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Entretien

Croiser les vérités pour approcher le « chiffre noir de la criminalité »

Le travail historique de la Commission indépendante sur les abus dans l’Église catholique
Thomas Boullu et Guillaume Richard

Texte intégral

1Thomas Boullu a participé, en tant que membre du groupe de travail dirigé par Philippe Portier, aux travaux de la Commission indépendante sur les abus dans l’Église catholique (CIASE), présidée par Jean-Marc Sauvé, dont le rapport a conclu au caractère systémique des abus sexuels au sein de l’Église catholique. Il retrace dans cet entretien la méthode qui a été suivie par le groupe de travail sur l’histoire des prêtres abuseurs, les principaux résultats et le contexte dans lequel cette recherche a été menée.

2L’entretien s’est tenu par visioconférence le 1er juillet 2022.

Guillaume Richard : Comment vous êtes-vous retrouvé au sein de la commission Sauvé ?

Thomas Boullu : J’ai rédigé ma thèse à Strasbourg dans le cadre du laboratoire Droit, religion, entreprise et société (DRES), au sein duquel l’étude des phénomènes religieux tient une place importante. Un des chercheurs du laboratoire a organisé un colloque sur les abus sexuels dans l’Église, peu de temps après ma soutenance de thèse en 2019. À l’occasion de ce colloque, j’ai rencontré Philippe Portier, directeur d’étude et premier vice-président de l’École pratique des hautes études (EPHE), chargé par Jean-Marc Sauvé, président de la CIASE, de monter une équipe pour collecter des informations dans les archives et proposer une analyse historique des abus sexuels dans l’Église catholique en France depuis 1950. Philippe Portier avait déjà choisi de s’entourer d’une politiste et d’un spécialiste de l’Église contemporaine et cherchait un historien du droit ; il s’agissait d’avoir une équipe aux compétences variées. Ma mission s’inscrivait dans le cadre d’un postdoctorat, avec plusieurs contrats successifs conclus pendant une période de deux ans avec l’EPHE, Philippe Portier intégrant les chercheurs dans son équipe.

GR : Quelle était l’organisation de la CIASE et la place de l’équipe de Philippe Portier ?

TB : Jean-Marc Sauvé a nommé différents universitaires et praticiens pour l’entourer dans plusieurs domaines : psychologues, psychiatres, universitaires spécialistes de l’Église, spécialistes des sciences humaines et sociales. Il n’y avait ni membre de l’Église, ni victime. La CIASE se démarque de commissions étrangères où les chercheurs, particulièrement les historiens, étaient peu présents. La structure de la commission se veut transdisciplinaire, croisant les intérêts différents des chercheurs.

Dans le domaine des sciences humaines et sociales, trois équipes ont été constituées : une équipe en anthropologie, une équipe en sociologie (étude quantitative en population générale de l’INSERM et de l’IFOP, dirigée par le professeur Bajos, étude la plus souvent évoquée dans les médias) et une équipe en histoire. Il s’agissait de questionner la vérité sous différents angles, pour approcher au mieux et comprendre le chiffre noir de la criminalité, toujours difficile à saisir, à partir de différentes méthodes universitaires. L’Église a entièrement financé les travaux de la commission Sauvé, ce qui est le plus souvent le cas dans les commissions à l’étranger, même si parfois les pouvoirs publics ont pu prendre en charge une partie des frais.

GR : Quelle était la compétence de la CIASE ?

TB : Par une lettre de mission conjointe émanant des évêques et des congrégations, en date du 20 novembre 2018, la CIASE a été chargée d’examiner les abus sexuels dans le clergé séculier et dans les congrégations. L’Église de France (ou en France) est représentée par deux institutions : la Conférence des évêques et la Conférence des religieux et religieuses de France (regroupant les supérieurs des congrégations), qui ont décidé conjointement de mettre en place la commission. L’étude portait donc à la fois sur les prêtres diocésains, vivant dans la cité au contact des paroissiens, et les congréganistes ou religieux, et, de manière plus large, tous les instituts et notamment les communautés nouvelles.

Les travaux ont débuté en janvier 2019 ; une convention entre la commission et l’Église a permis l’accès aux archives de l’Église de France. Les travaux se sont achevés par la publication du rapport le 5 octobre 2021.

GR : Dans la presse, le choix d’un juriste, Jean-Marc Sauvé, ancien vice-président du Conseil d’État, a été particulièrement commenté. En quoi cela a-t-il pu déterminer le statut de la commission ? S’agissait-il d’une commission judiciaire, d’une commission chargée d’un travail universitaire ou encore d’une commission de réparation ?

TB : La nature de ces commissions d’enquête diffère grandement en fonction de sa composition. Aux États-Unis, par exemple en Pennsylvanie, les enquêtes ont été diligentées par des juges avec des jurys et une finalité judiciaire. Dans le cadre de la CIASE, la lettre de mission envoyée à Jean-Marc Sauvé par les deux assemblées de l’Église demandait deux choses : « faire la vérité », c’est-à-dire un bilan quantitatif et une étude qualitative sur la gestion par l’Église des abus sexuels ; proposer des améliorations et des recommandations pour l’Église. Ce point a été abordé par l’équipe réunie directement auprès de Jean-Marc Sauvé (la commission proprement dite, incluant des rapporteurs nommés par Jean-Marc Sauvé mais ne faisant pas partie des autres équipes de recherche). Le rapport Sauvé se présente ainsi comme la synthèse des différents rapports de recherche, augmentée des recommandations. Le travail de la commission Sauvé évoque les questions de l’indemnisation, de la répression et de la politique au sein de l’institution ecclésiale. Il s’agit toutefois d’un travail de recherche universitaire qui ne se résume pas à celui qu’aurait pu mener une commission judiciaire ou chargée d’étudier les questions de réparation.

GR : « Faire la vérité » fait penser à la commission « vérité et réconciliation », qui s’est tenue en Afrique du Sud. Mais cela faisait-il partie de la tâche de la commission ?

TB : La lettre de mission ne faisait pas ce rapprochement, mais la question s’est imposée assez rapidement dans les débats de la commission. La dimension de justice restaurative était présente, même si elle n’a pas été traitée directement par le groupe de travail historique. Au sein de la commission, un groupe de travail intitulé « Victimes, responsabilités et réparation » dirigé par Alice Casagrande et Antoine Garapon a traité ces questions. La mise en œuvre d’une politique de réparation relève ensuite de l’Église. Après la fin des travaux de la commission Sauvé, lors de la remise publique du rapport le 5 octobre 2021, deux instances particulières chargées de réfléchir à l’indemnisation ont été mises en place. Il s’agit de la Commission reconnaissance et réparation pour le monde religieux et de l’Instance nationale indépendante de reconnaissance et de réparation pour le monde diocésain. Ces commissions s’appuient sur les travaux universitaires menés par la commission Sauvé.

GR : La CIASE s’inscrit dans un double contexte : d’une part, le changement d’attitude de la société à l’égard des abus sexuels, à partir des années 1970, avec un décalage pour les abus sexuels sur les enfants ; d’autre part, le changement de l’Église vis-à-vis du traitement des abus sexuels dans l’Église, à partir des années 2000.

TB : Oui, la question des abus sexuels a longtemps été occultée, mais a connu une mutation fondamentale depuis une quarantaine d’années. Jusque dans les années 1980, les condamnations prononcées par les juridictions sont peu importantes et la thématique ne soulève pas un intérêt particulier dans le débat public ou dans le monde universitaire. Le droit en vigueur est presque exclusivement composé d’une législation adoptée au cours du xixe siècle. Du côté des victimes, la culture de l’honneur et du silence prévaut sur la pratique de la dénonciation. À compter des années 1980, au lendemain de l’affaire Tonglet-Castellano, jugée en 1978 par les assises des Bouches-du-Rhône, cette culture du silence tend progressivement à s’estomper. Les dénonciations de victimes tendent à se multiplier, ce qui constitue, pour l’historienne Michelle Perrot, « un trait marquant de la modernité juridique ». Le mouvement s’amplifie au xxie siècle et le nombre de victimes enregistrées par les services de police et de gendarmerie ne cesse d’augmenter d’une année sur l’autre.

En parallèle, la lutte contre les abus sexuels devient progressivement une priorité des pouvoirs publics. Les réformes se multiplient pour allonger les délais de prescriptions ou aggraver les peines inscrites au Code pénal. Au sein des infractions sexuelles, la question de la pédophilie revêt une dimension particulière et suit, avec 20 ans de décalage, l’évolution relative à la lutte contre les abus sexuels. Un élément de rupture survient en 1996, avec l’arrestation en Belgique de Marc Dutroux : la pédophilie devient la transgression majeure, le « point ultime du mal » ainsi que la qualifie l’historien Georges Vigarello.

Dans ce contexte, de nombreux scandales concernant des prêtres commencent à éclater et vont successivement fragiliser l’Église catholique. Les premières révélations surviennent aux États-Unis dans les années 1980. En 1985, deux dominicains rédigent un rapport sur les abus sur mineurs commis par des membres du clergé aux États-Unis. Au début des années 2000, les journalistes du Boston Globe mènent une vaste enquête, procédant à des auditions de victimes, visitant les archives et interrogeant des ecclésiastiques. Plusieurs milliers de victimes sont identifiées dans le diocèse de Boston, ce qui soulève la question d’un problème systémique. Cette enquête a fait l’objet du film Spotlight, sorti en 2015.

Le phénomène dépasse ensuite les frontières des États-Unis. En Irlande, au Chili, en Autriche, aux Pays-Bas, en Allemagne, les dénonciations se multiplient. Partout dans le monde, de nombreux hauts dignitaires de l’Église sont impliqués voire directement accusés. En 2010, une enquête publiée par le New York Times évoque la vraisemblable non-dénonciation par Benoît XVI d’un prêtre accusé d’abus sexuels sur près de 200 enfants sourds et en 2017, son frère aîné, Georg Ratzinger, est mis en cause pour maltraitances et abus sexuels.

Les scandales touchent également la France, et leur retentissement explique la genèse de la commission Sauvé. Le premier grand scandale survient au début des années 2000 avec la condamnation de l’évêque de Bayeux à 3 mois de prison pour non-dénonciation. Un premier groupe de réflexion est constitué par les évêques, intitulé le « groupe 106 » et composé d’évêques, mais également d’avocats, de magistrats, de théologiens et de professeurs d’université. Ce groupe met en garde les évêques sur l’éventuelle mise en jeu de leur responsabilité pénale. Les travaux de ce groupe ont conduit l’Église à déclarer publiquement en novembre 2000 qu’elle condamnait très fermement les actes de pédophilie. Une brochure intitulée Lutter contre la pédophilie a également été tirée à 100 000 exemplaires et distribuée au sein des paroisses.

Le second grand scandale est l’affaire Preynat, en 2016, qui implique par ricochet le cardinal Barbarin, archevêque de Lyon, condamné pour non-dénonciation en première instance, puis relaxé en 2020 par la cour d’appel de Lyon. Les victimes, dont un certain nombre se regroupent autour de l’association La Parole libérée, se montrent particulièrement critiques à l’égard du diocèse de Lyon. La situation médiatique s’emballe et plusieurs journalistes, notamment de Mediapart, consacrent des enquêtes en se focalisant sur les victimes et l’action de la hiérarchie catholique. L’épiscopat souhaite interrompre cette dynamique et décide de prendre des mesures d’ampleur en instaurant une commission indépendante.

GR : L’impression qui ressort est que pendant longtemps, l’Église ne s’est pas préoccupée des abus en son sein. Or, les travaux de la CIASE montrent qu’il y avait une réaction de l’Église, mais qui n’était jamais publique. Pouvez-vous préciser ce point ?

TB : Les archives sur cette question étaient très riches et ont constitué une surprise dans les recherches. Les travaux de la commission ont montré rapidement que l’information et la réaction de l’Église existaient bien avant les années 2000. L’Église était au courant de « prêtres dans la brume » ou de « prêtres déviants », mais avait le souci de régler ces questions en interne. Le plus souvent, les médias évoquent les réactions prises sur le fondement du droit canon, comme le déplacement d’un prêtre d’un diocèse à l’autre. Mais un autre pan est resté méconnu : l’Église avait aussi le souci de soigner ses prêtres, au sein de cliniques psychiatriques, qui apparaissent dans les années 1950 (à Lyon, puis dans les diocèses de Bayonne, de Bordeaux, etc.). En 1970, ces cliniques sont regroupées dans un seul établissement, à Montjay (en Seine-et-Marne, à 70 km de Paris), avec la volonté claire pour l’épiscopat de gérer un double problème, mental (ce qui suppose l’intervention de médecins ou psychiatres, religieux ou laïcs, avec des soins comparables à ceux d’un établissement psychiatrique) et spirituel (restaurer le prêtre dans sa foi, le replacer dans un rapport sain aux textes sacrés, à la hiérarchie ecclésiastique, etc.). Ces soins spirituels varient en fonction de l’établissement : par exemple, dans la clinique de Gargenville (Yvelines), tenue par une congrégation, le programme consiste principalement à suivre les activités de la congrégation ; lorsque la clinique est tenue par un diocèse (comme à Lyon), le programme est plus libre. Dans les deux cas, une importance majeure est donnée à la confession et aux messes. Il faut que le prêtre puisse être réintroduit dans le fonctionnement de l’Église : la peine est médicinale et non excluante ou répressive. C’est le cas aussi des mutations : déplacer le prêtre doit lui permettre de repartir à zéro, dans un nouvel environnement.

GR : Cela explique les réticences de l’Église à passer à un modèle de sanction, mais aussi l’incompréhension de l’opinion publique à l’égard des réactions de l’Église ; il s’agit d’une logique qui, à la différence de la répression pénale, cherche à maintenir le prêtre dans la structure ecclésiastique.

TB : Oui, la volonté de maintenir le prêtre dans l’Église s’explique par au moins deux aspects. Le premier est l’importance de la miséricorde et du pardon dans l’Église catholique ; c’est un point très présent, non seulement chez les gestionnaires de l’Église, mais aussi chez les victimes. Le deuxième tient au rapport de l’évêque avec ses prêtres, rapport presque filial entre un père et ses enfants ; un cardinal le disait dans une archive : « Qui dénoncerait son fils à la police ? » Ce rapport de confiance et de paternalisme s’est fragilisé depuis une dizaine d’années, depuis que les évêques dénoncent certains cas à la police. Cela génère des nouvelles tensions entre le bas clergé et les autorités ecclésiales.

GR : Ces structures psychiatriques se retrouvent-elles à l’étranger ?

TB : Les rapports des commissions étrangères se multiplient désormais, fournissant des informations sinon pour les États, du moins pour les diocèses (par exemple récemment le rapport sur le diocèse de Munster en Allemagne). La présence de cliniques psychiatriques se retrouve dans les pays anglo-saxons, particulièrement aux États-Unis (par exemple en Pennsylvanie). Une congrégation religieuse, le Divin Paraclet, fondée par le père Fitzgerald et reconnue par le Saint-Siège en 1952, est spécialisée dans la prise en charge des alcooliques, des malades psychiques et bientôt des abuseurs sexuels ; ses archives centrales se trouvent à Montréal. Implantée dans le monde entier, elle a établi une mission de soins psychiatriques en France en septembre 1967, mais aussi en Italie ou aux États-Unis ; elle s’est chargée dans plusieurs pays des prêtres qui vont mal, dans le cas d’abus sexuels, mais aussi de toutes sortes de difficultés (alcool, jeu, etc.). Cette congrégation permettait aussi d’organiser des exfiltrations : par exemple, le cas d’un prêtre à Angers, envoyé à Rome et pour lequel on indique qu’il serait ensuite envoyé à Montréal. Mais ces déplacements internationaux de prêtres sont difficiles à retracer, car les différentes commissions d’enquête sur les abus sexuels ne travaillent que sur un pays ou un diocèse.

GR : Dès le début, la CIASE a voulu donner une dimension historique à ses travaux. Comment s’est faite la délimitation chronologique, des années 1950 à nos jours ?

TB : Les bornes temporelles hautes retenues par toutes les commissions dans le monde sont soit 1945, soit 1950. Cela répond à deux enjeux : le plus important s’inscrit dans la dimension restaurative, car l’étude est susceptible de toucher des victimes encore en vie ; l’autre raison est de ne pas franchir la barrière de la seconde guerre mondiale, ce qui aurait nécessité de faire appel à d’autres connaissances et d’accéder aux archives secrètes de l’Église entre 1939 et 1945. Tout cela limite les travaux de la commission à l’histoire très contemporaine.

GR : L’accès aux archives de l’Église a-t-il été restreint aux années 1950 ?

TB : Tout dépendait de la relation avec l’évêque ou le responsable du lieu. En général, les demandes pour remonter à des documents antérieurs n’étaient pas refusées, par exemple dans le cas d’un prêtre ayant commencé sa carrière dans les années 1930 et dont les abus seraient documentés dans les années 1950. L’accès aux archives actuelles était souvent plus compliqué que l’accès aux archives plus anciennes.

GR : Quels sont les résultats des travaux du groupe de travail sur le nombre d’abus en fonction des périodes ?

TB : Notre objectif était de faire parler les documents, pour mettre en lumière la vérité archivistique. Celle-ci a reposé sur plusieurs instruments de recherche. Le premier était un questionnaire adressé aux diocèses et aux congrégations religieuses, demandant notamment aux responsables locaux de recenser dans les archives le nombre de prêtres abuseurs. Tous les diocèses, sauf un, ont répondu au questionnaire, ce qui a permis d’établir une première cartographie des abus dans l’Église, dès la fin 2019. Ces questionnaires ont recensé au total environ 1 500 abuseurs.

Cette première étape a permis d’identifier 46 sites d’archives à visiter, le groupe de travail n’ayant pas la possibilité matérielle de consulter les archives des 104 diocèses et de toutes les congrégations. En se déplaçant dans les 46 sites d’archives repérés, les membres du groupe de travail ont identifié, par leurs recherches, 1 789 abuseurs, c’est-à-dire des personnes contre lesquelles il y a eu des accusations, qu’il y ait eu ou non une condamnation. Ce nombre de prêtres abuseurs est en moyenne 1,4 fois supérieur (entre 1,3 et 1,5) à ce qui était indiqué dans les questionnaires pour les sites concernés. En appliquant ce coefficient d’1,4 au total donné par les questionnaires, le groupe de travail a estimé le nombre d’abuseurs qu’on aurait pu découvrir dans les archives (si elles avaient été consultées exhaustivement) entre 1 950 et 2 250 abuseurs (soit l’application d’un coefficient variant entre 1,3 et 1,5 au groupe de 1 500 abuseurs).

Enfin, le décompte de la commission a tenu compte des individus identifiés grâce aux témoignages déposés auprès de la centrale d’appel de la CIASE et aux archives judiciaires et qui nous étaient inconnus, soit 950 personnes. Cela permet de proposer une fourchette du nombre de prêtres abuseurs comprise entre 2 900 et 3 200. Il s’agit évidemment d’une estimation, pour toute la période.

Dans le détail, on peut préciser les résultats, autant en chiffres absolus que relatifs. Les abuseurs ont été répartis par décennies (en fonction du premier abus commis) ; le nombre le plus important d’abuseurs se retrouve dans les années 1950, puis décroît de manière irrémédiable. Mais il faut corréler ce nombre avec la population cléricale, encore très importante dans les années 1950, beaucoup plus réduite dans les années 2000. Il faut donc faire un calcul plus subtil, tenant compte du nombre global de prêtres. Or, ce calcul est compliqué du fait que l’Église ne prend pas la peine de compter ses propres prêtres et frères. Un site, catholic-hierarchy.org, recense les populations cléricales dans les diocèses, mais l’information n’est mise à jour que de façon erratique et hétérogène selon les diocèses. On ne peut procéder que par estimations. Cette question fait partie des travaux futurs. L’Église catholique estime aux alentours de 116 000 le nombre de prêtres et de religieux en exercice entre 1950 et 2020. Par rapport à cet effectif total, l’estimation de la commission est qu’environ 2,8 % du corps clérical (si l’on retient le nombre de 3 200 prêtres sur 116 000) aurait commis des abus, ce qui est inférieur aux résultats d’autres commissions.

La cartographie des abus épouse dans les grandes lignes la carte des terres catholiques en France. Les terres où le nombre d’abuseurs est le plus fort sont les terres d’implantation les plus fortes du catholicisme, celles aussi où le nombre de prêtres est le plus important. Cela dessine un arc de cercle au nord de la France, depuis la Vendée, qui remonte en Normandie, touche la région de Lille et descend vers les terres concordataires (diocèse de Strasbourg), puis redescend vers Besançon et Lyon. Le doyen Le Bras disait que la religion résiste mieux aux frontières : les diocèses aux frontières sont les plus concernés par l’étude, qui doit être pondérée par le nombre de prêtres en exercice. La présence d’une Église forte dans ces territoires, avec un maillage institutionnel important et des services diocésains performants, n’est pas un élément empêchant les abus sexuels.

L’approche quantitative permet aussi de dessiner des profils de prêtres abuseurs, qui évoluent grandement en fonction de l’évolution de la religion catholique en France. Dans les années 1950, le premier abus commis par un prêtre survient en moyenne lorsqu’il a 30 ou 35 ans, assez rapidement après sa formation au séminaire. Dans les années 2020, la moyenne du prêtre abuseur atteint 60 ans au premier abus. La première explication tient à la démographie vieillissante du clergé, mais aussi à la formation du clergé ; la formation sur les questions sexuelles, sur les pulsions, sur les questions psychiatriques, absente dans les grands séminaires dans les années 1950, se développe désormais et la surveillance sur les nouveaux prêtres est accrue, en réaction aux scandales actuels.

GR : Les archives de l’Église sont celles des diocèses et des congrégations. Elles sont donc dispersées ?

TB : Oui, les archives sont dispersées, soit dans les diocèses, soit dans les congrégations ou leur maison mère. Il existe des archives centrales de l’Église de France, conservées au Centre national des archives de l’Église de France (CNAEF, à Issy-les-Moulineaux), qui comportent les informations communes à l’ensemble de l’Église de France (évêques comme religieux) et qui ont été consultées ; par exemple, les informations sur la clinique de Montjay ont été en grande partie trouvées dans ce centre, puisqu’il s’agissait d’un centre commun à tous les diocèses.

GR : Comment s’est faite la visite des archives ?

TB : Des choix ont été faits par le groupe de travail : 46 sites ont été visités. Dans le détail, il s’agit de 32 diocèses sur 104 et de 14 congrégations sur plusieurs centaines, beaucoup d’entre elles étant de petites congrégations, parfois limitées à quelques personnes. Les grands diocèses (Paris, Strasbourg, Lyon, etc.) ont été visités, parce qu’ils concentraient l’essentiel des abus. Mais il s’agissait d’avoir un panel représentatif et d’autres diocèses ont été ajoutés, par exemple des diocèses ruraux ou de montagne. Quant aux congrégations et aux instituts, les plus importants ont été privilégiés : les congrégations enseignantes, particulièrement actives dans les années 1950 et 1960 ; les communautés nouvelles, constituées après Vatican II et souvent très conservatrices ; certaines congrégations emblématiques, enfin, comme les jésuites ou les bénédictins. Un seul site de congrégation de femmes a été visité, en raison du nombre très limité d’abus signalés dans les réponses au questionnaire qui émanaient des congrégations féminines ; il reste difficile d’apprécier si ce faible nombre correspond à la réalité ou minore les abus (sur les 1 789 abuseurs, il y a moins de dix femmes). La sélection des sites n’a guère évolué en cours de recherche, même si les problématiques ont changé au fur et à mesure.

L’accueil a été bon en général. Parfois, les évêques n’ouvraient pas immédiatement toutes les archives, mais le faisaient après quelques jours. Le groupe de travail arrivait avec une plus-value, en raison des connaissances tirées d’autres visites ou des témoignages recueillis par la CIASE à la suite de ses appels, et que le groupe de travail a traités et analysés comme de véritables archives historiques ; nous considérions que nous étions face à un matériel relevant de l’histoire orale. Les évêques prenaient conscience progressivement que notre travail pouvait servir non seulement la recherche en cours, mais leur institution. Certains diocèses ont refusé de nous accueillir (par exemple, le diocèse de Bayonne). Les congrégations ont dans l’ensemble été très accueillantes, sauf quelques exceptions (comme la Fraternité Saint-Pie-X, qui ne nous a pas reçus).

Chaque visite nous ouvrait à un monde à part. L’évêque nous a le plus souvent accueilli ; dans le diocèse de Belfort, il nous a lui-même servi le déjeuner, à l’inverse de diocèses plus importants et structurés ; certains diocèses ou congrégations ont des rites particuliers et se tiennent à la marge de l’Église, ce qui différait grandement d’autres congrégations mieux implantées comme les jésuites.

C’est la diversité qui ressortait. Au diocèse de Lyon, un archiviste professionnel gère les archives, dispose d’instruments de recherche, les cartons sont numérotés ; les archives sont aussi bien, voire mieux tenues que certaines archives départementales. Dans d’autres diocèses, le rapport à l’histoire du diocèse est moins entretenu, en raison souvent de difficultés financières ; les cartons d’archives du diocèse de Grenoble sont dans une cave, sans classement. Parfois, les archives n’existent pas en tant que telles ; ainsi, à la congrégation des Béatitudes, les documents sont stockés de façon éclatée entre trois pièces et il s’agissait d’abord de constituer les archives. Je suis tombé des nues lors des premières visites, alors que j’avais imaginé des archives riches et parfaitement tenues.

GR : De façon générale, existe-t-il des directives générales de l’Église de France sur la façon de tenir les archives ?

TB : L’Association des archivistes de l’Église de France, assez dynamique, regroupe normalement tous les archivistes des diocèses de France ; mais parfois, le diocèse n’a pas les moyens de payer un archiviste, un prêtre souvent âgé en tenant lieu. L’association ne concerne ainsi que les diocèses les mieux pourvus, qui ont les moyens d’entretenir la mémoire de leur passé.

L’impression est aussi celle des conséquences d’une véritable fracture marquée par la Révolution française, lors de laquelle les archives de l’Église ont été transférées aux archives publiques ; plus rien ne s’est véritablement reconstitué par la suite de façon systématique.

GR : Pour les congrégations, le problème d’archives se trouvant à l’étranger (par exemple au Vatican) s’est-il posé ?

TB : Il existe toujours des archives centrales au Vatican pour ces congrégations. La commission s’est posé la question d’un déplacement pour consulter ces sources ; elle a formulé aussi une demande pour consulter les archives secrètes du Vatican, restée sans réponse. Finalement, le temps a manqué, compte tenu des autorisations supplémentaires à recueillir.

GR : En plus du questionnaire envoyé auprès des diocèses et des congrégations en France et de leurs archives, d’autres sources ont-elles été mobilisées ?

TB : Les archives de presse ont été mobilisées, notamment grâce aux sites Retronews et Europresse. De même, les archives judiciaires ont pu être consultées grâce à une dépêche du ministère de la Justice pour solliciter les dossiers auprès des procureurs, pour les affaires récentes, ou auprès des archives départementales pour les affaires plus anciennes. Dès qu’il y avait une information sur une condamnation, ces services étaient contactés pour consulter le dossier. Mais les recherches dans les archives judiciaires contemporaines sont complexes : l’État n’a pas les instruments permettant d’identifier facilement les affaires impliquant une catégorie professionnelle déterminée. Il n’est donc pas possible de demander l’extraction de tous les dossiers impliquant des prêtres condamnés pour abus ; il faut faire une demande mentionnant le nom de l’auteur, le jour de la condamnation et la chambre ou le tribunal concerné, afin que les services de greffe retrouvent le dossier. Il existe donc des difficultés méthodologiques qui s’accordent mal avec une recherche courte de deux ans.

GR : Les archives judiciaires ont-elles néanmoins permis de trouver de l’information ?

TB : Environ une centaine de dossiers ont été consultés. Les archives de l’Église laissent souvent sous silence la situation des victimes, qui intéresse moins l’Église que le prêtre, alors que les archives judiciaires contiennent des expertises psychologiques et des informations sur les victimes, qui éclairent ces affaires sous un autre angle.

GR : On retient souvent le travail de la commission Sauvé pour ce qui concerne les mineurs, mais le champ d’investigation était-il limité aux mineurs ou couvrait-il l’ensemble des abus sexuels ?

TB : Ni l’un, ni l’autre, puisque le travail de la commission portait sur l’ensemble des abus sexuels commis sur des personnes vulnérables, ce qui intègre les abus sur mineurs, mais aussi les situations où des majeurs, notamment dans les congrégations religieuses, ont pu être abusés. C’est l’abus par autorité, la relation verticale entre l’auteur de l’abus et la victime qui a défini notre travail. Cette situation de vulnérabilité n’est pas toujours aisée à caractériser, mais englobe évidemment la situation des mineurs.

GR : La situation des victimes est peu considérée par les dossiers de l’Église, alors pourtant qu’il y a un discours de l’Église sur la vulnérabilité. N’est-ce pas paradoxal ?

TB : La victime est totalement absente des archives de l’Église jusqu’à une période récente (au début des années 2000) et il est très rare de trouver des archives qui s’y intéressent. Jusque récemment, la victime, encore plus en matière d’abus sexuel, était relativement occultée, de même que l’enfant.

GR : Les sources montrent-elles des relations entre les autorités judiciaires et les autorités de l’Église, en cas d’abus signalé, et de quel type ?

TB : Les informations sur les contacts entre procureurs et autorités de l’Église se retrouvent dans les archives de l’Église (et non dans les archives judiciaires), par exemple la lettre d’un procureur indiquant à l’évêque qu’il ne diffusera pas publiquement l’information sur des poursuites contre un prêtre (de façon générale, les informations les plus riches sont contenues dans la correspondance).

Ces contacts entre les procureurs et les autorités de l’Église mettent en évidence la sécularisation en cours en France depuis les années 1950. Dans les années 1950 à 1970, il existe encore une magistrature catholique qui travaille conjointement, presque main dans la main, avec les autorités diocésaines, ce qui rappelle les études faites sur la magistrature catholique au xixe siècle ; on observe également des correspondances entre les évêques et les directeurs de journaux régionaux (Ouest-France, Dernières nouvelles d’Alsace, etc.) qui s’engagent à ne pas divulguer l’affaire pour éviter un scandale qui affecterait l’Église. Il s’agit de relations de bonne entente, mais aussi de l’attitude de « bons chrétiens » soucieux des intérêts de l’Église. Ce type de contacts cesse largement après les années 1980, en tout cas n’a plus d’échelle commune avec ce qui se produisait dans les années 1950 et 1960.

GR : Le rapport de la CIASE a été rendu public le 5 octobre 2021. Il contenait des recommandations destinées à l’Église pour sa réforme interne. La commission a appuyé ses recommandations sur un constat structurel : la structure même de l’Église peut expliquer la présence d’un nombre important d’abuseurs dans ses rangs, proportionnellement plus important qu’en population générale. Comment appréhender ces résultats ?

TB : La prévalence d’abuseurs au sein de l’Église plus importante qu’en population générale est un des résultats de l’équipe de Nathalie Bajos. Ces résultats proviennent d’un sondage en population générale, interrogeant les personnes pour savoir si elles ont été victimes d’un abus sexuel et dans quel contexte (familial, professionnel, etc.) ; les résultats bruts ont fait l’objet d’une extrapolation pour donner des ordres de grandeur correspondant à la population générale. La conclusion est celle de la présence plus forte d’abuseurs au sein de l’Église, à partir des déclarations sur le nombre d’abuseurs. L’équipe de Nathalie Bajos a été frontalement attaquée par huit membres de l’Académie catholique, issus de milieux catholiques conservateurs, qui critiquent l’extrapolation. François Héran a publié une note qui répond de façon précise à ces critiques, qui a été publiée sur le site de la CIASE (https://www.ciase.fr/​medias/​Ciase-30-janvier-2022-Note-Franc%CC%A7ois-Heran-sur-rapport-Ciase.pdf).

Les recommandations, quant à elles, ont été faites par l’équipe de Jean-Marc Sauvé. Le groupe de travail historique n’en a pas lui-même formulé (et n’en était pas chargé). Sur les aspects structurels, on peut dire que l’Église fonctionne sur deux jambes qui ne marchent pas toujours du même pas : d’un côté, le secret, présent dans l’Évangile, est porteur de vertus défendues par l’Église, ce qui guide son action ; d’un autre côté, l’impératif de vérité est également mis en avant. L’Église alterne entre ces deux dimensions : elle a longtemps protégé le secret dans sa gestion des abus ; elle se tourne désormais vers la vérité (ainsi, dans la demande formulée à la commission de « faire la vérité »). Cette tension structurelle explique en partie la reproduction des abus (plus significative que la présence d’abuseurs). Pour ma part, la question de l’obligation de célibat n’est pas une clef de compréhension, mais ce point est débattu.

GR : La façon d’exprimer la vérité s’est transformée : le modèle ecclésiastique pour produire la vérité a longtemps été construit sur la confession, qui vise la vérité, mais préserve le secret.

TB : Oui, on voit bien la réaction du responsable de l’assemblée des évêques de France après la publication du rapport : interrogé à la radio, il a défendu l’obligation du secret de la confession. Le secret de la confession est d’ailleurs conforme au droit canon et au droit civil actuel. La question est de savoir si à terme le droit civil va imposer une réforme du droit canon. Les autorités ecclésiastiques ne semblent pas prêtes à initier ce mouvement de leur propre chef.

GR : La commission Sauvé a fonctionné d’une façon conforme au travail universitaire, qu’il s’agisse des méthodes ou des objectifs. Mais le rapport de la commission a eu un écho médiatique qui n’est pas habituel pour des travaux de recherche. Quelles ont été vos impressions ou celles des membres de la commission sur le décalage entre ce qui était avancé dans le rapport de façon prudente et la manière dont le rapport a pu être médiatisé ?

TB : Nous sentions qu’il y aurait une réception médiatique importante, mais nous n’y étions pas véritablement préparés. La réception par les médias en octobre 2021 a été essentiellement quantitative, à propos du chiffre de 216 000 victimes en population générale (dans l’enquête de Nathalie Bajos). Les conclusions sur la sécularisation de la société française ou sur le profil des abuseurs ont en général été négligées médiatiquement – c’est aussi à notre équipe d’effectuer désormais un travail de diffusion plus important sur ce point.

Un autre aspect de la réception tient aux critiques qui ont accusé parfois la commission de travail idéologique visant à détruire l’Église. Ce type de réception tronquée est difficile à supporter lorsqu’on a effectué un travail sérieux pendant plus de deux ans – même si le groupe de travail historique a été moins concerné par ces critiques.

Ce qui a été le moins compris par les médias et par le monde catholique traditionnel est pourtant le point de départ des travaux de la commission : la pluralité des ordres de vérité, archivistique, par sondages, par les moyens de l’anthropologie ; la commission cherchait à croiser, mais non à confondre ces ordres de vérité. Or, souvent, les journaux ont fait des raccourcis entre des résultats hétérogènes (par exemple, le nombre de victimes par le nombre d’abuseurs établis par la commission).

GR : Quels sont les projets de la commission ?

TB : L’enjeu pour la commission est désormais de croiser les résultats au niveau international, en associant les différents types de commissions (commissions internes à l’Église, commissions universitaires comme la CIASE, commissions judiciaires dirigées par un procureur, commissions confiées à un cabinet d’avocat comme à Munich) : un colloque international est prévu pour comparer les méthodes de recherche, les résultats, etc.

GR : Le travail dans le groupe de recherche historique a-t-il renouvelé votre approche de l’histoire et du travail historique ?

TB : La principale nouveauté pour moi a été le travail avec des spécialistes d’autres disciplines. C’était une grande richesse dans l’équipe, un facteur de dynamisme, même si cela crée aussi des difficultés, notamment dans la restitution du travail et la phase d’écriture. Il n’est pas toujours facile d’écrire à plusieurs mains et un travail d’harmonisation doit ensuite être entrepris mais le jeu en vaut la chandelle. Le travail pluridisciplinaire permet d’aborder une question de manière originale et transversale. J’ai découvert des instruments de travail que je n’aurais jamais pensé à solliciter. Les questionnaires en particulier, bien connus des sociologues, mais peu voire pas utilisés en histoire du droit, ont été déterminants pour structurer notre méthode. Ils nous ont également fait gagner un temps précieux.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Thomas Boullu et Guillaume Richard, « Croiser les vérités pour approcher le « chiffre noir de la criminalité » »Cahiers Jean Moulin [En ligne], 8 | 2022, mis en ligne le 24 janvier 2023, consulté le 23 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/cjm/1984 ; DOI : https://doi.org/10.4000/cjm.1984

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Auteurs

Thomas Boullu

Université de Strasbourg

Guillaume Richard

Université Paris Cité

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