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Histoire des normes sexuelles : l’emprise de l’âge et du genre

Michel Bozon et Juliette Rennes
p. 7-23

Texte intégral

1Qu’est-ce qui est possible, autorisé et prescrit en matière de conduites sexuelles selon son âge, son sexe et celui de son partenaire ? À quel âge est-on encore trop jeune ou déjà trop vieux pour être considéré comme un sujet sexuel ? Et dans quelles mesures ces questions constituent-elles des enjeux politiques ? Les textes rassemblés dans ce dossier interrogent diverses formes historiques d’articulation entre organisation des âges, structuration des rapports de genre et régulation de la sexualité. Si Clio a déjà consacré deux dossiers à la sexualité (Utopies sexuelles, n° 22, 2005, et Érotiques, n° 31, 2010), interroger l’histoire des normes de genre et de sexualité au prisme de l’âge permet d’en éclairer certains angles morts.

L’invention de l’âge

  • 1 L’Ordonnance de Villers-Cotterêts rend obligatoire, dès 1539, la tenue de registres de baptêmes, (...)
  • 2 La célèbre affaire « Martin Guerre » au xvie siècle, du nom d’un paysan dont la place conjugale e (...)
  • 3 Cité dans l’article de Sandra Boehringer et Stefano Caciagli, dans ce numéro.
  • 4 Ariès 1973 [1960] : 40.

2L’âge, tel que nous le connaissons, est l’héritier d’une innovation politique majeure : l’enregistrement de la date de naissance. Il se met en place en France entre le xvie et le xviiie siècle, dans le contexte des réformes religieuses, avec la progressive généralisation de l’inscription des nouveaux-nés sur les registres paroissiaux1, qui deviennent registres d’état civil en 1792. Longtemps, la date de naissance n’a pas été connue avec exactitude2. De l’Antiquité au xviiie siècle, coexistent plusieurs systèmes concurrents, souvent genrés, d’organisation et de catégorisation des périodes de la vie : des systèmes médicaux, cosmologiques, philosophiques ou juridiques comme celui du législateur athénien Solon au vie siècle avant J.C.3, qui situe les individus au sein d’une succession d’« âges de la vie » au nombre de sept pour les hommes et de cinq pour les femmes. Au Moyen-Âge, cette terminologie des âges de la vie dont le nombre, selon les traités, les auteurs et les époques, peut varier entre trois, quatre, six, sept, dix ou douze, organise également l’expérience que les personnes se font du déroulement de leur existence, « le sentiment populaire et commun de la vie »4.

  • 5 Charraud 1970.
  • 6 Burguière 2011.
  • 7 Le registre ne commence à être utilisé comme une preuve dans la jurisprudence des tribunaux qu’ap (...)

3À côté de ces représentations dont certaines perdurent à l’époque contemporaine5, se développe une mesure objective, continue et rigoureuse : la durée qui sépare chacun de sa date de naissance. Déduite des registres, cette mesure devient l’instrument principal d’identification des personnes. En France, l’un des premiers usages administratifs de l’âge civil sous l’Ancien Régime est la lutte contre les mariages clandestins (c’est-à-dire qui font fi de l’avis des parents). Cette lutte s’appuie sur la fixation d’un âge en-dessous duquel l’accord parental est requis pour se marier, 25 ans pour les femmes et 30 ans pour les hommes6. Il n’en demeure pas moins que, même quand la tenue des registres s’améliore, les individus ne connaissent pas leur date de naissance et répondent généralement aux notaires ou aux autorités qu’ils ont « tel âge ou environ »7.

  • 8 Bozon 1981.

4Progressivement, à partir de la Révolution française, l’âge devient une catégorie de gouvernement des populations, utilisée dans la rédaction des lois, dans les politiques publiques et dans l’ensemble des pratiques de gestion des personnes. Cette biopolitique, selon l’expression de Michel Foucault, se manifeste autant à travers l’instauration des seuils d’âge pour voter et être élu, à partir de la Constitution de 1791, que par l’établissement d’une conscription obligatoire en France, avec la loi Jourdan en 17988 ou dans la loi de 1832 créant l’attentat à la pudeur sur les moins de onze ans. Ces lois présupposent que l’âge est mesurable et facilement vérifiable. L’encadrement social des parcours chronologiques conduit à ce que l’âge s’individualise et s’intériorise sous forme d’une conscience d’âge de type nouveau, marquée par l’objectivité de l’âge civil, mais la débordant simultanément.

Genre et organisation des âges

  • 9 Par exemple Salomon 2009 et Revue d’histoire de l’enfance « irrégulière » 2008.
  • 10 Voir notamment : Löwy 2009, Tain 2013, Vialle 2014.
  • 11 Kampf, Marshall & Petersen (dir.) 2013.
  • 12 Par exemple, Blanchard, Revenin & Yvorel (dir.) 2010 (voir compte rendu dans ce volume) et Amsell (...)

5Au sein des études de genre, cette problématisation de la catégorie d’âge a commencé à renouveler, à partir de la fin des années 2000, les travaux sur les échanges économico-sexuels9, la procréation10, les masculinités11 ou la sexualité juvénile12. De fait, alors que l’âge civil est en principe une catégorie juridique neutre du point de vue du sexe des personnes, l’évidence de la « différence naturelle » entre les sexes justifie, dans bien des domaines, l’institution de normes d’âge sexuées qui en retour légitiment les différences de genre. Ainsi si la législation de protection de l’enfance qui se développe en France au xixe siècle ne fait pas de distinction selon le sexe des victimes, pas plus que la loi d’obligation scolaire de 6 ans à 13 ans à partir de 1881 ne distingue le sexe des écoliers, le Code civil de 1804, quant à lui, définit l’âge nubile à 15 ans pour les femmes et à 18 ans pour les hommes. Longtemps justifiée par les discours médicaux sur la puberté précoce des jeunes filles, cette différence légale a contribué à naturaliser durablement l’écart d’âge dans la formation des couples. Cette différence ne sera abolie que très tardivement, par une loi du 4 avril 2006 alignant l’âge légal du mariage des femmes sur celui des hommes. Être « bonne à marier » ne signifiait pas pour autant accéder au statut d’adulte. L’assimilation des femmes mariées aux mineurs sur le plan civil a constitué un enjeu de mobilisation féministe tout au long de la Troisième République : sans l’autorisation de leur mari, les femmes mariées ne pouvaient ni toucher un salaire (jusqu’en 1907), ni ester et témoigner en justice (jusqu’en 1938), ni travailler et gérer leurs biens propres (jusqu’en 1965).

  • 13 Farge & Klapisch-Zuber 1984.
  • 14 Roynette 2000 ; Gracieux 2010.

6Quant aux femmes célibataires, elles avaient certes accès à certains privilèges juridiques de l’adulte autonome, mais elles demeuraient dans l’espace social des « filles » (puis des vieilles filles), interpellées, jusqu’à la fin de leur vie, comme « mademoiselle »13. Car c’est le mariage qui transformait les filles en femmes, comme la conscription, côté masculin, transformait les garçons en hommes. Ceux-ci en étant déclarés à 20 ans « bons pour le service », devenaient également « bons pour les filles »14. En d’autres termes, au fur et à mesure du développement de la régulation biopolitique par l’âge civil, le genre, comme système de différenciation et de hiérarchisation des deux sexes se structure et se reproduit à travers des inégalités dans l’accès aux seuils d’âge socialement définis.

De la gestion morale des âges au gouvernement par l’âge

  • 15 Foucault 1976.

7Avant comme après l’enregistrement de la date de naissance, il existe des formes de gestion morale des âges, passant par les représentations, les savoirs et l’organisation de la famille et de la parenté : qu’a-t-on la possibilité, le droit et le devoir de faire à chaque âge, selon son sexe et sa position dans la parenté ? À l’époque contemporaine, une nouvelle pratique de gouvernement se greffe sur ce classement social et moral des âges, à travers des lois, des savoirs et des politiques qui ordonnent et prescrivent les rapports et affects entre générations. Ce passage d’une gestion morale de l’âge à une pratique de gouvernement adossée à des savoirs est analogue au processus que décrit Michel Foucault dans La Volonté de savoir15 relatif à la mise en place d’un dispositif de sexualité à partir d’un dispositif d’alliance.

  • 16 Ibid. : 142.

8Le dispositif d’alliance reposait sur un contrôle social et moral visant la reproduction des relations : ainsi dans la pratique ancienne de la pénitence, on se posait seulement la question de la licéité des relations et des pratiques, à travers celle du « commerce permis ou défendu »16. Le dispositif de sexualité qui se greffe progressivement sur le dispositif d’alliance élargit et approfondit le gouvernement des corps. Les préoccupations sur la nature du désir et du plaisir, sur les sensations du corps et sur les formes du consentement, conduisent à la régulation des naissances, à l’intensification affective de la famille et à la médicalisation de la sexualité. Âge et sexualité sont ainsi devenus deux outils de cette administration contemporaine des populations, tant au plan du gouvernement que des savoirs (médecine, sciences de la sexualité, statistique des populations).

Enfance, jeunesse et interdit sexuel

9Si l’apparition de l’enregistrement de la date de naissance représente une incontestable césure historique, l’articulation entre gestion des « âges de la vie » et régulation du genre et de la sexualité se développe, à différentes époques, bien avant cette césure. Bien que cette problématique ait des accents très contemporains, qu’atteste l’usage du terme de sexualité, elle permet d’interroger des époques dans lesquelles la catégorie contemporaine de sexualité n’était pas présente. La question de l’interdit sexuel mérite par exemple d’être abordée en relation avec l’âge et le genre. Didier Lett montre que, dans la Bologne du xve siècle, les violences sexuelles sur enfants, objet déjà bien constitué en droit, reçoivent d’emblée une interprétation en fonction du sexe de la victime. Le langage juridique distingue le viol sur petite fille de l’acte sodomite sur jeune garçon, le second traduisant des influences nettement plus diaboliques.

  • 17 Ambroise-Rendu 2014. Voir la recension dans ce volume.

10Pour la période contemporaine, Jean Bérard et Nicolas Sallée décrivent comment la question de la majorité sexuelle, dont une histoire dans la longue durée reste à écrire, a été politisée dans les années 1970 en France et au Québec sous l’impulsion de mouvements homosexuels masculins. L’existence d’un âge de majorité sexuelle plus élevé pour les homosexuels (21 ans contre 18 ans) donne lieu à une protestation des mouvements gais, qui est largement associée, au cours de cette décennie, à la revendication d’une liberté sexuelle par et pour les mineurs et à la mise en cause de la notion-même de majorité sexuelle. Il s’agit d’une conjoncture exceptionnelle car, dès le tournant des années 1980, si la discrimination juridique à l’égard des pratiques homosexuelles disparaît en matière d’âge, le principe d’une majorité sexuelle est réaffirmé, quelle que soit l’orientation sexuelle. Simultanément, le viol est redéfini, et la minorité des victimes devient même une circonstance aggravante. L’article décrit l’aboutissement d’une évolution de longue durée dont rend compte Anne-Claude Ambroise-Rendu dans son ouvrage Histoire de la pédophilie17.

  • 18 Sur l’irresponsabilité construite des hommes dans la planification familiale, voir Spencer 1999.
  • 19 Bozon 2012.

11Les mobilisations de la société et les politiques publiques relatives à la jeunesse et aux enjeux de genre et de sexualité sont souvent marquées par une anxiété morale accompagnée d’une rhétorique de l’urgence. L’article d’Ophélie Rillon sur les dispositifs d’encadrement de la sexualité juvénile dans les écoles secondaires maliennes au cours des années 1960 montre comment au Mali l’émergence d’un groupe social de jeunes femmes, les lycéennes, qui ont dépassé l’âge habituel du mariage, cristallise les fantasmes sociaux autour d’une sexualité “débridée” de leur part, qui remettrait en cause l’ordre de genre. Deux politiques se succèdent. À une tentative de contrôle répressif de la sexualité se substitue, après 1968, un dispositif d’encadrement sanitaire et éducatif, apparemment plus « moderne », mais pas moins genré. C’est aux jeunes filles de réguler leur sexualité et celle de leurs partenaires. Cette évolution vers des politiques de santé sexuelle et reproductive qui ciblent spécifiquement les jeunes filles, censées être « naturellement » plus responsables que les hommes18, plus concernées par la procréation et gardiennes potentielles de la morale sexuelle, se retrouve dans de nombreux pays.19

Les âges limites de l’hétérosexualité

  • 20 Sontag 1972. Simone de Beauvoir contribue à problématiser, à travers La Vieillesse (Beauvoir 1970 (...)
  • 21 Pour les approches féministes contemporaines du genre et du vieillissement dans le prolongement d (...)
  • 22 Cette progression est liée pour une part à la différence d’espérance de vie entre femmes et homme (...)

12Si la sexualité des mineurs est organisée selon le genre, qu’en est-il de la sexualité de celles et ceux qui sont catégorisés comme « vieux » ? Une série de travaux féministes, inaugurée notamment par l’article de Susan Sontag sur le « double standard » du vieillissement, paru en 197220, s’est intéressée à une forme durable d’inégalité entre les sexes : les hommes sont plus longtemps que les femmes considérés comme légitimes à participer aux rencontres et échanges sexuels, érotiques et conjugaux21. Cette asymétrie peut être objectivée, à différentes époques, par la régularité de l’écart d’âge dans la formation des couples hétérosexuels (selon le modèle homme aîné/femme cadette), et la proportion de femmes sans conjoint ni partenaire, qui croît avec l’avancée en âge22.

  • 23 Selon une lecture fonctionnaliste longtemps prégnante de l’écart d’âge dans le couple, reprise en (...)
  • 24 Voir Legrand & Volery (dir.) 2013 (compte rendu dans ce volume).

13C’est dans la lignée de ces analyses que Marie Bergström recourt aux études sur le genre et la sexualité pour décrire et comprendre les mécanismes de reproduction de l’exclusion des femmes vieillissantes hétérosexuelles dans les rencontres érotiques, amoureuses et conjugales au cours des années 2000. À partir d’une étude des usagers du site de rencontres en ligne Meetic, elle montre comment l’écart d’âge dans les couples hétérosexuels et son amplitude, loin de correspondre à une norme universelle de l’homme plus âgé dans le couple, que partageraient femmes et hommes23, représente plutôt, pour chaque tranche d’âge, le résultat d’interactions complexes. Les préférences d’âge exprimées par les usagers dans leurs profils et ce qu’ils en disent dans les entretiens montrent que l’écart d’âge moyen masque des aspirations désajustées des femmes et des hommes, qui se transforment avec l’âge : aux âges jeunes, se confrontent des préférences marquées des femmes pour des hommes un peu plus âgés et une certaine indifférence des hommes jeunes à l’âge des femmes, une asymétrie qui doit être mise en relation avec l’ensemble des différences genrées qui organisent dès l’enfance le déroulement des parcours de vie24. En prenant de l’âge, femmes et hommes se mettent à exprimer des aspirations pour des partenaires plus jeunes. Mais l’emprise croissante, avec l’avancée en âge, des préférences masculines tend à exclure les femmes du marché des rencontres lorsqu’elles vieillissent.

14Une autre voie pour aborder les mécanismes de dépréciation sexuelle des femmes vieillissantes consiste à analyser l’histoire des systèmes de représentations qui contribuent à légitimer et naturaliser cette asymétrie entre les sexes. Ainsi des mises en récit picturales des « âges de la femme » dans l’Europe de la Renaissance, analysées dans ce dossier par Lynn Botelho. L’étude qu’elle propose du tableau Les Trois âges et la mort (1541-1544) du peintre allemand Hans Baldung montre comment, aux débuts de l’époque moderne, l’identification de la féminité à la fécondité disqualifie les prétentions sexuelles des femmes qui ne sont plus capables de procréer, ce qui ne signifie pas pour autant leur perte de tout pouvoir : on leur prête au contraire, tout comme aux sorcières, des pouvoirs maléfiques d’intervention sur la sexualité des femmes fécondes et de corruption de la vertu de ces dernières. À travers l’analyse de La Fontaine de Jouvence (1546) du peintre allemand Lucas Cranach l’Ancien, contemporain de Baldung, c’est plutôt l’asymétrie du vieillissement sexuel féminin et masculin qu’analyse Christiane Klapisch-Zuber : tandis que des vieilles femmes décrépites entrent dans l’eau régénératrice, aucun des hommes de la scène ne tente la magique baignade : « dotés d’une jeunesse éternelle à condition d’avoir pour compagne un tendron (…) c’est l’amour qui (les) rajeunit ».

  • 25 Laqueur 1992.

15Cette différenciation se poursuit et se recompose en partie dans la littérature médicale spécialisée qui, au tournant des xviiie et xixe siècles, va s’éloigner d’une classification scientifique ancienne des catégories d’âge, perçue comme arbitraire, pour définir la cessation des règles comme seuil d’entrée des femmes dans la vieillesse, même si le nouveau terme de ménopause ne s’impose que lentement : comme le montre Christine Théré dans ce dossier, si le « retour d’âge », aux yeux des médecins de l’époque, n’épargne pas les hommes, ce retour, défini comme plus tardif, est également moins pathologisé. Dans cette redéfinition, qui distingue femmes et hommes, on retrouve l’évolution décrite par Thomas Laqueur, qui mène vers un « modèle à deux sexes anatomiques » radicalement différents25.

  • 26 Dans l’enquête CSF (Contexte de la sexualité en France) de 2006, 90 % des femmes en couple de plu (...)

16Les liens entre capacité procréatrice et appartenance à la catégorie « femme » d’une part, et temps de la procréation et temps de la sexualité d’autre part, ont été peu à peu mis en question par les mouvements féministes au xxe siècle. Ces derniers ont revendiqué la liberté des femmes à ne pas être réduites à leur rôle maternel, en demandant que leur soient reconnus à la fois le droit à s’engager dans des carrières professionnelles au même titre que les hommes et le droit de contrôler leur fécondité (via l’avortement et la contraception). Ces luttes ont contribué indirectement à transformer le statut des femmes ménopausées au tournant du xxe et du xxie siècle. En France, les femmes de plus de cinquante ans des années 2000, qui ont été plus nombreuses que celles des générations antérieures à travailler jusqu’à l’âge de la retraite, ont également pu avoir plus facilement des rapports sexuels non procréatifs grâce à la contraception et l’avortement. Cette vie sexuelle tend à se poursuivre après cinquante ans pour les femmes en couple : ce n’était pas le cas des femmes mariées de plus de cinquante ans des années 197026.

  • 27 Voir sur cette question Silveira 2014.

17Ce changement historique n’est pas tout à fait ignoré des représentations que les sociétés contemporaines donnent d’elles-mêmes, notamment à travers les films de fiction, mais il est minoré. Comme le montre Mathieu Arbogast à partir d’un corpus constitué par l’ensemble des saisons de 36 séries télévisées, les personnages féminins de plus de cinquante ans dont on suggère une vie sexuelle apparaissent au cours des années 2000. Cependant, ces quinquagénaires demeurent bien marginales par rapport aux personnages masculins de même âge, généralement en couple avec des femmes beaucoup plus jeunes. Au point que les fictions étudiées, souligne Arbogast, loin de se contenter de refléter les inégalités de genre en la matière, tendent à les représenter de façon exacerbée. Dans les médias de masse des années 2000 tout comme dans le « cinéma d’auteur », donner à voir comme séduisante une femme qui, à l’instar d’hommes de son âge ne cacherait pas les signes apparents de son vieillissement (rides, cheveux blancs) et/ou qui aurait une relation amoureuse ou sexuelle avec un partenaire bien plus jeune demeure une démarche narrative et esthétique hétérodoxe27.

  • 28 Voir Lagrave 2011 et Bessin & Blidon 2011.
  • 29 Voir notamment Gary 1975, Doubrovsky 1994 ou Roth 2011. Pour une analyse de cette littérature voi (...)
  • 30 Meadows & Davidson 2006; Braverman 2015.

18Si les femmes sont considérées avant les hommes comme « vieilles » sous l’angle de leur désirabilité sexuelle et sociale, cette différence temporelle entre les sexes ne signifie pas pour autant que l’avancée en âge n’a aucun effet sur la valeur sociale et sexuelle des hommes : les différentes formes de « déprise sexuelle »28 n’interviennent généralement pas, pour les deux sexes, au même moment du parcours de vie, mais les hommes n’en sont pas pour autant épargnés. La moquerie envers le vieillard impuissant est un motif qui traverse l’histoire de la comédie et de la littérature à différentes époques, mais c’est dans la littérature contemporaine que se sont développés des récits de l’expérience subjective du vieillissement sexuel au masculin29. Quant au questionnement sociologique sur ce que le vieillissement fait à la virilité, en particulier en matière de sexualité, il a également commencé à donner lieu à des enquêtes depuis les années 2000. L’un des effets de ces travaux est de donner à comprendre la « normalité » masculine et la normalité sexuelle par leurs marges, en se focalisant sur des étapes du parcours de vie qui peuvent conduire les hommes à une redéfinition de leur sexualité et de leur appartenance de genre30.

Les différences d’âges entre partenaires de même sexe

  • 31 Halperin, Winkler & Zeitlin (eds) 1990.

19Les différences d’âge dans les relations entre partenaires de même sexe sont une réalité présente à toutes les époques, avant que ces relations aient été catégorisées comme homosexuelles. S’interprètent-elles dans les mêmes termes que les écarts d’âge entre partenaires hétérosexuels ? Dans les relations sexuelles et amoureuses qui s’établissent en Grèce archaïque, société « d’avant la sexualité », selon l’expression de David Halperin, John Winkler et Froma Zeitlin31, l’asymétrie d’âge est centrale. Comme le montrent Sandra Boehringer et Stefano Caciagli dans ce dossier, l’amour se définit en Grèce archaïque comme une relation entre un aimé, quel que soit son sexe, appartenant à la catégorie des jeunes (l’âge des amours), et un poursuivant, un amoureux, un éraste, nécessairement plus âgé. Contrairement à ce qui a souvent été écrit sur l’éros grec, la relation poursuivant-poursuivi n’est ni principalement pédagogique, ni fondée sur la contrainte. Même si la relation est inégalitaire, le poursuivant cherche toujours à convaincre l’aimé. Une réciprocité amoureuse est recherchée, mais entre partenaires structurellement inégaux. Ce modèle de la poursuite amoureuse est présent tant dans les relations amoureuses entre femmes que dans les relations entre hommes.

  • 32 Sur un total de 10 000 mariages entre personnes de même sexe en France et 231 000 mariages de cou (...)

20Le modèle érotique décrit par Sandra Boehringer et Stefano Caciagli peut-il aider à interroger les logiques sociales de relations homo-érotiques dans des sociétés dont nous sommes contemporains ? L’écart d’âge comme caractéristique sociale significative des couples de même sexe au xxie siècle est encore peu étudié en sociologie. En France, en 2014, l’écart d’âge est sensiblement plus élevé dans les mariages homosexuels (7,4 ans pour les hommes, et 5,1 ans pour les femmes) que dans les mariages hétérosexuels de la même année (2,6 ans)32. Dans un tout autre espace social, le travail ethnographique sur « l’amour vieux-jeune » (laoshaolian) en Chine post-maoïste de Lucas Monteil révèle l’existence dans des quartiers populaires et périphériques des grandes villes chinoises d’une sous-culture de relations entre hommes structurée par une importante différence d’âge, qui ne se réfère pas aux catégories occidentales d’homosexualité. Les échanges entre jeunes travailleurs migrants en situation précaire et hommes mûrs ou âgés locaux, parfois retraités, désireux de les aider, s’inscrivent dans une économie de biens et d’affects, et une sociabilité masculine populaire. L’initiative revient aux partenaires âgés, mais les jeunes ne sont pas contraints.

21Dans les relations érotiques entre hommes, le fait d’occuper le rôle d’aîné ou de cadet n’est pas, par définition, articulé à une différence de sexe : contrairement aux relations hétérosexuelles dans lesquelles une femme n’est qu’exceptionnellement plus âgée que son partenaire, la possibilité d’une mobilité des rôles d’âge pour un même individu au fil de sa « carrière » homosexuelle pourrait sembler dès lors plus ouverte. Cependant, l’enquête de Lucas Monteil montre que la possibilité de jouer le rôle d’aîné est étroitement dépendante des ressources statutaires des hommes étudiés, les hommes âgés en situation précaire ne disposant pas de la même valeur érotique.

Les âges de la sexualité, un enjeu de mobilisation politique

  • 33 Ces catégorisations fréquentes dans les systèmes de parenté sont mentionnées par Héritier 1996.

22Catégorie de mesure et de classement, l’âge organise, regroupe et distingue, créant des asymétries et des hiérarchies. En s’articulant à d’autres rapports sociaux, il contribue à les étayer, le genre au premier chef. Ainsi, transformer les femmes en cadettes dans le couple et même les penser comme telles en dehors du couple (en les considérant dans les systèmes de parenté comme des « petites sœurs » même quand elles sont les aînées33) renforce l’ordre de genre. Lorsqu’il devient catégorie de gouvernement, l’âge peut être utilisé pour figer les inégalités de genre et de sexualité, par exemple en réprimant l’homosexualité par référence à l’âge.

  • 34 Rennes et al. 2009.
  • 35 Sur les législations qui font suite à l’interdiction du travail des enfants de moins de huit ans (...)
  • 36 Boussaguet 2008 ; Debauche 2011.
  • 37 L’inceste a été également un peu délaissé par les sciences sociales de la fin du xxe siècle, jusq (...)

23Cependant, au cours des deux derniers siècles, la demande de régulation politique et juridique par des seuils d’âge et des limites d’âge a été également un instrument de lutte contre les rapports de domination34. Ce fut le cas par exemple lorsqu’il s’est agi de permettre aux enfants des classes populaires de ne pas être exploités en usine35 ou aux personnes les plus âgées de toucher un revenu minimum. Au cours des années 1980, la constitution comme « problème public » des abus sexuels sur mineur.e.s est énoncée par les féministes comme un enjeu de lutte contre la domination masculine et patriarcale : en France, en Grande-Bretagne ou en Belgique, l’ouverture de lieux ou de lignes téléphoniques pour les femmes ayant subi des violences sexuelles a contribué à révéler aux associations l’ampleur des violences sexuelles commises par des hommes sur des mineur.e.s dans le cadre de relations intrafamiliales36. Pourtant, à la fin des années 1980, cette problématisation féministe régresse et la place de l’inceste dans les violences sexuelles sur mineur.e.s tend à disparaître du débat public37, détrônée par la figure médiatique du pédophile extra-familial. Cette figure jette le soupçon sur les rares hommes adultes travaillant dans les métiers de la petite enfance et de l’encadrement de la jeunesse, au moment même où les féministes voudraient favoriser une plus grande mixité de ces activités assignées traditionnellement aux femmes.

  • 38 Carnac 2014.
  • 39 Rennes 2011 : 51-52.

24Entre 2013 et 2015, les attaques, dans plusieurs pays européens, contre la « théorie du genre » par des groupes catholiques conservateurs qui, en France, mettent en cause une expérience de lutte contre les stéréotypes de sexe à l’école primaire (les ABCD de l’Égalité), sont un exemple de la recomposition des mobilisations morales. Rassemblant les thèmes de la protection de l’enfance, du rejet de l’homosexualité et de la défense de la complémentarité des sexes ces mobilisations s’en prennent à l’idée d’égalité des sexes et des sexualités perçue comme une menace d’« indifférenciation »38. Argumenter au nom de la protection des mineurs et de l’intérêt de l’enfant devient une façon audible et acceptable, dans un contexte de généralisation de la norme d’égalité des sexes et des sexualités, de défendre des positions traditionnalistes en matière de genre et de hiérarchie des sexualités39. Ces deux exemples de mobilisations à front renversé, celle des féministes des années 1980 contre les violences sexuelles sur mineur.e.s, celle des conservateurs antiféministes contre la « théorie du genre » et les menaces qu’elle ferait peser sur l’avenir sexuel des enfants, révèlent ainsi à quel point la définition de normes sexuelles en relation avec des normes d’âge et des rapports de genre n’a pas de signification répressive ou émancipatrice intrinsèque.

25C’est l’histoire de ces définitions concurrentes de ce qui est autorisé, possible et légitime à chaque âge en matière de pratiques et de savoirs sur la sexualité qu’explore ce dossier de Clio en l’articulant à l’histoire des rapports de genre qui organisent, à chaque époque, la temporalité des parcours de vie.

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Bibliographie

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Notes

1 L’Ordonnance de Villers-Cotterêts rend obligatoire, dès 1539, la tenue de registres de baptêmes, et l’Ordonnance de Blois, en 1579, l’enregistrement des mariages et des décès. Mais ce n’est qu’au xviiie siècle que les registres paroissiaux ont réellement tous été tenus avec régularité et exactitude.

2 La célèbre affaire « Martin Guerre » au xvie siècle, du nom d’un paysan dont la place conjugale et filiale avait été usurpée par un autre prétendu Martin Guerre, illustre les difficultés d’identification lorsque, en l’absence de registres et de documents écrits, celle-ci repose sur les témoignages des personnes. Voir Davis 1982.

3 Cité dans l’article de Sandra Boehringer et Stefano Caciagli, dans ce numéro.

4 Ariès 1973 [1960] : 40.

5 Charraud 1970.

6 Burguière 2011.

7 Le registre ne commence à être utilisé comme une preuve dans la jurisprudence des tribunaux qu’après l’Ordonnance de Saint-Germain-en-Laye (1667) qui en fait un outil administratif. Nous remercions Sylvie Steinberg de nous avoir indiqué ces éléments.

8 Bozon 1981.

9 Par exemple Salomon 2009 et Revue d’histoire de l’enfance « irrégulière » 2008.

10 Voir notamment : Löwy 2009, Tain 2013, Vialle 2014.

11 Kampf, Marshall & Petersen (dir.) 2013.

12 Par exemple, Blanchard, Revenin & Yvorel (dir.) 2010 (voir compte rendu dans ce volume) et Amsellem-Mainguy & Autain (dir.) 2012.

13 Farge & Klapisch-Zuber 1984.

14 Roynette 2000 ; Gracieux 2010.

15 Foucault 1976.

16 Ibid. : 142.

17 Ambroise-Rendu 2014. Voir la recension dans ce volume.

18 Sur l’irresponsabilité construite des hommes dans la planification familiale, voir Spencer 1999.

19 Bozon 2012.

20 Sontag 1972. Simone de Beauvoir contribue à problématiser, à travers La Vieillesse (Beauvoir 1970), les régulations socio-politiques de la vieillesse et à dénoncer le traitement social des vieux et des vieilles, mais elle n’y aborde que ponctuellement les inégalités entre les sexes dans le processus de vieillissement, point qui constitue au contraire le cœur de l’analyse de Sontag.

21 Pour les approches féministes contemporaines du genre et du vieillissement dans le prolongement de Susan Sontag voir Arber, Davidson & Ginn 2003 et Calasanti & Slevin (eds) 2006.

22 Cette progression est liée pour une part à la différence d’espérance de vie entre femmes et hommes (6 ans en France en 2014) et pour le reste au fait qu’après séparation ou veuvage les hommes se tournent vers des femmes plus jeunes.

23 Selon une lecture fonctionnaliste longtemps prégnante de l’écart d’âge dans le couple, reprise en France plus récemment par Mignot 2010.

24 Voir Legrand & Volery (dir.) 2013 (compte rendu dans ce volume).

25 Laqueur 1992.

26 Dans l’enquête CSF (Contexte de la sexualité en France) de 2006, 90 % des femmes en couple de plus de 50 ans déclarent avoir des rapports sexuels ; c’était seulement le cas d’une sur deux dans l’enquête Simon de 1970 (Bajos & Bozon 2008).

27 Voir sur cette question Silveira 2014.

28 Voir Lagrave 2011 et Bessin & Blidon 2011.

29 Voir notamment Gary 1975, Doubrovsky 1994 ou Roth 2011. Pour une analyse de cette littérature voir par exemple Roger 2006.

30 Meadows & Davidson 2006; Braverman 2015.

31 Halperin, Winkler & Zeitlin (eds) 1990.

32 Sur un total de 10 000 mariages entre personnes de même sexe en France et 231 000 mariages de couples de sexe différent en 2014 d’après l’état civil. Bellamy & Beaumel 2015.

33 Ces catégorisations fréquentes dans les systèmes de parenté sont mentionnées par Héritier 1996.

34 Rennes et al. 2009.

35 Sur les législations qui font suite à l’interdiction du travail des enfants de moins de huit ans en 1841, voir notamment Daguerre 1999.

36 Boussaguet 2008 ; Debauche 2011.

37 L’inceste a été également un peu délaissé par les sciences sociales de la fin du xxe siècle, jusqu’à un renouvellement de cette problématique dans les années 2010. Voir notamment les comptes rendus dans ce numéro de Giuliani 2014, Dussy 2013a et 2013b.

38 Carnac 2014.

39 Rennes 2011 : 51-52.

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Pour citer cet article

Référence papier

Michel Bozon et Juliette Rennes, « Histoire des normes sexuelles : l’emprise de l’âge et du genre »Clio, 42 | 2015, 7-23.

Référence électronique

Michel Bozon et Juliette Rennes, « Histoire des normes sexuelles : l’emprise de l’âge et du genre »Clio [En ligne], 42 | 2015, mis en ligne le 05 février 2016, consulté le 27 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/clio/12823 ; DOI : https://doi.org/10.4000/clio.12823

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Auteurs

Michel Bozon

Michel Bozon est sociologue, directeur de recherche à l’Institut National d’Études Démographiques à Paris et chercheur associé à l’IRIS à l’EHESS. Ses recherches portent sur la sociologie de la sexualité et l’étude des rapports de genre, en France, en Europe et en Amérique latine. Il a publié Enquête sur la sexualité en France. Pratiques, genre et santé (Paris, La Découverte, 2008, avec Nathalie Bajos) et Sociologie de la sexualité (Paris, Armand Colin, 3e édition 2013). booz@ined.fr

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Juliette Rennes

Juliette Rennes est maîtresse de conférences à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), rattachée au Centre d’étude des Mouvements Sociaux (CEMS). Co-directrice du master Genre, Politique & Sexualité de l’EHESS depuis 2011, elle est membre du comité de rédaction de la revue Clio. Femmes, Genre, Histoire, ainsi que des revues Mouvements et Travail Genre et Société. Elle a publié notamment Le mérite et la nature. Une controverse républicaine : l’accès des femmes aux professions de prestige (1880-1940) (Paris, Fayard, 2007) et Femmes en métiers d’hommes. (1890-1930). Une histoire visuelle du travail et du genre (Saint-Pourçain, Bleu autour, 2013). Elle travaille depuis 2015 sur les enjeux d’âge et de vieillissement dans les mobilisations collectives. rennes@ehess.fr

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