qui entendaient avoir un droit de regard informel sur ma conduite à l’intérieur du site. Ces demandes contradictoires produiront une gêne dans la conduite du travail de terrain, et à l’inverse de Philippe Descola, je refuserai de participer pleinement à ces sessions d’alcoolisations rituelles. Cette invitation à boire et les moments qui en découlent sont des épreuves du terrain et plus précisément de l’engagement du chercheur. Etre invité à ce temps de consommation, à ce rite, revient à être interrogé sur les limites de la place où j’estime me situer et être situé. Participer, c’est-à-dire boire avec eux comme ils entendent le faire serait en sortir, aller au-delà. Il existait un risque de mise à distance de certains interactants mais le refus a permis d’appréhender une partie des représentations qui m’échappaient alors. Ainsi, cet enchaînement de micro-événements me permettra d’interroger la notion de l’engagement ethnographique et les relations existantes entre les travailleurs sociaux et les hébergés autour de la consommation d’alcool. L’article présentera le cadre de l’enquête, élément essentiel de compréhension de la séquence qui sera ensuite décrite, pendant laquelle le chercheur est invité à boire de l’alcool par des hébergés. Puis, nous nous interrogerons sur les enseignements méthodologiques produits par ces interactions, plus particulièrement sur la place qu’un ethnographe peut prendre (ou se voir attribuée) et sur les difficultés à tenir une place pérenne et constructive pour la recherche. Pour terminer, nous discuterons du caractère rituel de cet événement et des données singulières qu’il permet d’appréhender.
- 2 D’après l’article L232-2 du Code du travail : « Il est interdit à toute personne d’introduire ou de (...)
- 3 « Algeco » est le nom d’une entreprise spécialisée dans la construction modulaire de structures pou (...)
2Les matériaux discutés proviennent d’une recherche effectuée dans le cadre d’un doctorat en sociologie et dans une démarche essentiellement ethnographique (Céfaï 2011) afin d’obtenir des matériaux issus de l’expérience incarnée (Hert 2014 : 29-45) du chercheur. La thèse porte sur le maintien de la relation d’aide entre travailleurs sociaux et hébergés, notamment au sein d’un CHRS, structure qui propose un hébergement à des personnes sans abri. L’établissement où s’est déroulé l’enquête accueille spécifiquement des personnes qui ont connu la vie à la rue et ayant des consommations abusives de substances psychoactives (alcool, médicament psychotrope, cannabis, etc.). La particularité du lieu tient dans son positionnement face aux usages de ces produits : ils sont tous autorisés, sous réserve que les hébergés puissent se les procurer. Le règlement intérieur stipule ainsi que « seul l’abus est interdit ». Les travailleurs sociaux sont, eux, soumis au Code du travail, ce dernier autorisant la consommation d’alcool sur le lieu de travail, pendant les heures de service tout en condamnant l’ivresse2. Cependant, lors ma recherche, une règle tacite datant de plusieurs années fait que je n’aurai jamais vu un professionnel boire de l’alcool à l’intérieur du CHRS. Avant ce retournement de positionnement institutionnel, une partie d’entre eux se permettaient de partager de la bière ou du vin avec les personnes suivies afin de quitter une posture éducative classique qui génère parfois de la distance. Le changement de positionnement est survenu suite à la fusion avec une autre association. Depuis cette réorientation, les boissons alcoolisées (vin pour le dîner du samedi et champagne pour les fêtes) proposées par le CHRS et pouvant être consommées dans la salle cuisine et dans la salle collective sont interdites. Cette modification du règlement est justifiée par la direction comme étant des mesures liées à la santé (gestion de l’alcool-dépendance notamment). L’institution actait le fait que l’alcool n’était qu’un problème et contraignait à une abstinence située. Ainsi, pour les repas de fin d’année proposés, les hébergés font des allers-retours à leurs Algeco3 pour boire, hors des espaces où la pratique est interdite.
Figure 1 : L’intérieur d’un Algeco
© Francis Vernède, 2014
- 4 Une majorité de ces accompagnants possèdent un diplôme d’État délivré par une école de travail soci (...)
3Au moment de l’enquête, 33 personnes résidaient au CHRS, hommes et femmes âgés entre 23 et 70 ans, accompagnés par 8 professionnels4 présents sur le site de 7h45 à 22h45, et relayés la nuit par des vigiles travaillant pour une société privée, spécialisée dans la surveillance de ce type d’établissement. Deux temporalités de suivi éducatif coexistent : rapides (parfois à peine quelques mois, en cas d’exclusion) ou lentes (certains résidents sont accueillis depuis plus de 5 ans). Les événements perturbants sont presque quotidiens, comme par exemple des conflits entre les professionnels et les hébergés. Ces disputes sont parfois la conséquence de la promiscuité des chambres qui produit des tensions, mais également des difficultés à créer et maintenir du lien social. L’ensemble des bâtiments du CHRS est composé par des Algeco aménagées pour assurer à la fois l’hébergement et les activités professionnelles des travailleurs sociaux (chambre à coucher, salle de bain et WC collectifs, cuisine collective et réfectoire/salle de réunion). Les Algeco peuvent être partagés par deux hébergés (en couple ou non) et possèdent une surface inférieure à 10 mètres carré. Par ailleurs, les dimensions du site contraignent l’agencement et certains sont très proches. Au-delà de l’espace physique disponible, il arrive que certaines ivresses gênent les personnes travaillant ou résidant au CHRS même si la majorité des consommations de substances psychoactives sont discrètes jusque dans leurs effets. Il s’agit d’un point important du site : l’autorisation préalable – vis-à-vis de l’alcool notamment – de consommer est déterminée par la question de l’abus citée par le règlement mais dont les contours demeurent flous. De fait, l’absorption d’alcool (dissimulée ou publique) et l’état second qui l’accompagne quasiment chaque fois permettent d’envisager la teneur de la relation d’aide sur ce point particulier.
4Cette vignette a été rédigée à partir de deux sources documentaires : le journal de terrain dans lequel j’ai densément retranscrit certaines séquences dans le but de saisir l’établissement de la relation d’aide, ainsi qu’une série de discussions informelles qui m’ont permis d’accéder aux interprétations des différents protagonistes. Ne pas recourir à des entretiens enregistrés ou guidés est un choix méthodologique qui s’inscrit dans une démarche similaire à celle de William Foote Whyte :
« Rien qu’en restant assis et en écoutant, j’ai eu les réponses à des questions que je n’aurais même pas imaginé poser si j’avais cherché à m’informer uniquement sur la base d’entretiens. […] Je n’ai pas pour autant abandonné toute forme de questionnements. J’ai simplement appris à évaluer le caractère plus ou moins épineux de la question et de la qualité de ma relation aux gens, de telle sorte que je ne posais de question délicate que quand j’étais sûr que mon rapport aux personnes interrogées était vraiment solide » (Whyte 1995).
- 5 L’ensemble des prénoms a été modifié pour préserver l’anonymat des enquêtés.
5Concernant le contexte de l’événement, il faut souligner que ces consommations collectives ne sont pas quotidiennes : elles dépendent de la météo, de l’agencement des emplois du temps et de la qualité des interrelations au sein de l’établissement, ces dernières étant très fluctuantes. Malgré le caractère aléatoire de ces conditions, un événement de ce type peut se produire plusieurs fois par mois. Depuis le début de la recherche, plusieurs invitations m’avaient été lancées et j’avais accepté chaque fois que cela m’était possible. Ces temps collectifs peuvent se passer dans l’après-midi ou en début de soirée et s’étirer sur plusieurs heures, en fonction des participants et des produits qu’ils ont à disposition. Cette séquence présentait l’intérêt d’être percutée par des injonctions contradictoires entre les professionnels et les hébergés. De plus, elle intervenait à un moment de l’enquête où ma connaissance interpersonnelle avec les hébergés m’autorisait à une plus grande aisance, j’étais identifié comme un habitué des lieux et non pas en tant que professionnel : le flou sur ma présence règnera encore de longues semaines. J’avais alors partagé des repas, des discussions, des moments de manche, des problèmes, et cela me conférait une sorte de légitimité à me joindre à eux. Parmi les participants, il y avait deux couples (hébergés en tant que tel) ainsi que des personnes seules. Plus globalement, j’avais déjà discuté avec l’ensemble des participants. L’un d’entre eux – Loris5 – se sentait particulièrement à l’aise en ma présence et nous échangions régulièrement, notamment sur le CHRS et sur les difficultés qu’il rencontrait avec ce dispositif. Sans être un informateur privilégié, il sera un interlocuteur récurent et disponible (du moins d’une disponibilité relative à son mode de vie).
6Je franchis le portail entrouvert du site et passe saluer les professionnels installés à droite de l’entrée dans leur Algeco-bureau. Quelques minutes plus tard, je me dirige à une vingtaine de mètres de là pour faire de même avec une partie des hébergés qui sont rassemblés dans le patio situé devant le réfectoire. Afin de profiter des beaux jours, quelques tables et chaises sont sorties des Algeco et deviennent un lieu de contacts inter- hébergés ainsi qu’un site idéal d’observations. Pendant l’hiver, les parties extérieures du centre ne sont que des lieux de passage car le froid pousse les hébergés à rester cloîtrés, ce qui raréfie les échanges spontanés. C’est également un lieu intéressant pour les accompagnants qui peuvent en profiter pour discuter plus librement avec les personnes accompagnées par le CHRS. Aujourd’hui, ces derniers sont installés à l’ombre et tout indique qu’il est l’heure de l’apéritif. Sur la table, sont disposés des bouteilles de Coca-Cola et de Fanta, des paquets de chips et de tabac à rouler ainsi que des gobelets en plastique. Ils m’invitent à les rejoindre, je m’exécute et une discussion sur les liens entre l’humeur et les conditions météorologiques débute. Tout en parlant, je bois dans une petite bouteille d’eau que je transportais avec moi. Loris, un hébergé de 24 ans, arrivé au CHRS avec sa compagne quelques mois auparavant, me propose alors de boire quelque chose, je le remercie et lui explique que je n’aime guère le soda. Son œil s’éclaire et il extrait discrètement du sac à dos posé à ses pieds une bouteille de vodka bon marché. Il la secoue en disant : « Tiens voilà de l’eau, ça c’est pas du coca mec ! Ça fait pas grossir, c’est garanti ! […] Un p’tit verre ça passe toujours », ce qui nous fait tous sourire. Je refuse également sa proposition et il range sa bouteille tout en me disant que ça lui ferait plaisir de partager sa boisson avec moi. La conversation change de sujet et peu de temps après, je décide de rejoindre les professionnels, laissant mes hôtes à leurs activités.
7Les éducateurs sociaux sont toujours dans leur bureau. Ils attendent qu’arrive l’heure du dîner collectif en discutant du suivi compliqué d’un hébergé puis s’interrompent pour demander ce que me racontaient mes compagnons de tablée. J’explique alors la proposition de Loris sur le ton de la plaisanterie. Ce n’était pas la première fois que ce type d’invitation m’était faite et j’évoque l’insistance de certains hébergés à partager leur alcool et divers autres produits stupéfiants avec moi. Les professionnels m’expliquent qu’ils sont à la recherche du « cadre, pour savoir jusqu’où [je] peux aller ». Depuis le début de ce travail, les professionnels sont très discrets, silencieux pour certains sur leurs consommations personnelles, même concernant l’alcool. Je décide à dessein d’engager la conversation pour éclairer la teneur des liens qu’ils tissent avec les hébergés du CHRS sur ce point. Je les questionne sur les conséquences possibles du partage d’un ou plusieurs verre(s) d’alcool à l’intérieur du centre, arguant que ce pourrait être intéressant dans la conduite de mon enquête. Cette projection hypothétique sera mal accueillie :
« Non mais je sais même pas si tu peux boire ici en fait. [silence] Pour moi c’est évident que c’est impossible à mettre en place, même si c’était autorisé tu vois. [silence] Puis en terme de distance et tout, ça le ferait pas, tu vois pour les hébergés c’est important le cadre, le fait qu’ils côtoient des gens qui ne boivent pas. Faut pas les inciter en fait, je crois pas qu’il y en ait un qui boive normalement, ce serait un peu les pousser. […] En tout cas, moi, si tu me le demandes, je refuse que tu puisses picoler avec eux, c’est clair et net. »
8Face à cette réponse sans appel, je reviens sur le fait que je ne suis ni salarié ni bénévole et que ma présence sur le terrain n’est actée par aucune convention écrite : a priori, aucune règle formelle ne m’interdit la consommation d’alcool à l’intérieur du CHRS. L’échange est cordial mais mon interlocutrice croise les bras et n’est pas sensible aux arguments liés à mon statut de chercheur, bien différent de celui d’accompagnant. Et lorsque j’évoque à nouveau la possibilité que je boive un verre au CHRS, elle reconnaît qu’elle ne pourrait l’empêcher mais me promet un regard noir et une réelle déception. […]
Figure 2 : Au CHRS, l’apéritif fonctionne parfois comme un rituel collectif
© Francis Vernède, 2014
9Un peu plus tard, je décide de retourner au patio. Là-bas, l’apéritif bat son plein et immédiatement, Loris me relance : « Allez, bois un verre avec nous ! C’est cadeau ! C’est bon t’sais, les verres sont propres, c’est des gobelets usage unique mec ! [rires] Tu vas pas tomber malade ». Je m’assois et décline en le remerciant. Ses yeux brillent, il s’agite sur sa chaise, parle avec enthousiasme. Visiblement, il est ivre et devient insistant :
« On sait boire t’sais, on fait un truc cool ensemble, ça va pas te tuer. On est pas des clodo, tu crois quoi ? » avant d’être repris par sa compagne : « Oh mais lâche- le, c’est quoi ton truc ! Il va pas se la mettre avec toi, c’est tout. [s’adressant à moi] Tiens, prends du coca et toi, arrête de lui proposer, c’est grave lourd là ! ».
10Mon désamour du soda est oublié mais j’accepte volontiers le verre par politesse et pour faire passer mes précédents refus. Puis, la conversation se détourne momentanément du contenu de mon verre. Quelques instants après, d’autres que Loris reviennent à la charge, enthousiasmés par les vodkas qu’ils boivent très rapidement. Yoann, hébergé depuis deux ans, tire nerveusement sur sa cigarette et me propose alors une troisième fois de goûter la vodka, en renouvelant l’approche initiale. Il parle très vite et je dois me concentrer pour le comprendre : « Hey mec ! On l’dira pas aux éduc’, t’en fais pas ! ’peuvent pas savoir ce que tu bois, coca ou vodka coca c’est la même couleur ! ». Je réponds que mon choix ne dépend pas de cela, sans m’étendre sur les raisons de mon refus. L’un d’entre eux cherche alors à savoir si mon abstinence est liée à des convictions religieuses, j’explique que non et qu’il m’arrive de boire mais jamais pendant la semaine. Loris revient à la charge : « Si c’est comme ça, on t’attend pour l’apéro de samedi ! », ce qui déclenche des rires. Un autre hébergé, plus calme mais très attentif au déroulé des échanges, émet des doutes sur le fait que je boive avec eux : « Bah tu bosses en fait ici, donc c’est mort pour toi, mais je comprends, ça ferait tâche hein que les types de l’asso se la mettent au taff ». J’explique que rien ne m’interdit de consommer au CHRS et que c’est simplement parce que je n’ai pas envie, un dernier argument qui ne les convaincra pas mais qui permettra de clore cet échange. Nous sommes maintenant sept autour de la table et la lumière du jour baisse peu à peu. Les verres se vident rapidement et les hébergés sortent des bières pour parer à une imminente pénurie de vodka, deux bouteilles étant déjà terminées et le niveau de la dernière descendant rapidement.
11Leur générosité à me faire boire diffère de la question quotidienne du partage entre eux. Des disputes éclatent fréquemment pour des questions d’emprunts de tabac, d’alcool, de cannabis ou même pour de petites sommes d’argent (qui financent parfois ce type d’achat). Les dettes qui traînent à être remboursées sont très mal perçues et les élans de générosité sont rares. Je suis clairement un invité puisqu’aucun compte ne m’est demandé. Si cette scène ne se déroulait pas dans un CHRS qui accueille des usagers de drogues et hormis ces derniers échanges, je pourrais presque me sentir avec des proches tant nos conversations sont quelconques. Depuis ma chaise, je vois les éducateurs qui s’approchent du réfectoire pour apporter le dîner. Ils regardent dans notre direction et mon verre rempli de soda pourrait très bien contenir de l’alcool, comme l’expliquait judicieusement Yoann juste auparavant. Compte tenu de nos échanges, j’ai l’impression désagréable qu’ils m’imaginent braver l’interdit informel expliqué plus tôt dans la journée.
- 6 Dans les recherches qualitatives, la question de l’engagement du chercheur est parfois centrale. Da (...)
12La séquence décrite permet de mettre en relief certaines des difficultés inhérentes à la fabrique d’une recherche utilisant les méthodes ethnographiques pour produire des données. L’invitation lancée à plusieurs reprises contraint le chercheur à se justifier auprès des hébergés sur son choix. Ici, une partie de sa vie privée sera discutée, ce qui questionne directement l’engagement ethnographique et sa consistance. Pour autant, cet événement dénote a priori d’une sociabilité classique qui existe en dehors du CHRS et n’est pas spontanément associée à la désaffiliation sociale ou à l’alcool-dépendance. Dans ce cas, refuser un verre revient à établir une frontière, marquer une distance malgré des sociabilités supposément partagées. Cette même invitation, relatée aux éducateurs sociaux, sera l’occasion de s’interroger sur la place du chercheur dans l’environnement particulier qu’est le CHRS. Comment procéder à de l’observation participante dans ces circonstances ? Comment élaborer un choix face à ces demandes contradictoires ? In fine, où s’arrête l’identité du chercheur ? Cela suscite l’interrogation des personnes présentes lors de cet apéritif mais également des professionnels. Il existe donc des enjeux sur le positionnement qui déterminent dans une certaine mesure la suite du travail. Dans un moment charnière, que doit-on laisser apparaître de soi aux enquêtés ? Jusqu’où l’implication peut-elle aller6 (Favret-Saada 1977) ?
13La décision de refuser l’alcool est quasi immédiate et elle est portée par le statut avec lequel j’estime naviguer sur le terrain à ce moment-là. En effet, à force de temps passé dans les Algeco pendant l’hiver, de discussions, de moments partagés, j’avais parfois la sensation (factice donc) d’avoir trouvé une place idéale (finalement idéalisée) à égale distance entre les hébergés et les travailleurs sociaux. Pour autant, mon refus marque une distance entre les hébergés consommateurs d’alcool et le chercheur qui involontairement (et maladroitement) rejoint moralement par ses choix et ses pratiques l’équipe éducative. Par ce décalage dans la place que j’estimais avoir acquise et celle qui ne m’était pas clairement attribuée, j’ai réalisé que la recherche se déroulait sur un terrain double, un terrain qui invite à se positionner, avec des aidants et des aidés, des buvants et des non buvants. Cette dualité contraint à tâtonner sur la question de la place de l’ethnographe, une place parfois très clairement attribuée (pour les professionnels, il est impensable que je boive), ou alors plus trouble puisqu’une partie des personnes suivies ne situent pas ma place. Lors des premières semaines d’enquête, certaines personnes suivies par le CHRS ont imaginé que j’étais un nouvel hébergé, un stagiaire en travail social, un psychologue, un journaliste, etc. La multiplicité des places qui m’étaient accordées était notamment le fait de mes diverses activités sur le site, dont la majorité consistait à discuter avec les individus présents et disponibles à la conversation. J’aidais également à mettre le repas en place et mensuellement, je participais à une réunion de travail avec les professionnels.
- 7 Certains ethnographes travaillant sur les gay studies sont allés vers un « engagement sexuel » à de (...)
14Dans ce cas, faut-il pratiquer avec les hébergés (et donc se contraindre) pour accéder à des connaissances nouvelles ? Si Descola explique ne pas avoir eu le choix, d’autres recherches ont également nécessité une implication personnelle, voire intime, pour mener à bien des travaux, comme ce fut le cas des recherches sur les pratiques sexuelles entre hommes au début de l’épidémie de VIH-SIDA7 : les chercheurs ont dû accepter certaines contraintes pour mener à bien leurs travaux (Broqua 2000 : 129-155). Pour notre enquête, les enjeux étaient moindres, mais cet épisode s’est avéré instructif d’un point de vue méthodologique.
15Mon refus de participer complétement à cet apéritif a permis aux hébergés de m’accorder une place puisque, par la suite, je serai plus généralement situé du côté des éducateurs sociaux. Le trouble initial autour de ma place prenait fin peu à peu, l’illusion de la neutralité n’a pas résisté à ce temps de l’enquête. Cependant, le fait d’évoquer la possibilité de boire devant les professionnels m’a permis d’ouvrir un espace de discussion qui était alors clos. Et leurs réactions face à ma proposition sont autant de matériaux sur le regard qu’une partie d’entre eux posent sur les consommations des hébergés ; des séquences qui s’intègrent dans une réflexion globale sur la relation d’aide et sur l’élaboration des jugements qui la composent.
- 8 Si Gold utilise l’expression « rôle », il semble ici plus judicieux d’utiliser sa grille de lecture (...)
16La gêne ressentie lors de cette séquence, à la fois dans l’insistance des hébergés mais également lors de la réaction des professionnels, est liée aux places attribuées au chercheur. Raymond I. Gold (2003 : 340-349) explique la conduite des observateurs (notamment participants) par la volonté de recueillir des informations afin d’élaborer un travail scientifique. Le chercheur tente de comprendre des univers sociaux dont il n’est pas nécessairement issu, compréhension qui passe par l’établissement d’une place8 permettant à l’ethnographe d’envisager convenablement son terrain. Trouver une place revient à s’autoriser un ensemble de conduites et de techniques corporelles (langagières, vocales, etc.) sans volonté d’imitation et de dissimulation, dans le but de se rapprocher des personnes et des valeurs portées par leurs pratiques. Cet outil méthodologique – commun aux sociologues et anthropologues (Olivier de Sardan 1996 : 31-59) – connaît des modulations dans sa mise en œuvre : pur participant, participant comme observateur, observateur comme participant et pur observateur, d’après la recension opérée par Buford Junker (1960), et nécessite une introspection de la part du chercheur. Malgré mes récents rapprochements avec les hébergés (qui expliquent peut-être leur proposition de me joindre à eux pour ce temps), ils n’étaient pas dupes de ma totale extériorité à leur groupe. L’invitation à ce rite de consommation peut dès lors s’envisager comme une épreuve d’authenticité : jusqu’où le chercheur va-t-il aller pour satisfaire sa soif de connaissance ?
- 9 Dans cet article, Becker schématise les difficultés morales auxquelles sont confrontés les chercheurs (...)
17La fabrication de ce rôle est précieuse dans le déroulement des temps d’observation participante et elle permet également de se protéger contre ce que Gold appelle « une menace pressentie » à l’encontre d’une attitude du chercheur. Face à un problème à venir, un dilemme ou une situation inconfortable, une place négociée ou même imposée permet à l’enquêteur de ne pas s’exposer personnellement, il peut décider de la quitter. En d’autres termes, le grief sera avant tout professionnel et ce n’est pas – a priori – l’identité propre qui est mise en défaut. Cependant, malgré l’établissement d’une place, le soi de l’observateur est lui aussi engagé, un engagement ethnographique (Céfaï 2003 : 7-41) nécessaire et qui peut s’avérer agréable (discuter avec des gens hébergés de bonne humeur) ou pénible (refuser à plusieurs reprises de boire un verre de vodka, être moqué). Il est essentiel pour le chercheur d’être en mesure de protéger dans un premier temps, sa place, clé de voûte essentielle à la bonne conduite de l’enquête, mais également le soi. Si les situations tendues deviennent oppressantes et difficilement gérables, il convient alors de prendre du recul avec le terrain, à la fois pour s’extraire physiquement et moralement, mais également pour s’autoriser à la réflexivité. Face aux invitations insistantes et à l’ambiance que cela pouvait générer, il me semblait alors plus judicieux de prendre de la distance avec certains hébergés et de choisir différemment mes temps d’observation (le matin et l’après-midi plutôt que le soir.) Il s’agit d’une prise de position qui, dans une certaine mesure, ramène au dilemme évoqué par Becker (1967)9, notamment sur le fait de prendre parti, d’être poussé vers un côté plutôt qu’un autre. Ici, l’engagement moral et professionnel du chercheur était discuté par deux pôles, aux volontés divergentes. Le problème majeur dans notre cas de figure réside dans la dualité des rôles qui sont attribués à l’ethnographe. L’équipe éducative m’envisageait comme un soutien à leurs activités alors que certains hébergés me percevaient comme une personne sympathique et éligible à leur table d’apéritif. La tension entre ces pôles nécessite une gestion sensible des événements : une décision trop brusque, trop tranchée et qui pencherait en faveur d’un côté ou de l’autre conduirait à la fermeture de certaines portes et nuirait au recueil des matériaux. Il fallait donc se retirer d’une des places occupées par le chercheur, en la quittant partiellement pour ne pas mettre à défaut les investigations à venir.
18Au-delà de ces considérations méthodologiques, une série de questions reste en suspens. Pourquoi ces hébergés boivent-ils ensemble ? Les participants ont déjà expérimenté la consommation solitaire, étant quasiment tous alcoolo-dépendants. En ce cas, pourquoi connaître l’ivresse en groupe alors que physiologiquement, ils savent que la substance agira indépendamment de son contexte d’usage ? D’emblée, la sociabilité n’apparait donc pas un motif suffisant à la consommation collective qui sert d’autres desseins. Les questionner permet d’affiner la compréhension globale de l’objet de la recherche d’un point de vue structurel car cet apéritif, c’est-à-dire cette façon de boire, cette cadence, ces échanges langagiers sont une pratique rituelle constitutive de cet univers. L’enquête permettra d’assister et de participer (avec retenue) à de nombreux apéritifs qui respecteront tous des formats relativement semblables. Cette fréquence (plusieurs fois par mois), la teneur des échanges et leur dimension répétitive permettent de considérer le caractère rituel de ce temps. Il convient de revenir avec précision sur certains gestes et étapes pour les analyser ensuite.
19La façon de boire mérite une certaine attention car elle peut connaître deux modalités, qui sont révélatrices de la place occupée par les hébergés dans le rituel (les places étant interchangeables). La vitesse de consommation est corrélée au débit de paroles, l’échange conversationnel étant au centre de la pratique. Il s’agit de se retrouver et de discuter autour de boissons alcoolisées, sans que ces dernières ne soient l’unique prétexte publique à la pratique. Les conversations connaissent deux variantes auxquelles sont associés des modes de consommation propre. Le rythme des discussions ainsi que la place dans l’échange locutoire déterminent la vitesse et la quantité d’alcool absorbée.
- 10 Cependant, il arrive que la cannette de bière fasse office de verre : après en avoir bu quelques gorg (...)
20La tranquillité des échanges induit un boire avec un rythme quasiment régulier, verres et cannettes se vidant de concert entre les différents participants. Dans cette situation, les prises de paroles sont partagées, les tons sont posés et calmes. Puis, l’un des hébergés peut commencer à monopoliser la discussion de façon presque exclusive : il raconte, explique et s’emporte avec son anecdote. L’accélération du débit de parole accompagne les mouvements de sa narration et se ponctue régulièrement par des mouvements de son verre. Fonctionnant parfois sur le mode du dialogue, ce pic d’intensité conversationnelle autorise ainsi à une consommation plus importante. Ceci étant, toutes les boissons ne possèdent pas la même valeur (économique, éthylique mais également morale). L’apéritif comporte des bières et des spiritueux, chacun contenant des quantités d’alcool très différentes (moins de 9° pour les premières contre près de 40° pour les autres). Le coup d’achat et la logistique ne sont également pas les mêmes : si les cannettes sont bues à même le contenant, il reste que la consommation d’un mélange (vodka-soda par exemple) nécessite des verres. De plus, l’investissement financier diffère, et c’est une caractéristique essentielle compte tenu de la population étudiée. Les bières sont individualisées et leur poids en alcool ne peut varier10, elles ne font pas l’objet d’une attention particulière. Cependant, les verres de vodka ou de rhum sont observés très attentivement : la valeur économique est importante, elle autorise la distinction, surtout lorsqu’ils sont consommés dans un gobelet. De plus, un même verre peut contenir une quantité d’alcool variant énormément et le propriétaire de la bouteille qui invite doit garder un œil sur son bien. Pour consommer à une cadence plus soutenue, le buveur devra prendre part avec enthousiasme à la conversation, sous peine de désapprobation ou même d’un refus. L’ensemble des gestes et des attentions forgent ainsi l’identité sociale de ces séquences. Ces normes spécifiques et tacites régissent les échanges (de paroles et de boissons). Ces conventions spécifiques lui donnent un caractère singulier, surtout dans l’espace social du CHRS, un lieu hors la rue, traversé par des personnes socialement insérées et habité par d’autres provenant des marges. Et il est également sacré, au sens goffmanien (Goffman 1974) du terme puisqu’il stabilise des forces sociales et insuffle du sens à l’existence de la communauté du CHRS : ici une forme de reconnaissance sociale et l’ivresse. Cette caractéristique est essentielle car elle permet à cette microsociété de se manifester dans un contexte où ses modes d’existence sont remis en cause (par le règlement intérieur et le caractère collectif et mixte du lieu). C’est une interaction répétable et à l’issue incertaine car l’essence de ces instants ne repose pas dans sa finalité (l’alcoolisation massive). Malgré cela, il existe certains invariants dans la pratique : l’ivresse et l’échange de paroles. Ces moments de consommation sont en cela des rituels positifs (Durkheim 1912) générateurs de liens sociaux (importants pour une population qui n’en disposent pas toujours). Il peut être entendu comme une manifestation de respect envers les hébergés qui y participent (tous ne sont pas invités expressément) ainsi que les produits qui y sont consommés (ils sont à la fois support et objet). Ainsi, la présence dans les parties communes du centre et l’activité sont des marqueurs forts d’appartenance à un monde particulier et, en même temps, de mise à distance de l’univers socio-éducatif dans lequel ils résident. Ces temps rituels permettent aux hébergés de réguler une partie de l’espace social du CHRS. Il détermine des places et agit simultanément comme une mise à distance de l’équipe professionnelle qui en est exclue.
21L’apéritif est ce que Goffman qualifierait de rite interpersonnel :
« Dans la société contemporaine […] il ne reste que de courts rituels qu’un individu accomplit pour et envers un autre et qui attestent de la civilité et du bon vouloir de la part de l’exécutant, ainsi que la possession d’un petit patrimoine de sanctitude de la part du bénéficiaire. Il ne reste, en bref, que des rites interpersonnels ».
- 11 Plus que l’issue, c’est la participation (active ou passive) aux sessions qui cimente cette micro- (...)
Il permet d’accorder une forme de crédit aux personnes qui circulent à l’intérieur du CHRS. Sans être une épreuve de force ou de virilité11, c’est une opération de distinction entre participants et non-participants. Il fonctionne comme un message sur les modes de consommation, qui, dans le cas de cet apéritif, se rapproche – logistiquement parlant – d’un moment de convivialité entre personnes incluses. Ce faisant, il est un refus des obligations pratiques de la rue, même si les finalités de ces moments de consommations peuvent être (à la rue comme ailleurs) une ivresse prononcée et publique. Il permet cependant aux hébergés d’entrer dans la fiction du « boire comme tout le monde », sans être seul, enfermé dans son Algeco ou sur un coin de rue. Il y a de la sacralité dans ces échanges, ils interviennent comme support d’une dimension sociale fragmentée, en recomposition, mais instable. C’est un rituel de résistance aux stigmates classiques attribués aux sans-abri. Il opère également une distinction avec ceux du CHRS qui ne veulent ou ne peuvent pas s’asseoir, se sociabiliser et échanger. Ce rite procède donc à un double mouvement : un rapprochement avec les pratiques entendues comme étant classiques et le tracé d’une ligne comportementale de l’altérité au sein de la population hébergée. Cela nous renvoie aux interactions ordinaires (Castel 1989 : 31-43), qui se situeraient entre l’absence de règle (la folie) et l’impossibilité de se jouer de la norme (institution totale) : les hébergés naviguent dans cet entre-deux. La consommation ritualisée entraîne donc des bénéfices sociaux, mais ils ne peuvent être considérés comme étant les seuls moteurs de ces temps collectifs. La notion de plaisir ressenti lors de l’ivresse entre en compte (Chantepy-Touil 2012 : 27-36), ce qui atteste à nouveau des finalités multiples de ce rituel et de son utilité.
Figure 3 : La cours du CHRS, un espace partagé et parfois inoccupé
© Francis Vernède, 2014
22L’invitation déclinée lors de cette journée a permis d’envisager avec plus de précision la pratique du terrain et la gestion – souvent précaire – des places tenues par le chercheur. Loin des canons de l’observation participante réussie, les errements de positionnements n’en sont pas moins riches d’enseignements. D’un point de vue méthodologique, le trouble semé autour de la place occupée permet d’envisager sous un angle original la question de l’engagement ethnographique. Il s’agit également d’une leçon d’humilité pour le chercheur qui s’égare parfois dans l’illusion de l’appartenance aux groupes qu’il étudie. Ces échanges avec les enquêtés peuvent s’envisager comme une série d’épreuves. Le terrain est venu éprouver la consistance et l’authenticité de la posture (ou des postures, au sens de prendre un poste) tenu par l’ethnographe. Pour les groupes étudiés, ces tests autour de la teneur de l’engagement permettent de situer avec plus de précision cet intrus social, dont la place est généralement mal définie. Dans le même temps, cela confronte le chercheur à l’impossible neutralité de l’engagement ethnographique. Face à des terrains comprenant plusieurs pôles, il pourrait s’agir d’une épreuve spécifique de la flexibilité et de la sincérité du chercheur. Si elle produit de la gêne, cela signifie que la posture ne fait pas sens aux yeux des enquêtés et qu’il convient de l’ajuster. Le malaise ressenti, la sensation d’être en décalage par rapport à des attentes (verbalisées ou non) est donc un avertissement sur l’incongruité du positionnement et, au final, une invitation à l’ajustement ou au départ. Le maintien de la relation d’enquête est suspendu à une capacité d’adaptation qui évidemment comporte des limites. Entre l’idéal de la recherche ethnographique et le déroulement du travail de terrain existent des écarts que ces épreuves viennent mettre en relief. Ces dernières sont ainsi des informations qui nécessitent d’être prises en compte pour densifier les opérations réflexives nécessaires à l’enquête. En cela, ces épreuves d’engagement sont des temps qui nécessitent d’être pensés comme des étapes méthodologiques importantes. Par ailleurs, ces exercices de réflexivité participent également à la production de données, il convient donc de les interroger afin de les intégrer plus largement qu’à la seule conduite du travail de terrain. De plus, la perception des dissonances entre les hébergés, les professionnels et le chercheur permettent de rendre tangible le trouble dans un premier temps de la relation d’enquête puis de la relation d’aide.
- 12 Centre d’accompagnement et d’accueil à la réduction des risques, des établissements médico-sociaux (...)
23La difficulté à trouver sa place dans cet univers social pourrait être la conséquence d’un malentendu du fonctionnement quotidien d’un établissement bas seuil. La recherche vient éprouver l’asymétrie existant entre les accompagnants sociaux et les personnes hébergées. Un établissement dit « bas seuil » est supposé proposer des conditions d’accès adaptées à une population qui généralement n’est pas en mesure de répondre à certaines exigences. Dans le cas d’un CHRS (à la différence des CAARUD12), il ne s’agit pas seulement de conditions d’accès, mais de conditions d’hébergement. Ainsi, dans cet établissement existe un pacte relationnel tacite qui empêche la mise en place d’une symétrie, notamment dans certaines pratiques comme la consommation d’alcool, un fait que l’enquête est venue mettre en exergue. En s’opposant à cette pratique, les professionnels instituent une distance qui ne correspond pas à des critères de bas seuil, ils s’interdisent également de partager ces temps de sociabilité, à la façon dont l’entendent les hébergés. Les éducateurs sociaux appliquent le règlement intérieur de la structure qui autorise la consommation mais ne s’en saisissent plus pour établir des liens particuliers. L’orientation prise par le CHRS concernant l’usage de substances psychoactives (dont l’alcool) n’est donc plus pleinement suivie dans les faits, puisqu’auparavant, le partage d’un verre était possible. Le positionnement de l’ethnographe est alors malmené par l’asymétrie des places. Ici, la position occupée autorise à des relations différentes qui conduisent et facilitent parfois à des circonstances intéressantes, qui peuvent être saisies, que ce soit par les professionnels, les hébergés ou bien le chercheur. Ces considérations méthodologiques permettent une amélioration du travail d’enquête et le décryptage de la séquence. Considérée comme un rituel, elle autorise également à une compréhension améliorée du terrain et de l’objet de la recherche. Cette façon de boire envisageable a priori comme le simple symptôme de l’alcool-dépendance recouvre en fait des réalités plus complexes et plus riches qu’un simple diagnostic médico-social. Ce rituel fait sens, il est porteur d’informations, il renégocie des places, des statuts, preuve des dynamiques à l’œuvre au CHRS. Ces échanges permettent la compréhension d’interrelations subtiles et mouvantes : elles méritent une attention ethnographique minutieuse à défaut d’une participation entière du chercheur.