- 1 Formule empruntée par le philosophe Gilles Deleuze à l’écrivain Sören Kierkegaard (Deleuze 1985 : 1 (...)
« Du possible, du possible, sinon j’étouffe ! » (Deleuze 1985)1
1Face aux crises climatiques, économiques, sociales, sanitaires, sécuritaires et démocratiques qui ne cessent de marquer l’actualité contemporaine, l’utopie refait surface sur la scène intellectuelle et militante. Ce dossier propose de prendre au sérieux les initiatives collectives en milieu rural qui sont mues par les aspirations utopiques et/ou dystopiques des acteurs sociaux. Il sera question de mettre en évidence ce que ces formes sociales, contemporaines ou non, ont de commun à travers le monde et les époques. Que racontent-elles du monde social ? Quels en sont les fondements ?
2Cette introduction a pour objectif de poser un cadre socio-anthropologique à l’appréhension des utopies et d’en proposer une définition empirique sur laquelle nos disciplines seraient en mesure de travailler de manière comparative afin d’en discuter l’universalité. Je tâcherai de mettre en avant l’intérêt que revêt l’étude des utopies pour notre champ de recherche d’un point de vue épistémologique et méthodologique et justifierai l’emphase de ce dossier sur la question des collectifs utopiques en milieu rural. Ce faisant, j’espère proposer des perspectives de recherche qui apportent un souffle nouveau à l’étude de l’engagement social contemporain.
3L’utopie, c’est avant tout le terme inventé au 16e siècle par l’écrivain anglais Thomas More. L’ambiguïté étymologique du terme – lieu à la fois parfait (eu-topia) et nulle part (ou-topia) – fera couler de l’encre. Si on peut y voir une agilité poétique, ce terme est malgré lui devenu une preuve sémantique selon laquelle la société parfaite serait une chimère, une illusion séduisante mais impossible à mettre en pratique (Rouvillois 1998). La bourgeoisie a ainsi longtemps œuvré à discréditer l’utopie selon ces termes (Muller 2019). Mais cette critique n’est pas uniquement l’apanage des idéologues conservateurs. Parmi les détracteurs les plus connus de l’utopie, on pense notamment aux communistes Karl Marx et Friedrich Engels qui opposaient au « socialisme utopique » de leurs contemporains Robert Owen, Charles Fourier ou Etienne Cabet le « socialisme scientifique », réaliste, reposant sur les conditions matérielles concrètes, accessibles et seules à même de renverser l’ordre capitaliste (Bouchard 2007 ; Abensour 1992). Il était question de priorités : celle de redorer la réputation du vocable « utopique » n’en était pas une. Ils ont, à la place, préféré s’en distinguer et insister sur la possibilité d’aboutissement et d’universalisation de leur projet révolutionnaire.
4Réconcilier l’utopie et le volontarisme révolutionnaire a été, par après, l’œuvre de philosophes et historiens, tels qu’Ernst Bloch (1982), qui, dans son célèbre ouvrage Le principe espérance, situe l’utopie dans une nécessaire dialectique entre l’imaginaire et le concret. Il reconnaît donc l’utilité de l’utopie ainsi que ses possibilités de réalisation, pour autant qu’elle repose sur une connaissance historique, socioéconomique et pratique du monde. C’est ce qu’il définit comme « utopie concrète ».
5Ce concept a été, par la suite, largement mobilisé par les intellectuels. S’engouffrer dans la littérature sur la nécessité (ou non) de « réhabiliter l’utopie » (Broca 2012) ou sur celle d’associer à l’espérance éclairée un « principe de responsabilité » (Jonas 2008) est tentant, mais ce n’est pas l’objectif d’une approche sociologique et anthropologique. En effet, il est étrange de voir que les socio-anthropologues mobilisent aujourd’hui plus volontiers les concepts « d’utopie réelle » (Wright 2017), « réalisée » (Baudrillard 1986), « concrète » (Dinerstein 2016), « réalisable » (Antonioli & Delprat 2021) ou de « Nowtopia » (Carlsson & Manning 2010), plutôt que celui d’utopie tout court. En faire un objet d’étude socio-anthropologique consisterait à réaliser une « ethnographie de nulle part » (Shukaitis 2004) et affronter des limites méthodologiques indépassables. Mais pourquoi les anthropologues devraient-ils légitimer un objet de recherche par son existence matérielle, effectivement réalisée et cohérente, alors qu’ils ont tant étudié les religions, les idéologies et les mythes ?
En effet, à l’instar de ces derniers, l’utopie est à la fois produit et producteur de social. L’imaginaire utopique d’un groupe social révèle à la fois des anxiétés, des critiques sociales ou de l’appétence vis-à-vis de l’avenir (Duveau 1961), qui est en soi un fait social digne de ce nom (Appadurai 2013). Les fictions ou projets politiques utopiques du 19e siècle en Europe occidentale, par exemple, témoignaient à la fois d’une curiosité, enthousiaste ou non, à l’égard du progrès technologique et témoignaient d’une envie d’expérimenter des formes sociales liées à « l’habiter » et au travail, pleines de promesse d’émancipation et de liberté (Moore 1990). Cela révèle des rapports au monde, ainsi qu’un état des lieux de la pensée politique de l’époque, marquée par les transformations sociales radicales en prise avec la révolution industrielle.
6Comme l’ont avancé différents sociologues, anthropologues et historiens, l’utopie est un discours qui représente à la fois un effort de créativité et de réaction contestataire (Cossette-Trudel 2010). Le surgissement des discours utopiques et la mobilisation des références à l’utopie dans des projets collectifs au cours de l’histoire sont en effet révélateurs des dynamiques sociales et des rapports de force à l’œuvre, dénonçant des injustices mais également capables de déployer un mouvement de mobilisation vers des issues humanistes alternatives à un ordre hégémonique : une « force motrice de l’histoire » pour le dire avec les mots du sociologue Séverin Muller (Lallement, Riot-Sarcey & Muller 2019 : 5).
Comme l’ont argumenté plusieurs auteurs (Blanes & Bertelsen 2021 ; Maskens & Blanes 2016, 2018 ; Hébert 2018 ; Chanial 1999), si l’utopie a peiné à s’imposer comme un champ de recherche en soi en anthropologie, c’est sans doute parce que ces disciplines étaient elles-mêmes intrinsèquement utopiques. En allant chercher dans un ailleurs lointain des formes d’organisation sociales égalitaires et horizontales, des édens harmonieux « non corrompus » par la civilisation occidentale, l’anthropologie a construit son essence en alliant nostalgie et promesse d’un autre monde possible (Angé & Berliner 2015 ; Abélès 2008).
7L’anthropologie avait ainsi pris trop peu de distance avec l’utopie et se heurtait à un souci méthodologique : celle de l’identification de ses terrains d’étude. Cette difficulté s’est d’ailleurs manifestée lors de l’élaboration de ce dossier. En quoi les pratiques étudiées sont-elles utopiques ? Parle-t-on de situations similaires et comparables ? A y réfléchir, il y aurait effectivement trois manières d’identifier l’utopie et de la saisir comme un objet de recherche. La première est celle qui consiste à étudier l’utopie autoproclamée. L’approche pragmatiste permet en cela de ne pas s’encombrer des besoins d’une définition exogène des pratiques mises en place mais risque d’exclure tous les individus qui, à l’instar de la posture de Marx et Engels, renoncent à cette appellation au risque de se voir discréditer. La deuxième, consiste à considérer comme des utopies ce qui a historiquement ou sociétalement été considéré comme tel. C’est le cas des études portant sur les communautés intentionnelles américaines (Rousselière 2021 ; Guarneri 1994) ou de l’article d’Édouard L’Hérisson dans ce présent dossier portant sur le village d’Atarashiki-mura en Mandchourie japonaise au début du 20e siècle. La troisième et dernière approche possible de l’utopie est de tenter une définition de contenu. Cette approche, majoritairement mobilisée par les auteurs des articles de ce dossier, nécessite d’argumenter en quoi les projets et pratiques étudiés révèlent une utopie sous-jacente ou en sont la conséquence. Il s’agit alors de définir ce qu’est l’utopie : quels en seraient les fondements universels ? Quelles conditions sont nécessaires pour identifier un discours ou une pratique comme utopique ?
S’il semble évident que les utopies varient selon les conditions institutionnelles, culturelles, matérielles et conjoncturelles dans lesquelles elles voient le jour, ce dossier a pour ambition de se risquer à définir le socle d’aspirations universelles communes aux initiatives utopiques à travers le temps et l’espace.
8Les utopies ont en commun la revendication d’une alternative sociétale. Mais une alternative à quoi ? Déjà, une alternative à l’idée selon laquelle il n’y aurait pas d’alternative. Loin de lui être spécifique, c’est par exemple l’une des caractéristiques du néolibéralisme et de l’ordre politique et économique qui lui est lié. La formule « There is no alternative » émanant de Margaret Thatcher, Première ministre du Royaume-Uni dans les années 1980, est d’ailleurs devenue emblématique de l’hégémonie capitaliste (Cossart 2017 ; Engélibert & Guidée 2015). La transformation des révolutions communistes en régimes autoritaires, l’écroulement du bloc soviétique, le déclin des promesses d’abondance d’après-guerre et l’amorce du démantèlement de l’Etat social semblaient, à cette époque, lui donner raison (Broca 2012). A l’instar des récentes théories de l’effondrement, l’idéologie néolibérale conduit ainsi à l’appauvrissement de l’univers des possibles en dehors des logiques de marché. Elle prône un fatalisme politique qui est essentialiste et totalitaire. Essentialiste, dans le sens où ses protagonistes n’hésitent pas à se référer à la supposée nature humaine pour défendre les logiques de compétitivité, d’individualisme et de domination (Bourdieu 2001 ; Graeber & Wengrow 2021 ; Lordon 2019 ; Ziegler 2002 ; Negri 1989). Totalitaire, dans le sens entendu notamment par le philosophe et économiste Frédéric Lordon (2010). L’idéologie néolibérale repose en effet sur un assujettissement total, sans limites, de l’entièreté du monde aux impératifs du capital. La quête de profit et l’hégémonie du principe de rentabilité prennent en effet une priorité sans cesse croissante sur le fonctionnement des institutions, des structures, des interactions sociales et des individualités, colonisant ce faisant tous les registres de l’existence (Pignarre & Stengers 2007 ; Thoreau & Zitouni 2018 ; Thompson 2004).
9L’utopie apparaît être, à l’inverse, la source d’une arborescence de possibles. L’utopie s’opposerait ainsi fondamentalement à la domination, au dogmatisme, ou, selon Karl Mannheim et Paul Ricoeur, à l’idéologie (Ricœur 1984). Elle insufflerait un désir de politique fondé sur une « condition de pluralité » (Abensour 1996 : 22), valoriserait la multiplicité des formes d’être, des temporalités et des modes de gouvernance (Baschet 2016). Elle affronterait l’impératif à penser des projets de société d’un point de vue technique, insufflerait le souhait d’une démocratie non faussée (Abensour 1997) et réouvrirait des perspectives d’avenir alternatives à celles qui sont proposées (Negri 1989).
10L’utopie s’inscrit en faux contre les avenirs énoncés par le « grand monde » (Lallement, Riot-Sarcey & Muller 2019 : 8), le « système », la « société », autant de mots pour désigner un ordre économique et politique dominant. Par exemple, dans ce dossier, Benjamin Dubertrand et Romane Rozencwajg montreront que la ville et le salariat sont présentés par les néoruraux en France comme la norme qu’il s’agit de fuir. Teruko Vida Mitsuhara parlera quant à elle du « monde matériel » que fuient les adeptes de la communauté de Mayapur au Bengale en Inde. Pour Audrey Tuaillon Demésy, l’ordre hégémonique combattu par les habitués de la salle de concert punk « Chez Narcisse » sera l’ordre moral catholique et l’industrie de la musique. Selon les auteurs, les alternatives se jouent dans l’opposition à une logique « technico-capitaliste » régissant les processus de production (Rosa 2014 : 84), aux inégalités salariales, au déficit démocratique, à la consommation de masse ou encore à toute organisation sociale endiguant la préfiguration d’un épanouissement à la fois individuel et collectif.
11Deuxièmement, on peut définir l’utopie par le fait qu’elle met nécessairement en scène un collectif. Il ne s’agit pas de rêveries personnelles, ni de voies d’échappatoire d’une élite, ce qui la rendrait profondément inégalitaire, dystopique. L’utopie suppose, en effet, l’idée de la coopération entre les individus, l’autonomie, la réciprocité, le mutualisme. Le fonctionnement sociétal envisagé reposerait nécessairement sur des principes de justice sociale, de démocratie, d’égalité et la recherche d’un bien-être et d’un épanouissement collectif généralisé.
12Ces aspirations se retrouvent dans des revendications et projets variés relatifs, par exemple, à l’habitat (Moret 2008 ; Dos Santos 2008), au fonctionnement démocratique (Cossart 2017 ; Chanial 1999 ; Silver 2018), à l’éducation des enfants (Viaud 2021), à la déconstruction des rapports de genre et des normes liées à la sexualité (Sargent & Sargisson 2014 ; Risman 2004). Mais la thématique qui a fait couler le plus d’encre est sans doute celle du travail (Lallement 2019, 2022 ; Pruvost 2013 ; Muller 2019 ; Gorz 1988 ; Lafargue 2011).
13La question de l’organisation du travail, de sa nature émancipatrice (ou non) est en effet centrale dans le contenu des discours utopiques et dans leurs manifestations pratiques. Cet aspect a ainsi, sans surprise, été traité dans presque tous les articles de ce dossier. Ils font état d’un souhait de la part des acteurs qu’ils ont étudiés de réinventer le rapport au travail. Il sera ainsi question dans ce dossier, de manière plus ou moins centrale, du plaisir au travail (Dubertrand), de la redéfinition du travail englobant à la fois le travail productif et reproductif (Rozencwajg), de l’égalité et de l’autodétermination des travailleurs (L’Hérisson, Tuaillon) et ce, toujours en exposant les limites et obstacles que rencontrent les groupes étudiés.
14Comme l’expliquent plusieurs auteurs dans l’ouvrage collectif L’autogestion à l’épreuve du travail : quelle émancipation ? (Chambost et al. 2020), on est en droit de se demander quelle potentialité révolutionnaire est comprise dans les initiatives autogérées : sont-elles cantonnées à des îlots de solidarité communalistes s’accommodant des rapports de production capitalistes ou sont-elles des tremplins vers l’organisation de dynamiques de transformation sociale ? A cette question, ce dossier n’apporte pas de réponse, mais il permet de comprendre de manière nuancée et empirique comment, à chaque époque et en tout lieu, les êtres humains ont cherché des solutions à des thématiques communes : l’épanouissement au travail, l’autoritarisme, l’égalité homme-femme, la difficulté à se stabiliser dans le temps, etc.
15Un troisième fondement commun aux projets et imaginaires utopiques à travers le monde et les époques est le fait que ceux-ci témoignent d’un investissement temporel multiple. Si elles ne sont « d’aucun lieu », les utopies sont également considérées comme n’étant « d’aucun temps ». Uchroniques, elles ont été pensées par les philosophes et ceux qui s’en sont inspirés comme une volonté de transformation sociale qui s’indépendantise d’un agenda politique, de plannings stratégiques d’accès au pouvoir ou de la linéarité temporelle révolutionnaire (Ssorin-Chaikov 2017). Les utopies s’inscrivent dans une multiplicité temporelle car elles sont à la fois des extrapolations du présent et la manifestation du rapport aux « horizons temporels futurs » (Koselleck 2016). Elles sont des rapports au temps – au monde – qui suscitent et motivent des pratiques sociales. Ces rapports au temps sont ambivalents et contradictoires. Ils concernent à la fois l’anticipation d’un avenir dystopique et catastrophiste, le nécessaire recentrement sur l’instant présent (Engélibert & Guidée 2015 ; Chamel 2016), l’« ici et maintenant » comme « lieu de conjoncture de l’utopie » (Cossette-Trudel 2010), et la référence à un futur alternatif vague, qui pourrait être différent de la catastrophe rationnellement alarmante.
16Cette uchronie, qui rend le présent « épais » et hybride d’univers temporels qui se juxtaposent (Haraway 2016 ; Pieron 2019) est traitée dans ce dossier dans les articles d’Audrey Tuaillon Demésy qui expose en quoi un concert punk dans un petit bistrot en milieu rural fait exister une « utopie temporaire » chargée d’histoire et de rêves de résistance, mais également dans celui de Teruko Vida Mitsuhara, qui décrit comment la quête de cohérence des habitants convertis de Mayapur s’articule avec le « temps cosmique » de la réincarnation.
17Ces interactions temporelles entre des visions de l’avenir antagonistes et un « présentisme » salvateur (Hartog 2015 ; Baschet 2018) ne font par ailleurs pas l’économie d’un rapport au passé nostalgique. Celui-ci suit les mêmes logiques d’interactions temporelles que celles décrites ci-dessus : le rejet anxieux du présent fait se tourner les individus vers le passé comme source d’inspiration en vue d’un avenir meilleur (Cossart 2021 ; Sallustio 2018). Pour le dire avec les mots du sociologue Michael Löwy sur base des travaux de Karl Mannheim, « lorsque des images-de-désir – religieuses ou profanes – prennent une forme révolutionnaire ou subversive, elles deviennent des utopies » (Löwy 2008 : 45).
18Etudier les utopies et ce qu’elles font au monde social permet en cela de repenser la manière avec laquelle l’anthropologie pense le temps. Il s’agit dès lors de penser l’imbrication, la juxtaposition et la simultanéité de temporalités multiples dans le cours de l’action et l’universalité de cette conception du temps.
19Outre ces articulations et interactions temporelles passé(s)-présent(s)-futur(s), l’utopie met en scène une volonté d’affirmer des modes de gestion du temps, des rythmes de vie et de travail alternatifs aux temporalités dominantes. Face à « l’accélération de l’histoire », telle qu’elle a été théorisée par Hartmut Rosa (2010), les initiatives visant à se réapproprier des rythmes de travail « plus lents » – et non soumis aux injonctions à la productivité croissante – révèlent l’utopie sous-jacente d’une autodétermination temporelle, comme c’est le cas dans les projets collectifs de retour à la terre rencontrés en France et en Italie (Sallustio 2020).
20L’autodétermination temporelle dont il est question ci-dessus permet d’amener une autre caractéristique universelle des aspirations utopiques : le désir de liberté. Si la notion de liberté est loin d’être l’apanage de l’utopie, elle fait cependant partie des piliers qui contribuent à lui donner son ton enthousiaste. A l’instar de l’utopie, la liberté peine à s’imposer comme un objet de recherche en soi pour l’anthropologie. Comme l’écrivent avec beaucoup de justesse les anthropologues Emir Mahieddin et Lucille Gallardo dans un état de l’art sur la question, « l’anthropologie s’est voulue “science de libération”, même si cette consubstantialité entre le projet anthropologique et la liberté a constitué un obstacle pour la constitution de cette dernière en objet ethnographique » (2021 : 27). La notion de liberté a de multiples facettes, revêt des sens et recouvre des enjeux divers, voire antinomiques : quel imaginaire et quelles aspirations drague ce concept pour les acteurs sociaux ? Sur quoi repose leur sentiment d’oppression ? Quel idéal de société invoque-t-il ? Dans quels enjeux de lutte est-il pris ? Ces questions permettent d’aborder sous un angle nouveau les dynamiques politiques et sociales contemporaines. Etudier l’utopie s’intègre bien dans ce programme de recherche.
21En ce qui concerne les articles qui composent ce dossier, la question de la liberté est en filigrane derrière celle d’autonomie et d’émancipation. Ces deux dernières notions renvoient à l’idée de s’affranchir d’un système d’oppression, qu’il s’agisse de la domination salariale (traitée par Dubertrand et Rozencwajg), de la société de consommation de masse (Mitsuhara et Tuaillon Demésy), de la morale catholique et de l’élitisme (Tuaillon Demésy) ou de l’impérialisme militariste (L’Hérisson). Pour les acteurs étudiés dans ce dossier, s’installer en collectif utopique en milieu rural découle d’une volonté de prendre de la distance par rapport à une organisation sociale qu’ils jugent autoritaire et anti-démocratique, profitant à certaines élites au détriment du bien-être partagé et d’une gestion durable des ressources naturelles. La clarification que fait le philosophe Aurélien Berlan (2021) dans son ouvrage Terre et liberté rejoint cette idée : « la liberté n’est pas l’anomie (l’absence de règles), mais l’autonomie (respecter les règles sur lesquelles on s’est mis d’accord) » (2021 : 152). L’idée de liberté dans les projets utopiques discutés dans ce dossier concerne ainsi à la fois l’autonomie matérielle, l’autosuffisance et la possibilité d’avoir une prise politique directe sur son organisation. Ici encore, l’organisation du travail est un des lieux centraux où se manifestent ces aspirations utopiques, comme l’ont déjà théorisé plusieurs sociologues du travail attachés à rendre compte de l’approche libertaire du travail (Lallement 2022) ou des alternatives telles que l’autogestion et la mutualisation des outils de production (Quijoux 2018).
22L’utopie se conjuguerait donc au présent, mais surtout dans sa forme active. Prendre ! Ne pas attendre qu’il « soit donné ». L’utopie suppose intrinsèquement la volonté de prendre en main sa propre vie sans qu’elle ne soit dictée de manière arbitraire par l’accaparement du pouvoir par une élite. C’est entre autres ce qu’ont de commun les communautés zapatistes (Baschet 2016), l’expérience communaliste kurde du Rojava (Cossart 2017), les milieux libres anarchistes français du début du 20e siècle (Steiner 2016).
23Une dernière caractéristique qui semble être commune aux utopies est le fait qu’elles semblent décevoir autant qu’elles enthousiasment. Dès qu’un idéal tâche de se concrétiser, il affronte les compromis, les déceptions, les contradictions, et ces dernières ne seront pas considérées comme telles par tout un chacun.
24Comme l’a signalé la sociologue Yolène Dilas-Rocherieux dans un article sur la mise en pratique des communautés du 19e siècle, inspirées des textes de l’utopiste Etienne Cabet, le fait de s’installer en communauté peut être tantôt une fuite, un refus des conditions de vie présentes, tantôt « l’avenir à construire, le modèle définitif, la réponse à la question sociale sur la misère » (Dilas-Rocherieux 1991 : 678). Cette chercheuse rappelle que tout le monde n’est pas égal face aux possibilités de s’aventurer dans des projets utopiques où se réinvente le travail.
Comme le relatent des travaux sur les expériences de communautés utopiques passées, divers aspects décevants sont pointés du doigt comme étant la cause des départs d’habitants de ces communautés : perte de liberté individuelle, promesses non tenues en matière d’égalité, confort de vie moins bon que celui annoncé, conditions de travail pénibles, ou encore ressources produites en insuffisance (Dilas-Rocherieux 1991 ; Antony 2016). Cette question est au centre de l’article d’Édouard L’Hérisson, qui relate les obstacles rencontrés par les habitants de la communauté d’Atarashiki-mura et le retour de l’idéologie impérialiste japonaise et totalitaire en son sein.
25Les formes sociales issues des théories utopiques passeraient ainsi difficilement l’épreuve du temps long (à moins qu’elles ne s’inscrivent dans un dictat religieux comme le démontre Teruko Vida Mitsuhara dans son article) et sembleraient toujours « condamnées à disparaître » (Antony 2016). Cet état de fait met à l’épreuve la tendance de l’anthropologie à rendre compte de la stabilité et de la résilience des sociétés et des structures sociales qu’elle étudie (Bensa 2006 ; Fabian 2006). Les manifestations de l’utopie seraient ainsi nécessairement dynamiques, changeantes, fragiles. Pour le dire avec les mots de Paul Ricoeur : « si l’idéologie préserve et conserve la réalité, l’utopie la met essentiellement en question » (Ricœur 1984 : 61).
26L’utopie n’est pas la spécificité du milieu rural. Au contraire, la ville paraît s’imposer comme « figure principale de l’utopie réalisable » (Antonioli & Delprat 2021 : 203). L’espace urbain a en effet été le lieu d’expérimentations architecturales sans précédents. Il pouvait s’agir des velléités architecturales et urbanistiques soucieuses de fluidifier les rapports sociaux et d’anéantir la ségrégation sociale (Antonioli & Delprat 2021 ; Harvey 2000), de la construction, d’habitats collectifs plus confortables, et permettant de recréer de toutes pièces des sociabilités conviviales pour les travailleurs (Moret 2008), des tentatives de réfléchir à l’esthétique urbaine ou à des manières d’habiter saines et durables (Baudrillard 2006 ; Levitas 2013 ; Dos Santos 2008).
Mais si de nombreux mouvements sociaux et projets ont été insufflés dans les espaces urbains par l’utopie, celle-ci revêt à son origine l’idée qu’elle se construit dans un « ailleurs ». Thomas More fut en effet influencé par les « grandes découvertes » de son époque (Strosetzki 2017). Le Nouveau Monde incarnait alors le mythe de l’âge d’or, un continent d’abondance, un espace à découvrir, conquérir, coloniser. Sans considération aucune pour les habitants autochtones, il paraissait possible de « repartir à zéro » et de rebâtir des sociétés idéales, cette fois, sans s’encombrer des restes du Vieux Continent. Cet imaginaire intellectuel de « l’ailleurs », non sans lien avec l’idée de liberté discutée ci-dessus, a traversé l’histoire. Les intellectuels faisant carrière en ville, « l’ailleurs », lorsqu’ils y font référence comme lieu d’évasion, s’imagine donc intuitivement dans un espace jugé radicalement différent mais également clément : une île, une campagne verdoyante, une oasis.
Dans de nombreuses initiatives utopiques, notamment américaines, les colons s’installaient pourtant dans des zones de refuge, peu prisées par les acteurs de leur époque, où ils pouvaient développer leurs projets sans craintes d’expulsion : des marais où plusieurs expériences relatent de nombreux décès de fièvre jaune, des espaces sujets aux incendies ou aux inondations, des lieux enclavés et peu connectés (Antony 2016 ; Berlan 2021 : 146).
27Notre intérêt tout particulier pour les utopies en milieu rural s’explique par son importance dans le contexte actuel. En effet, les discours effondristes liés à la crise climatique concourent à promouvoir l’autonomie dans une perspective d’indépendance et de survie. Celles-ci semblent être plus faciles à atteindre à la campagne étant donné les possibilités d’accès à la terre et de production de nourriture (légumes, viande, fromages, céréales) ou, au moins, de rapprochement des lieux de production. Cette stratégie d’installation vaut également pour l’accès à l’eau potable ou au bois, lequel permet d’envisager une relative autonomie énergétique pour se chauffer ou cuisiner (Weston & Bollier 2013 ; Vidal 2015 ; Thoreau & Zitouni 2018 ; Tasset 2019).
- 2 Une ZAD (zone à défendre) consiste à occuper un territoire pour lutter contre des projets d’aménage (...)
La campagne endosse ainsi cette perspective à la fois théorique et pratique d’être avant tout un espace de production agricole. Si dans de nombreuses initiatives collectives produire sa nourriture est effectivement une manière de survivre, comme l’illustre l’article d’Édouard L’Hérisson, dans d’autres, il s’agit davantage d’un rapport symbolique et /ou affectif au travail de la terre. En France et ailleurs, l’identification nostalgique à la paysannerie traditionnelle est souvent érigée comme le symbole archétypal d’un mode de vie préindustriel, non corrompu par la spécialisation et la motorisation du travail (Sallustio 2018). Le paysan incarnerait l’indépendance, l’autonomie pure, un savoir holistique qui entoure tous les registres de l’existence. Dans le même type de registre idéalisé, s’installer en milieu rural constitue une « ressource nourricière pour un ensemble d’acteurs et de luttes » (Bulle 2018 : 172) au sein des collectifs agricoles du « retour à la terre » et des ZAD2 en France.
28Ce qui attire les acteurs sociaux dans les campagnes, c’est également l’espace. Contrairement à l’espace urbain jugé saturé et contrôlé, les campagnes offrent des perspectives de repli, la possibilité de construire des habitats tels que souhaités, d’expérimenter, d’occuper. Le monde rural évoque en cela une possibilité d’autonomie dans le sens d’une distance spatiale par rapport aux lieux de pouvoir, de l’Etat ou du marché (Bulle 2018), souvent associés à la ville. Les « immigrants de l’utopie » (Léger & Hervieu 1979) donnent ainsi raison aux thèses de James Scott (1989) et d’Eric Hobsbawm (1973) selon lesquels la paysannerie manifeste sa résistance via une désobéissance passive qui lui est permise par son éloignement spatial. Le contrôle serait, selon cette perspective, moins total qu’en espace urbain du fait de la dispersion et la difficulté d’accès des habitations et lieux de production. Faire collectif en milieu rural serait ainsi une manière de faire « retrait », permettant aux acteurs d’amplifier leur marge de manœuvre par rapport aux règles et lois contre lesquelles ils s’insurgent, et de politiser chacun des gestes de leur quotidien par le simple fait d’« être en dehors » (Bulle 2018 ; Pruvost 2015). L’installation des communautés utopiques en campagne permet ainsi d’interroger les représentations de l’espace rural tel qu’il est vécu et fantasmé.
29Le fantasme de la résistance dans le maquis ou la nostalgie de la paysannerie traditionnelle non corrompue par l’ordre capitaliste est toutefois à mettre en dialogue avec la réalité matérielle des mondes ruraux. Loin d’être « protégées » de l’ordre capitaliste et « hors du monde », les campagnes subissent, autant que la ville, les assauts du néolibéralisme : le prix du foncier suit les courbes de l’inflation, le climat s’y dérègle tout autant, les services publics y sont privatisés de la même manière qu’ailleurs.
30Pour certains auteurs, le « retour à la terre » français serait une stratégie développée par les individus de classe moyenne intellectuelle pour compenser un sentiment de déclassement et de frustration sociale lié au peu d’épanouissement dans le travail et à un niveau de vie relativement précaire en ville (Chamel 2015 ; Billemont 2006 ; Léger & Hervieu 1983). Ce mouvement trouverait ses fondements, d’une part dans la priorisation d’un registre militant issu de la révolution culturelle des années 1960-1970, et d’autre part dans une recherche d’exemplarité morale vis-à-vis des changements sociaux souhaités, qu’il s’agisse des rapports à la production, à la consommation de masse, à l’obsolescence programmée, ou aux comportements écologistes de manière générale.
31Néanmoins, si les communautés rurales ont été mises à l’honneur dans ce dossier, c’est également car elles sont la manifestation d’une préoccupation citoyenne à l’égard des agissements du système capitaliste sur ces territoires. En France et ailleurs, les tentatives de transformation sociales par les institutions de l’Etat ont déçu. La capacité de ces dernières à maintenir des espaces en dehors des logiques de financiarisation du foncier est largement contestée et pousse de nombreux acteurs à réinventer des formules permettant de vivre dans les « interstices ou les failles de la propriété privée » (Sencébé & Rivière-Honegger 2018 : 21) plutôt que de s’investir sur la scène politique traditionnelle.
- 3 C’est le cas par exemple de l’expansion des statuts de propriété collective, tels que les fonds de (...)
32Comme le constatent Sencébé et Rivière-Honegger : « la terre apparaît aujourd’hui comme saturée de statuts et dépourvue de sens commun » (2018 : 19). Les échanges de semences, de savoirs et savoir-faire, l’expérimentation d’habitats écologiques et la gestion d’activités agricoles collectives qui voient le jour s’inscrivent en opposition avec cette saturation bureaucratique. Pour concrétiser leurs projets, les personnes qui s’installent en collectifs à la campagne mobilisent effectivement des stratégies administratives et juridiques pour éviter d’être la cible du « traitement judiciaire de la transgression » (Verdier 2021 : 125)3.
33Notons que des contournements juridiques ne suffisent pas toujours pour permettre aux collectifs utopiques d’exister. Les projets d’appropriation collective en dehors des cadres étatiques se font également au prix de sacrifices ou d’affrontements violents. Dans de nombreuses zones, telle que la ZAD de Notre-Dame-des-Landes où la lutte contre un projet de construction d’aéroport a donné lieu à des occupations collectives et autogestionnaires des terres agricoles, l’Etat a fait preuve de violence policière largement documentée et condamnée par les scientifiques (Bulle 2016 ; Verdier 2021a ; Pruvost 2017). Ce n’est évidemment pas un cas isolé : d’un point de vue davantage juridique et à une autre échelle, l’occupation des fermes de la commune de Marinaleda en Espagne par les travailleurs a été suivie de représailles judiciaires fortes. A une échelle encore plus étendue et dans un contexte différent, on pourrait également penser aux utopies au Chiapas, au Mexique, où l’Armée zapatiste de libération nationale s’est engagée dans un conflit armé pour permettre aux communautés paysannes indigènes de s’approprier les terres qu’elles cultivaient.
Ces occupations ou initiatives de collectivisation de la terre allant dans le sens d’une défense des « communs » font désordre : elles constituent une menace subversive proposant d’autres manières de « faire société ». Etudier l’utopie en milieu rural permet de saisir le mouvement des êtres humains au nom de la justice sociale, d’un souhait de s’organiser selon des modes de consommation, de déplacement, de production, davantage durables, sociaux et démocratiques. Le commun est sans aucun doute un principe politique : une utopie révolutionnaire (Dardot & Laval 2014).
34Enfin, axer ce dossier sur les utopies en milieu rural permet d’apprendre beaucoup sur la manière dont les acteurs pensent et vivent l’action politique. Selon les contextes, les individus se sentent tantôt déçus, tantôt méfiants, tantôt exclus de la lutte au sein des institutions constitutionnelles. Encore faut-il qu’elles octroient l’éventualité même d’une prise de pouvoir démocratique, comme le rappelle la sociologue Paula Cossart (2017) dans un article sur la communauté du Rojava, ou Jérôme Baschet à propos des communautés zapatistes (Baschet et al. 2020). Par l’installation de communautés incarnant les valeurs défendues « ici et maintenant », les acteurs voient les possibilités « d’érosion » du capitalisme dans les marges, à la campagne (Wright 2017).
Les possibilités matérielles de cette mise à distance sont fort discutables et de nombreux sociologues se sont attachés à mettre en avant le risque « d’absorption » des initiatives utopiques par la société capitaliste, en anéantissant les capacités de subversion liées à ces projets (Cossart 2017), ou celui d’épuisement des protagonistes face à l’ampleur et l’ambition des projets utopiques déployés.
35Néanmoins, les impulsions utopiques en monde rural continuent à traverser l’histoire et les continents. Elles sont révélatrices d’un désir d’œuvrer pleinement pour un idéal de société, d’une volonté de changement qui s’incarnerait sans délai et dans toutes les sphères de la vie quotidienne. Ce « militantisme existentiel » (Arnsperger 2009) prend racine de manière singulière en monde rural et rend vivantes des alternatives à l’économie de marché capitaliste et à l’autoritarisme.
36Les collectifs utopiques en milieu rural et le rapport au politique qu’ils alimentent suscitent également des préoccupations méthodologiques pour nos disciplines. Tout d’abord, les acteurs ne se contentent pas de se « faire étudier ». Ils conditionnent souvent l’accès au terrain à un échange horizontal et transparent sur nos recherches. Ils nous questionnent, nous lisent, nous mettent en garde sur les répercussions potentielles de nos écrits sur leurs projets. Ils demandent parfois de l’investissement de la part des chercheurs, de l’implication quotidienne, des prises de position publiques. Face à l’ampleur des conséquences des crises écologiques et sociales qui animent le monde, se contenter d’une analyse pragmatique et « compréhensive » de leurs discours paraît à certains égards peu courageux. Et pourtant, il s’agit malgré tout de garder une distance analytique, de porter un discours socio-anthropologique sur ces initiatives, sans succomber à la tentation de l’essai politique.
- 4 Je préfère ici la traduction de Julien Pieron (2019) à celle officielle du livre Staying with the t (...)
37Par ailleurs, cette manière de s’engager est difficile à saisir pour l’anthropologie du fait de son instabilité. Il semble en effet difficile de comparer et, surtout, de définir les objets qui nous occupent. Comme l’explique Sylvaine Bulle (2018) dans son analyse des occupations en milieu rural, « l’opacité » a toute sa place dans cette manière de faire lutte. Ces initiatives n’ont pas pour but d’incarner la transparence démocratique souhaitée. Leurs protagonistes valorisent le « caché », le clandestin, le maquis. Ils ne se mettent pas « d’étiquettes », ils n’ont pas de programme, leurs priorités sont sans cesse discutées, négociées. Ils entrent en réseaux, ou non. Les utopies en monde rural sont comme de l’eau troublée, en mouvement, un « repli offensif et d’autodéfense » (Bulle 2018 : 171), la base arrière d’autres luttes en cours, des éléments de réseau, des brouillons où piocher. La formule « habiter le trouble »4 résumerait assez bien ce type d’investissement politique : hybrider passé/présent/futur, mélanger le souhait d’absolu avec les compromis, les obstacles, l’espoir et le désespoir, collectivement et individuellement, en réfléchissant sur la société et son environnement naturel, le tout en même temps. En cela, elles sont susceptibles de permettre à la socio-anthropologie des mouvements sociaux de se réinventer.
38Benjamin Dubertrand analyse comment se concrétise la recherche d’autonomie d’un réseau d’habitants d’une vallée ariégeoise. En mettant l’emphase sur les notions de « bricolage » et de « braconnage », cet auteur dessine les choix et compromis que font ces acteurs dans leur quête d’émancipation de la domination salariale et de prise en main de leur habitat et de leur production alimentaire. Le flou idéologique qui entoure ces pratiques sera alors décrit comme « à la fois une force et une faiblesse » dans leur entreprise.
39La contradiction idéologique et la question de l’autonomie seront également au cœur de l’article d’Édouard L’Hérisson. Celui-ci porte sur une analyse historique détaillée de la convergence entre l’utopisme tolstoïen et l’impérialisme de l’écrivain Mushanokōji Saneatsu, à l’initiative de la communauté d’Atarashiki-mura en Mandchourie japonaise au début du 20e siècle. L’auteur relate les obstacles et écueils rencontrés par cette communauté et permet de saisir la frontière poreuse de l’utopie avec l’idéologie.
40Dans la continuité d’une ethnographie des contradictions et dynamiques internes aux collectifs utopiques, Romane Rozencwajg s’attache quant à elle à décrypter les rapports de genre inégalitaires qui persistent dans l’organisation des tâches quotidiennes au sein de deux collectifs agricoles en Bretagne et en Bourgogne-Franche-Comté. L’auteure y développe les mécanismes par lesquels le « travail utopique » contribue à assigner les femmes au travail domestique, confrontant le discours des acteurs aux pratiques qu’ils développent.
41Portant sur un objet plus festif, l’article d’Audrey Tuaillon Demésy se concentre pour sa part sur l’ethnographie d’un bistrot vosgien où s’organisent des concerts punks. On y voit comment se construit historiquement l’identité partagée de cet espace de vie et de consommation alternative, quelles normes sociales régissent cette sociabilité qui se veut horizontale, et dans quelle mesure surgissent ce que l’auteure a appelé des « utopies temporaires » lors des moments de concert.
42Enfin, la question de la temporalité utopique est également traitée dans l’article de Teruko Vida Mitsuhara. Celui-ci explore le cas de la communauté indouiste de Mayapur, centre privilégié de l’International Society for Krishna Consciousness (ISKCON). Cette auteure propose une ethnographie détaillée de la vie de ces dévots, venus de partout dans le monde pour vivre une vie « hors du monde matériel ». Elle traite ce faisant la question de la longévité de cette communauté, tout en la reliant aux temporalités du « temps cosmique » de la réincarnation.
43En fin de dossier, Maïté Boullosa-Joly propose un compte rendu du livre de Sylvaine Bulle, Irréductibles. Enquête sur des milieux de vie, de Bure à Notre-Dame des Landes (2020). Cet ouvrage questionne l’autonomie et les représentations divergentes, parfois conflictuelles, à l’égard de la nature et de la lutte au sein des ZAD (zones à défendre) de Notre-Dame-des-Landes et de Bure.