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Note de lecture

Hommage à Maxime Steinberg (1936 – 2010)

Laurence Schram
p. 423-426

On sait l’oubli qui a frappé l’histoire du judéocide, tant en Belgique que dans d’autres pays, au cours des décennies qui ont suivi la Libération. Maxime Steinberg a été le premier, sous nos latitudes, à combattre cette étonnante amnésie et à rompre le silence. Ce sont ses recherches qui, dès 1980, ont permis la condamnation de Kurt Asche au terme du procès qui s’est tenu à Kiel, en République fédérale d’Allemagne. Car c’est lui qui, en sa qualité d’expert historique, a fourni au tribunal des preuves irréfutables à charge de l’homme qui fut la cheville ouvrière de la déportation des Juifs de Belgique.

En 1987, il obtenait à l’Université libre de Bruxelles le titre de docteur en histoire, avec les deux premiers tomes de son magnum opus, L’Étoile et le fusil, qui devait comporter ultimement quatre volumes. Cette thèse, la première dans notre pays à porter sur ce sujet – et la publication à laquelle elle donna lieu ultérieurement – constitua un véritable événement historiographique. L’ouvrage a lancé et orienté décisivement, à l’échelle nationale, l’investigation du judéocide dans toute sa complexité. Impartial, Maxime Steinberg a non seulement fourni une étude globale qui n’a rien perdu aujourd’hui de sa pertinence, il a également ouvert toutes les questions qu’il fallait poser, toutes les pistes qu’il s’imposait d’explorer : la collaboration docile et volontaire de l’administration belge dans le contexte des persécutions raciales, d’Arlon à Ostende ; la situation particulière d’Anvers ; le rôle problématique de l’Association des Juifs en Belgique (AJB) ; la spoliation des biens juifs. Cette étude magistrale représente pour l’histoire de la Shoah en Belgique ce que La Destruction des Juifs d’Europe de Raul Hilberg est à l’échelle du continent : une somme inégalée, toujours actuelle, riche de faits et de suggestions.

Au long d’une vie de recherche, Maxime Steinberg s’est intéressé à tous les aspects du génocide : la politique menée par Berlin, les complexes rouages administratifs de l’appareil d’oppression, l’indifférence des populations ou des autorités au sort réservé aux victimes, la collaboration au judéocide (tant du côté belge qu’au sein de la communauté juive elle-même). Il a procédé à l’analyse fine des interactions entre les divers acteurs, du développement de la Résistance, du sort des déportés juifs, sans perdre de vue les questions de nature politologique de l’organisation du système génocidaire et de l’essence du judéocide. Pas un thème qu’il n'ait abordé. Aussi n’est-ce pas sans quelque amertume qu’il a vécu sa mise à l’écart des grands travaux menés par les deux commissions constituées à l’initiative des autorités belges et vouées à tirer au clair l’attitude de l’État face à la persécution des Juifs et les modalités de la spoliation des biens des victimes, dont La Belgique docile (2007) et le rapport de la Commission Buysse (2001) ont livré les conclusions, dont la substance lui devait tant.

Il a souvent travaillé seul, en éclaireur, en franc-tireur. Il combattait les mythes historiques et les préjugés, remettait en question les évidences et les idées reçues. Il était en permanence voué à la recherche de la vérité historique. Plus d’une fois, les faits qu’il exhumait ont dérangé. Sa quête ne lui a pas valu que des sympathies. C’était un homme libre, insensible aux jeux de pouvoir, indifférent aux honneurs. Il poursuivait sa route sans se soucier des détracteurs. C’était en même temps un homme pudique, discret sur son parcours personnel ainsi que sur son douloureux vécu. Il n’a que rarement évoqué ce qui lui insufflait l’énergie qui l’animait : l’image d’une mère à peine connue, arrachée à son enfance par l’inhumanité nazie, dont il voulait à tout prix savoir ce qu’elle était devenue, et retracer le destin.

Être à la hauteur de ce vaste dessein lui imposa de déchiffrer des milliers de documents, de lire des centaines de livres, de suivre la piste des quelque 25.000 victimes. Son intérêt pour les chiffres, les décomptes et les statistiques a été parfois mal compris et dénoncé comme macabre. C’est qu’établir un dénombrement aussi précis que possible des victimes juives lui apparaissait comme une exigence primordiale, chaque numéro porté sur une liste de déportation recouvrant une existence personnelle, un être vivant qui avait un visage et une vie : il convenait de n’en oublier aucun. De rendre à chacun de ces êtres humains sa place dans l’Histoire. Sans perdre de vue qu’au-delà de la piété envers les disparus, identifier, comptabiliser et retracer le destin de chaque déporté était aussi une manière de désamorcer les attaques de la haine négationniste. Bien avant tout le monde, Maxime Steinberg a compris l’importance de ces chiffres pour rendre compte de la singularité du destin des déportés juifs. D’où un travail patient à partir des listes de déportation, des listes de matricules à Auschwitz, des Sterbebücher, pour décrire l’indescriptible : le choix privilégié d’éliminer les femmes et les enfants en priorité, la volonté d’interdire le futur d’un groupe humain, la « décision de faire disparaître ce peuple de la terre »… Sans ce travail, auquel il m’a fait l’honneur et l’amitié de m’associer étroitement, ni Transport XX Malines-Auschwitz, ni Mecheln-Auschwitz – 1942-1944 n’auraient pu voir le jour (en 2008 et en 2009 respectivement) pas plus qu’il n’aurait été possible de retracer tant de biographies et les inscrire dans l’Histoire.

Maxime Steinberg ne cherchait en rien une revanche. Il a toujours travaillé avec une étonnante pondération, malgré le fait que lui, l’enfant caché, et sa famille avaient gravement été affectés par la persécution raciale nazie. Il a témoigné d’une remarquable impartialité. Ni dieu ni maître. Aucun calcul chez lui, aucun opportunisme. La vérité historique, sans concession, dans le contexte d’un engagement fondamental tant en faveur du monde juif que pour le triomphe de la démocratie et des Droits de l’Homme. Car si Maxime a apporté sa rigueur d’homme de science à la lutte pour la connaissance de la Shoah et contre l’antisémitisme et le négationnisme, l’envergure de ses préoccupations le portait au-delà du monde juif. Sa sensibilité à l’inhumanité n’était pas moins vive à l’endroit des tragédies survenues sous d’autres horizons : son engagement auprès des victimes du génocide du Rwanda est là pour en témoigner.

On ne peut oublier qu’il a par ailleurs contribué de manière substantielle à l’élaboration des structures muséales de la mémoire juive en Belgique. Est-il besoin de rappeler son rôle central dans la mise sur pied du Musée juif de la Déportation et de la Résistance – Joods Museum van Deportatie en Verzet de Malines (1995) ? Alors que d’autres historiens invités à faire partie du comité scientifique se récusaient, Maxime Steinberg a répondu présent. Toujours soucieux de rendre aux disparus la place qui doit leur revenir dans la mémoire collective, il a pris le projet à bras-le-corps, sans compter son temps ni épargner son énergie. Comme il le faisait toujours, au risque de négliger sa vie privée et sa santé. C’est lui qui a forgé le concept historique du Musée. Le même engagement a mené à la réalisation du pavillon belge inauguré au Musée d’Auschwitz en 2006, présentant de manière enfin respectueuse des faits et de leur contexte ce que fut réellement le drame des Juifs de Belgique. Et ces dernières années l’engagement de Maxime, fort de la confiance que lui témoignèrent comme par le passé le président, le conservateur et l’ensemble du comité scientifique du Musée, fut total dans le travail de refonte du MJDR en Kazerne Dossin, dont il n’aura pu voir l’aboutissement. Il est resté admirablement actif jusqu’à la fin.

S’il pouvait parfois apparaître insensible, rigoureux et abrupt à ceux qui le connaissaient mal, les autres ont percé, derrière cette carapace, un homme toujours profondément humain, plein d’amour pour sa famille et ses proches, jamais aigri par ses blessures d’enfant caché et d’orphelin de la Shoah. Certaines rencontres changent une vie. Par définition, elles sont rares. La rencontre avec Maxime était de celles-là. Accessible à tous, historiens en herbe ou experts avérés, il partageait sans compter son temps, son savoir, sa passion. Et il était contagieux. Je l’ai rencontré pour la première fois en 1992. Mon parcours d’étudiante s’en est trouvé mué en parcours d’historienne. Je lui dois mon engagement au Musée. Travailler sous sa direction ou en collaboration avec lui était un véritable plaisir. Je suis extrêmement fière d’avoir coopéré avec lui, à titre d’élève d’abord, en tant que “compagnon de route” ensuite. Il était toujours disponible et de bon conseil. Il suscitait l’enthousiasme, tout en imposant à ses collaborateurs un rythme de travail effréné. Comme enseignant, il parlait, argumentait, décryptait les témoignages, analysait les documents. Pédagogue né, il attirait l’attention de ses étudiants sur les lieux communs et les préjugés enracinés, en les forçant à retourner aux sources. Lors de chacun de ses exposés, il tenait avec fougue à faire passer son savoir, à transmettre, à partager. Je ne suis pas la seule à qui il laisse un souvenir impérissable. C’est peu de dire que son absence creuse un vide. Le monde de l’histoire en Belgique perd un chercheur de grande qualité, qui laisse une œuvre considérable. L’Institut d’Études du Judaïsme de l’Université libre de Bruxelles, où il enseignait, se voit amputé d’un maître pédagogue. Les démocrates regretteront la disparition d’un esprit éclairé et tous ceux qui ont eu le privilège de l’approcher celle d’un chic type.

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