• 1 Parmi la très abondante littérature, nous renvoyons de façon non exhaustive à certains textes parti (...)
• 2 C. Delphy, « L’ennemi principal », Partisans, 54-55, 1970, p. 157-172 ; J. Rennes et alii, « La cha (...)
• 3 Il existe de très nombreux travaux en sciences politiques : J. Jenson et É. Lépinard, « Penser le g (...)
• 4 C. MacKinnon, Sexual Harassment of Working Women A Case of Sex Discrimination, New Haven, Yale Univ (...)
• 5 T. Laqueur, Making Sex: Body and Gender from the Greeks to Freud, Cambridge, Londres, Harvard Unive (...)
• 6 J. Gill-Peterson, « Gender », Keywords for Gender and Sexuality Studies, dir. The Keywords Feminist (...)

2Le genre a nourri une littérature philosophique1, sociologique2, de science politique3, juridique4 et historique abondante5. Ce concept s’est forgé dans les années 1970-1980, quand des chercheuses féministes en sciences humaines ont adopté le genre comme catégorie d’analyse : en France les féministes matérialistes, dans la lignée de Christine Delphy, Colette Guillaumin, Monique Wittig et aux États-Unis les féministes post-structuralistes, à l’instar de Joan Wallach Scott et Judith Butler, dans le contexte d’une relecture critique de la « French theory »6.

• 7 Par exemple, O. Dhavernas, Droits des femmes, pouvoir des hommes, Paris, Le Seuil, 1978 ; R. Dhoquo (...)
• 8 http://www.regine.u-paris10.fr.
• 9 Régine, Ce que le genre fait au droit, Dalloz, Paris, 2013 ; S. Hennette-Vauchez, M. Pichard et D.  (...)
• 10 S. Hennette-Vauchez, M. Pichard et D. Roman, La loi & le Genre, Études critiques de droit français, (...)

5Dans la recherche juridique française, le genre comme objet et comme méthode demeure sous-employé. À la suite de certains travaux pionniers7, un programme de recherche ANR sur le genre et le droit intitulé « Régine » (2011 à 2015), porté par une équipe de chercheur·euses en droit positif, se proposait « d’ancrer la théorie féministe du droit dans le paysage de la recherche juridique française » et de « montrer que les inégalités de genre ne se donnent pas seulement à voir dans le droit, mais sont également produites par le droit »8. Il a donné lieu à plusieurs ouvrages de référence9 dont le plus emblématique est La loi et le genre10. Parallèlement, de grandes enquêtes – telles que « Virage » sur les violences faites aux femmes – ont été soutenues par la Mission de recherche droit et justice (pour l’Outre-mer). Toutefois, ces projets ne s’inscrivent généralement pas dans une perspective historique.

• 11 V. Demars-Sion, Femmes séduites et abandonnées au xviii^e siècle. L’exemple du Cambrésis, Hellemmes, (...)
• 12 Mariage – Mariages, dir. C. Bontems, Paris, PUF, 2001.
• 13 M. Boninchi, Vichy et l’ordre moral, Paris, PUF, 2005 ; J. Poumarède et J.-P. Royer, Droit, histoir (...)
• 14 V. Vanneau, La paix des ménages. Histoires des violences conjugales, xix^e-xxi^e siècle, Paris, Anamo (...)
• 15 En particulier les travaux de Michèle Bordeaux, qui s’inscrivent dans le champ des études féministe (...)
• 16 Par exemple M. Bordeaux, « Femmes hors d’État français 1940-1944 », Femmes et fascismes, dir. Rita (...)
• 17 H. Duffuler-Vialle, La réglementation de la prostitution pendant l’entre-deux-guerres : l’exemple d (...)
• 18 A. Paturet, « Le traitement de l’hermaphrodite dans la littérature juridique de l’Ancien Régime », (...)
• 19 https://hljpgenre.hypotheses.org/. Un ouvrage sera publié en 2025 intitulé Sous l’Universel, le gen (...)
• 20 L’idée de ce dossier trouve son origine dans une conversation entre Marie Houllemare et Xavier Prév (...)

6Plusieurs·es historien·nes du droit en France se sont intéressé·es à la condition des femmes, notamment à la question de la « séduction » et des recherches en paternité sous l’Ancien Régime11, du mariage comme institution12, des sexualités13, des violences conjugales14, ce qui a permis d’alimenter les réflexions sur les rapports sociaux de sexe et sur la division sexuelle du droit15. Ces travaux s’inscrivent cependant dans une perspective d’histoire du droit ou d’anthropologie juridique, sans appréhender ouvertement le champ de recherche du genre. De manière marginale, quelques historiennes du droit se sont inscrites dans le champ des épistémologies féministes, à l’instar de Michèle Bordeaux dans les années 1980-199016. Le genre devient une catégorie d’analyse mobilisée avec a priori la première thèse en histoire du droit affiliée aux études de genre soutenue en 201517, des articles pionniers18 et, depuis février 2021, le projet de recherche ANR HLJPGenre. Cette recherche collaborative analyse les rapports sociaux de sexe existant dans les systèmes juridique et judiciaire répressifs en France, depuis la Révolution. Le projet vise à diffuser les études de genre au sein de la sphère disciplinaire de l’histoire du droit, à légitimer ce champ d’étude, à enrichir le droit positif dans une perspective diachronique et enfin à compléter les études de genre par l’apport de l’histoire du droit19. Le présent dossier de Clio@Themis, né d’échanges entre historien·nes et historien·nes du droit20, s’inscrit dans cette dynamique globale d’acculturation de l’histoire du droit aux études de genre.

• 21 L’Homme de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen est-il une femme ?, dir. R. Raus et A (...)

7En 2010, Clio@Themis a déjà fait paraître un dossier sur le genre dans son troisième numéro, intitulé L’Homme de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen est-il une femme ?21 Le seul historien du droit parmi les contributeur·ices du dossier était aussi le seul à ne pas évoquer le genre. Plus de dix ans plus tard, le nombre impressionnant de propositions d’articles de jeunes chercheur·euses en histoire du droit pour ce numéro est révélateur d’une appétence et d’une envie de se saisir de la grille de lecture du genre pour traiter de sujets juridiques dans une perspective diachronique. Un colloque organisé en octobre 2022 à Genève a permis de réunir les auteur·ices de ces propositions et d’étoffer la discussion scientifique sur le renouvellement des approches en histoire du droit et sur les épistémologies du genre.

• 22 F. Rochefort, Le pouvoir du genre. Laïcités et religions 1905-2005, Toulouse, Presses universitaire (...)
• 23 C. MacKinnon, Feminism Unmodified : Discourses on Life and Law, Cambridge, Harvard University Press (...)
• 24 C. MacKinnon, A. Dworkin, Pornography and Civil Rights : A New Day for Women’s Equality, Minneapoli (...)
• 25 G. Rubin, « The Traffic… », op. cit. (pour la version française : « L’économie politique du sexe : (...)
• 26 J. Butler, Trouble dans le genre. Pour un féminisme de la subversion, Paris, La Découverte, 2005.
• 27 K. Crenshaw, « Demarginalizing the Intersection of Race and Sex: A Black Feminist Critique of Antid (...)
• 28 Pour une synthèse, voir S. Bilge, « Théorisations féministes de l’intersectionnalité », Diogène, 1, (...)
• 29 Ce questionnement alimente depuis quelques années une intense réflexion sur la décolonisation des s (...)

8Nos discussions se sont nourries des travaux de juristes venant d’autres traditions, s’intéressant au rôle du droit, tant dans la construction des inégalités structurelles de genre que comme facteur éventuel d’émancipation, lors des luttes féministes pour l’obtention de droits civils et politiques22. Catharine MacKinnon, théoricienne des Feminist legal studies, estime que la quintessence des rapports de domination se retrouve dans la sexualité construite socialement23. Ayant permis la reconnaissance en droit international du viol comme crime de guerre, elle est pourtant controversée, au sein des études de genre, pour ses travaux sur la prostitution et la pornographie24. Elle s’oppose, sur la question de la sexualité, aux théoricien·nes queer du droit, qui promeuvent une sexualité libre comme facteur d’émancipation, dans le sillage de l’anthropologue Gayle Rubin25 et de la philosophe Judith Butler26. Sans entrer dans le détail de ces oppositions doctrinales, il est important de souligner qu’il n’existe donc pas « une théorie du genre », mais un champ d’étude et de recherche traversé par de multiples approches donnant naissance à différentes théories. Ainsi, l’approche intersectionnelle permet d’appréhender le croisement, l’imbrication ou la segmentation des rapports sociaux de race, de classe et de genre, pour étudier des assignations spécifiques, telles que « femme noire » par exemple. Si les travaux de la juriste Kimberlé Crenshaw, considérée comme théoricienne de l’intersectionnalité, visent à modifier les analyses et décisions juridiques féministes et antiracistes existantes, de vigoureux débats portent sur l’historicité du concept27. La notion d’« intersectionnalité » explore le droit de la non-discrimination aux États-Unis et fonde un cadre analytique des discriminations (sexe, race, classe). Il tend à favoriser, dans les catégories qu’il protège, les membres les plus privilégiés de ces catégories. Au sein du groupe des Africains-Américains, le droit protège les hommes et au sein du groupe des femmes, il protège les femmes blanches ; ce faisant, il invisibilise l’expérience des femmes noires et rend impossible la reconnaissance des dommages qu’elles subissent. Lorsque Kimberlé Crenshaw théorise l’approche intersectionnelle, elle se focalise essentiellement sur les catégories de sexe, race et classe. Les travaux ont par la suite développé cette approche de sorte qu’elle inclut désormais d’autres catégories, telles que l’ethnicité, la religion, l’âge, le handicap ou encore l’orientation sexuelle. L’interaction entre ces multiples catégories permet d’éclairer les nombreux systèmes qui fondent les inégalités sociales résultant de processus complexes et concomitants28. Enfin, en rencontrant les questions postcoloniales, la méthode intersectionnelle a mis l’accent sur l’importance de la réflexion à mener par les chercheur·es sur leurs propres grilles d’analyse, sur leurs préjugés historiographiques, méthodologiques ou disciplinaires, ne se limitant donc pas à une déconstruction critique de leurs objets29.

• 30 M. Riot-Sarcey, « Universalité des droits, la liberté en question dans la France du xix^e siècle », (...)
• 31 De fait, l’affirmation que le droit est notamment un moyen de domination n’est pas récente. Elle a (...)

9Ces approches renouvelées et ces controverses décentrent radicalement le regard et offrent une nouvelle lecture du droit – sans prétention d’exhaustivité ou d’exclusivité. Elles permettent ainsi d’interroger l’évolution historique du caractère genré d’un droit conçu pourtant comme universel30. Certain·es chercheur·euses déjà convaincu·es que le droit est un outil de domination et/ou de mise en ordre socio-politique pourraient s’interroger sur l’utilité d’une lecture genrée31. Nous leur répondrons que les méthodes d’analyse issues des épistémologies du genre permettent alors de mesurer l’ampleur du phénomène, de le déconstruire linguistiquement et donc de rendre visibles les représentations qui sous-tendent le droit. En dépit des principes idéaux de neutralité et d’universalité du droit, se dissimulent de puissantes représentations et stéréotypes relatifs aux rapports sociaux de sexe et de sexualité : le droit lui-même se construit, s’exprime, s’appuie et/ou produit des différenciations, des discriminations, des formes d’exclusion fondées sur le genre.

• 32 J. Germon, Gender : A Genealogy of an Idea, New York, Palgrave, 2009 ; C. Delphy, L’ennemi principa (...)
• 33 J. Wallach Scott, « Le genre : une catégorie d’analyse toujours utile ? », Diogène, 225/1, 2009, p. (...)
• 34 R. Connell, Masculinités. Enjeux sociaux de l’hégémonie, Paris, Amsterdam, 2014 ; M. Gourarier, (...)
• 35 M. Philip, La sexualité légitime comme privilège. Masculinités parisiennes à l’époque moderne (1600 (...)

10Ce dossier vise donc à engager une relecture genrée de l’histoire du droit en profitant des acquis des études de genre pour interroger les rapports sociaux de sexe. Contre une opposition binaire entre sexes féminin et masculin réduits à une donnée biologique naturelle, ce dossier est au contraire attentif à la prise en compte de la construction sociale du sexe32. Pour éviter le risque de réduction du « genre » à une histoire des femmes33, il s’intéresse aussi à l’étude, engagée depuis les années 1990, des masculinités, marquées par les discussions autour de l’application du modèle de « masculinité hégémonique », élaboré par la sociologue australienne Raewyn Connell34. Le débat a porté, chez les historien·nes anglophones, sur la diversité et la fluidité des positions masculines, tandis que les travaux historiques récents de langue française envisagent comme un caractère d’évidence la pluralité des masculinités, conçues comme relations de pouvoir entre individus assignés à un genre masculin et qui se transforment au cours de la vie, selon la position sociale et/ou au prisme d’autres contraintes qui pèsent sur chacun35.

• 36 Citation de Nicolas Beauzée en 1767 dans sa Grammaire générale, citée par É. Viennot, Le langage in (...)
• 37 É. Viennot, Non le masculin ne l’emporte pas sur le féminin ! Petite histoire des résistances de la (...)
• 38 P. Gygax, S. Zufferey et U. Gabriel, Le cerveau pense-t-il au masculin ?, Paris, Éditions Le Robert (...)
• 39 Alpheratz, Grammaire du français inclusif, Paris, Vent Solars, 2018.

12Concernant les modalités de rédaction, en accord avec le comité de Clio@Themis, nous avons proposé aux auteur·ices d’utiliser l’écriture inclusive de leur choix. Cette proposition s’explique pour des raisons de cohérence, car les études de genre ont largement démontré l’androcentrisme de la langue, et notamment de la langue française, en l’historicisant. Par exemple, Éliane Viennot explique que, en matière d’accords grammaticaux – qui jusqu’au xvii^e siècle, étaient loin d’être fixes et adoptaient tantôt un genre, tantôt l’autre – la prééminence du masculin commence à être justifiée par sa noblesse par rapport au féminin « parce que le mâle l’emporte sur la femelle »36. Elle relève par ailleurs la politique de masculinisation de la langue, dont l’objectif est d’évincer les femmes de certaines professions37. Ses travaux montrent en effet que le masculin générique ne constitue pas un simple effet de langage, mais produit des effets performatifs d’invisibilisation des femmes. Le langage et la représentation de la réalité sont intrinsèquement liés : ainsi, on ne se représente que ce qui est nommé et ce qui ne l’est pas n’existe pas38. Par ailleurs il est important de souligner qu’à l’instar des théories du genre, il n’y a pas une écriture inclusive mais des écritures inclusives, plus ou moins consensuelles. Ainsi, l’utilisation du binôme ou doublet « Madame, Monsieur », « Citoyens, citoyennes » « Françaises, Français » est devenue la norme, et apparaît dans presque tous les discours officiels depuis de Gaulle. Cet usage inclut les femmes, mais renvoie à une binarité de sexe exclusive, que contournent certain·es grâce à l’usage du « x » (citoyen·ne·x·s). De façon très simple, l’écriture inclusive passe en premier lieu par l’emploi discret et consensuel de termes épicènes, comme « artistes », « membres », « personnes » ou encore « individus ». Elle passe ensuite par l’emploi d’autres formes qui intègrent le féminin, par exemple, avec des parenthèses « les étudiant(e)s » : ce signe indique toutefois un propos secondaire, ce qui maintient la hiérarchisation. L’intégration du féminin peut se faire aussi avec une majuscule « les étudiantEs » ; cette modalité est néanmoins susceptible d’être analysée comme une nouvelle forme de hiérarchisation. Peut également être utilisée une barre oblique (ou slash), « les étudiant/es ». Cette forme présente à son tour un inconvénient, car elle signifie la division en mathématiques, alors que l’idée est au contraire de rassembler de manière égalitaire. L’écriture inclusive peut encore s’exprimer à travers le recours aux tirets (- ou _), avec un point final ou médian simple (. ou ·) et enfin en doublet (les étudiant.e.s/les étudiant·e·s). Parmi ces différentes formes, nous avons opté dans l’introduction pour le binôme, les formes épicènes et pour le simple point médian afin d’éviter toute hiérarchisation, toute confusion avec d’autres signes de ponctuation et pour alléger au maximum la lecture. Enfin, des formes plus inédites d’écritures inclusives sont possibles, qui relèvent d’approches exploratoires et créatrices, avec cette idée que la langue n’a jamais été figée et que la recherche peut contribuer à présenter des alternatives qui seront reprises ou non dans l’usage commun. Tel est le cas de la méthode « alpheratz »39, élaborée par « unz » linguiste qui propose de (re)créer un genre neutre, les fameux « iel » ou « al », que deux « autaires » ont choisi d’adopter dans ce dossier.

• 40 Voir H. Duffuler-Vialle, Chronologie des droits des femmes en France de la Révolution française à n (...)
• 41 D. Borillo, Homosexualités et Droit : De la tolérance sociale à la reconnaissance juridique, Paris, (...)
• 42 B. Pavard, F. Rochefort et M. Zancarini-Fournel, Ne nous libérez pas, on s’en charge, Une histoire (...)
• 43 A. Verjus, Le cens de la famille. Les femmes et le vote 1789-1848, Paris, Belin, 2002.

19Les résultats effectifs de ces luttes définies sur le droit sont souvent perçus de façon linéaire dans une perspective de progrès en histoire du droit. Sur le temps long, son cheminement est toutefois plus complexe40. La Révolution française, par exemple, si elle bouleverse les paradigmes du droit, ne constitue pas une rupture radicale des rapports sociaux de sexe, sauf en matière de décriminalisation de la sexualité41. Elle a amorcé des réformes favorables à l’évolution de la condition des femmes, tel le droit au divorce, et ouvert un champ des possibles pour les luttes féministes. Cependant, ces avancées, bien réelles, ont été rapidement étouffées, à l’automne 1793 par la loi d’interdiction des clubs de femmes42 et les réformes juridiques remises en cause par le droit napoléonien. Ainsi, le droit post-révolutionnaire a surtout perpétué un ordre juridique sexué essentialiste43.