1En 1990, à l’Harmony Theater de New York, Annie Sprinkle, alors ancienne actrice pornographique, présente sa performance la plus célèbre A Public Cervix Announcement, que l’on peut traduire par « Une annonce publique sur le col de l’utérus ».
Fig. 1
A Public Cervix Announcement, photo reproduite avec l’aimable autorisation d’Annie Sprinkle.
Fig. 2
A Public Cervix Announcement, photo reproduite avec l’aimable autorisation d’Annie Sprinkle.
2Assise sur une chaise dans un décor scénique à dominante rose et dorée, la performeuse montre tout d’abord au public des pancartes où figurent une représentation schématique de l’appareil reproducteur femelle, puis celle, plus simplifiée encore, du col de l’utérus. L’assistance accueille alors les explications pédagogiques d’Annie Sprinkle par des éclats de rire. Dans la seconde partie, la performeuse, toujours assise sur une chaise, mais cette fois jambes écartées, invite le public à venir regarder son col de l’utérus à l’aide d’un spéculum et d’une lampe de poche : « Come on, hello, how are you ? Thanks to be here. Welcome ! », lance-t-elle à chaque personne qui se penche sur son sexe, poussant parfois un cri d’admiration ou riant aux éclats.
- 1 « Le corps féminin a en effet toujours dû être un corps pour les autres – jamais pour soi –, touj (...)
3S’inscrivant dans la lignée du body art et de l’art féministe des années 1960-1970 qui usent de l’art-performance pour appeler à la réappropriation des corps1, Annie Sprinkle invite à l’exploration de l’utérus. Sa performance devient ensuite une référence pour nombre d’artistes féministes et queer. En 2010, elle est reprise par le performeur transgenre Buck Angels pour suggérer que l’on peut dissocier possession d’un utérus et féminité et encourager une nouvelle pratique des soins gynécologiques. On peut donc voir dans A Public Cervix Announcement une mise en question de la gynécologie comme moyen d’investigation et de privatisation de l’utérus par les logiques médicales. La performance d’Annie Sprinkle a également inspiré, selon certains commentaires, celle de Deborah de Robertis, qui, en 2016 au musée d’Orsay, a posé nue et jambes écartées, près de L’Origine du monde de Gustave Courbet, afin de mettre en lumière l’objectivation du corps féminin par le regard masculin. Si Deborah de Robertis entend dénoncer l’androcentrisme des logiques artistiques, la performance d’Annie Sprinkle visait surtout la subversion des codes andro et hétérocentrés de l’iconographie pornographique.
- 2 La post-pornographie est souvent considérée comme un mouvement artistique et politique, mais ici (...)
4A Public Cervix Announcement est souvent considéré comme le prolongement du féminisme pro-sexe et comme l’une des pierres angulaires de la démarche post-porn2. Dans quelle mesure le sexe d’Annie Sprinkle, mis en scène dans cette performance, contribue-t-il, à l’instar de ces deux mouvements, à élaborer de nouvelles monstrations des corps et des sexualités minorisés ?
- 3 De multiples tensions apparaissent à partir de la fin des années 1970 dans les milieux féministes (...)
- 4 Le format de cet article ne permet pas de développer une vision plus nuancée de cette pensée fémi (...)
- 5 C’est Ellen Willis, journaliste féministe engagée contre le tournant moraliste que prend le mouve (...)
5Si l’on peut considérer la performance A Public Cervix Announcement comme au croisement du mouvement féministe pro-sexe et de la démarche post-porn, c’est avant tout parce qu’Annie Sprinkle est l’une des fondatrices du post-porn dans les années 1990, après qu’elle a pris part, au cours des décennies précédentes, à l’élaboration d’une pensée et de pratiques féministes pro-sexe. Le mouvement féministe pro-sexe est apparu dans le contexte des sex wars qui, atteignant leur point culminant lors du Barnard Sex Scandal en 19823, a clivé le paysage féministe étatsunien autour de deux pôles : le premier pôle est constitué par un féminisme anti-pornographie4 (et anti-prostitution), qui souhaite leur interdiction. Cette position soulève des débats, d’une part, sur la censure, qui prendrait ici la forme d’interdictions légales, d’autre part, sur le rapport à la parole des principales concernées – en particulier celle des travailleurs et travailleuses du sexe –, confisquée au profit de celle des expert·e·s. Le deuxième pôle, anti-censure, se constitue à travers des alliances entre militant·e·s féministes, lesbiennes, gays, trans et groupes de défense des travailleurs et travailleuses du sexe. Ce féminisme pro-sexe5 élabore une stratégie qui considère que le corps, le plaisir, la pornographie et le travail sexuel sont des outils politiques, dont les corps minorisés (femmes, minorités de genre et minorités sexuelles) doivent s’emparer. Dans cette perspective, une production textuelle sur le travail sexuel ou les pratiques sexuelles jugées marginales, telles que le BDSM (Boundage Discipline/Domination, Sadism and Masochism) ou les fétichismes, se développe à l’initiative des principales personnes concernées. Ces dernières entendent se réapproprier leur corps et leur sexualité, en construisant leur propre récit qui renverse les paradigmes, souvent moralisateurs et pathologisants, que des « expert·e·s » élaborent autour des sexualités alternatives. Préférer cette forme plutôt que la suivante…
6C’est un premier élément qui permet de saisir la portée de la performance d’Annie Sprinkle. A Public Cervix Announcement amorce la réappropriation de l’utérus face aux discours gynécologiques dominants. Cette réappropriation passe tout d’abord par l’information autour des questions de sexualité et leur valorisation. Les tenant·e·s du féminisme pro-sexe accordent beaucoup d’importance à l’éducation des publics sur les pratiques sexuelles et à l’élaboration d’un discours valorisant sur les sexualités. Ces deux enjeux traversent tout le travail d’Annie Sprinkle, comme l’indique le commentaire humoristique disponible sur le site de la performeuse6 :
- 7 « One reason why I show my cervix is to assure the misinformed, who seem to be primarily of the m (...)
Une raison pour laquelle je montre mon utérus est d’assurer aux personnes mal informées, qui semblent faire surtout partie de la gent masculine, que ni le vagin ni l’utérus ne contiennent de dents. Ça va peut-être vous permettre de vous calmer et de vous ressaisir7.
7Faisant ici référence au fantasme du vagin denté qui dénote une peur masculine face à cet organe supposément capable d’émasculation, Annie Sprinkle entend lutter contre les peurs et les fantasmes à propos de la sexualité et du sexe dit féminin. Tentant également de construire une narration valorisante autour de ces thèmes, Sprinkle a recours à l’humour dans sa performance, humour accueilli par les rires du public. C’est un discours qui tente de dédramatiser les thèmes sexuels, voire de les valoriser :
- 8 « I adore my cervix. I am proud of her in every way, and am happy to put her on display. I must s (...)
J’adore mon utérus. Je suis fière d’elle [sic] en toute occasion et je suis heureuse de l’exposer sur scène. Je dois dire que c’est un fabuleux sentiment de connaître la moindre petite chose sur ma chatte8.
- 9 « […] La profondeur de la colère et de la peur des femmes pour ce qui concerne la sexualité et sa (...)
- 10 « […] c’est certainement la peur qui a dominé le débat sur la sexualité féminine, que c’est la pe (...)
- 11 « Mon souci des gens qui ont peur ou qui ont honte de la réponse érotique à leurs fantasmes sadom (...)
8Ce discours de fierté, teinté d’humour, autour du sexe dit féminin fait écho à une autre caractéristique du féminisme pro-sexe : que ce soit la poétesse lesbienne Adrienne Rich9, l’écrivaine Dorothy Allison10 ou l’activiste transgenre Patrick Califia11 (militante lesbienne à l’époque), toutes et tous font le constat d’une certaine peur du sexe, dans la culture hégémonique et chez les féministes anti-pornographie. Cette terreur alimenterait un discours normatif et moral paralysant tout débat rationnel autour du sexe. Construire des narrations alternatives sur le sexe, loin de tout discours répressif, permettrait de constituer de nouvelles connaissances sur les sexualités.
J’ai observé le commencement d’une chose semblable [les groupes de discussions sur le sexe, que certaines féministes pro-sexe animaient] dans l’organisation post-Barnard et la création de FACT – le groupe de travail féministe anti-censure. Nous voulions dire la vérité sur le sexe, nous voulions comprendre sans craindre la censure […]12.
9Dans le sillage du mouvement féministe du self-help gynécologique, né dans les années 1970, l’enjeu est de diffuser des informations valables sur les manières de pratiquer sans risque leurs sexualités. L’importance de cet enjeu se voit renforcée par l’épidémie de sida qui se déclare au début des années 1980 et suscite des discours de peur à propos des sexualités. C’est ainsi que peut se comprendre la perspective anti-censure dans laquelle s’inscrivent le féminisme pro-sexe et la démarche militante et artistique d’Annie Sprinkle, qui cherche à désamorcer les peurs autour du sexe, en encourageant notamment la diffusion des connaissances sur les sexualités.
- 13 « Lorsque ces artistes “différentes” sont confrontées au corps nu féminin, depuis toujours symbol (...)
10On l’a dit : A Public Cervix Announcement est une performance qui, en plus de s’inscrire dans une perspective féministe pro-sexe, questionne les logiques androcentriques de représentation des corps dans l’iconographie hégémonique, à la suite de body-artistes telles que Carolee Schneemann ou Cindy Sherman13. Dans la performance d’Annie Sprinkle se dégage une tension inhérente à toute monstration d’un corps qui s’expose aux yeux d’un public : s’expose-t-il ou est-il exposé ? Faut-il voir, dans le geste d’Annie Sprinkle, une forme d’auto-objectivation ? S’agit-il, au contraire, d’un spectacle où l’artiste se revendique comme sujet politique actif dans la monstration de son corps ? Un corps féminin – ou tout autre corps minorisé – a-t-il toujours à subir sa monstration inscrite dans des cadres hégémoniques ou peut-il composer avec elle ?
11Ces questions sont à la source du clivage entre féminisme anti-pornographie et féminisme pro-sexe. Les deux camps ont conscience des enjeux politiques de la monstration des corps, des représentations sexuelles et de la lutte contre la pornographie dominante. Cependant, là où les féministes anti-pornographie souhaitaient faire intervenir l’État pour l’interdire, le féminisme pro-sexe – et notamment Annie Sprinkle – propose un retravail de la pornographie pour subvertir les codes de représentation de la pornographie androcentrée et hétérocentrée.
- 14 En 1989, Linda Williams publie Hard Core: Power, Pleasure and The Frenzy of The Visible, texte fo (...)
- 15 Mulvey 2017.
- 16 De Lauretis 2007.
12C’est son expérience d’actrice pornographique qui a poussé Sprinkle à interroger les productions issues de l’industrie pornographique dominante. Elle met en question les schèmes hétéropatriarcaux présents dans ces productions et leur influence sur les pratiques et les imaginaires sexuels. Cette réflexion sur les images pornographiques et leur influence sur les corps et les sexualités réelles est contemporaine de l’apparition, dans les années 1980, des porn studies14 et de la théorie queer. Influencées par la notion de male gaze forgée par Laura Mulvey15, en 1975, qui désigne l’androcentrisme des représentations cinématographiques, les porn studies questionnent alors l’iconographie pornographique selon cette perspective. De son côté, la théorie queer interroge la production du genre et de l’hétérosexualité, notamment les œuvres cinématographiques qui, selon Teresa de Lauretis16, façonnent les imaginaires des individus et leur façon de penser leur genre et de l’investir. Il s’agit alors de permettre aux femmes, aux minorités de genre et aux minorités sexuelles de créer leurs propres images. Pour cela, ces populations doivent s’emparer des moyens de production et de diffusion des images cinématographiques ou pornographiques.
- 17 Cet exemple est développé plus longuement dans le texte suivant : Butler 2004.
13C’est ainsi que peut se comprendre l’essor, dans les années 1980-1990, des pornographies alternatives, telles que des pornographies féministes – auxquelles a pris part Annie Sprinkle – ou des pornographies lesbiennes. Pour comprendre comment une représentation sexuelle peut échapper aux logiques andro et hétérocentrées, attardons-nous un instant sur l’usage du godemichet17, dont la représentation a évolué dans la pornographie lesbienne des années 1980-1990 : loin d’incarner un substitut phallique qui ferait signe vers une masculinité fantasmée et assignée au corps de celle qui le porte, le gode est souvent représenté comme un instrument à destination du plaisir de celle qui le reçoit. Cet exemple montre comment une pornographie alternative peut renverser les logiques androcentrées des représentations dominantes.
14Après avoir pris part au mouvement féministe pro-sexe, Annie Sprinkle prône, depuis les années 1990, la création d’une pornographie féministe, notamment en coréalisant en 1992, avec Maria Beatty, son premier film The Sluts and Goddesses Video Workshop – Or How To Be A Sex Goddess in 101 Easy Steps, prolongeant ainsi le travail entamé en 1991 dans son atelier Sluts and Goddesses, où elle invite les participant·e·s à explorer ces deux figures féminines : la salope et la déesse. S’inscrivant dans une perspective féministe, ce film, avec des scènes de sexualité explicite, a pour caractéristique de remanier les codes de la pornographie dominante en se centrant sur la monstration de la sexualité dite féminine.
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15Héritière des démarches de réappropriation artistique et féministe de l’iconographie des corps, Annie Sprinkle apparaît comme l’une des fondatrices de la démarche post-porn. On lui attribue cette fameuse phrase : « La réponse au mauvais porno, ce n’est pas la fin du porno mais au contraire, plus de porno. » Cet énoncé résume bien l’objectif de la démarche post-porn : pour lutter contre la dévalorisation du corps des femmes dans l’imagerie pornographique, ces artistes et activistes n’entendent pas la censurer, mais plutôt créer d’autres monstrations sexuelles, émancipées des schèmes androcentrés et hétéronormatifs.
16Jouant avec les codes de la pornographie dominante, Annie Sprinkle annonce dans A Public Cervix Announcement les principales caractéristiques que revêtiront, à partir des années 2000-2010, la plupart des œuvres post-porn. Ces caractéristiques sont décrites ainsi par Rachele Borghi :
[…] abolition de la distinction entre public et privé, usage de l’ironie, rupture avec la dichotomie sujet/objet, effacement de la frontière entre la culture légitime (l’art) et les productions culturelles illégitimes (la pornographie), implication des spectateurs, exposition publique de pratiques traditionnellement inscrites dans la sphère privée, dénonciation de la médicalisation des corps, renversements, mise en question du lien entre sexe et sexualité, usage de prothèses (le spéculum dans ce cas). Le post-porn rompt avec toutes ces dichotomies, mettant l’accent sur la dimension politique de la sexualité et la sortant de la sphère privée dans laquelle elle est reléguée […]18.
17Cette performance élabore une représentation du corps dit féminin qui détonne avec les images pornographiques dominantes. Alors que le sexe est habituellement considéré comme obscène et devant être relégué à la sphère de l’invisible et de l’intime, cette performance parvient, avec un ton léger et humoristique, à visibiliser autrement la génitalité dite féminine, questionnant ainsi sa relégation dans le registre de l’obscène.