• 1 A. Riles, « Le droit est-il porteur d’espoir », Clio@Themis. Revue électronique d’histoire du droit(...)
• 2 A. Pottage, « Le droit d’après l’anthropologie : objet et technique en droit romain », Clio@Themis. (...)
• 3 M. Valverde, « Jurisdiction and Scale : Legal Technicalities as Resources for Theory », Social & Le (...)
• 4 M.-È. Sylvestre, W. Damon, N. Blomley et C. Bellot, « Spatial Tactics in Criminal Courts and the Po (...)

1Après les publications des textes d’Annelise Riles1 et d’Alain Pottage2, la revue Clio@Themis poursuit son entreprise de traductions de travaux qui invitent les sciences sociales à prendre au sérieux les « opérations du droit » et le savoir juridique. La revue souhaite, par la même occasion, ajouter des outils supplémentaires dans la boite à idées des historiens du droit. Ce dossier ouvre cette fois-ci ses pages à deux contributions canadiennes qui proposent, en se focalisant sur la « technicité juridique », une réflexion renouvelée sur les rapports spatio-normatifs, sur les relations entre droit et géographie. Le lien entre ces deux textes est fortement marqué puisque celui consacré aux « tactiques spatiales des tribunaux pénaux » se revendique explicitement de la voie ouverte par « Juridiction et échelle »3. Le texte de Mariana Valverde, publié dans Social & Legal Studies, date de 2009 ; plus récent, celui de Marie-Ève Sylvestre et ses coauteurs trouve place dans la revue Antipode en 20154.

• 5 N. Blomley et G. L. Clark, « Law, Theory and Geography », Urban Geography, 11, 1990, p. 433-446.
• 6 P. Forest, « Géographie du droit : l’épissure de la norme et de l’espace », Géographie du droit. Ép (...)
• 7 Voir, par exemple, quelques dossiers de revue : F. Maccaglia et M. Morelle, « Pour une géographie d (...)
• 8 L. Assier-Andrieu, « De l’idéologie à la culture : les géographies coutumières », Clio@Thémis, 9, (...)
• 9 Op. cit.
• 10 Parmi ses travaux, on citera par exemple Law, Space and the Geographies of Power, New York, Guilfor (...)
• 11 Voir, par exemple, la mise au point de M.-C. Ponthoreau, « La métaphore géographique. Les frontière (...)

2Le courant de Legal geography s’est développé dans le monde anglo-saxon à partir des années 1980-1990. Il entend étudier « comment les institutions juridiques structurent et affectent la géographie de la vie sociale, et comment cette dernière influence le droit »5. Dès lors, de nombreux travaux se sont proposés d’articuler droit, nature/société, espace (Patrick Forest parle élégamment des « épissures géo-légales »6). En France, les recherches sur le droit et la géographie sont assez peu nombreuses et ce domaine encore largement inexploré7. Les publications existantes le sont bien souvent grâce à des initiatives de géographes. Il faut pourtant reconnaître que les historiens du droit ont, sur ce terrain, très précocement ouvert la voie, sans susciter de vocations nombreuses. Montesquieu n’est-il pas souvent présenté comme le fondateur de cette littérature géo-légale ? De Henri Klimrath à Jacques Poumarède, en passant par Jean Yver, Bernard Schnapper et Michèle Bordeaux, la géographie coutumière et celle des mentalités judiciaires ont donné lieu à des travaux innovants mais restés isolés8. À l’inverse, les travaux canadiens s’attachant à une perspective géo-juridique sont plus fréquents et ce secteur de la recherche nettement plus dynamique. L’un des rares ouvrages en langue française, Géographie du droit. Épistémologie, développement et perspectives9, n’a-t-il pas été publié dans la collection Diké des Presses de l’Université de Laval ? L’un des coauteurs de l’article sur les « tactiques spatiales » n’est d’ailleurs autre que Nicholas Blomley, professeur à l’Université Simon Fraser (Colombie-Britannique), l’un des promoteurs et acteur-clef du domaine10. Ses travaux sont, aux côtés de quelques autres noms visibles, des références récurrentes pour ceux qui s’efforcent de penser les dimensions spatiales du droit, au-delà des simples métaphores géographiques11.

• 13 Sur l’histoire de la Jurisdictio, voir le grand livre de P. Costa, Iurisdictio. Semantica del poter (...)

6Plutôt que d’entonner l’éternelle complainte du monstre froid de l’État, de la rationalisation et de la domination, Mariana Valverde, rejetant « les lamentations sociologiques », invite ses lecteurs à trouver des nouveaux instruments pour décrire plus subtilement le fonctionnement social. Elle puise dans le registre juridique et mobilise une vieille notion, celle de « juridiction »13 qui, selon ses termes, « organise le où, le qui, le quoi, et le comment de la gouvernance ». La juridiction désigne non seulement des autorités et des territoires mais prend en charge les modalités et les formes de l’agir. Il ne s’agit donc plus seulement de dévoiler l’étagement des pouvoirs mais d’expliciter les ressorts de l’action sociale juridiquement organisée. Ressort doit s’entendre naturellement d’une double façon : causes agissantes de l’action et étendue spatiale d’une compétence. L’espace urbain est, à ses yeux, un bon exemple pour démontrer qu’il est irréductible à du « local » et relève d’une juridiction tout à fait spécifique et d’une gestion policière des populations de son ressort. Le droit n’ajoute donc pas des déterminations supplémentaires à l’espace social hiérarchisé ; il construit cet espace et ordonne les relations sociales qui s’y déploient. En somme, ici, l’espace n’est pas un simple support des relations juridiques ; c’est le droit qui structure les relations socio-spatiales en fonction d’une clef de répartition spécifiée.

• 14 Gilles Deleuze rappelait, dans une phrase souvent citée, que « le devenir est géographique » : la g (...)

8Il y a une dimension éminemment politique dans cet effort pour penser les rapports entre droit et géographie. Dans leur texte sur les « tactiques spatiales », les auteurs ne manquent de souligner, et c’est un aspect essentiel de leur démonstration, les « aspects politiques » du fonctionnement de ces conditions imposées. Les effets des tactiques spatiales peuvent être disproportionnés, kafkaïens, mutilants pour les droits des individus assujettis. La géographie, un instrument pour mener une guerre juridique contre les plus démunis et les marginaux ? Il est tentant, en effet, de réduire les outils du droit (et leur géographicité) à une domination pure et simple. Marie-Ève Sylvestre et ses coauteurs invitent toutefois à se montrer vigilant contre cette lecture trop réductrice. Sur ces aspects politiques, Mariana Valverde emprunte le chemin presque inverse. Il ne s’agit plus de critiquer ou de mettre en garde contre des usages juridiques de la géographie ; il s’agit, à l’inverse, de prêter attention aux potentialités offertes par des usages géographiques du droit. Ce dernier vient au secours d’une géographie empêtrée dans le « voir comme l’État », une approche pyramidale des pouvoirs incapable de saisir la rationalité de leur fonctionnement14.

• 15 A. Riles, « A New Agenda for the Cultural Study of Law : Taking on the Technicalities », Buffalo La (...)
• 16 A. Riles, op. cit., p. 984.

9Les deux textes traduits ont en commun une caractéristique notable : ils prétendent, l’un comme l’autre, prendre au sérieux la technicité juridique (legal technicalities) et lui rendre sa dignité dans le champ des sciences sociales du droit. Cette ambition tranche avec la grande majorité des nombreux travaux de ce domaine qui, au mieux se désintéressent de cette technicité, au pire l’excluent des objets légitimes de la recherche. La technicité est le plus souvent un objet invisible, soit par excès de familiarité du côté des juristes, soit par excès de méfiance du côté des sociologues. Mariana Valverde invite à « se détourner des grandes théories au profit des technicités du droit ». Et pour éviter le « réductionnisme sociologique », il faut considérer « la technique comme aussi importante que les relations sociales de pouvoir au sein desquelles le droit gouverne ». Marie-Ève Sylvestre et alii entendent, quant à eux, examiner les « aspects techniques et procéduraux du droit », c’est-à-dire mettre « l’accent sur les ressources, les mécanismes et les structures de connaissance déployés par les juristes afin de donner sens à leur monde ». Les auteurs inscrivent ici leurs pas de ceux de l’anthropologue et juriste américaine, Annelise Riles et revendiquent cette filiation. Auteure d’une œuvre importante, encore méconnue en France, Riles a notamment proposé, dans un texte programmatique, un nouvel agenda pour les études culturelles du droit qui, à partir du cas du droit des conflits de lois, défend la nécessité de « rendre compte de l’agentivité des formes juridiques »15. Dans cet article, Riles s’intéresse « au savoir juridique technique lui-même, c’est-à-dire aux théories, aux modèles, aux arguments et aux techniques » et a pour objectif de « considérer la technique, non comme un effet ou un sous-produit, c’est-à-dire comme l’outil d’agents ou de forces plus importantes, mais comme un protagoniste à part entière »16.

• 17 Dans son texte, Valverde plaide pour analyser ce que font les acteurs du droit. Dans son À quoi ser (...)
• 18 Sur ce courant, le récent dossier Droit et Société, 100, 2018 (After Legal Consciousness Studies : (...)
• 19 Voir, néanmoins, P. Cornut St-Pierre qui propose judicieusement de rapprocher les Legal Consciousne (...)
• 20 B. Dupret et A. Utriza Yakin, « La praxéologie du droit : mise en perspective et mise en pratique » (...)
• 21 Voir, dans ce sens, les pistes ouvertes par V.-A. Chappe, R. Juston Morival et O. Leclerc, « Faire (...)
• 22 A. Riles, « A New Agenda… », op.cit., p. 975.

10Sans même évoquer la question ontologique (qu’est-ce que le droit ?), posons ici une hypothèse de départ : le droit est surtout l’affaire des juristes, l’affaire de tous prise en charge par les juristes. Ou plutôt, les juristes ont, à chaque instant, à faire avec le droit et le font. Les travaux de sciences sociales ont le plus souvent cherché à saisir ce que sont ces juristes, quelles sont leurs caractéristiques sociales et politiques, leurs formations et leurs fonctions dans la société, quelles places ils occupent dans les institutions juridiques et judiciaires, etc. Toutes ces questions contribuent à croiser les sciences sociales du droit avec la sociologie des professions, la sociologie de l’État, les politiques publiques, la sociologie des mobilisations et des organisations ou encore la psychologie sociale. À cette première approche s’en ajoute une seconde : rendre compte de ce que font les juristes, les suivre en train de rendre la justice, de dire et de réfléchir le droit17. En d’autres termes, il s’agit de les étudier en action et non d’en proposer un portrait de groupe ou de les catégoriser d’une manière idéal-typique. L’une des caractéristiques de ces travaux qui entendent restituer les pratiques des juristes est surtout de privilégier les « états mentaux » de ces derniers. Elle prétend se saisir de leurs « croyances », de leurs « représentations », leurs « idéologies », leurs « cultures » pour expliquer leurs pratiques. L’activité concrète de ces juristes est presque toujours abordée par le truchement de causalités mentales censées expliquer ces activités. Les Legal Consciousness Studies, qui contribuent actuellement au renouvellement de la connaissance du droit, sont l’un des derniers avatars de cette approche qui entend se focaliser sur des états de conscience, sur les états d’esprit (ou les esprits d’État) pour comprendre ce que faire droit veut dire18. Dans une telle configuration, le travail concret des juristes, celui qu’ils réalisent quotidiennement dans leurs cabinets, leurs offices, leurs tribunaux ou leurs bureaux, est rendu complétement invisible19. L’accomplissement pratique de leurs tâches, les gestes techniques, les « opérations du droit » (pour reprendre l’expression heureuse de Yan Thomas) et leur formalisme qui constituent le cœur de leur activité disparaissent purement et simplement au profit d’un contexte social ou culturel, d’un rapport de forces ou du jeu des ambitions professionnelles. Sans surprise, le travail d’interprétation ou de qualification se trouve résorbé le plus souvent dans une recherche d’intérêts concurrents et dans un dévoilement de stratégies plus ou moins avouées. Faut-il, par conséquent, s’étonner que les milieux juridiques se désintéressent à ce point des travaux des sciences sociales puisque, le plus souvent, ces derniers entendent redresser leurs pratiques ou sonder la profondeur de leurs inconscients ? Le fait que les juristes se détournent des sciences sociales n’est pas, contrairement à une fable persistante, qu’elles mettraient en danger leurs intérêts ou menaceraient leurs croyances mais plutôt parce que ces sciences sociales sont le plus souvent incapables de parler de ce qui compte pour eux, de rendre compte de ce savoir spécifique (ayant une forte technicité) qui les constitue comme tels. Pourtant, comme le remarquent très pertinemment Baudouin Dupret et Ayang Utriza Yakin, « la prétention à traiter du droit dans l’ignorance de ce que ses praticiens tiennent pour consubstantiel à leur activité, à savoir les règles » et leur application est tout simplement absurde20. Une chose est de ne pas ratifier la prétention des juristes à monopoliser le discours sur le droit, une autre est d’ignorer « l’écologie de leurs pratiques » (Isabelle Stengers) et d’être aveugle à ce qui les définit comme juristes. Comment ignorer, même pour les approches de sciences sociales, les raisonnements juridiques, l’outillage conceptuel, les mécanismes opérationnels ou encore la méthodologie de la preuve21 ? Annelise Riles note que « toute approche du droit qui ignore ce qui se trouve au cœur de la pensée juridique ne peut pas échapper à sa propre marginalisation »22.

• 23 Une étude récente de Frédéric Géa consacrée aux « usages du droit par ses acteurs » (Revue de droit (...)
• 24 Le riche dossier « Travailler dans le droit » dirigé par G. Flocco et L. Willemez, La nouvelle revu (...)
• 25 Sur le nécessité de ramener le droit à sa teneur la plus technique et de saisir sa « moralité inter (...)

11Les travaux de sciences sociales ignorent-ils à ce point cette technicité du droit et ce travail de mise en forme des normes ? Non, en réalité, pas tout à fait. Mais, lorsqu’ils l’abordent, c’est par son versant le plus instrumental. C’est bien à cette ligne analytique que les travaux sur les « usages sociaux et politiques du droit » se rattachent le plus souvent. Le droit et ses opérations sont alors au service de projets, d’ambitions ou de stratégies les plus diverses ; elles sont de purs moyens pour des fins extra-juridiques. Le succès rencontré par le thème des « causes du droit » et de l’engagement militant de certains juristes l’illustre à merveille. La question posée est le plus souvent de savoir qui utilise le droit et pourquoi : le droit (symbolisé par ses textes à appliquer, ses catégories, son régime des peines, etc.) n’est jamais autre chose qu’un instrument maniable à volonté en fonction des représentations et des buts de son utilisateur. Sans aucun doute, cette approche par les usages a-t-elle contribué à arracher le droit à une conception trop étroite fondée sur la seule contrainte pour redonner aux acteurs des marges quand ils y recourent. On joue avec/du droit autant qu’on le subit. Mais ici encore, l’approche par les usages ne permet pas de voir l’ensemble des moyens d’où surgissent les normes ni de saisir le détail des corps, des gestes, des dispositifs, des langages ou encore des outils conceptuels qui les fassent advenir. À bien des égards, cette focalisation sur les usages est même une façon de se débarrasser des juristes (de formation juridique et/ou exerçant un métier du droit) mais aussi du travail juridique dans sa matérialité et sa conceptualité propre. Elle fait la part belle aux utilisations et manipulations du droit par des « profanes » ou des « intermédiaires du droit » (qui, souvent, ne sont pas des professionnels du droit). Une telle démarche a permis de souligner toute l’importance des publics destinataires de ces normes et la façon dont ils se les approprient. Pourtant, ce nouveau regard n’a, en réalité, rapproché les observateurs des effets du droit et des ressources qu’il procure que pour mieux les éloigner de toutes les médiations qui font du droit une pratique s’exerçant dans des formes très spécifiques, une façon particulière de se saisir du monde et d’agir sur lui. Bref, la sociologie des usages, qui se donne pour tâche de redonner au droit une place constitutive dans le jeu social, reconduit une nouvelle fois le désintérêt, voire l’aveuglement sur le vocabulaire, les raisonnements, les catégorisations ou encore l’argumentation juridiques23. Le droit est nié comme savoir-faire et savoir technique (l’ars, pour utiliser une vieille notion romaine, est bien autre chose qu’une esthétisation béate du droit)24. Ne pas saisir cette dimension, c’est un peu comme si, lors d’un concert, on tentait d’expliquer la qualité d’une représentation musicale et la virtuosité de l’exécution d’un morceau, sans rien vouloir savoir des instruments, de la partition, de la scène, de la précision gestuelle ou encore du solfège25.

• 26 Le texte d’A. Bancaud et Y. Dezalay (« La sociologie juridique comme enjeu social et professionnel  (...)
• 27 La Lex et le Ius appartiennent, en réalité, à deux mondes différents, la première étant une notion (...)
• 28 À partir du cas de la police, P. Napoli (« Police et société », Enquête, 7, 1999, p. 127-144 [en li (...)
• 29 Sur la dichotomie interne/externe qui contribue « à détourner les sociologues et les autres cherche (...)

12Cette situation s’explique le plus souvent par le fait que les sciences sociales adoptent assez systématiquement et spontanément une perspective externe sur le droit, c’est-à-dire une approche qui tente de rendre compte du droit en restant le plus à l’écart de la façon dont les juristes rendent compte eux-mêmes des phénomènes juridiques. Ce problème est connu comme celui du « bon positionnement » par rapport au droit. Quoiqu’ils s’en défendent, les chercheurs sur le droit continuent aujourd’hui encore à s’inquiéter de la distance à maintenir impérativement par rapport à l’univers juridique. C’est la marque d’une volonté de « rupture épistémologique » consistant à s’émanciper de l’expérience et les conceptions des juristes. Une telle exigence méthodologique n’est pas propre à l’analyse de l’univers juridique : elle est commune à toute démarche scientifique. La situation se complique pourtant : une telle rupture n’est pas seulement motivée par un idéal scientifique mais également par le fait que la sociologie s’est constituée assez largement en discipline contre la science du droit (le sociologue est un « anti-légiste »). Le droit fut longtemps la « science sociale par excellence ». La sociologie a fini par conquérir ce titre au prix d’une rude lutte contre les prétentions du savoir juridique, d’un effort constant pour creuser sa différence avec lui et pour affirmer sa supériorité dans la compréhension du fonctionnement social. Les compromis avec le droit se sont d’emblée relevés délicats, pour ne pas dire impossibles : il en allait de l’existence même du projet sociologique. Compromis d’autant plus difficile que le droit est presque toujours appréhendé, aux yeux de la sociologie, comme le discours et l’instrument du pouvoir, du pouvoir d’État en particulier. Rompre avec ce discours juridique, c’était se distancier du pouvoir-savoir des juristes, se donner les moyens de le critiquer et de mettre en échec la violence et la domination qu’il impliquerait26. La sociologie manifeste, à cet égard, un bien étrange légalisme (celui-là même qu’elle reproche aux juristes…), fort peu interrogé et quasiment spontané, en réduisant très fréquemment le droit à un acte d’autorité exigeant l’obéissance ou à un instrument de pastorale. Cette confusion de la lex et du ius, historiquement fausse et conceptuellement problématique27, est pourtant le pivot sur lequel s’articulent des approches sociologiques qui entendent retourner le droit contre ses propres présupposés et ambitions (le droit n’est pas ce qu’il prétend être)28. On comprend sans peine que toute une science sociale ait pu manifester la plus grande méfiance à l’égard d’une parole et d’une pratique juridiques associées au mieux à de la duplicité, au pire à de la violence29. Au total, une triple rupture hante la relation que la sociologie entretient avec le droit : scientifique, disciplinaire et politique. Les pratiques concrètes des juristes s’en trouvent expulsées du champ des objets d’études légitimes et pertinents.

• 30 Conscients de cet angle mort, un certain nombre de travaux socio-historiques se sont précocement ef (...)

13Que faut-il comprendre lorsqu’on prétend prendre ses distances avec le droit ? Comment est-on censé procéder pour satisfaire cette exigence ? Reconnaissons que l’approche externaliste mélange, en réalité, très souvent deux questions distinctes : la première pose la question de savoir avec quels outils parler/analyser le droit (ne pas se contenter de ce que le droit dit de lui-même et mobiliser toutes les ressources offertes par les théories sociologiques) ; la seconde porte sur ce qu’il faut observer quand on se donne pour tâche d’analyser le travail des juristes. Pour le dire autrement, se montrer précautionneux avec la façon doxique dont les juristes parlent de leurs missions et de leurs tâches doit-il pour autant conduire l’observateur à ignorer toute la gamme des outils et d’opérations qui constitue le cœur de l’activité juridique ? Car, une chose est de se tenir à distance de ce que disent juristes de ce qu’ils font (droit-discours), une autre est de maintenir une grande distance avec ce qu’ils font, parfois en le justifiant (droit-pratique). Pour ne prendre qu’un exemple, prendre le discours techniciste des juristes, fortement développé à partir de l’entre-deux-guerres (Georges Ripert en est une parfaite illustration), pour la pratique quotidienne de la technique par ces juristes, c’est prendre la proie pour l’ombre. Que peuvent bien faire, en définitive, les sciences sociales des catégories comme abus de droit, personne morale, voies de fait, principe de proportionnalité, compensation conventionnelle, prescription ou encore usufruit ? Les ignorer ? Ne faudrait-il qu’elles prennent enfin le droit à ses propres mots ? Non pas pour dévoiler, derrière ses mots, des intentions ou des buts plus ou moins avouables mais, au contraire, pour saisir, comme y invite Yan Thomas, le droit comme une instance unique qui produit le monde qu’elle désigne30. Michèle Spanò résume ce paradoxe constitutif du droit en termes suivants :

• 32 L. Israël, « Question(s) de méthodes. Se saisir du droit en sociologue », Droit et société, 69-70, (...)
• 33 S. Woolgar, J. Lezaun. « Missing the (Question) Mark ? What Is a Turn to Ontology ? », Social Studi (...)
• 34 B. Dupret, « Pluralisme juridique, pluralité de droits et pratiques juridiques : théories, critiqu (...)
• 35 Ibidem, p. 610 : « les sciences sociales n’ont pas les moyens de définir le droit en dehors de ce q (...)

14Pourquoi le fait d’attirer toute l’attention sur ces savoirs et savoir-faire des juristes expose-t-il à la critique récurrente de croire (faussement) à une « ontologie particulière du droit » ? Liora Israël a instruit éloquemment le procès d’une telle croyance en dénonçant cette « approche essentialiste d’un droit qui ne supporte comme méta-langage que lui-même et comme analyseur de ses pratiques que ses praticiens »32. Mais, pourtant, de défense d’une ontologie particulière du droit, il n’en est ici nullement question. Considérer que la compréhension des phénomènes juridiques passe par une observation fine et approfondie de l’activité concrète des juristes ne signifie pas que ces derniers seraient les seuls à pouvoir accéder à « la vérité du droit »33. Il ne s’agit aucunement d’une thèse ontologique mais d’un choix méthodologique pour saisir ce « droit des gens engagés dans la pratique du droit »34. Si on veut dire quelque chose de sérieux sur le droit et son fonctionnement dans la société, il est absurde de récuser ce que les juristes tiennent pour essentiel et « ce qu’ils font et disent quand ils pratiquent ce qu’ils appellent le droit »35. À moins de dénier aux juristes toute compétence, voire toute légitimité, dans ce domaine (hypothèse hasardeuse alors même que personne n’envisagerait d’en formuler une de même nature en travaillant sur les chirurgiens, les mécaniciens ou encore des cadres d’entreprise), on ne voit pas bien comment parler de ce droit en train de se faire en le recouvrant d’un pudique voile d’ignorance. Comment parler de l’activité juridictionnelle de tel ou tel tribunal sans décrire, dans le détail de leurs manifestations, les différentes dimensions sémantique, institutionnelle, cognitive et volitive que l’application des normes juridiques requiert ? Se saisir et analyser ce que font les juristes quand ils répondent à une question de droit, quand ils cherchent à faire droit à une réclamation, quand ils traitent un cas difficile, cela n’a rien à voir avec une quelconque prétention au monopole sur le droit d’une catégorie de professionnels. Dira-t-on, par exemple, que s’immerger dans le milieu des traders pour comprendre les procédures complexes d’évaluation des entreprises cotées revient à doter ces experts financiers d’une connaissance absolue et impartageable sur leur domaine d’activités ?

• 36 Prendre au sérieux les opérations du droit et les savoirs juridiques n’est pas un pan-juridisme. Ce (...)
• 37 Sur le perspectivisme, voir E. Alloa, Partages de la perspective, Paris, Fayard, 2020. Le terme « p (...)
• 38 B. Latour, La fabrique du droit. Une ethnographie du Conseil d’État, Paris, La découverte, 2002, p. (...)
• 39 H. Guiguère, Des morts, des vivants et des choses. Ethnographie d’un village de pêcheurs au nord de (...)

15Prendre au sérieux le savoir juridique et l’activité des juristes n’est donc aucunement une façon d’ontologiser le droit mais de promouvoir une sorte de perspectivisme méthodologique36. Cela revient à dire qu’il n’est pas besoin d’être juriste pour penser le droit mais que l’enquête ne peut pas pour autant ignorer ce que signifie penser le droit comme un juriste. Comment étudier une décision de justice, un acte notarial ou une sentence arbitrale sans s’attacher à l’outillage conceptuel et procédural que ces pratiques supposent ? Un perspectivisme assumé est un voir comme37. L’ordre juridique ne peut être adéquatement saisi qu’à partir du point de vue de ceux qui le produisent. Prendre, en somme, pour objet la pratique du droit (et la traiter comme objet). D’où la nécessité de partir des outils ordinaires et quotidiens des « pratiquants » du droit. Une telle approche est celle promue, peu ou prou, par Reza Banakar, Max Travers, Baudouin Dupret ou encore Bruno Latour. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre la petite provocation de Latour lorsqu’il affirme que « face à la sociologie du droit comme des sciences mieux vaut, tout compte fait, se ranger du côté des internalistes »38. Il s’agit, à ses yeux, de mobiliser une méthode ethnographique pour décrire les savoirs et pratiques « indigènes » d’un champ professionnel particulier. En quoi cette approche différerait-elle de celle utilisée pour étudier les pratiques d’une communauté de pêcheurs à Madagascar ou celles des populations côtières de la Bretagne pratiquant la saliculture ou la conchyliculture39 ? Aucune contorsion méthodologique n’est exigée : l’internalisme revendiqué ici vise à restituer une cosmologie (et non dresser une ontologie particulière) dans et à partir de laquelle les juristes pensent et agissent en tant que juristes. Il y a bien un point de vue juridique sur le droit, rappelle Michele Spano :

• 41 A. Mol, The Body Multiple : ontology in medical practice, Durham (NC), Duke University Press, 2002  (...)

Plutôt que de nier ce regard juridique sur le monde social, ce voir comme, l’objectif est donc de le sociologiser (ou de l’anthropologiser), c’est-à-dire de déployer tous les instruments des sciences sociales pour décrire ce travail juridique au plus près de sa logique, de ses règles et de ses procédures propres. N’a-t-on pas, par exemple, déjà procédé de la sorte pour rendre compte de l’activité de recherches de logiciens ou des techniques opératoires des chirurgiens41? Pourquoi refuserait-on aux pratiques des juristes ce que l’on accorde sans hésitation à d’autres professions ?

• 42 E. Alloa, op. cit., p. 264-267.
• 43 P. Bourdieu, « La force du droit. Éléments pour une sociologie du champ juridique », Actes de la re (...)
• 44 Un exemple extrême d’un tel investissement juridique de la part de profanes et critiques virulents (...)

16Ne donne-t-on pas trop de poids, pour ne pas dire de pouvoirs, à ces juristes dans la vie du droit ? Pour ne pas tomber de Charybde en Scylla, il faut certes reconnaître l’importance des juristes mais sans nier pour autant l’agentivité propre des formes juridiques. Le perspectivisme est un voir comme (les juristes) mais également un voir-avec et un voir-par qui débordent largement l’univers des professionnels du droit42. Nous rejoignons ici les interrogations de la sociologie des usages du droit. Le droit est ainsi mobilisé, activé en situation par un public fort divers : il est la grammaire à partir de laquelle les intérêts s’expriment, s’affrontent et se tranchent. À la fois une façon pour les acteurs les plus variés de décrire le monde qui les entoure et un moyen technique d’action sur celui-ci, sous certaines conditions et dans certaines formes déterminées. Le vocabulaire juridique offre bien des ressources pour parler des relations sociales (contrat, obligation, patrimoine, bien, etc.). Reste que voir le monde avec les lunettes du droit, c’est naturellement une manière de consolider la vision du monde portée par ce droit. Le pouvoir de classement et de nomination du droit est un pouvoir au service de ceux qui le disent et l’appliquent. La leçon de Bourdieu n’a rien perdu de sa force43. Mais au-delà des effets sociaux du droit, il faut néanmoins reconnaître que l’usage du droit par des profanes ne les affranchit pas, bien au contraire, des contraintes du système juridique pour faire triompher leurs prétentions. Ils doivent se couler dans les formes du droit et prêter autant d’attention aux règles substantielles que procédurales. Prendre un conseil juridique, faire appel aux « auxiliaires du droit » (et pas se concentrer uniquement sur les « intermédiaires du droit ») constitue très souvent un point de passage obligé d’un voir-une-affaire-par les outils du droit. Petite affaire ou grande cause, une approche perspectiviste implique à chaque fois d’expliciter les « investissements de forme » qui permettent au droit de passer44. Et, à bien des égards, l’analyse des usages militants du droit nécessite moins de creuser les dimensions sociopolitiques d’une cause que, strictement à l’inverse, de porter une plus grande attention aux opérations et montages techniques qui autorisent son traitement adéquat et convaincant par le système juridique.

• 45 Pour utiliser le titre d’un ouvrage célèbre de F. Schauer, Thinking like a Lawyer récemment traduit (...)
• 46 Sur les engagements publics des professions juridiques, le cadre proposé par F. Champy et L. Israël (...)
• 47 Sur cette « description mince », C. Lemieux, La sociologie pragmatique, Paris, La découverte, 2018, (...)
• 48 Sur les ressorts du savoir juridique, les remarques de F. Rouvière, « Le fondement du savoir jurid (...)
• 49 A. Riles, « Knowledge about Law », International Encyclopedia of Law and Society, dir. D. S. Clarke (...)

17Penser comme un juriste45 ? À n’en pas douter, les sciences sociales se doivent donc de prendre au sérieux cette activité juridique ainsi que le « droit en tant que droit » (selon l’expression de l’historien E. P. Thompson) et les mettre au cœur de l’enquête. Si ces sciences sociales ambitionnent souvent de s’en saisir, il faut toutefois reconnaître qu’elles sont à la peine pour le faire. Face à des juristes tranchant un cas, traitant une affaire, interprétant un texte, des travaux sociologiques les imaginent en quasi-sociologues qui mobiliseraient (ou devraient mobiliser) des connaissances sur le monde social ou suivraient les règles de la méthodes sociologiques. Comme si faire droit ou répondre à une demande de droit consistait à enquêter sur le contexte social, politique ou économique d’une affaire ou sur les croyances et les représentations des juristes. N’est-ce pas sombrer dans la plus complète « illusion scolastique » que d’imaginer le travail des juristes sur le modèle de l’enquêteur sociologique ? Ce qu’on peut reprocher à une certaine sociologie du droit, ce n’est pas son bourdieusisme, c’est à l’inverse de ne pas avoir retenu les leçons du Bourdieu penseur de la pratique. L’accent mis sur les « usages du droit » a d’ailleurs fortement contribué à fixer l’attention sur les contextes sociaux et sur la psychologie des utilisateurs. Pourtant, lorsque les juristes pratiquent le droit, ils le pratiquent concrètement, en technicien de la chose juridique. Ils ne se contentent pas seulement de regarder dans un au-delà du droit (la défense de l’État de droit, la recherche d’une égalité réelle, etc.), de se le représenter ou de s’engager au service d’un projet quelconque, personnel ou collectif46: ils s’engagent dans le droit, activent ou concrétisent les potentialités d’un système juridique, accomplissent des opérations multiples productrices de droit. L’enquête doit être menée à « la surface du droit », selon l’expression de Vincent Réveillère, et non dans les profondeurs du social ou du psychique. Elle est affaire de « description mince » (suivre les acteurs dans leur effort pour définir les situations qu’ils rencontrent et affrontent47). Les sciences sociales du droit peuvent continuer à emprunter bien des voies mais elles ne peuvent ignorer plus longtemps les savoirs juridiques (c’est-à-dire les concepts, les formes et les techniques juridiques) et leur mise en pratique48. C’est, par exemple, à cette condition qu’il sera possible de parler d’une sociologie du droit venant compléter une sociologie des professions juridiques, une sociologie des usages du droit ou encore une sociologie politique du droit. La sociologie (ou une anthropologie) du droit entend prioritairement enquêter sur les savoirs juridiques, sur le droit comme un ensemble de pratiques épistémiques comme nous y invite Annelise Riles dans son « A New Agenda for the Cultural Study of Law : Taking on the Technicalities ». Et d’inviter, dans un autre texte, à « comprendre le savoir juridique dans ses propres termes, en incluant sa signification et son attrait du point de vue des différents acteurs du droit »49. En s’appuyant sur les propositions de Riles, Valverde, Syvlestre et alii entendent donc à leur tour prendre au sérieux la « technicité juridique ». Il faut ajouter que les deux textes traduits ici comprennent différemment le sens de ce « Taking on the Technicalities ». Sylvestre et alii se montrent avant tout attentif au voir comme des juristes (et au voir comment ils travaillent) : leur article souligne comment les juges piochent dans la boite à outils procédurale et agencent des solutions permettant d’organiser les déplacements et les mouvements de libéré.es sous conditions. De son côté, Valverde est plutôt sensible au voir-avec des outils du droit, voir le fonctionnement social avec les lunettes de la « juridiction ». Pour le dire autrement, son étude illustre parfaitement cette agentivité propre du droit qui, en catégorisant l’espace social, offre des prises robustes et efficaces pour agir sur lui.

• 50 « Parler de « la » technique (au singulier) ne signifie pas la réifier et ignorer la gamme variée d (...)
• 51 Certes, les travaux doctrinaux sont loin d’être inexistants dans cette enquête sur les savoirs juri (...)
• 52 L’expression est empruntée à A. Esquerre, « Comment la sociologie peut déplier le droit ? », Tracés (...)
• 53 M. Hauriou, « Les facultés de droit et la sociologie », Revue générale du droit, de la législation (...)

18La « technicité juridique », voire la technique juridique (c’est-à-dire, dans un sens plus étroit, l’activité de mise en forme en vue d’assurer la concrétisation du droit), est devenue depuis quelque temps, un objet privilégié pour les sciences (sociales) du droit50. Les deux traductions publiées dans ce dossier de Clio@Thémis témoignent d’une telle orientation. Cette promotion scientifique de la technicité n’est pas, contrairement à une idée spontanée, le seul fait des juristes soucieux de creuser la distance avec des sciences sociales jugées impérialistes51. C’est, à l’inverse, un instrument de rapprochement et de dialogue entre le droit et les sciences sociales. Qui n’a pas, par exemple, senti le formidable potentiel sociologique des travaux d’un Yan Thomas qui n’a pourtant cessé de rappeler l’incommensurabilité entre droit et sciences sociales ? « Déplier le droit »52, réaliser des comptes rendus sociologiques des pratiques juridiques concrètes a autant de vertus analytiques et explicatives que de rechercher des causes sociales et psychologiques aux droits. Dans une célèbre formule, Maurice Hauriou affirmait en 1893 que « un peu de sociologie éloigne du droit, beaucoup de sociologie y ramène »53. Il faut, à présent, retourner purement et simplement la formule : « un peu de droit éloigne de la sociologie, beaucoup de droit y ramène ».

• 54 M. Strathern, « Le brevet et le malanggan », Tracés. Revue de Sciences humaines, 14, 2014, en ligne (...)
• 55 M. Strathern, The Gender of the Gift : Problems with Women and Problems with Society in Melanesia, (...)
• 56 Y. Thomas, Les opérations du droit, Paris, Seuil/Gallimard/EHESS, 2011 ; B. Latour, La fabrique du (...)
• 57 Law, anthropology and the constitution of social. Making persons and things, dir. A. Pottage et M. (...)
• 58 A. Pottage, « Introduction. The fabrication of persons and things », ibid., p. 1
• 59 Dans un texte de synthèse récent, R. Michaels et A. Riles, « Law as technique », The Oxford Handboo (...)

19Faut-il, par conséquent, s’étonner que l’instigatrice de cette revalorisation des Legal technicalities, Annelise Riles, ait été formée à l’anthropologie sociale de Marilyn Strathern ? Cette dernière s’est intéressée aux artefacts juridico-culturels (cf. son étude sur le brevet et le malanggan54) et, attentive aux tools et aux forms, elle n’a cessé de rappeler, à partir de son terrain mélanésien que, d’une nature limitée, « relations are only recognized if they assume a particular form »55. Le programme d’anthropologie du droit de Riles s’est notamment enrichi des apports des études des sciences et des techniques (STS), mais également des leçons de Yan Thomas et son archéologie de la romanité. L’attention portée aux « opérations du droit » par Thomas et aux (quasi-)objets comme aux formes d’énonciation par Latour a contribué à aiguiser le regard sur les pratiques juridiques56. Tout à fait représentatif de cette démarche qui entend comprendre « how legal techniques fabricate persons and things » est l’ouvrage Law, anthropology and the constitution of social. Making persons and things (Cambridge, Cambridge University Press, 2004) publié sous la direction d’Alain Pottage et Martha Mundy57. Les contributions rassemblées « shows how, in a given social, historical, or ethnographic context, elements of this repertoire are mobilised by legal techniques of personification and reification ». Et le terme de « fabrication » a été ici choisi « because it suggests modes of action which are lodged in rich, culturally-specific, layers of texts, practices, instruments, technical devices, aesthetic forms, stylized gestures, semantic artefacts, and bodily dispositions »58. Si Latour et Thomas sont mobilisés assez systématiquement par ceux qui, dans l’espace francophone, ambitionnent de défendre cette approche par la technique, ils ne sont naturellement pas les seules références utilisées. On n’en fera pas la liste mais quelques noms reviennent également fréquemment comme Max Weber (rationalité formelle du droit), Michel Foucault (instrumentation dans la gouvernementalité) et quelques autres59.

• 60 V. Réveillère, « Enquêter sur les savoirs juridiques : controverses juridiques et traductions conce (...)
• 61 P. Cornut St-Pierre, op. cit.
• 62 L. de Sutter, Hors la loi. Théorie de l’anarchie juridique, Paris, Les liens qui libèrent, 2021.
• 63 Ibid., p. 70 et 105 (souligné dans le texte).

20D’une manière très symptomatique, réalisant en quelque sorte le programme tracé par Riles, des études récentes appellent à faire de la technique et des savoirs juridiques des objets privilégiés d’enquêtes. Vincent Réveillère a invité les sciences sociales et juridiques à « prendre au sérieux la pratique des savoirs des juristes, c’est-à-dire la comprendre dans ses propres termes », et à s’opposer à « une appréhension purement externe des pratiques des juristes qui, de façon réductionniste, ne les percevrait que comme le reflet de quelque chose de plus fondamental, les rapports de force politiques ou économiques »60. De son côté, Pascale Cornut St-Pierre, revenant sur l’embarras des chercheurs en sciences sociales devant la technique juridique, propose « d’appréhender sociologiquement les diverses manifestations de technique juridique » et entend rappeler qu’il faut « ne pas craindre de plonger au cœur des problèmes juridiques qui occupent les professionnels du droit, s’efforcer de comprendre les ressorts et l’originalité des solutions qu’ils proposent, sans pour autant avoir pour objectif de répondre soi-même à des questions techniques »61. Poursuivant des objectifs quelque peu différents, Laurent de Sutter se livre également dans un brillant et réjouissant essai, Hors la loi. Théorie de l’anarchie juridique62, à une défense et illustration des opérations du droit. Définissant le droit comme « l’ensemble des opérateurs expérimentaux par lesquels un groupe humain donné se confère les moyens de réinventer sa structure », l’auteur rappelle qu’il « faut lutter pour le droit, parce qu’une telle lutte est d’abord une lutte dans le droit, c’est-à-dire dans le tissu même des opérations du monde – dans la vue même du monde »63.

• 64 Se saisir ainsi du droit fait écho à l’entreprise des « Lieux de savoir » qui entend répondre à la (...)
• 65 Sur cette approche philologique, B. Frydman, « Exégèse et Philologie : Un cas d’herméneutique compa (...)
• 66 Cf. l’ouvrage essentiel de V. Champeil-Desplats, Méthodologies du droit et des sciences du droit, P (...)
• 67 P. Moor « Théorie du droit et pratique du droit », Plädoyer, 2007/4, p. 50 qui résume commodément l (...)
• 68 On trouve ici la marque de l’approche herméneutique (méthodologie structurante, opération de concré (...)
• 69 P. Moor, Le travail du droit. Essais sur le droit de l’État de droit II, Laval, Presses de l’Univer (...)
• 70 F. Colonna d’Istra, Philosophie du droit et pratique des juristes, Paris, Dalloz, 2021, p.179. Adop (...)
• 71 F. Colonna d’Istra, Philosophie du droit…, op. cit., p. 13.
• 72 Ibid., p. 241.
• 73 V. Réveillère, « Prendre au sérieux les pratiques des juristes. Le cas du formalisme », Revue de la (...)
• 74 Voir en particulier la remarquable introduction de sa thèse dans laquelle est exposé son cadre d’an (...)
• 75 Ibid., p. 6 : « La citoyenneté de l’Union offre, à ce titre, un terrain d’enquête particulièrement (...)

21Pratique, savoir, technique, opération ? Ces notions pointent incontestablement en direction d’une nouvelle façon d’aborder le droit64. Cette dernière entend prendre ses distances avec l’interprétativisme dominant les sciences sur le/du droit. Le droit est toujours conçu comme un ensemble de normes à interpréter. Si les juristes entendent les interpréter pour en permettre l’application, les sciences sociales s’attachent à interpréter les raisons profondes et/ou contextuelles de leur édiction et de leur application. Les uns comme les autres (ce point a été relevé plus haut) se caractérisent très souvent par un même positivisme : juriste et sociologues, à la manière de philologues, cherchent à faire surgir le sens plus ou moins caché contenu dans la norme posée65. On ne discutera pas de la pertinence ou des limites d’une telle conception fort courante. Elle a donné lieu à une littérature infinie66. Relevons simplement que certains de ces critiques, tout particulièrement en théorie du droit, ont souligné que l’engendrement du droit n’est pas seulement une affaire de « bonne compréhension » d’un texte juridique valide, comme si, en tordant un texte, la raison juridique apparaissait presque magiquement. De même, à moins de confondre le droit avec l’exposé de ses motifs, avoir une claire conscience des enjeux sociopolitiques est insuffisant pour saisir ce qui permet le passage du droit. C’est justement pour contester cette vision positiviste que Pierre Moor s’efforce, depuis plusieurs années, de bâtir une approche du droit comme « travail » et insiste sur le rôle déterminant des opérations du droit : « la norme prend son sens par et dans le travail qu’accomplissent les juristes sur les textes »67. Le droit est le produit du travail par lequel s’opère le passage du texte à la norme puis de la norme à la décision68. Plutôt que de se focaliser sur les règles juridiques, il est préférable de se tourner vers l’activité intense qui gravite autour d’elles. Observer le phénomène juridique, c’est observer comment les juristes travaillent pour extraire le droit. Faut-il s’étonner que le dernier ouvrage de Pierre Moor s’intitule Le travail du droit69 ? De ce point de vue, une théorie du droit ne peut être que la théorie de la pratique du droit. Bien que dans une veine (méta-)philosophique fort différente, c’est également l’intuition de François Colonna d’Istra qui a publié récemment Philosophie du droit et pratique des juristes. Plutôt que de débattre sans fin de ce qu’est « le droit », plutôt que d’imaginer un « droit déjà-là » qu’il faudrait juste décrire et interpréter, l’auteur insiste sur le fait que la « pratique unit les juristes par son matériau mais également par sa fonction : mettre des documents sources en forme juridique »70. Et de souligner que « la pratique [des juristes] n’est pas une substance car elle n’est pas un objet stable et fixe ; elle est une activité. Penser la pratique à partir d’elle-même implique de ne plus voir le droit comme un objet (comme on pourrait connaître l’essence par une définition conceptuelle) mais comme une activité »71. Cette activité est assez particulière puisqu’elle est activité de formalisation, activité de « mise en forme des règles, c’est-à-dire par leur transformation en solutions »72. Dans la théorie du droit contemporaine, Vincent Réveillière est sans doute celui qui a le plus nettement et rigoureusement tiré les conséquences méthodologiques d’une telle nécessité de « prendre au sérieux les pratiques des juristes », en particulier leurs pratiques des formes73. Sa thèse, Le juge et le travail des concepts juridiques, nourrie notamment de l’anthropologie d’Annelise Riles et du pragmatisme inférentiel et normatif de Robert Brandom, met en quelque sorte en pratique, à partir du cas de la citoyenneté de l’Union européenne, cette théorie de la pratique. Ce cas autorise ainsi à développer un cadre d’analyse sur les opérations conceptuelles du juge74. Elle décortique les pratiques discursives et casuistiques du juge européen (involution conceptuelle, invention, naturalisation d’une solution, etc.) et décrit le chemin hésitant et fragile qui conduit à la construction de cette citoyenneté européenne75.

• 76 C. Moreau de Bellaing, Force publique. Une sociologie de l’institution policière, Paris, Economica, (...)
• 77 W. L. F. Felstiner, R. L. Abel et A. Sarat, « L’émergence et la transformation des litiges : réalis (...)
• 78 Ibid., p. 41.
• 79 Pour une proposition de révision de ce cadre analytique s’attachant plus fortement au travail norma (...)
• 80 J. Barbot et N. Barbot, « Se confronter à l’action judiciaire. Des victimes au carrefour des différ (...)
• 81 Ibid., p. 105 : « En considérant chaque action judiciaire comme un dispositif, c’est-à-dire un asse (...)
• 82 Ibid., p. 105-106 : « Nous nous sommes arrêtés sur les séquences où les personnes cherchent à expli (...)
• 83 N. Dodier et J. Barbot, « La force des dispositifs », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 71/2, 2 (...)
• 84 J. Barbot et N. Dodier. « Repenser la place des victimes au procès pénal. Le répertoire normatif de (...)

22Aborder le droit comme une activité éloigne aussi bien de l’interprétativisme que de l’instrumentalisme. Ce dernier pense les textes juridiques comme s’ils étaient immédiatement prêts à l’usage, comme des biens culturels consommables et manipulables à volonté. En somme, le droit est appréhendé comme un instrument neutre et docile que chacun peut mettre au service de ses buts propres. C’est le paradigme de la maîtrise stratégique des normes par les sujets rationnels. À chaque cause, à chaque objectif, à chaque plan, ses instruments juridiques adaptés. Sans doute n’est-ce pas complètement faux mais c’est trop peu dire. Tout d’abord, à l’égard du droit, la question n’est pas seulement de pouvoir en user ; elle est également d’être tenu par lui dans le cours de l’action. De quelle(s) manière(s) peut-on dire que le droit nous tient (ou que nous tenons à lui) ? Travaillant sur les allégations d’usage illégitime de la force par les policiers, Cédric Moreau de Bellaing démontre d’une manière documentée et convaincante que l’arrimage de l’action policière au droit n’est pas à proprement parler synonyme de maîtrise ou d’incorporation du droit mais consiste en différentes manières pour les conduites policières de se régler sur lui. « C’est bien le droit qui ordonne les pratiques policières dès lors qu’elles lui sont toujours rapportables […]. Le droit aligne les pratiques policières, normales ou pathologiques, tout comme il conditionne les formes de jugement auxquelles elles sont soumises » 76. L’instrumentalisme imagine trop souvent le droit comme un marteau qui viendrait frapper les acteurs de son autorité alors même qu’il est avant tout un panneau indicateur pour s’orienter en situation. À force de vouloir « faire usage du droit », cette approche instrumentale néglige ce que veut dire « suivre des règles juridiques » pour des acteurs, comme nous y invite cette enquête sur l’activité policière. Ensuite, le cadre instrumentaliste est beaucoup trop large pour parler précisément du « passage du droit », pour utiliser l’expression de Bruno Latour. Ce reproche peut, par exemple, être adressé à l’étude influente et innovante de William Felstiner, Richard Abel et Austin Sarat, « Naming, Blaming, Claming »77 qui entend proposer un cadre d’analyse de l’émergence et la transformation des litiges. Les auteurs souhaitent « orienter [leur] attention vers les individus en tant que créateurs d’opportunités pour le droit et l’activité juridique : les gens font leur propre droit, mais ils ne le font pas exactement comme ils l’entendent »78. Si l’identification des séquences de transformations est très suggestive et précieuse, l’ensemble de la démonstration se déploie en surplomb, à un tel degré de généralité que les formes juridiques ne semblent ici que de simples candidatures de témoignage dans la résolution des litiges. En appréhendant l’étude de ces transformations à travers les perceptions, les comportements et les décisions individuelles, l’approche retenue ne dit rien de la dynamique juridique et les moyens de droit constitutifs de la transformation d’un grief en litige. Pour le dire autrement, l’articulation entre outils du droit, cadres procéduraux, pièces du dossier et attentes des parties est laissée dans le flou79. Le contenu du droit, qu’il soit substantiel ou procédural, pourtant central dans ces affaires litigieuses, est d’une pâleur spectrale. Constatant la trop grande généralité d’un cadre d’analyse n’interrogeant pas « ce qu’il peut y avoir de spécifique lorsque l’on est confronté à plusieurs procédures judiciaires », Janine Barbot et Nicolas Dodier, dans une série d’articles consacrée aux « dispositifs de réparation » et tout particulièrement aux parcours de réparation de victimes en matière de santé publique, ont donc porté leur attention « sur les séquences au cours desquelles les personnes problématisent les conditions d’ajustement entre le genre de responsabilités auxquelles elles songent, et le type de dispositifs auquel elles sont confrontées ou auquel elles envisagent de recourir »80. L’enquête est centrée sur « le travail normatif des individus autour des dispositifs » : comment les individus se situent par rapport à des dispositifs plus ou moins accessibles (par exemple, faut-il emprunter une voie non-judiciaire ou une voie judiciaire ? faut-il se porter au civil ou au pénal ?)81 et comment ces individus règlent leur conduite dans le cadre d’un dispositif particulier82? Le but est de « comprendre ce que "réparer" veut dire » en explorant « pour chacun des dispositifs (procès, fonds d’indemnisation, assurances, etc.) le réseau des finalités et des exigences que les différents acteurs qui y sont confrontés leur attribuent »83. Cela les a conduit, fait assez rare dans la sociologie contemporaine, à se saisir du « travail doctrinal autour du procès pénal », c’est-à-dire à examiner comment, parmi les juristes, « le répertoire doctrinal s’est construit autour d’un certain nombre d’« attentes » associées à la tenue d’un procès pénal » et à la place que les victimes doivent y occuper84.

• 85 Sur cette idée de « manutention des Leges » et d’« activation des formes juridiques », voir les tra (...)
• 86 S. Gutwirth, « Le droit n’est pas une science, mais la science juridique existe bel et bien », Les (...)
• 87 Par exemple, B. Frydman, « Le droit comme savoir et comme instrument d’action dans la philosophie p (...)

23L’auteur et l’autrice se préoccupent avant tout des attentes des victimes et du réglage de leur place au procès. Mais, loin d’imaginer que ces victimes doivent chercher à conformer la décision judiciaire à leurs plans au moyen de stratégies, ils démontrent, à l’inverse, qu’il importe d’instaurer une solution attendue à partir/dans des dispositions et dispositifs juridiques qui offrent des prises plus ou moins ajustées. Les dispositifs judiciaires décrits par Barbot et Dodier ne sont pas des figurants d’arrière-plan mais des médiateurs actifs pour construire, tracer les parcours de réparation. En d’autres termes, l’action judiciaire est moins affaire d’application/usage du droit que de « manutention des lois » et d’« activation des formes juridiques » pour leur faire produire certains effets85. Leurs analyses indiquent bien la différence fondamentale entre instrumentalisme (par la cause défendue) et instrumentation (par le casus). Refuser de réduire le droit à une affaire de visée subjective ou de planification stratégique ne signifie pas pour autant ignorer que les acteurs manient (Pierre Thévenin parle judicieusement de « manutention des lois ») les outils du droit dans des contextes pluriels. Mais, et ce point trouble les sciences sociales, le « droit produit des solutions à des cas à travers son propre régime d’énonciation au regard de ses propres conditions de félicité »86. Benoit Frydman a, dans plusieurs études récentes consacrées à l’approche pragmatique du droit87, rappelé que le droit est « un outil, un instrument d’action sociale et politique » :

• 90 C. Lemieux, La sociologie pragmatique, op. cit. ; Y. Barthe, D. de Blic , J.-P. Heurtin et al., « S (...)
• 91 Cette approche peut s’alimenter des riches perspectives tracées par la sociologie des « épreuves d’ (...)

24Dans tous les cas, il est important de ne pas séparer trop rapidement d’un côté les moyens juridiques et, d’un autre, les fins extra-juridiques. Car les controverses juridiques, et tout particulièrement celles qui se déploient dans l’espace judiciaire, ne peuvent se comprendre comme de simples oppositions d’intérêts préconstitués qui se pareraient des atours du droit. S’appuyant sur les ressources de la sociologie pragmatique90, Pascale Cornut St-Pierre et Vincent Réveillère appellent à enquêter sur les savoirs et techniques juridiques à partir d’un examen attentif des controverses. Ces dernières constituent des moments d’épreuves pour les acteurs engagés dans une affaire juridique et pour le droit « en train de se faire »91. Loin de se réduire à un face-à-face entre des intérêts ou à des rapports de force, une affaire, un procès, un litige, une négociation sont le moment où s’instituent des réponses juridiques. Comme le remarque Michel Toper, les méthodes d’interprétation

• 93 Pour une perspective sociologique sur la force des arguments (« sociologie argumentative »), F. Châ (...)

Les controverses juridiques obéissent à des contraintes particulières d’argumentation et d’administration de la preuve qui, à chaque fois, rendent incertain le jugement final. Que les acteurs d’un litige expriment des attentes vis-à-vis du droit n’autorisent pas pour autant à sauter par-dessus les opérations qu’ils doivent effectuer pour espérer voir ces attentes se concrétiser. La trajectoire des arguments juridiques n’est pas rectiligne. Car il s’agit de « se justifier dans le cas » (Vincent Réveillère), ce qui signifie que les fins (extrajuridiques) ne sont pas extérieures aux moyens (juridiques). Dans l’espace judiciaire en particulier, pour que des arguments aient une chance de porter ou de l’emporter, encore faut-il qu’ils soient configurés d’une certaine façon qu’aucun rapport de force ne parviendra seul à expliquer. L’articulation entre formes juridiques, effets cognitifs de l’argumentation et traduction en termes d’action ne doit donc jamais être présumée93.

• 94 L. de Sutter, Deleuze. La pratique du droit, Paris, Michalon, 2009, p. 63-109 ; S. Gurwirth, « Le d (...)
• 95 Dans un texte bref et très dense, Y. Thomas, « Présentation », Annales. Histoire, sciences sociales(...)
• 96 S. Gutwirth, op. cit., p. 16. Ce « droit topique » fait écho à la « logique juridique » d’un Chaïm (...)
• 97 A. Riles, « Knowledge about Law », op. cit., p. 887-888. Dans son article « A new agenda of the Cul (...)
• 98 Par exemple, sur le raisonnement juridique, voir l’enquête dirigée par P. Deumier, dir., Le raisonn (...)
• 99 Cf. le très utile article de R. Encinas de Munagorri, « Qu’est-ce que la technique juridique ? Obse (...)

25Porter l’attention sur l’activité « réelle » des juristes et sur le contenu de leur travail, c’est donc adopter une conception « topique » du droit plutôt qu’« axiomatique », pour utiliser la distinction de Theodor Viehweg, reprise récemment d’une manière fort suggestive par Laurent de Sutter et Serge Gutwirth94. D’un point de vue axiomatique, le droit est un ensemble de normes à appliquer, à commenter ou à obéir. Il est un devoir-être qui doit être respecté ou, à l’inverse, critiqué. On comprend sans peine que ce droit axiomatique se confond le plus souvent avec l’ordre de la loi et, sur le terrain des sciences sociales, débouche sur des questionnements portant sur le monopole de la contrainte étatique, sur l’autonomie du droit ou encore les concurrences entre professionnels. Le « droit topique » modifie le centre de gravité de l’enquête en s’attachant à « la matière du droit, [c’est-à-dire] les procédures et les catégories de la qualification, dans la perspective la plus englobante, c’est-à-dire du moins en est-il encore ainsi aujourd’hui, dans la perspective politique »95. Dans cette perspective, « faire du droit, c’est toujours un travail herméneutique particulier qui doit relier toute constellation de « faits » en quête de stabilisation – et donc : tout problème qui s’impose juridiquement – à l’ensemble des sources formelles afin d’aboutir à une décision ou solution, donc à la stabilisation du lien juridique en suspens »96. Quelles sont, plus précisément, la matière et les opérations du droit ? Cet espace technique est délicat à tracer et menace sans cesse de se transformer en une liste à la Prévert. On a déjà indiqué que la « technicité du droit » chez Riles désigne, d’une manière élargie, une configuration professionnelle mettant en œuvre un savoir incluant des artefacts (« What kinds of objects, or effects, does legal knowledge produce ? »), des agents (« Who “uses” or “makes” legal knowledge ? »), une temporalité (« What conceptions of past, present or future are at work in legal knowledge ? »), une esthétique (« What appreciations of legal form are entailed in legal knowledge ? ») ou encore une épistémologie (« What does it mean to “know” particular facts in legal terms ? »)97. De fait, l’activité juridique consiste prioritairement dans une série d’opérations conceptuelles, topiques, langagières et logiques. Les acteurs du droit manipulent des objets matériels (codes, pièces, revues, etc.), raisonnent, conceptualisent, interprètent, argumentent, formalisent ou encore motivent98. Un tel savoir technique n’a pas manqué de donner lieu à une multitude de débats et la définition même d’une technique juridique est débattue99. Retenons ici l’approche de Émeric Nicolas :

• 101 L’argument sociologique en droit. Pluriel et singularité, dir. D. Fenouillet, Paris, Dalloz, 2015.
• 102 S. Goltzberg, L’argumentation juridique, Paris, Dalloz, 4^e éd., 2019.

Au cœur de la technique juridique, cette dimension argumentative sur laquelle Chaïm Perelman a attiré précocement l’attention, concerne tout le processus normatif, de la création des normes à leur application. Intéressant toutes les institutions administratives, juridiques et judiciaires, l’empire de l’argumentation se manifeste clairement dans la manière dont les acteurs du droit abordent les données sociales ou les analyses sociologiques qu’ils peuvent connaître. En pratique, ils n’entendent pas faire œuvre de sociologie du droit mais bien faire des résultats de la sociologie (enquêtes quantitatives, statistiques, etc.) des éléments de conviction en soutien d’un propos ou d’une action juridiques101. La sociologie vaut, entre les mains des juristes, comme « argument sociologique », au même titre que d’autres arguments juridiques102, dans le cadre d’une procédure judiciaire, parlementaire ou de l’action administrative. On connaît la place des statistiques dans les études d’impact, l’importance des considérations de l’efficacité économique des règles économiques, le recours aux données sociologiques dans des tierces interventions déposées devant la Cour européenne des droits de l’homme, la convocation d’experts et d’amici curiae à l’initiative des magistrats ou de témoins à l’initiative des conseils. Dans ces quelques cas, les acteurs n’entendent pas résoudre un problème en se faisant « sociologues du droit » mais remodeler des données de nature sociologique pour les intégrer dans le système juridique en vue d’un jugement pratique.

• 103 Le panorama proposé par L. Israel (« Legalise it ! The rising place of law in French sociology », I (...)
• 104 La revue Clio@Themis a traduit, par les soins de P. Decoux, et publié le texte de R. Pound, « Le dr (...)
• 105 P. Cornut St-Pierre, La fabrique juridique des swaps. Quand le droit organise la financiarisation d (...)
• 106 Ibid., p. 9.
• 107 P. Cornut St-Pierre revient sur sa démarche de sociologue de la technique juridique appliquée aux p (...)

26Il ne fait pas de doute que les sciences sociales gagneraient à redécrire finement les activités des acteurs du droit en partant du contenu et de la matière de ce dernier, en spécifiant toutes les formes nécessaires aux opérations pratiques du droit, les gestes et les ressources qu’elles exigent. Il faut souhaiter que l’étude de l’agir juridique prenne le pas sur celle des croyances des juristes et espérer qu’une sociologie du travail juridique prenne place à côté de la sociologie politique du droit et de la sociologie des usages du droit103. Reconnaissons que la distinction classique entre « Law in books / Law in action » a ici fini par devenir une malédiction pour la démarche sociojuridique104. Elle était venue opportunément rappeler l’écart entre le droit prescrit et le droit pratiqué (prendre, par exemple, les dispositions législatives comme une photographie du paysage juridique à une période donnée est une erreur de catégorie). Si cette distinction était initialement destinée à critiquer les conceptions formalistes de certains juristes, elle s’est transformée, entre les mains des sciences sociales, en un oubli, voire un rejet pur et simple des formes juridiques. La vie du droit s’en trouve coupée des multiples opérations intellectuelles et matérielles constitutives de sa réalisation, de son application et de capacité à agir sur le monde et le transformer. Pourtant, récemment, Pascale Cornut St-Pierre a démontré, dans une thèse consacrée aux swaps et à la financiarisation, la fécondité d’une telle étude sociojuridique de la technique juridique105. Elle met en lumière que cette financiarisation du monde est justement liée à une nouvelle contractualisation des relations économiques et non seulement, comme on le pense, à une libéralisation économique (« le droit (s’avère) véritablement constitutif de la finance »106). Le droit est bel et bien l’artisan du succès du swaps. En mettant en forme juridique l’innovation financière, les juristes ont grandement contribué au succès des nouveaux marchés d’instruments financiers et ont également transformé fortement la culture juridique du monde des affaires en l’adaptant aux nouvelles pratiques de gestion du risque. Au total, les juristes ont travaillé, par toute une série de mécanismes contractuels, à sécuriser le risque financier de manière à le rendre aussi prévisible que possible107. L’étude de Pascale Cornut St-Pierre est exemplaire d’une sociologie de la technicité juridique à plusieurs titres. Elle souligne combien celle-ci n’est pas synonyme de déréalisation politique et sociale ni même d’idéalisation des enjeux de la financiarisation. L’abstraction juridique est, tout à l’inverse, un puissant levier pour redistribuer les rapports de forces politiques et sociaux, un moyen efficace de transformations des flux financiers, un outil pour redessiner l’architecture internationale des échanges économiques. L’attention portée aux outils du droit n’est donc pas une énième façon de décliner le thème de « l’autonomie du droit » mais de signaler la manière très particulière que le droit a d’instituer, de produire, de stabiliser le monde social à partir de ses mots, ses procédures et ses artifices. Comme y insiste également Mariana Valverde dans le texte traduit, le savoir-faire technique des juristes est un savoir-pouvoir. On voit qu’enquêter sur la technicité juridique n’est pas non plus une manière d’entonner le couplet de la « neutralité » qui lui est pourtant souvent associé : le cas des swaps et des instruments financiers pointe bien plus en direction d’une politique juridique que d’une dépolitisation des intérêts et des valeurs véhiculés par les formes du droit. Le texte de Marie-Ève Sylvestre et alii l’illustre à merveille : il ne s’agit aucunement de dire adieu au politique mais, comme l’annonce explicitement son titre, d’éclairer « les aspects politiques de la technicité juridique ».

• 108 Sur le réalisme juridique, notamment scandinave, parmi de vastes littératures, outre l’ouvrage préc (...)
• 109 Analysant les conceptions empiriques du réalisme scandinave, E. Serverin (« Quels faits sociaux pou (...)
• 110 Le courant du New Legal Realism, invitant à développer des recherches qualitatives compréhensives, (...)
• 111 La notion de « prise » est féconde pour décrire les procédures de résolution des troubles et les fo (...)
• 112 Dernièrement, la précieuse mise en garde de D. Mantovani, Droit, culture, société de la Rome antiqu (...)
• 113 Pour exprimer cette « voix » particulière du droit et sa capacité à reconstruire les objets, M.-A. (...)
• 114 Sur les travaux de cette nature, B. Dupret, Droit et sciences sociales, Paris, Armand Colin, 2006 ( (...)
• 115 Dans ce sens, les travaux sur les styles judiciaires et la rédaction des décisions de justice. Par (...)

27Sans aucun doute, se tenir au plus près de l’activité juridique nous fait voisiner avec les approches réalistes du droit108. Ces dernières ont en commun avec une telle « sociologie de la technique » un certain scepticisme à l’égard des règles (tout du moins dans sa version la plus formaliste), une attention portée aux comportements des juges et une même volonté de connaître empiriquement le droit. Mais elles divergent notamment sur la façon d’aborder l’empiricité du droit : là où les premières s’attachent à déterminer quelles règles orientent effectivement les comportements des juges (au point qu’on a pu leur reprocher de se confondre parfois avec une analyse classique de la jurisprudence des tribunaux)109, l’approche par l’activité implique de suivre les acteurs du droit dans leurs opérations les plus ordinaires et les plus structurantes, de restituer ce à quoi ils ne peuvent pas renoncer sans trahir justement leur pratique110. Mais, comment suivre leurs pratiques, comment rendre compte de telles opérations ? Comment bien parler du savoir juridique ou de l’argumentation juridique, sans répéter ce que les juristes en disent ni, à l’inverse, mépriser ce « tripot » du droit (Pierre Legendre) ? Où et que regarder pour donner consistance à ce qui est souvent perçu par les sciences sociales comme des « vues de l’esprit » ? Comment décrire les techniques du droit et les dispositifs qui en sont le cœur ? Les termes d’outil ou d’instrument, en soulignant les prises multiples que le droit offre aux acteurs111, ont largement contribué à établir qu’il n’est pas simplement une contrainte qui les laisserait démunis et obéissants. Toutefois, ils ont quelque peu éclipsé une donnée fondamentale : le droit est avant tout une pratique discursive. Les techniques et savoirs juridiques sont affaire de mots, de langages et de textualité112. Constatation simple que les sciences sociales du droit ont pourtant du mal à assumer et qu’elles ont souvent préférer ignorer ou refouler. Ces sciences sociales se fondent le plus souvent sur une conception « représentationaliste » du champ juridique : les mots et les textes du droit sont un moyen d’accéder à des représentations du monde, à des états psychologiques, à des intentions politiques et sociales ou encore à des croyances individuelles et collectives. Bref, le discours juridique est comme transparent et doit être traversé pour accéder aux représentations « vraies » des usagers du droit. Pourtant, il faut bien partir des discours eux-mêmes : faire droit est un travail dans et sur la langue113. Cela ne signifie naturellement pas que le discours juridique tienne tout seul et qu’il soit réductible à un simple fait linguistique, ignorant par là des paramètres sociaux précis. Il suppose une « forme de vie », une « culture », un « écoumène » ou encore une « institution ». Les travaux sur l’anthropologie linguistique du droit, de sémiotique juridique ou de sociolinguistique judiciaire ne manquent pas114. Mais, pour autant, qu’est-ce qu’une technique juridique sinon un procédé argumentatif (marqueurs et types d’argument) ? Qu’appelle-t-on la formalisation sinon un certain mode d’écriture du droit ? Comment concevoir une norme sans l’extraire d’un ou des textes ? Peut-on comprendre une procédure sans activer une logique du récit judiciaire ? La qualification ne consiste-t-elle pas à appliquer un nomen juris à n’importe quel fait ? Tous ces exemples sont là pour rappeler qu’il est impossible d’échapper au caractère éminemment discursif du droit. L’enquête doit partir de ce point initial et c’est aussi celui-ci qui la rend si délicate. Prendre le droit au mot, je l’ai déjà signalé, ce n’est pas rechercher des causes cachées aux phénomènes juridiques mais plus simplement s’attacher d’emblée à tous ces signifiants juridiques qui sont à notre portée et devant nos yeux. Au commencement ne sont pas les idéologies, les cultures, les stratégies ou les intérêts professionnels mais les interactions verbales, les écrits de travail, la literacy, les infrastructures scripturaires, les échanges argumentatifs, etc.115.

• 116 P. Bourdieu, « La force du droit… », op.cit.
• 117 J.-M. Weller, « Comment décrire ce qu’on ne voit pas ? Le devoir d’hésitation des juges de proximit (...)
• 118 C. Licoppe et L. Dumoulin, « L’ouverture des procès à distance par visioconférence. Activité, perfo (...)
• 119 Sur le « quotidien » des juristes, M. Koskas, « Du quotidien au droit ou la compréhension du droit (...)
• 120 C. Delmas, Les notaires en France. Des officiers de l’authentique entre héritage et modernité, Renn (...)
• 121 Sur le cas particulier des Sciences studies, Sheila Jasanoff (dont plusieurs articles ont été tradu (...)
• 122 On renverra, par exemple, à quatre enquêtes importantes récentes : É. Biland, Gouverner la vie priv (...)

28Comment rendre observables et descriptibles les opérations du droit ? Comment relier les signifiants (les formes, en quelque sorte) et les signifiés juridiques ? Comment faire sortir de cette invisibilité la technique et les savoirs du droit ? Il y a quelque ironie à constater que l’un des textes qui a le mieux exprimé une telle nécessité est le texte de Pierre Bourdieu, « La force du droit » mais que bien des lecteurs ont préféré retenir la seule critique du pouvoir des légistes plutôt que son invitation à ne plus ignorer la « force de la forme »116. Dans tous les cas, les ressources ne manquent pas pour commencer à aborder le droit comme discours spécifique et comme activité située. Quelques exemples suffiront ici. Jean-Marc Weller avait, à l’occasion d’une recherche sur le travail des juges de proximité, proposé de « décrire ce qu’on ne voit pas », à savoir leur devoir d’hésitation117. Particulièrement suggestive, son enquête illustre combien l’hésitation du magistrat est irréductible à une approche de type socio-psychologique mais apparaît elle-même comme un travail. Ce dernier exige donc qu’on suive le cours d’action impliquant des artefacts qui permettent aux acteurs de se représenter et de contrôler le travail qu’ils accomplissent mais aussi de régler leurs décisions sur un alignement de pièces et de textes. Faire apparaître le « fantôme du droit » n’est pas donc pas impossible, même dans ses dimensions les plus abstraites et impalpables. Certains travaux se sont, par exemple, intéressés à des situations particulières qui constituaient de véritables « épreuves » pour les formes juridiques et judiciaires. Examinant des audiences médiatisées par un dispositif de vidéoconférence, Laurence Dumoulin et Christian Licoppe ont montré que cette innovation modifiait, fissurait très légèrement le cadre judiciaire118. De tels déplacements organisationnels et juridictionnels permettent ainsi, par les perturbations sensibles qu’ils introduisent, de questionner à nouveaux frais les formes de l’audience judiciaire et d’éclairer des activités routinières mais rendues problématiques par cette intrusion technologique. Comment ouvrir l’audience à distance ? Comment conduire virtuellement les débats ? Comment se distribue la parole ? Comment rendre intelligible à l’écran les différentes interactions entre les participants de la scène juridique ? Etc. Le dispositif de visioconférence oblige à requalifier les moments de l’activité judiciaire, en particulier ceux touchant au rituel judiciaire, qui semblaient pourtant les plus évidents et naturels. D’une manière plus générale, il serait possible d’étendre les exemples de travaux qui offrent des illustrations fines sur certaines activités juridiques ordinaires et quotidiennes, tout particulièrement à l’occasion d’enquêtes sur les métiers du droit (les procureurs, les juristes d’entreprise, les avocats des mineurs délinquants, pour n’en citer que trois119). Récemment, pour prendre un dernier exemple, Corinne Delmas, en restituant les transformations contemporaines du notariat français, décrit l’organisation du travail des notaires, leurs liens avec leurs clientèles, leurs domaines d’intervention (droit de la famille, droit immobilier, droit fiscal, etc.) et rappelle que cette profession est dévouée à l’écriture d’actes et au conseil juridique120. Sans même évoquer une littérature anglo-saxonne abondante121, les ressources sont loin de faire défaut à qui souhaite commencer à saisir les savoirs et savoir-faire du droit122.

• 123 Sur cette différence entre énonciation et institution, B. Latour, « Note brève sur l’écologie du dr (...)
• 124 B. Latour, La fabrique du droit…, op. cit. Voir F. Audren et C. Moreau de Bellaing, « Bruno Latour’ (...)
• 125 A. Pottage, « The Materiality of What ? », Journal of Law and Society, 39/1, 2012, p. 167–83 ; E. C (...)
• 126 V. Forray et S. Pimont, Décrire le droit… et le transformer. Essai sur la décriture du droit, Paris (...)
• 127 J. Goody demeure une référence essentielle, en particulier La raison graphique. La domestication de (...)
• 128 B. Fraenkel et D. Pontille « L’écrit juridique à l’épreuve de la signature électronique, approche p (...)
• 129 D. Pontille, « Produire des actes juridiques », op. cit., p. 113-126.
• 130 J.-M. Weller, Fabriquer des actes d’État. Une ethnographie du travail bureaucratique, Paris, Econom (...)
• 131 Ibid., p. 13.
• 132 Ibid., p. 289.

29Notons toutefois que ces aspects pratiques/techniques demeurent bien souvent latéraux et secondaires dans les travaux de sciences sociales qui préfèrent s’inscrivent dans une perspective de sociologie des professions et de ses questionnements (morphologie sociale, identité collective, structuration professionnelle, idéologie, etc.), de sociologie des mobilisations ou de sociologie politique. Il faut pourtant y insister une fois encore : ces pratiques, de ces savoir-faire et ces savoirs devraient plus systématiquement constituer le cœur de l’investigation. La force de l’argumentation latourienne est justement de répondre à cette priorité en concentrant son attention sur le droit comme forme d’énonciation (et non comme institution)123 mais aussi en identifiant un « véhicule » (le dossier) permettant de suivre le droit en train de se faire124. Elle entend, par conséquent, comprendre ce que parler juridiquement veut bien dire. Cette adverbialisation traduit l’irréductibilité du discours juridique (ne pas le confondre avec la science, le religieux, la morale ou encore la politique) et la nécessité de s’en saisir à la manière des juristes (comprendre le droit à partir de lui-même, de sa pratique). Cela ne signifie aucunement que le discours juridique est pur de toute relation sociale, économique, politique (le droit est un composé hétérogène) mais il est une forme particulière de « véridiction » du social, une façon de dire et faire le monde, un moyen robuste d’instaurer une réalité singulière pour agir sur lui. Il n’est pas moins vrai et n’a pas moins de consistance qu’un énoncé scientifique, qu’un roman ou que le marché. Ne serait-il pas éclairant de partir du mode juridique de constitution du social, de ses opérations et de ses formalisations plutôt que de tenter d’expliquer coute que coute le droit par le social ? Comment saisir les opérations du droit au plus près de leur déploiement ? La solution de Latour, dans le prolongement de l’anthropologie des sciences et des techniques, est double : privilégier l’enquête ethnographique en suivant les acteurs eux-mêmes et tracer le passage du droit en suivant le trajet d’un dossier à chaque étape d’une affaire. Cet attachement à la matérialité du droit, symbolisée dans La fabrique du droit par un intérêt singulier pour les trombones, les élastiques et les feuilles de papier, est une dimension qui n’a pas manqué de soulever des débats épineux125. Il n’en a pas moins rappelé que le monde du droit est un univers de l’écriture et de la production textuelle. À cet égard, on trouve dans l’ouvrage de Sébastien Pimont et de Vincent Forray, Décrire le droit… et le transformer. Essai sur la décriture du droit126, un effort inédit et original pour expliciter ce que l’écriture fait au droit, ou plutôt comment il se fait par/dans l’écriture. C’est sans aucun doute l’entreprise la plus aboutie pour penser le phénomène juridique comme un processus continu d’écriture. L’écriture engendre le droit, le met littéralement au monde. Cette importance de l’écrit qui matérialise le droit et le rend tangible a inspiré un certain nombre de travaux consacrés à la « raison graphique »127. Les pratiques professionnelles de l’écrit juridique ont suscité une riche littérature, en particulier la production des « actes juridiques ». Reliant propriétés matérielles et pragmatiques, l’acte désigne à la fois une opération réalisatrice d’effets de droit et le document écrit servant de support à cette opération. À l’articulation d’une sociologie pragmatique et d’une anthropologie de l’écriture, l’acte d’huissier de justice a par exemple fait l’objet d’investigations poussées de la part de Béatrice Fraenkel et David Pontille128. La force du droit est analysée comme « le résultat d’un travail : tout un ensemble d’activités sont indispensables pour transcrire par écrit une action, puis pour transformer une simple feuille de papier en une pièce officielle. Ce travail agence différents personnages (des créanciers, des débiteurs, des gestionnaires de dossier, des officiers ministériels), divers dispositifs techniques (textes, outils, un automate…) et un réseau d’institutions juridiques qui participent de la valeur de l’acte juridique »129. C’est une même attention portée à l’activité et à la matérialité qui guide Jean-Marc Weller dans Fabriquer des actes d’État. Une ethnographie du travail bureaucratique130. L’action de l’État est appréhendée à partir du « travail de bureau » des agents administratifs, avec ce qu’il engage comme « activités d’écriture, de calcul, de signature, de manipulation experte de papiers »131. Weller entreprend de décrire le travail au quotidien de l’État et tout particulièrement « les infrastructures du droit » (un dispositif organisationnel de bureaux et de dossiers) qui équipent le raisonnement juridique et la décision publique. « A force de paperasserie, de bibliothèques, de fichiers et de bases de données, et surtout à l’aide de dossiers et de bureaux, c’est tout un processus d’action publique légale qui, en effet, est rendu possible et [que Weller] s’est efforcé de décrire pour saisir la confection des actes d’État »132.

• 133 On se reportera, en priorité, au récent ouvrage dirigé par D. Gesualdi-Fecteau et E. Bernheim, La r (...)
• 134 A. Vauchez, « Le droit en transitions. L’invention d’un nouvel art législatif au service de la V^e R (...)
• 135 A. Philippe, La fabrique des jugements. Comment sont déterminées les sanctions pénales, Paris, La d (...)
• 136 T. Delpeuch, L. Dumoulin et C. Galembert, Sociologie du droit et de la justice, Paris, Armand Colin (...)
• 137 Voir, dernièrement, sur l’ethnographie comme manière d’étudier et de raconter le monde, les réflexi (...)
• 138 Sur les deux façons de faire de l’anthropologie (interpréter ou décrire), on consultera les proposi (...)
• 139 B. Dupret, Droit et sciences sociales, op. cit. (Quatrième partie).
• 140 Ibid., p.11-12.
• 141 Ethnographies du raisonnement juridique, dir. J. Colemans et B. Dupret, Paris, LGDJ, 2018 ; Legal R (...)
• 142 J. Colemans et B. Dupret, « Présentation du dossier Droit, justice et catégorisations », ibid., p.1 (...)
• 143 J. Colemans, L’ordinaire du contentieux administratif, op. cit.

30Les méthodes disponibles, qu’elles soient quantitatives ou qualitatives, pour rendre compte de la vie juridique sont multiples133. On sait, par exemple, l’importance que les sondages ont revêtu dans la constitution d’une « sociologie législative » pour évaluer les pratiques juridiques en matière de droit de la famille134. Très récemment, usant des outils de l’analyse économique et mobilisant une vaste collecte de données (notamment issues du casier judiciaire national), Arnaud Philippe a cherché à identifier les déterminants des sanctions pénales135. Nous pourrions multiplier à l’infini les exemples de travaux qui abordent avec une démarche empirique le fonctionnement d’institution judiciaire, l’(in)efficacité des normes ou encore les violations de l’État de droit136. Pour ce qui est de restituer plus spécifiquement le travail juridique et l’activité propre des juristes, une des voies les plus fécondes réside dans une démarche ethnographique137. L’ethnographie mobilisée ici n’entend pas pénétrer le mystère de « la culture » ni même celui des « coutumes » ou de « l’esprit » des juristes : elle cherche à décrire l’activité des acteurs quand ils prétendent faire droit à une demande ou à une plainte, trancher un litige138. Il n’est donc pas possible de suivre cet engagement dans l’action juridique de loin, à distance ou d’une manière générale. Comprendre le cours d’une action implique de s’attacher à son contexte. Le contexte n’est pas le cadre général et abstrait qui déterminerait de l’extérieur les comportements mais comme un contexte concret, localisé et localisable, composé de lieux, de mots et de choses, qui modèle le déploiement de l’action. Ignorer un tel contexte, c’est réduire la production du droit à des idéologies ou des identités pré-constitués, à des textes déjà formalisés qui n’attendraient qu’à être appliqués. Pourtant, le cours du droit (le droit en action) est un processus plus incertain, plus tortueux, en fonction d’éléments contextuels, situationnels, institutionnels, en fonction de données interactionnelles et d’artéfacts activés. L’attention portée au contexte entend donc donner son plein sens à l’idée d’une pratique juridique et judicaire qui, logiquement, ne peut se saisir « en théorie » ou « en principe ». Sur ce terrain contextuel, nombreux sont les travaux, souvent anglo-saxons, qui peuvent orienter la réflexion. Baudoin Dupret en a proposé un panorama détaillé dans son Droit et sciences sociales et en a restitué, dans plusieurs de ses articles, les grandes tendances et les enquêtes les plus influentes139. À ses yeux, ces travaux portant sur le « droit en action » représentent, en réalité, un large spectre qui inclut aussi bien les courants réalistes, la théorie des actes du langage, les approches interactionnistes et sémiotiques, l’approche latourienne, l’analyse de conversation, l’anthropologie linguistique du droit ou encore l’ethnométhodologie de la vie juridique. Il a insisté, par exemple, sur l’importance des œuvres de Brian Tamanaha, Neil McCormick, Max Travers, Bernard Jackson, Gregory Matoesian ou encore Aaron Circourel. La liste pourrait être allongée et je me contente de renvoyer ici aux différentes présentations que Baudouin Dupret en a utilement donné. Dans tous les cas, ces différents courants adressent une même critique aux sciences sociales aveugles au droit comme « accomplissement pratique » et expriment une même ambition de se focaliser sur le propre de l’activité des juristes en tant que telle et d’en conserver toute son épaisseur phénoménologique. Le droit n’est donc pas expliqué par des variables sociales : il convient de privilégier une démarche « qui, faisant du droit un objet d’investigation en lui-même et pour lui-même, produise une description fine et en contexte de modalités d’exercice des professions et activités liées au droit, d’établissement des faits, de mise en œuvre des règles, de référencement des faits à des règles, dans le cours routinier du travail ou des rencontres avec la justice »140. De fait, depuis plusieurs années, c’est Baudouin Dupret qui développe, dans l’espace francophone, le programme le plus cohérent et le plus approfondi d’une analyse contextuelle du droit. Il a rassemblé autour de lui des chercheurs et chercheuses qui poursuivent un tel programme. Cet effort d’animation a donné lieu, en particulier en collaboration avec Julie Colemans, à plusieurs publications collectives sur les ethnographies du raisonnement juridique, sur les catégorisations juridiques ou encore sur les règles de droit141. Ces dernières apparaissent d’ailleurs comme un carrefour vers lequel de nombreuses études sur la pratique du droit peuvent converger et dialoguer. Dans le numéro qu’ils ont coordonné sur le thème de la catégorisation, ils rejettent la vision objectivante et aprioriste des catégories et proposent d’explorer leur valeur opératoire. De ce point de vue, la catégorisation est appréhendée comme un processus de normalisation : « le jugement judiciaire apparaît ainsi comme un jugement en normalité structuré conjointement par la référence au droit et à moralité »142. Illustrant remarquablement cette perspective, Julie Colemans a, par exemple, proposé une étude du processus décisionnel du Conseil d’État belge à partir des activités concrètes que les auditeurs et conseillers accomplissent tout au long du parcours du dossier. Loin de se réduire à une opération purement logique, le raisonnement juridique est appréhendé mais comme un accomplissement pratique qui se déploie dans un horizon de sens partagé incarné par le concept de « raisonnable »143. Julie Colemans examine les « objets intermédiaires » (requête, dossiers, mémoires, rapport, projet d’arrêt, etc.) qui forment le contexte de l’action de juger, c’est-à-dire qu’ils

• 145 Barbara Truffin a notamment collaboré aux ouvrages précités (articles sur l’altérité culturelle dan (...)
• 146 B. Truffin, « Un mauvais accord vaut mieux qu’un bon procès ? Le regard d’une anthropologue du droi (...)

Un autre exemple de démarche ethnographique et contextuelle est celui de Barbara Truffin qui enquête depuis plusieurs années sur la justice familiale en France et Belgique145. Elle a documenté, dans plusieurs études, le travail des juges, en particulier dans le cadre d’audiences de conciliation judiciaire, pour comprendre les activités et fonctions qu’ils exercent ainsi que celles d’autres professionnels de la justice dans leurs aspects ordinaires et observables (audiencier, trancher, concilier, classer, calculer, expliquer). Cette approche du droit « par le bas » ou « en action » permet d’échapper au risque d’hypertrophisation du domaine des idées, de l’abstraction et du formalisme. Elle offre par la même occasion un accès privilégié pour saisir ce que représentent concrètement et en temps réel les grandes transformations vers plus d’égalité (formelle) du droit familial (divorce faillite, autorité parenté conjointe, hébergement égalitaire, modes alternatifs de règlement des différends). Il s’agit ici encore de donner une autre vision/compréhension du droit que celle que permet l’analyse des sources formelles, sans pour autant dénaturer l’importance de ces dernières pour les acteurs du droit. Dans cette perspective, Barbara Truffin a, par exemple, interrogé récemment l’efficacité des juges conciliatrices dans la production de jugements d’accord au sein de la chambre de règlement à l’amiable. Comment, en somme, les juges parviennent-elles « en pratique » et avec quelles techniques professionnelles à convaincre les parents à s’accorder pour leur propre bien et celui de leurs enfants dans des jugements d’accord146 ?

• 147 B. Dupret, Le Jugement en action : ethnométhodologie du droit, de la morale et de la justice en Égy (...)
• 148 Il a contribué à la version française de l’ouvrage fondateur de H. Garfinkel, Recherches en ethnomé (...)
• 149 H. Garfinkel, Recherches en ethnométhodologie, op. cit., p. 187-201. Le dossier « Le droit en actio (...)
• 150 A. Cicourel, La justice des mineurs au quotidien de ses services, Genève, IES/HETS, 2017. L’ouvrage (...)
• 151 M. Lynch, « Preliminary notes on judges' work : The judge as a constituent of courtroom hearings », (...)
• 152 M. Travers, The Reality of Law : Work and Talk in a Firm of Criminal Lawyers, Aldershot, Dartmouth, (...)
• 153 B. Dupret, Droit et sciences sociales, op. cit., p. 185-189 ; « Droit et sciences sociales : Pour u (...)
• 154 B. Dupret, Droit et sciences sociales, op. cit., p. 185.
• 155 Ibid.
• 156 B. Tamanaha, « A Non-Essentialist Version of Legal Pluralism », Journal of Law and Society, 27/2, 2 (...)
• 157 R. Jacob, « Jus ou la cuisine romaine de la norme », Droit et cultures, 48, 2004, p. 11-62.
• 158 B. Dupret, « Droit et sciences sociales : Pour une respécification praxéologique », op. cit., p. 33 (...)

31Baudouin Dupret défend, quant à lui, plus particulièrement à partir du terrain égyptien, une approche ethnométhodologique (qualifiée de perspective praxéologique)147 qu’il a également contribué à faire connaître à un public francophone en traduisant plusieurs auteurs de ce courant148. Cette approche appliquée au droit se divise en plusieurs ramifications (dont les analyses de conversation (Harvey Sacks) ou du raisonnement ordinaire (Melvin Pollner) et étudie les manières dont les personnes prêtent un sens à leur action et s’orientent dans le monde et le pratiquent quotidiennement et routinièrement. Le fondateur de ce courant, Harold Garfinkel, a lui-même consacré plusieurs études à l’activité judiciaire et a notamment observé le travail des jurés pour comprendre leur raisonnement ordinaire en contexte institutionnel contraint, c’est-à-dire comprendre « comment les jurés savaient ce qu’ils faisaient quand ils faisaient le travail de jurés »149. Suivant cette ligne, plusieurs études majeures ont ethnographié le travail juridique dans un cadre judiciaire. On citera seulement la recherche d’Aaron Cicourel sur l’activité de la justice des mineurs parue en 1968 et traduite récemment en français150, l’étude de Michael Lynch sur le travail des juges dans un tribunal pénal canadien151 ou encore celle de Max Travers sur un cabinet d’avocats pénalistes152. L’ouvrage de Baudouin Dupret, Le Jugement en action : ethnométhodologie du droit, de la morale et de la justice en Égypte, se consacre, à partir de l’observation des parquets et tribunaux égyptiens et de la pratique quotidienne des acteurs, à la dimension morale de l’activité judiciaire, à la manière dont le droit traite dans le détail de son déploiement un ensemble d’affaires qui touchent à la morale. Depuis lors, Dupret a entrepris, dans une série de travaux, une « respécification praxéologique » du droit153. La démarche praxéologique se focalise « sur le propre de l’activité des juristes, en tant que telle, et d’éviter de lui attribuer des fonctionnalités inconnues des acteurs mais déchiffrables par le sociologue critique qui, de sa chaire de vérité, serait en mesure de dénoncer pêle-mêle mauvaise conscience, effets de domination et hypocrisie collective »154. Elle entend se ressaisir de ce que les sciences sociales laissent traditionnellement dans l’ombre, à savoir la pratique juridique elle-même. Plutôt que d’aborder le droit comme des processus inconscients ou d’incorporation, cette démarche choisit « de décrire les modes de production, de reproduction, d’intelligibilité, de structuration et de publicité du droit et des activités qui s’y rattachent »155. Sans aucun doute, elle se construit contre une certaine idée que les sciences sociales se font fréquemment de la vie juridique. Et, de ce point de vue, Brian Tamanaha a bien explicité la nécessité qu’il y a concevoir le droit comme ce qui « est déterminé par les usages communs des gens, dans le champ social, et non à l’avance par le théoricien ou le chercheur en sciences sociales »156. Au-delà de l’aspect polémique d’une telle position rompant avec des habitudes ancrées, elle invite ces sciences sociales à trouver des moyens pour décrire et de documenter empiriquement ce que faire droit veut dire. Ne plus tourner le dos aux phénomènes juridiques en tant que tels qu’on prétend expliquer, ne pas détourner pudiquement le regard lorsqu’il s’agit de la « cuisine du droit » (Christophe Jamin). Un des sens latins du mot ius ne signifie-t-il pas « sauce », « bouillon », « jus »…157 ? La perspective praxéologique a, quant à elle, progressivement équipé l’enquêteur lancé sur un terrain juridique et judiciaire d’outils susceptibles de décrire le droit en train de se faire (contexte, correction procédurale, méthode documentaire d’interprétation, etc.). Elle a contribué à « éclairer la nature avant tout routinisée du travail de formalisation auquel s’adonnent les professionnels du droit. Le travail des avocats aussi bien que celui des magistrats, du Parquet en particulier, consiste pour l’essentiel en une formalisation des catégories qui sont mobilisées dans la narration des faits qu’opèrent clients, prévenus et témoins »158.

• 159 Pour un exemple de production du savoir géographique par les tribunaux, L. Zappulli, « Les savoirs (...)
• 160 B. Dupret, « Droit et sciences sociales. Pour une respécification praxéologique », op. cit. p. 335.

32Même si elle offre une réponse riche au traditionnel fossé qui sépare la pratique juridique et les comptes rendus formalisés des sciences sociales, l’approche ethnométhodologique n’épuise pas les façons d’approcher le droit dans sa réalité phénoménologique et de parler de l’activité des juristes. Appartenant à des traditions différentes, les textes de Mariana Valverde et de Marie-Ève Sylvestre et alii démontrent amplement le gain descriptif et analytique d’une recherche valorisant la technicité et les savoirs juridique159. Cette dernière contribue par la même occasion à expliciter de quelle manière si particulière le droit contribue au jeu social, économique et politique sans s’y réduire. D’autres approches phénoménologiques ou encore certaines théories du droit pourraient également être convoquées pour construire cette conception perspectiviste du droit. Dans tous les cas, en invitant la recherche à observer « comment des gens bien réels s’appliquent, dans l’exercice de leur profession ou de leurs activités, à concrètement établir des faits, mettre en œuvre des règles, à référencer des faits à des règles, dans le cours routinier de leur travail ou dans celui, moins banal, de leur rencontre avec la justice »160, le mot d’ordre de la « respécification praxéologique », à l’instar de celui de « Taking on the Technicalities », contribue efficacement à ouvrir des voies possibles pour une nouvelle alliance entre le droit et les sciences sociales. Placer les activités concrètes des acteurs du droit au cœur de l’enquête, s’attacher aux aspects les plus techniques et aux dimensions les plus artefactuelles de la pratique juridique, c’est se donner les moyens de construire une sociologie du droit qui n’ignore plus ce qui importe pour les praticiens, ce qui les définit précisément comme praticiens du droit. Les sciences sociales pourront-elles longtemps encore prétendre parler du droit, en son nom, en se désintéressant des phénomènes juridiques eux-mêmes ? L’urgence, pour ces sciences sociales, n’est plus de traquer la « force du droit », d’en dénoncer les excès ou les faiblesses mais bien d’apporter un éclairage approfondi sur le « travail du droit », sur le droit comme performance réelle et empiriquement observable, comme activité concrète et située. C’est sans doute à cette condition que le dialogue entre les juristes « positivistes » comme les « post-positivistes » et les promoteurs d’une science sociale du droit pourrait être efficacement et durablement renoué. Peut-être, peut-on alors imaginer qu’entre le droit et les sciences sociales la méfiance instinctive fasse enfin place à l’intérêt mutuel ? Interroger les relations entre le droit et la géographie à partir de la technicité, comme le font les deux textes traduits, est une excellente façon de s’engager dans cette direction prometteuse.