1Cette recension décrit le cheminement d’Anaïs Mauuarin dans son ouvrage A l’épreuve des images. Photographies et ethnologie en France (1930-1950), paru en 2022 aux Presses universitaires de Strasbourg, qui concerne l’étude des archives photographiques du musée d’Ethnographie du Trocadéro (MET) puis de son successeur le musée de l’Homme. Je porte un intérêt particulier à son analyse de l’évolution de la conception de ces archives photographiques dans la construction des savoirs ethnologiques. Rappelant que l’analyse d’Anaïs Mauuarin se fonde majoritairement sur l’étude de corpus photographiques provenant de missions ethnologiques effectuées en Afrique dans un contexte colonial, je rends compte du glissement du projet de "faire science par l’image", qui anime les ethnologues dans la première moitié du vingtième siècle, vers la remise en cause d’une prétendue objectivité du médium photographique. L’avènement d’une conception subjective assumée du regard de l’anthropologue témoigne de l’inscription de la photographie, non plus dans une simple description documentaire à visée pédagogique, mais dans une narration mise en scène parfois non dénuée d’objectifs commerciaux. Sont finalement évoqués les principaux enjeux éthiques qui gouvernent la création contemporaine de photographies dans un contexte ethnologique, tenant compte de la relation entre ethnologues et enquêtés, et en particulier des rapports de domination sous-jacents mais aussi d’inversion des rôles qui interviennent dans la production des images. Tout en rappelant que l’analyse d’Anaïs Mauuarin s’arrête, d’un point de vue chronologique, à l’aune de la seconde moitié du 20e siècle, l’exemple du travail photographique de l’ethnologue Monique Roussel de Fontanès (1924-2015) est ici convoqué.
2Conjuguant les approches de l’anthropologie visuelle, de l’histoire culturelle et des études post-coloniales, A l’épreuve des images. Photographie et ethnologie en France (1930-1950) se fonde sur une analyse minutieuse d’une sélection de sources primaires de l’ethnologie française. Photographies de terrain, publications scientifiques illustrées et archives visuelles de musées sont convoquées à la barre des témoins du projet intellectuel de cette discipline. Anaïs Mauuarin décline les étapes d’institutionnalisation et de professionnalisation d’une ethnologie made in France dans la première moitié du 20e siècle ainsi que les circonstances historiques de l’adoption par les anthropologues de la photographie en tant qu’outil scientifique polyvalent. En fondant son étude sur une sélection d’archives photographiques provenant majoritairement du musée de l’Homme, elle livre une relecture critique des notions d’objectivité technologique et d’infaillibilité des images, largement débattues dès la fin des années 1940. L’auteure analyse les modalités de production des archives photographiques lors de missions ethnographiques françaises majoritairement réalisées sur le continent africain, et met en évidence l’inscription de ces images dans des contextes historiques et sociaux traversés par l’entreprise coloniale. A l’appui d’une recherche croisée dans les archives visuelles de l’anthropologie et les archives privées des anthropologues, Anaïs Mauuarin propose une histoire des interactions entre deux pratiques en mutation dans la première moitié du 20e siècle en France, celles de l’enquête ethnographique et de la couverture photographique du monde.
3Tout commence par une image en première de couverture qui donne le ton du projet intellectuel défendu par l’auteure: articuler l’histoire culturelle de la France de l’entre-deux-guerres à une relecture des archives photographiques de l’ethnologie. Cette image est une photographie prise par l’anthropologue africaniste Marcel Griaule lors de la mission Dakar-Djibouti en 1931. Sa légende, "Masque sirige dansant", met en évidence deux valeurs d’usage de la photographie. Sa valeur performative d’une part, conçue comme un index du réel capable d’en restituer l’aspect métaphorique et poétique: celle d’un masque doté de la faculté de danser. Sa valeur documentaire, d’autre part, postule une correspondance ontologique entre la photographie et le régime de vérité du document: parce qu’elle est le résultat d’un processus d’observation sélective, la photographie contiendrait systématiquement un accès visuel à la réalité du vécu et des individus dont elle transmet la trace. Or, dans son “Avis aux lecteurs”, Anaïs Maurrin rappelle que la majorité des individus figurant sur les photographies produites en contextes ethnographiques demeure anonyme. Là s’arrête le potentiel proprement documentaire de l’image photographique produite en contexte colonial. L’identité des sujets photographiés lui échappe et, malgré l’appel à se manifester dans le cas d’une reconnaissance posthume, elle restera sans doute inconnue. N’ignorant pas les enjeux éthiques sous-jacents à la mobilisation de ces images, l’auteure embrasse le champ des études post-coloniales qui fournit à l’argumentaire une assise théorique sur laquelle peut alors se fonder une relecture historique et culturelle des corpus photographiques étudiés. La justesse de ce cadrage interprétatif dépasse les oppositions binaires entre dominants et dominés, en s’intéressant au caractère concret de la rencontre entre des individus situés dans leurs sociétés réciproques. Cela revient à renverser le regard occidental inhérent aux circonstances de production de ces photographies pour mieux déconstruire les récits qu’elles ont générés.
4Si la complicité de l’ethnologue et de son objectif n’exclut pas les services de photographes professionnels sur le terrain, la pratique solitaire de la prise de vue était garante d’une certaine vérité de l’expérience que la photographie pourrait ensuite rendre accessible au plus grand nombre (Conord & Dole-Louveau de la Guigneraye 2016). Bien qu’Anaïs Mauuarin n’associe jamais l’épithète "ethnographique" aux photographies concernées, sans doute dans le souci de ne pas essentialiser leur nature et d’éviter d’en limiter la portée épistémologique, il semble que l’alignement de l’objectif sur la trajectoire du regard ethnographique ait plus d’une fois frôlé la fusion des pratiques. Peut-on alors parler d’une “ethnophotographie”, c’est-à-dire de la mise en récit photographique d’une expérience de la rencontre entre un "nous" et celles et ceux qui, sous certaines latitudes, deviennent les "autres" ? La question mérite d’être posée puisqu’elle désigne l’élaboration d’une pratique totale alliant les méthodes de deux disciplines indépendantes. Pourtant, il est évident qu’elle n’était pas nécessaire à la réflexion de l’auteure qui accorde le même intérêt à l’une et l’autre sans jamais les confondre.
5Le principe directeur de l’ouvrage est la mise en perspective de corpus produits dans des contextes ethnographiques avec les discussions sur les pratiques visuelles qui leur sont contemporaines. Une soixantaine de photographies provenant des collections de musées parisiens (musée de l’Homme, musée du quai Branly) et sénégalais (Institut fondamental d’Afrique noire à Dakar) sont reproduites dans l’ouvrage et invitent le lecteur à "mettre les images à l’épreuve" d’une réflexion transdisciplinaire. Anaïs Mauuarin pose un regard analytique nourri des méthodes de l’histoire de l’art et des débats de l’anthropologie sur des corpus issus d’enquêtes de terrain commissionnées par les institutions muséales aujourd’hui détentrices de ces archives. A partir des cas du musée d’Ethnographie du Trocadéro (MET), auquel a succédé le musée de l’Homme, tous deux affiliés au muséum national d’Histoire naturelle de Paris (MNHN), l’auteure interroge l’évolution des conceptions institutionnelles de la production, la conservation, l’exposition et la diffusion des savoirs anthropologiques via les médiums photographique et cinématographique.
- 1 Au sujet des premiers corpus photographiques produits par les anthropologues Bronislaw Malinowski s (...)
6Le premier chapitre de l’ouvrage veut caractériser le dessein de « faire science par l’image » tel qu’il s’élabore en France dès les années 1920. La création de nouvelles institutions, parmi lesquelles l’Institut d’ethnologie de Paris inauguré en 1925, marque la volonté de réactualiser la légitimité scientifique du médium photographique, et participe à la mise en circulation des images de terrain. La diversité des opérateurs – ethnologue professionnel, voyageur occasionnel ou explorateur amateur – est lissée par une approche visuelle des espaces et des sociétés qui n’échappe pas à un certain attrait pour l’exotisme. Anaïs Mauuarin rappelle que cette curiosité scopique pour le "primitif", par opposition au "technologiquement civilisé", se manifeste dès le début du 20e siècle dans l’accointance des anthropologues avec les projets artistiques du surréalisme. L’exemple de la collaboration de Michel Leiris aux revues Documents et Minotaure illustre l’intérêt réciproque des avant-gardes artistiques pour les pratiques visuelles de l’anthropologie. De cette porosité entre les mondes de l’art et de la science découle un intérêt croissant pour la photographie de terrain conçue comme une pratique moderne et expérimentale, garante d’une certaine objectivité technologique et d’un grand potentiel poétique. Une habitude professionnelle s’instaure qui fait du bon usage de l’appareil photographique sur le terrain un complément aux collectes de la culture matérielle, prolongeant ainsi l’intuition de quelques pionniers tels que Bronislaw Malinowski ou encore Margaret Mead (Ricci 2004, 2006)1. L’attribution à la photographie d’une valeur probatoire justifie la production de corpus visuels, et reconfigure les méthodes de travail sur le terrain puisque "produire des images pouvant être regardées dans les jours suivants était déjà une façon de déplacer le moment où le regard devait se faire analytique" (p. 69). Réactualisant l’idée que la photographie prolonge l’étude de terrain (Mauss 1967), l’auteure suggère que c’est dans un rapport renouvelé au temps de l’enquête et à la chronologie de la production des savoirs que s’inscrivent ces images.
7Les étapes successives de la constitution des archives photographiques du MET dans les années 1930 sont décrites dans le deuxième chapitre, qui s’attache à nuancer leur statut polyvalent de ressources épistémologique, muséographique et esthétique.
- 2 Référence au catalogue de l’exposition ‘Georges Henri Rivière. Voir, c’est comprendre’ qui s’est te (...)
Pour comprendre comment l’ethnologie s’est emparée de l’appareil photographique et quel a été son rapport aux images pendant la période 1930-1950, l’auteure interroge l’intention d’objectivité scientifique qui a longtemps été associée à la photographie. Lorsque Georges Henri Rivière et Paul Rivet prennent la direction du "Troca" en 1928, "l’image, insérée dans les vitrines, sous les yeux des visiteurs, apparaît comme une médiatrice, capable de faciliter l’appréhension du rôle social et culturel d’objets jusqu’alors davantage envisagés comme des formes esthétiques; elle est un intermédiaire permettant l’assimilation du savoir ethnographique qui les entoure" (p. 131). La photographie concourt à l’élaboration d’une muséographie nouvelle, pédagogique et ouverte à la démocratisation culturelle, ce qui se manifeste notamment par l’exposition de tirages en regard des objets présentés aux publics dans l’esprit du “Voir, c’est comprendre”2. A ce premier usage de la photographie au sein du musée, l’auteure en associe deux autres. L’usage documentaire est assuré par la création, en 1929, d’une photothèque où sont conservées les archives photographiques des ethnologues affiliés au musée, tandis que l’usage administratif instaure un système de récolement visuel des collections à l’aide de fiches illustrées de vignettes photographiques. Ces « fiches-objets » répondent à des normes précises de présentation et combinent ce que l’auteure appelle une "double filiation visuelle" des sciences naturelles, pratiquées au MNHN, et du primitivisme dont les avant-gardes artistiques sont amatrices. Enfin, Anaïs Mauuarin identifie un dernier usage qui réévalue le rapport de l’ethnologie à ses objets et connaît un grand succès auprès des publics du MET à partir du début des années 1930, celui des expositions temporaires de photographies de terrain dont on valorise l’aspect esthétique. La pratique du photoreportage inaugure alors un "style ethnographique" qui contribue à l’emballement général pour les images rapportées de mission, ainsi qu’à l’intérêt médiatique pour la posture de l’ethnologue-reporter, comparable à celle des ethnologues-photographes qui illustrent visuellement leurs récits. Du document de travail à l’archive institutionnelle en passant par le musealia, les photographies sont alors conçues et manipulées dans leurs régimes d’usage pluriels dont l’auteure décline les caractéristiques.
8Dans le troisième chapitre, Anaïs Mauuarin analyse la posture institutionnelle du musée de l’Homme qui, officiellement inauguré en 1938, prend la relève du MET et ouvre un service commercial dédié à la vente des images de sa photothèque. En réponse à une demande médiatique croissante, ce service photographique devient, après la Seconde Guerre mondiale, "un modèle de référence pour la gestion vertueuse des photographies" (p. 172). L’auteure retient l’adoption de nouveaux canons d’illustration tels que le tirage couleur et la mise en page journalistique qui veulent satisfaire les attentes des particuliers et des éditeurs. Producteurs et consommateurs partagent alors un goût pour l’exotisme, charrié par des images aux passés complexes. Anaïs Mauuarin décrit avec finesse la mécanique médiatique de la popularisation des représentations de l’ailleurs, et comment celle-ci a converti en capital visuel des photographies dont les conditions de scientificité sont interrogées à l’aune de leurs contextes de production, majoritairement coloniaux. Cependant, en devenant les moyens privilégiés de la médiation des expériences du terrain, photographie et cinéma incitent leurs opérateurs à une approche toujours plus réflexive de la mise en scène de l’altérité. Le tropisme contrasté de l’exploration renvoie alors à une représentation du voyageur-amateur que les ethnologues tendent de plus en plus à désavouer pour mieux s’en distinguer.
- 3 Des anthropologues tels que Marcel Griaule et Jean-Paul Lebeuf n’étaient pas indifférents à la créa (...)
- 4 Organisée par la Société des explorateurs et le musée de l’Homme, soutenue par une maison de produc (...)
9C’est au rapprochement de ces deux représentations concurrentes de l’expérience du terrain que le quatrième chapitre est dévolu. L’approche exclusivement scientifique défendue par les anthropologues opposerait ces derniers aux membres du Club des explorateurs, créé en 1937, qui puisent essentiellement leurs références dans la littérature de voyage et la fiction. Il n’est pourtant pas rare que se juxtaposent ces deux conceptions a priori contradictoires3 (Sirost 2009). De fait, on pourrait convoquer la volonté d’articuler l’effort scientifique et une poétique de l’évocation dont témoigne la libre narration d’expériences de terrain d’anthropologues tels qu’Alfred Métraux, Jacques Soustelle, Marcel Griaule ou encore Claude-Lévi-Strauss (Debaene 2010). Leurs méthodes de mise en scène, leurs choix orientés de montage et de légendes mettent en crise le régime de vérité des images : leur supposée véracité documentaire, présentée comme un idéal, s’en trouve altérée. La question de l’éthique de la rencontre photographique ou cinématographique, c’est-à-dire les intentions et les critères qui président à la représentation visuelle des communautés-sources, est abordée par l’auteure à partir de l’exemple de la mission Ogooué-Congo menée par Noël Ballif en 19464. Ses choix de mise en scène d’une chasse au gorille par des protagonistes Babenzélés témoignent d’un séquençage concerté au parti pris sensationnaliste. Reproduite dans l’ouvrage, une série de photogrammes issus d’une même séquence filmique illustre la plasticité des valeurs de scientificité des images. Anaïs Mauuarin invite ses lecteurs à devenir spectateurs de l’envers du décor: le dévoilement des coulisses de fabrication de cette séquence fait prendre la mesure du geste d’autorité ethnographique imprimé par Ballif sur les images produites lors de la mission congolaise (Ballif 1954). L’auteure observe qu’à la fin des années 1940, une méfiance croissante de la discipline anthropologique à l’égard de la spectacularisation du réel suscite de vifs débats sur la valeur épistémologique de l’expérience de terrain, débats couplés à une réflexion sur la subjectivité et la manipulation inhérente à toute saisie photographique du réel.
- 5 Voir l’article de Raphaël Bories dans ce dossier, pp. 27-44.
- 6 Je poursuis actuellement une thèse en anthropologie visuelle sous la direction de l’anthropologue C (...)
10Enfin, de percutantes analyses du changement de paradigme dans l’usage des outils visuels par les anthropologues parachèvent l’argumentaire dans le cinquième et dernier chapitre de l’ouvrage. Anaïs Mauuarin constate qu’à partir des années 1950, l’intention photographique évolue d’un impératif de qualité du document à celui de qualité de la relation intersubjective entre l’ethnologue et l’enquêté. Le rapport de domination décomplexé, qui informait structurellement les images en les cadrant depuis le promontoire de l’autorité scientifique, se réinvente par une appréhension renouvelée des situations de prise de vue. Ainsi, la photographie serait davantage considérée comme un processus d’accès à la connaissance de l’autre en l’intégrant au raisonnement visuel, ramenant au second plan l’enjeu de constituer des archives pérennes. Soulever la question de la relation photographique engage le concept d’agentivité des modèles non plus agis, mais agissant dans une renégociation de la rencontre qu’une nouvelle génération d’anthropologues, notamment Jean Rouch, soumet à la condition du consentement mutuel. Pour ce dernier, l’usage de l’appareil photo ou de la caméra est un vecteur de collaboration créative qui permet de désamorcer les enjeux de pouvoir (Pink 2006). Ce qui fait dire à l’auteure que "dans une période historique où la relation à l’autre est l’objet de débat et de prises de position au sein de la discipline, face à une vive remise en question de l’entreprise coloniale, le travail des images semble pouvoir incarner le lieu d’une relation et d’une compréhension privilégiées" (p. 299). Cette inédite réciprocité dans la production des savoirs anthropologiques est particulièrement bien illustrée à travers l’étude de cas que Raphaël Bories livre dans ce dossier5. Son analyse des archives photographiques de l’ethnologue française Monique Roussel de Fontanès, attachée au musée de l’Homme dans la seconde moitié du 20e siècle, révèle un usage dialogique et collaboratif de l’appareil et des tirages photographiques6. En confiant son appareil à ses interlocutrices afin qu’elles la photographient en costume traditionnel, celle-ci a plus d’une fois saisi l’occasion d’une inversion des rapports enquêteur-enquêtés, favorisant ainsi la fabrique d’un lien social et émotionnel avec ses interlocutrices. En investissant l’appareil d’une valeur (ré)créative, elle a substitué une complicité riante à l’habituelle solennité des séances de pose, proposant un nouveau récit photographique de la rencontre avec les “autres”, et impliquant le “soi” dans une démarche participative. Entrer dans la finesse des pratiques rend manifeste l’expression du courant éthique qui traverse alors les sciences humaines et sociales, celui de la mutation du geste unilatéral de collecte documentaire en une démarche de mutualisation créative des formes de savoir (Hermesse & Lagneaux 2013). Une démarche qui, avant même de devenir une déontologie professionnelle, a pu être intuitivement mise en œuvre sur le terrain en intégrant la dynamique de la prise de vue à la spontanéité de la rencontre.
- 7 Accrochage « Qui êtes-vous ? Retrouver les identités perdues des personnes photographiées » réalisé (...)
11On regretterait presque que le cadre d’analyse annoncé par l’auteure ne lui ait pas permis de déployer jusqu’à nos jours sa réflexion sur l’évolution des rapports entre photographie et ethnographie, tant les enjeux éthiques que leur alliance suscite sont actuels. L’épanouissement des approches promues par les post-colonial studies a stimulé une décolonisation progressive de la production des savoirs anthropologiques, que prolongent à leur tour les herméneutiques contemporaines des archives visuelles des sciences humaines. Les institutions détentrices de collections photographiques issues de missions scientifiques mènent désormais des recherches dans le but d’identifier les anonymes dont les visages sont devenus familiers de leurs réserves : le musée du quai Branly-Jacques Chirac a restitué sous forme de l’accrochage "Qui êtes-vous ? Retrouver les identités perdues des personnes photographiées" les résultats de son effort documentaire mené sur ses collections7. Ce geste rétrospectif de réattribution d’une identité sociale veut combler les trous de mémoire des archives, et reformuler les critères éthiques de la production et de la patrimonialisation des données visuelles des sciences humaines, nous invitant ainsi – nous leurs destinataires – à réinventer le cadre du contrat social qui nous réunit autour de l’acte photographique.
- 8 Pour une compréhension plus globale des débats anglo-saxons au sujet de ce croisement disciplinaire (...)
12Par sa dimension critique étayée d’un corpus photographique judicieusement reproduit, A l’épreuve des images. Photographie et ethnologie en France (1930-1950) est un livre érudit qui intéressera la recherche en histoire de la photographie et en anthropologie visuelle. Si Anaïs Mauuarin constate que c’est dans les sphères anglo-saxonnes qu’ont été posés les premiers jalons d’une réflexion sur les liens historiques entre les objets communs de l’ethnographie et de la photographie8, le présent ouvrage contribue à combler une lacune historiographique française en ce qui concerne les rapports épistémologiques et heuristiques entre anthropologie et expression visuelle. Le caractère résolument interdisciplinaire de ce travail le rend particulièrement stimulant pour penser les ponts entre les disciplines mobilisées que sont l’ethnologie, l’histoire des institutions et la muséologie. Son analyse nuancée se fonde sur une riche bibliographie qui nourrit l’argumentation sans la limiter et invite lectrices et lecteurs à d’autres cheminements intellectuels. Quant à son interprétation sensible des (im)matérialités de la relation photographique en contexte ethnographique, elle incline à prolonger la réflexion au-delà de la période chronologique concernée, en explorant les variations contemporaines du récit de cette rencontre et des indices de réflexivité sur le terrain de l’anthropologie visuelle, depuis la seconde moitié du 20e siècle jusqu’à nos jours.