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Les enjeux historiographiques du webdocumentaire

Introduction
Remy Besson et Martin Bonnard

Texte intégral

1Le spectre des réactions face aux travaux portant sur les liens entre webdocumentaire et histoire est très large. Il va du très critique — c’est le point de jonction entre la novlangue des organismes subventionnaires et la mainmise du marketing institutionnel sur la médiation scientifique — au très enthousiaste — c’est le lieu pour repenser l’écriture de l’histoire en utilisant les acquis des humanités numériques et de la création médiatique la plus actuelle — au plus circonspect — ce sont des créations audiovisuelles éphémères dont la plupart sont rendues inaccessibles depuis la fin de Flash — en passant par l’indifférence — c’est un type de production mémorielle de plus, au même titre que les expositions virtuelles, les modélisations 3D et autres formats numériques un temps présentés comme innovants avant de sombrer dans un relatif oubli. Le webdoc, objet hybride fermement ancré dans les technologies du web, suscite des réactions contrastées. Il participe aussi à travailler et infléchir les dichotomies qui les sous-tendent : vecteur de réflexion épistémologique ou vulgarisation de la recherche, temporalité de l’histoire ou du web, démocratisation des outils ou simples effets de mode. Afin de mettre en perspective l’utilisation du webdocumentaire en histoire, il nous semble nécessaire de commencer par dresser rapidement l’histoire du format lui-même.

  • 1 À propos de différentes déclinaisons du journalisme en ligne à cette époque, on lira Rebillard, 200 (...)

2La question de l’adaptation du format « film documentaire » à une diffusion sur le web a émergé au début des années 2000. Les productions documentaires destinées au web sont alors dépendantes de variables technologiques telles que le développement des premières connexions à large bande et l’amélioration de la qualité des vidéos diffusées en ligne. Ces productions permettent de diversifier les formats journalistiques au-delà des textes accompagnés de quelques images ou courtes vidéos, et peut-être encore plus spécifiquement, de remplir les pages de la presse en ligne par des contenus adaptés aux potentialités du web1. Ce que l’on commence alors à appeler webdocumentaire intègre des séquences d’images animées (entretiens filmés, séquences d’archives, etc.) reliées par différentes formes d’interactivité, ou encore rassemble des documents que l’on peut parcourir sous forme de collections.

  • 2 Ce lien avec le cinéma documentaire est exploré plus en détail dans le parcours sur le webdocumenta (...)
  • 3 L’innovation se déplace vers la réalité virtuelle et la réalité augmentée, voire vers l’usage des o (...)
  • 4 Les expressions de documentaires interactifs ou d’expérience web restent ainsi en usage (Besson, 20 (...)

3Si ces premiers éléments définitionnels sont liés à l’avènement de l’ère du numérique, l’appellation webdocumentaire elle-même est à relier au champ du cinéma documentaire2. Comme l’explique la chercheuse en études médiatiques Kate Nash, dans l’ouvrage de référence Interactive Documentary (2022), le webdoc correspond à une innovation technique et formelle qui s’inscrit dans l’histoire du film documentaire et, notamment, dans le prolongement du documentaire de création. Ce moment durant lequel le webdocumentaire est considéré comme un format innovant (disons au tournant des années 2008-2010) est cependant rapidement dépassé3. On assiste alors à un désengagement des groupes de presse qui laissent ce créneau à des acteurs institutionnels, souvent publics, comme l’Office national du film du Canada, ARTE ou France Télévision, mais aussi à des maisons de production indépendantes dont les projets sont financés ponctuellement par les conseils des arts, des festivals ou des communautés publiques, voire des fondations — aux États-Unis notamment. Cette instabilité consubstantielle au développement du format conduit à une difficulté à en définir les contours, voire à stabiliser l’usage d’un seul terme pour désigner ce dont il est question4.

  • 5 À ce sujet, le constat effectué par Christophe Prochasson à propos de films historiques peut être é (...)
  • 6 Il n’y a pas de consensus sur ce sujet, puisque comme le rappelle Clément Puget (2019), si certains (...)
  • 7 Sans néanmoins que des revues ou des programmes d’enseignement se dédient spécifiquement à ce forma (...)

4En ce qui concerne le rapport des webdocumentaires à l’histoire, c’est durant la période ultérieure à celle des innovations technologiques soit après 2010 que le format est de plus en plus régulièrement approprié par des acteurs universitaires. Il n’est alors plus seulement question de webdocumentaires à sujets historiques (un événement, un personnage jugé important ou à réhabiliter, etc.), comme il est question de romans historiques5, mais de webdocumentaires historiens au sens où ces derniers sont le lieu d’une véritable écriture médiatique du passé. On observe, tout du moins, une tension entre deux pôles. D’un côté, le webdoc est envisagé comme un support de transmission de savoirs à faire passer alors que d’un autre côté, il peut être le vecteur de réflexion épistémologique en cours6. Cet usage double de l’outil dans une visée d’écriture historienne est rendu possible par le fait que le webdoc s’est rapidement institutionnalisé (il est entendu que c’est un format valorisé par les fonds de recherche)7 et que des logiciels dédiés existent pour créer des webdocumentaires avec des budgets limités. Des logiciels tels que Klynt, Korsakow ou PandaSuite rendent possible la manipulation des contenus médiatiques (images, sons, textes) et leur agencement, sans maîtrise du code informatique et sans avoir à suivre une longue formation préalable. De tels outils permettent le bricolage et l’expérimentation lors de projets qui relèvent de la médiation scientifique et/ou d’un travail autour de moyens originaux de faire et de communiquer la recherche. Sous les auspices de la recherche-création, le webdoc peut alors être mis à contribution d’une mise en valeur des documents d’archives — à l’instar de Les infirmières de la folie (2022) ou De la ferme à l’assiette (2023), de la récolte d’information historique par des recherches collaboratives — Living Los Sures : Shot by Shot (2014) ou encore de l’histoire publique (Santana, 2022) — 17.10.1961 (2011).

  • 8 Sans que cette approche ne soit exclusive. D’autres chercheur-ses ont, par exemple, développé des d (...)
  • 9 Il s’agit, d’ailleurs, de dépasser cette seule catégorie de « mise en récit » et d’intégrer des not (...)

5L’approche en termes de recherche-création nous semble particulièrement pertinente afin d’interroger les enjeux historiographiques du webdocumentaire8. En effet, pris dans cette optique où historien·nes et équipes de création web (développeur.euse, graphiste, responsable de l’expérience utilisateur, etc.) entrent en dialogue sur une longue période, la conception d’un webdocumentaire n’est pas seulement pensée comme une manière de vulgariser des résultats d’une recherche effectuée en amont de sa mise en forme. Par exemple, les historiennes Julie Claustre et Élisabeth Lusset expliquent que leur « web-documentaire [Le cloître et la prison, 2018] n’est pas une production destinée à vulgariser un savoir qui aurait été construit auparavant et sur d’autres supports. Il soutient une hypothèse sous la forme d’une visite virtuelle. » (2020). Dès lors qu’un tel type de parti pris est formulé, la manière dont l’autorité est partagée entre les membres du projet devient un enjeu (Frisch, 1990). Il s’agit alors de se pencher sur la répartition des champs d’expertise, les sujets de négociation, les points de friction et les moments de résistance au changement. C’est au prix de ces réflexions que la recherche-création en histoire peut se saisir des potentiels du format webdocumentaire et ouvrir une piste pour renouveler les modes d’écriture de l’histoire. Le webdoc peut ainsi devenir un lieu d’expérimentation propice afin de se demander ce que le numérique et web changent à la mise en récit de l’histoire9. Cela explique que plusieurs articles de ce numéro prennent la forme de retours d’expérience problématisés. À l’instar du chercheur en études cinématographiques Guillaume Soulez, les textes ici réunis interrogent les modalités de « l’écriture numérique de l’histoire » et les enjeux soulevés par le recours à l’interface web (2017). Ils se penchent aussi, à la manière de l’historienne Sophie Gebeil à propos du webdocumentaire Fos 200 (2021), sur « la façon dont l’exploration des modes d’écritures interactives, non linéaires et hypermédias de la recherche en sciences humaines et sociales (SHS) incite les chercheurs[ses] impliqué[e]s à repenser les fondamentaux de leur démarche d’enquête mais aussi leur propre posture à l’ère du numérique, en tant que producteurs[rices] de savoirs qui laissent des traces sur le Web. » (2021).

  • 10 Concernant les différents modes d’interactivité des webdoc, lire Gantier, 2016.

6Du côté du format en tant que tel, sa principale particularité réside dans sa capacité d’agréger des témoignages (parfois fournis par les internautes eux-mêmes) souvent filmés (mais aussi parfois sonores), des sources scripturaires numérisées, des cartes et des plans, des images fixes et animées, des données historiques, dans certains cas massives. Il se distingue ainsi des écrits tels que les articles ou les monographies, mais aussi des expositions et autres films historiques. Cette distinction s’exprime aussi par le biais du caractère délinéarisé et lacunaire de sa structure formelle. Il revient, en effet, aux utilisateurs·rices du webdocumentaire de dessiner leur propre cheminement à l’intérieur des contenus proposés et, en retour, aux concepteurs·rices de prévoir la possibilité d’un visionnement sélectif et donc presque toujours partiel10. Nicole Braida (2022) qui propose une synthèse des écrits à propos des documentaires interactifs s’appuie sur les travaux du théoricien de la littérature et du jeu vidéo Espen Aaerseth pour décrire les embranchements possibles au sein de l’hypertexte et le fait que celui-ci n’impose pas une séquence de lecture prédéfinie, ou du moins, qu’il peut laisser une certaine liberté aux lecteurs·rices. La conception des webdocumentaires se doit de prendre en compte cette possibilité et les enjeux soulevés par la liberté laissée aux internautes dans la navigation au sein des contenus. Certains webdocs développent encore plus avant cette logique en demandant à la communauté de fournir tout ou partie des contenus présentés.

7Des notions telles que celles de participation, d’interaction, de collaboration, voire de co-construction des savoirs deviennent alors centrales. Elles sont tout à la fois à étudier comme des potentialités du format et, de manière critique, comme des éléments de discours qui sont souvent mis de l’avant sans impliquer forcément une véritable implication des utilisateur·ices dans le déroulement du webdocumentaire.

  • 11 Ces réflexions puisent dans le domaine de recherche des Database narrative, particulièrement dévelo (...)

8Pour ce qui est de la structure des webdocs, l’accès aux contenus mis à disposition et l’entrée dans les parcours possibles repose, bien souvent, sur la consultation d’une page d’accueil qui donnent accès à une visualisation : chronologie proposée avec embranchements, séquence animée ludique intégrant des liens hypertextes, carte incluant des contenus audiovisuels ou encore carte conceptuelle faisant ressortir des notions clés. Cette visualisation assume parfois pleinement la non-linéarité du format (et donc du propos historique) ou, au contraire, conduit à un retour vers une forme plus classique de présentation des contenus (enchaînement de courtes séquences audiovisuelles, par exemple). L’agencement des différents éléments convoqués (textes, sons, images fixes ou animées) constitue également un enjeu, l’interface conçue étant plus ou moins réflexive. Elle rend parfois visible la base de données dans laquelle les documents présentés sont indexés. Dans d’autres cas, un véritable travail d’invisibilisation de l’origine de ces sources documentaires a lieu. Pour le dire simplement, le format webdocumentaire ne dicte pas un rapport aux documents. Au contraire, il rend possibles différents types d’usages qu’il est toujours pertinent de questionner11.

  • 12 Ces axes ont fait l’objet d’une première présentation de notre part au colloque FUTURE [of] ARCHIVE (...)
  • 13 Même si ce n’est pas le cas pour ce numéro, une histoire plus quantitative peut également donner li (...)

9Dans le cadre de ce numéro de Conserveries mémorielles pour lequel nous avons réuni des travaux issus de différents champs disciplinaires sensibles aux enjeux mémoriels et à l’histoire publique, trois axes transversaux nous sont apparus comme étant particulièrement significatifs12. Nous avons, en premier lieu, remarqué l’importance du rapport aux archives. Il n’y a pas d’évidence au fait que les archives (visuelles ou non) soient placées au centre des webdocumentaires historiques. Dans certains cas, il arrive que ce soient plutôt des témoignages filmés par l’équipe du film et d’autres fois des vues animées tournées sur un site historique qui sont placés au centre du propos13. Toutefois, la place des archives, qu’elles soient de nature institutionnelles ou constituées de manière ad hoc, est centrale dans les travaux réunis pour ce numéro. La principale tendance que nous avons pu identifier depuis plusieurs années correspond au fait qu’il arrive régulièrement que les archives constituent le matériau même du webdoc historique. Dans les écrits historiens tels que les articles scientifiques, les sources sont appelées par des notes de bas de page. Leur présence est alors dite discrète. Elles sont parfois reproduites dans le corps du texte ou en annexe, mais le plus souvent en petit nombre et avec une fonction illustrative. Or, avec le film documentaire, puis avec le webdocumentaire, ce sont les documents d’archives (écrits, visuels et sonores) qui sont mobilisés par les chercheur·ses pour construire leur récit. Autrement dit, les sources quittent les marges pour se retrouver utilisées de manière tout à fait centrale (Besson, 2015).

  • 14 À noter que dans le cas des films d’archives notamment ce lien peut être qualifié à la fois de plus (...)

10Cela conduit à des interrogations récurrentes à propos de la sélection, de la retouche et de la prise en considération d’aspects esthétiques et éthiques dans l’usage des sources documentaires. Il est ainsi régulièrement question des choix de sonorisation des images muettes, de colorisation des images en noir et blanc, de recadrage, de ralenti ou d’accéléré des pistes sonores, de découpage des sources. Ces gestes créatifs existent de manière massive et il semble, de fait, toujours important de les prendre en compte. D’autant plus que viennent s’ajouter à ces derniers les possibilités offertes par les outils numériques, mise en lien des contenus, animation interactive des images, effets de saillance et de mise en visibilité des documents ou des parties qui les composent. Une des spécificités du webdocumentaire historique vis-à-vis du documentaire historique, c’est qu’il permet de tenir un discours plus réflexif et/ou de maintenir un lien au document archivé14. Il est notamment possible d’utiliser une source dans une narration principale comme on le fait pour un film documentaire et ensuite d’ajouter des séquences qui permettent de revenir sur cet usage via des contenus complémentaires de type « en savoir plus ». Ces séquences additionnelles conduisent à partager des informations sur ces sources, soit aussi bien sur les raisons de leur choix que sur les gestes créatifs effectués.

11Plusieurs autrices et auteurs interrogent ces enjeux dans ce numéro. Si on vient de souligner le caractère potentiellement réflexif du webdocumentaire, Alexandre Klein fait l’hypothèse que la spécificité du format réside dans sa capacité à présenter une pluralité de points de vue de chercheur·ses et d’acteur·ices de l’histoire sans les hiérarchiser a priori. Revenant sur trois webdocumentaires portant sur différents sujets liés à l’histoire de la santé auxquels il a participé (ou participe actuellement), il explique qu’il s’agit de « donner à voir de manière, si ce n’est égale, du moins équitable, les différents regards ou interprétations historiographiques portés sur un fait ou une situation, créant dès lors, plus qu’un livre ou un article scientifique ne pourront jamais le faire, un espace où la pluralité historiographique peut exister pleinement. » En posant que la déhiérarchisation des points de vue constitue l’intérêt principal de ce format médiatique pour les historien·nes, Klein relance le débat autour de la médiagénie (Philippe Marion, 1997) du webdocumentaire. Cette notion issue des études intermédiales revient à poser que chaque média est plus à même d’accueillir un type de contenu spécifique ou, dans le cas qui nous intéresse ici, une manière particulière d’écrire l’histoire à l’aide d’outils numériques. Cette dernière intégrerait la dimension réflexive abordée précédemment, ainsi que la capacité à déhiérarchiser les points de vue tout juste évoquée. D’autres affinités propres au webdoc sont très certainement envisageables. L’existence d’un tel débat présente le webdocumentaire comme un défi épistémologique qui conduit les chercheur·ses à s’interroger sur différentes manières de mettre en récit le passé.

12C’est en poursuivant cette réflexion sur les écritures alternatives de l’histoire que nous avons identifié le deuxième thème transversal de ce numéro. En effet, au-delà des archives institutionnelles, c’est plutôt le travail sur les archives mineures (Artières, 2017), les anarchives (Zielinski, 2015) et les contre-archives (Marchessault, Chew et Lord (dir.), 2018 ; Schweizer, 2021), voire les anti-archives (Brett, 2018) qui influence les démarches empruntées par plusieurs des articles de ce numéro. Lorsque Roxane Gray et Gabrielle Duboux reviennent sur la réalisation d’un webdocumentaire historique et commémoratif à propos de l’émission Temps Présent de la Radio Télévision Suisse (RTS), elles constatent que le rapprochement des démarches scientifique et journalistique achoppe parfois sur les choix de mise en valeur des sources. Tant du côté des recherches en archives que dans le recueil de la parole des témoins, la finalité commémorative impose un rythme de travail, certains choix éditoriaux, qui favorisent la mise en valeur des aspects mythiques de l’émission et la persistance de formes d’invisibilisation des métiers de l’image, et bien sûr, de la place des femmes au sein de ceux-ci. Par exemple, Duboux et Gray décrivent à la fois la fine ligne sur laquelle l’émission évolue sur les questions d’égalité entre les hommes et les femmes et la nécessité de faire l’histoire de cette posture ambivalente à partir d’une exploration en profondeur des archives. « La thématique consacrée aux femmes de Temps Présent dans le webdocumentaire révèle ainsi certaines contradictions entre les discours précurseurs diffusés par le magazine et les pratiques de production [...] [L]e webdocumentaire montre cet écart en informant sur les modalités de formation des équipes de production, sur le choix des formats et angles d’approches pour représenter les femmes à l’écran mais aussi sur les réactions des téléspectatrices de l’époque. » On perçoit la diversité des sources convoquées et le travail nécessaire à une telle exploration. On comprend aussi les contraintes que pose l’interdisciplinarité dans le travail mémoriel à partir d’archives institutionnelles.

  • 15 À propos de la construction d’archives numériques, également à partir de documents produits et coll (...)

13Développant un point de vue critique des institutions (centres d’archives, universités, médias dominants, etc.), parfois décolonial, certain·es des contributeurs·rices se sont intéressé·es à des projets de webdocumentaires devant composer avec des sources éparses, marginalisées par les structures étatiques ou tout simplement manquantes. Julia Salles, Daniela Zanetti et Tatiana Levin étudient deux webdocs attachés à construire ou reconstruire la mémoire collective brésilienne. L’un de deux, Híbridos, cartographie les rituels qui parsèment l’immense territoire du pays. Une carte interactive situe différents rites appartenant à des traditions multiples (autochtone, européenne ou africaine, notamment) et permet de naviguer entre une centaine de courts-métrages réalisés sur plusieurs années. Cette navigation s’effectue selon différentes voies d’entrées. Les autrices insistent sur l’aspect processuel et transmédial du projet, chaque entrée dans les archives ainsi constituées déborde en quelque sorte le site web (par exemple, sur la plateforme Bandcamp ou vers des références externes) et le webdoc s’inscrit dans une série plus large de productions médiatiques, un long métrage, des performances et des installations immersives, par exemple. Les chercheuses soulignent à raison la capacité des outils web de construire et d’entretenir des archives vivantes, capables de donner à voir les aspects processuels de la territorialisation et de la constitution, toujours en mouvement, de la mémoire15.

  • 16 Les notions d’anarchive et de contre-archives ont été développées pour mettre en jeu, puis conteste (...)

14On aurait néanmoins tort d’attribuer trop vite aux technologies du web elles-mêmes une telle capacité de dépassement des aspects les plus rigides des archives. En 2014, dans une note pour le magazine Mnemoscape, l’historien des médias Wolfgang Ernst offre un retour critique sur le terme anarchive qu’il a contribué à définir. Si le web permet de nouvelles formes d’archivage, il rappelle que l’informatique impose malgré tout ses propres logiques orthonormées. À la lecture de sa note, on peut identifier un entre-deux, soit d’un côté la rigidité de l’ordre archivistique produit par la matérialité de la technologie informatique et de l’autre côté, les discours et les gestes artistiques de l’anarchive16. Les secondes travaillent à partir des premières, tout en se confrontant aux contraintes qu’imposent ces technologies. Les webdocs étudiés par Salles et al. explorent précisément cet entre-deux afin de faire histoire avec les outils du web. Cela pose évidemment la question du comment ? Anne Huffschmid, toujours dans ce numéro, fournit quelques pistes de réponse lorsqu’elle revient sur la création de son webdoc Forensic Landscapes (2020). Situé en Amérique latine, celui-ci met en scène les efforts des expert·es en médecine légale et des familles de victimes pour résister face aux disparitions forcées de leurs proches. Au fil de son article écrit sous la forme d’un retour d’expérience, la cinéaste et chercheuse décrit un travail d’appropriation des possibilités du numérique qui l’a conduite à scénariser puis à construire une série de « territoires numériques ». Ceux-ci sont ouverts à l’exploration par les internautes, à la condition que les visiteur·ses prennent le temps et fournissent l’attention nécessaire à la recherche des contenus dans les « scènes interactives » imaginées par la cinéaste et son équipe. Dans une récréation en ligne du travail d’enquête mené sur le terrain par les proches des victimes, la présence des documents se fait dans ce cas élusive, voire franchement difficile d’accès. Les outils numériques sont alors utilisés, à contre-courant si l’on veut, pour à la fois densifier et rendre plus exigeant le travail d’exploration des sources documentaires captées et assemblées par la cinéaste.

  • 17 Côte à côte, les deux articles offrent un croisement qui nous semble particulièrement intéressant e (...)

15Pour conclure, le troisième axe que nous avons identifié renvoie à l’histoire du format webdocumentaire et à la manière dont ce type de production médiatique peut être archivé. Plusieurs de nos auteur·ices soulignent les problèmes que pose un outil d’écriture de l’histoire lui-même frappé d’une durée de vie très modeste. Michaël Bourgatte propose un retour nécessaire sur les vingt premières années de l’histoire du format webdocumentaire, ses modes de circulation et les facteurs expliquant son rapide déclin dès le milieu des années 2010. Son texte constitue une véritable plongée dans une histoire où se croisent enjeux technologiques, notamment liés au développement de la lecture en continu [streaming en anglais], et histoire institutionnelle compte tenu de la place prise par certains acteurs importants de la production web. Il présente ainsi le rôle joué aussi bien par les grands groupes informatiques, les institutions du cinéma documentaire (Arte et l’ONF, par exemple) que par des start-up créées spécifiquement pour développer des logiciels dédiés à la création de webdocumentaires. Ce parti pris institutionnel caractérise aussi deux autres articles. Sophie Gebeil qui est une historienne spécialiste des enjeux liés aux webdocumentaires historiques revient sur le dépôt légal en France à travers une étude du rôle de l’INA et de la BnF. Elle pose ainsi « la question de la pérennisation des webdocumentaires historiques produits dans les années 2010 » et celle des « enjeux propres au patrimoine nativement numérique (...) [et] à la conservation des données de la recherche en histoire ». Fanny Lautissier qui est une archiviste s’interroge sur des enjeux d’accessibilité et de pérennisation. Elle part du constat qu’un nombre important de webdocumentaires ne sont tout simplement plus consultables en ligne à cause de l’abandon de certains logiciels et plug-ins dont la technologie Flash. Elle approfondit ce constat en menant plusieurs études de cas, dont, en particulier, celle du méta-webdoc What’s up webdoc? (2013) qui est « considéré comme une expérience paradoxale et symptomatique du double mouvement d’émergence et d’obsolescence » du format. Elle conclut sur le principe que les solutions se situent certainement moins du côté des institutions responsables de leur préservation (BnF, ONF, etc.) que dans la prise en compte d’enjeux relatifs à leur conservation à long terme dès la phase de leur conception17. L’usage de vocabulaires normalisés, de langages documentaires standardisés, de logiciels libres et ouverts adossés à des communautés d’usager·es importantes constituent ainsi quelques-unes des pistes de réflexions les plus actuelles pour penser le devenir archives du webdocumentaire.

16Prenons garde à ne pas conclure sur cette note pessimiste liée à l’obsolescence des webdocumentaires. Au contraire, il nous semble que sur les trois axes que nous avons identifiés, ce numéro propose des retours d’expérience et des analyses, qui tracent de belles pistes d’approfondissement théorique et de réflexions pratiques pour la suite de la création documentaire sur le web. Nous y voyons aussi des avenues conduisant à stimuler les débats actuels sur les rapports entre archives, histoire et création audiovisuelle documentaire. Il faut d’ailleurs souligner le caractère international et à plusieurs voix des textes réunis, ce qui prouve que l’écriture de l’histoire sur le web interpelle des équipes de recherche œuvrant dans des champs divers et sur plusieurs continents. Espérons que ce numéro pourra constituer un jalon dans ce domaine de recherche en pleine ébullition.

17Au terme de ce mot introductif, nous tenons à remercier Philippe Bédard, Jessica de Bideran, Evelyne Broudoux, Claire Chatelet, Frédéric Dubois, Sébastien Févry, Aleksandra Kaminska, Frédérique Khazoom, Julia Minne, Viva Paci, Justine Pignato, Clément Puget, Ariane Santerre, Gilles Tassé et Anne-Marie Trépanier pour le travail de lecture et d’évaluation des textes réunis dans ce numéro.

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Bibliographie

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Frisch, Michael, A Shared Authority: Essays on the Craft and Meaning of Oral and Public History. New York, State University of New York Press, 1990.

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Gaudenzi, Sandra et Gantier, Samuel, « Vers un canevas méthodologique pour le design d’œuvres audiovisuelles interactives », Interfaces numériques, vol 7, no 3, 2018, https://doi.org/10.25965/interfaces-numeriques.3649

Gebeil, Sophie. « Écrire l’histoire à l’ère des narrativités numériques-Fos 200 : un wedocumentaire sur deux siècles d’histoire industrielle, sociale et environnementale de Fos-sur-Mer/Étang de Berre », Revue française des méthodes visuelles, no 5, 2021, https://rfmv.u-bordeaux-montaigne.fr/numeros/5/articles/10-ecrire-lhistoire-a-lere-des-narrativites-numeriques/

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Notes

1 À propos de différentes déclinaisons du journalisme en ligne à cette époque, on lira Rebillard, 2006.

2 Ce lien avec le cinéma documentaire est exploré plus en détail dans le parcours sur le webdocumentaire de l’encyclopédie TECHNES (Bonnard et Paci (dir.), 2022).

3 L’innovation se déplace vers la réalité virtuelle et la réalité augmentée, voire vers l’usage des outils d’intelligence artificielle.

4 Les expressions de documentaires interactifs ou d’expérience web restent ainsi en usage (Besson, 2022).

5 À ce sujet, le constat effectué par Christophe Prochasson à propos de films historiques peut être élargi au webdocumentaire, « ces films restituent [plus qu’ils ne problématisent] une vision de l’histoire et la transmettent à un public large, forgeant les imaginations historiques courantes avec une efficacité à laquelle seule celle de la bande dessinée peut aujourd’hui être comparée » (2015, 90).

6 Il n’y a pas de consensus sur ce sujet, puisque comme le rappelle Clément Puget (2019), si certains historien·nes voient dans le webdoc un moyen de renouveler l’écriture de l’histoire, d’autres y voient un jeu formel tout à fait vain.

7 Sans néanmoins que des revues ou des programmes d’enseignement se dédient spécifiquement à ce format. Il est aussi à noter que cette institutionnalisation ne va pas sans poser de problème dans la mesure où elle a souvent été un synonyme de baisse des fonds alloués aux documentaires de création (Zéau, 2015).

8 Sans que cette approche ne soit exclusive. D’autres chercheur-ses ont, par exemple, développé des démarches articulant réalisation audiovisuelle et design de l’interactivité (Gaudenzi et Gantier, 2018).

9 Il s’agit, d’ailleurs, de dépasser cette seule catégorie de « mise en récit » et d’intégrer des notions telle que celle d’expérience sensorielle ou ludique.

10 Concernant les différents modes d’interactivité des webdoc, lire Gantier, 2016.

11 Ces réflexions puisent dans le domaine de recherche des Database narrative, particulièrement développé en Amérique du Nord.

12 Ces axes ont fait l’objet d’une première présentation de notre part au colloque FUTURE [of] ARCHIVES de l’International Association for Media and History, UQAM, juin 2023.

13 Même si ce n’est pas le cas pour ce numéro, une histoire plus quantitative peut également donner lieu à des webdocumentaires historiques dans lesquels la visualisation de données massives est présente.

14 À noter que dans le cas des films d’archives notamment ce lien peut être qualifié à la fois de plus éloigné (le médium n’est plus le même) et de nécessaire à cause justement de ce changement de support (et bien sûr du contexte entourant la présentation du documents d’archives).

15 À propos de la construction d’archives numériques, également à partir de documents produits et collectés en ligne, on lira l’article « Sous les pavés, l’archive ! Luttes sociales et archives du web » de Valérie Schafer (2020).

16 Les notions d’anarchive et de contre-archives ont été développées pour mettre en jeu, puis contester les modes de production du savoir basés sur les archives. La sociologue Anat Ben-David décrit notamment un colonialisme de données et la mainmise toujours plus grande des géants du web sur la production, l’analyse et l’archivage des données publiques (Thorsen, 2020).

17 Côte à côte, les deux articles offrent un croisement qui nous semble particulièrement intéressant entre le point de vue de l’historienne et celui de l’archiviste.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Remy Besson et Martin Bonnard, « Les enjeux historiographiques du webdocumentaire »Conserveries mémorielles [En ligne], #26 | 2024, mis en ligne le 10 mars 2024, consulté le 26 mars 2025. URL : http://journals.openedition.org/cm/5867

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Auteurs

Remy Besson

Rémy Besson est chargé de cours à l’Université de Montréal et coordinateur scientifique du partenariat international sur l’histoire de la technique TECHNÈS où il assure notamment la direction éditoriale de l’Encyclopédie raisonnée des techniques du cinéma. Il a mené une thèse en histoire à l’EHESS portant sur la mise en récit du film Shoah de Claude Lanzmann. Celle-ci a été publiée (MkF Éditions) et a conduit à la réalisation d’un documentaire de Catherine Hébert: Ziva Postec, la monteuse derrière le film Shoah (2018) dont il est le conseiller historique et un protagoniste. Ses recherches se situent à l’articulation entre l’histoire culturelle, les études cinématographiques et l’écriture de l’histoire à l’ère du numérique. Il est associé à plusieurs groupes de recherche, dont le laboratoire CinéMédias et le CRIalt (UdeM) ainsi que le Labdoc (UQAM).

Articles du même auteur

Martin Bonnard

Chercheur postdoctoral au département d’histoire de l’art et des études en communication de l’Université McGill et professeur associé à l’École des médias de l'Université du Québec à Montréal, Martin Bonnard est spécialiste de la diffusion en ligne du cinéma. Sa thèse de doctorat en communication (UQAM/Concordia/Université de Montréal) traite de l’actualisation de l’expérience cinéma par les catalogues cinéphiles de vidéo par abonnement. Ses recherches portent sur la circulation et la matérialité des images en mouvement dans une approche liant les études cinématographiques et médiatiques.
Il a également développé une pratique de conception de webdocumentaires, notamment pour les projets : Up the High Line. New York sous le regard du cinéma (2014), Sur les soins (2020) et Les infirmières de la folie (2022).

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