Je tiens à remercier chaleureusement les nombreuses personnes qui ont partagé leurs points de vue et contribué à la réalisation des travaux de recherche en Birmanie, en Éthiopie et au Zimbabwe. Merci aussi aux deux évaluateurs ainsi qu’à Alice Corbet, Léa Desportes et Hélène Pfeil pour leur relecture assidue. Mon travail de thèse fut mené dans le cadre du programme VICI (projet numéro 453/14/013) sous la direction de Dorothea Hilhorst et financé par l’organisation néerlandaise pour la recherche scientifique (NWO).
1Si l’expression « politique de l’humanitaire » est déjà un oxymore aux yeux de certains – on pense par exemple à ceux qui firent de la neutralité, l’indépendance et l’impartialité de l’aide les marqueurs du Mouvement de la Croix-Rouge (Pictet, 1979) – l’expression « politique des catastrophes » l’est sans doute encore plus. Pendant de longues décennies, le champ d’action et d’étude scientifique des catastrophes dites « naturelles » telles que les sécheresses, les inondations ou les tremblements de terre était l’apanage des sciences de la terre et des ingénieurs (Hewitt, 1983 ; Revet, 2011). Les dommages qui en découlaient étaient mis sur le compte des aléas de la nature et d’infrastructures sous-développées.
2Dans les années 1970, les sciences sociales s’emparèrent du sujet pour mettre en avant les causes et les conséquences sociales et politiques des catastrophes. Selon les textes fondateurs de ce qu’on appelle aujourd’hui le « paradigme de la vulnérabilité » (Blaikie et al., 1994 ; Hewitt, 1983 ; O’Keefe et al., 1976 ; Wisner et al., 2004), une catastrophe ne devient telle que lorsqu’un phénomène hydrométéorologique ou sismique touche une population vulnérable. Le modèle de la marginalisation de Susman et al. (1983) conceptualise ainsi les catastrophes comme résultant de phénomènes d’exploitation et de marginalisation active des classes les plus pauvres, par exemple vers des abords de rivière dangereux et insalubres. On retrouve une logique d’analyse semblable dans le récit Failles de Yannick Lahens (2017). L’autrice y met en parallèle les plaques tectoniques en mouvement sous Haïti et les failles sociales, politiques et économiques qui rendirent la population de Port-au-Prince si vulnérable au tremblement de terre du 12 janvier 2010. La dette à payer à la France après l’indépendance de l’île, l’exode rural et une urbanisation chaotique à Port-au-Prince, le chômage endémique, des conditions sanitaires et un système de santé déliquescent qui n’a pas pu pallier aux besoins et à une épidémie de choléra après le séisme – dans le récit de Lahens (2017), tous ces facteurs sont mis en lien avec les terribles estimations de 137.000 morts (Daniell et al., 2013), 2 millions de déplacés et un total de 3.5 millions de personnes concernées par le séisme (PNUD, 2011). À travers le monde, avec plus de 1,9 milliards de personnes touchées par les catastrophes ces dix dernières années (EM-DAT, 2020), le besoin de réponse humanitaire et de prévention aux risques des catastrophes n’a cessé d’augmenter. Il faudra s’attendre à une hausse continuelle, notamment à cause du changement climatique qui touche en première ligne les pays du Sud (GIEC, 2020).
- 1 Une « anti-politics machine » d’après Ferguson (1993), cité par Gaillard (2019, p. S19).
3En dépit de ces travaux scientifiques qui soulignent le caractère politique des catastrophes, une focale technique semble prévaloir tant dans l’approche scientifique que pratique des catastrophes (Revet, 2013 ; Siddiqi, 2018). Dans le Cadre d’action de Sendai pour la réduction des risques des catastrophes (Nations unies, 2015) par exemple, document clé guidant les politiques publiques relatives aux catastrophes au niveau mondial, l’aspect politique des catastrophes est peu reflété, ou alors sous une version édulcorée. On y trouve des dizaines de références à la « vulnérabilité » des communautés touchées et il y est expliqué que pour certains pays, « les risques auxquels ils sont exposés dépassent souvent de beaucoup leurs capacités d’intervention et de relèvement » (Nations unies, 2015, p. 24). La vulnérabilité, bien que définie dans une note de bas de page comme condition déterminée « par des facteurs ou processus physiques, sociaux, économiques ou environnementaux qui accentuent la sensibilité d’une collectivité aux conséquences des aléas » (Nations unies, 2015, p. 10), est approchée comme une condition de départ à laquelle on peut remédier en « augmentant les capacités » par le biais de la coopération internationale et de l’échange de « compétences, de connaissances, d’idées, de savoir-faire et de technologie » (Nations unies, 2015, p. 24). Ainsi, la notion de vulnérabilité telle que présentée ici est intimement liée au concept de résilience, lui-même cité soixante fois dans le document Cadre. Largement diffusé depuis les années 1990 et lié aux « thèmes du changement climatique et de l’adaptation », le concept fait l’objet de nombreux débats scientifiques (Revet, 2011, p. 171). Le plus souvent, la résilience se réfère à la capacité de faire face, donc de vivre avec, les catastrophes. Pour certains, la résilience peut donc être appréhendée comme un concept apolitique s’il en est, puisqu’il cache les causes profondes de la vulnérabilité et impose aux groupes qui subissent une catastrophe la responsabilité d’apprendre à « rebondir » avec suite à la catastrophe (Bréqueville, 2021). Il en suit que certains auteurs tels que Gaillard (2019, p. S15) s’interrogent : le paradigme de la vulnérabilité se serait-il vidé de sa substance politique au cours des quarante dernières années, se transformant en une « machine antipolitique »1 qui traite les catastrophes comme des problèmes technocratiques ?
4Récemment, les appels à ancrer l’étude des catastrophes dans le politique sont de plus en plus nombreux, en particulier pour les catastrophes ayant lieu dans les situations de conflit. Les conflits et les catastrophes ont longtemps été traités distinctement dans le monde de la recherche et de la pratique (Hilhorst et al., 2019). On notera que les termes « marginalisation », « justice », « minorités » ou même « conflit » ne sont pas présents dans le document Cadre de Sendai, et ce bien qu’un tiers des catastrophes aient lieu dans des zones de conflit (Caso, 2019). Nul ne doutera des ramifications politiques d’une crise humanitaire en situation de conflit. Pourtant, la réponse à une catastrophe peut y être traitée comme un problème humanitaire purement logistique et technique. Du moins, c’est ainsi que Zeccola (2011) analyse la réponse au tsunami de 2004 dans la province d’Aceh en Indonésie. Siddiqi (2018) avance que l’absence de discussion des aspects politiques des catastrophes en zone de conflit n’est pas un oubli mais que c’est précisément ce qui constitue la nature même de son caractère politique. Peters et al. (2019) pointent du doigt le besoin d’études macro mais aussi micro-politiques des catastrophes en zone de conflit. Les enjeux de pouvoir s’expriment dans les grandes décisions et déclarations politiques (le macro-politique), mais aussi dans les pratiques quotidiennes de la gestion de la catastrophe (le micro-apolitique, voir Hilhorst, 2013 ; Mouffe, 1995).
5Partant de ce constat – l’apparent fossé entre des travaux de sciences sociales soulignant les causes et conséquences politiques des catastrophes d’une part, et une approche principalement technocratique dans la pratique, même en zone de conflit, d’autre part – j’ai décidé de faire du rapport des acteurs humanitaires au politique l’objet même de mes recherches de thèse. Lors de la réponse aux catastrophes en situation de conflit, quelle forme prend leur rapport au politique, et avec quelles conséquences pour les populations impactées ? Pour ce faire, je me focalise sur un cas de figure où le rapport au politique promet d’être particulièrement ambivalent : la réponse humanitaire à une catastrophe se déroulant dans un État dit « fort » faisant usage de pratiques autoritaires et dans lequel une frange de la population est contestataire du pouvoir politique établi. Il s’agit donc d’un contexte où les clivages politiques entre le gouvernement et une partie de la population du pays sont profonds mais ne s’expriment le plus souvent ni sous la forme d’un débat ouvert ni sous la forme d’affrontements armés (Azar, 1990). Une telle forme de conflit est moins « spectaculaire » dans les faits et souvent sous-étudiée, bien qu’empiriquement fréquente (HIIK, 2019). De plus, une telle situation présente des difficultés de positionnement particulièrement ardues pour les acteurs humanitaires, qui sont redevables envers les populations touchées par la catastrophe comme envers les bailleurs de fonds (de Torrenté, 2013), tout en dépendant des autorités nationales et locales sans lesquelles ils ne peuvent accéder à leurs terrains d’intervention (Kahn & Cunningham, 2013).
- 2 Dans cet article, les organisations de la société civile font référence à des groupes moins formal (...)
6L’article qui suit s’attachera à étudier cette thématique sur la base d’un an de travail de terrain mené en Birmanie, en Éthiopie et au Zimbabwe – trois pays touchés simultanément par une catastrophe et un conflit sociopolitique sur fond de pratiques autoritaires. Durant quatre mois passés dans chaque pays entre 2017 et 2019, un total de 271 personnes ont participé à des entretiens semi-structurés concernant la réponse aux inondations et glissements de terrain en Birmanie en 2015 et à la sécheresse de 2016 en Éthiopie et de 2016-2019 au Zimbabwe. Le détail des interlocuteurs et la focale géographique privilégiée (nationale en Éthiopie, régionale sur les États ethniques du Chin et du Rakhine en Birmanie, locale sur une communauté périurbaine de Bulawayo au Zimbabwe) propre à chaque pays sont présentés dans le Tableau 1. Parmi les interlocuteurs, on compte des fonctionnaires d’État et des membres des communautés touchés par la catastrophe, mais aussi ceux que je désigne comme « acteurs humanitaires » au sens large. Ces derniers comprennent les membres d’organisations de la société civile, d’organisations non gouvernementales (ONG) nationales2 et internationales, de bailleurs de fonds et d’organisations internationales tels que les organismes des Nations unies. Étant donné le haut niveau de méfiance rencontré, le contexte autoritaire n’est pas propice à la recherche concernant des sujets perçus comme politiquement sensibles (Glasius et al., 2018), les acteurs humanitaires interrogés, leurs organisations et leur localité d’intervention ne sont pas nommés. Les interlocuteurs ont été sélectionnés pour leur rôle clé dans la prise de décision et/ou leur participation de terrain, concernant des secteurs d’intervention de réponse à la catastrophe aussi divers que l’aide alimentaire, les abris d’urgence, l’eau et la santé. Au cours de nos discussions, nous avons abordé les modalités de la réponse humanitaire, en particulier la prise de décision concernant les modalités de l’aide (quel type d’aide, où et envers quelles personnes), ainsi que les difficultés rencontrées et les stratégies développées pour y faire face. L’enquête qualitative a été complétée par l’analyse de documents tels que des rapports d’activité des ONG ainsi que par des échanges informels et des périodes d’observation. J’ai par exemple pu passer plusieurs jours dans des bureaux d’ONG locales et internationales dans la capitale éthiopienne Addis Abeba ou dans un camp de personnes déplacées suite à un glissement de terrain près de Hakha, la capitale de la région ethnique Chin en Birmanie. Au niveau local, le temps de recherche le plus long a été mené dans une communauté périurbaine de Bulawayo au Zimbabwe.
7Une partie du travail de terrain et de réflexion furent menés en partenariat avec des membres de la société civile et/ou des chercheurs éthiopiens, birmans et zimbabwéens. Quand les conditions de sécurité le leur permettaient, ces derniers ont participé à la rédaction d’articles spécifiques à chaque étude de cas et dans lesquels le lecteur trouvera plus de détails contextuels, méthodologiques et empiriques (Desportes et al., 2019 sur l’Éthiopie ; Desportes 2019 sur la Birmanie ; Desportes & Moyo-Nyoni, 2021 sur le Zimbabwe). Desportes & Hilhorst (2020) comparent les pratiques humanitaires observées en Éthiopie, en Birmanie et au Zimbabwe.
8Les résultats présentés dans le présent article se situent à un niveau d’abstraction supplémentaire, présentant les quatre rapports au politique observés dans les études de cas. Auparavant, une première section livre le contexte d’étude. Enfin, on détaillera les conséquences de tels rapports au politique lors de la réponse aux catastrophes.
Tableau 1. Inspiré de Desportes & Hilhorst, 2020, p. 347.
9Les conflits dits de basse intensité sur fond de pratiques autoritaires présentent un puzzle particulièrement intéressant pour étudier le rapport au politique lors de la réponse aux catastrophes. Ce type de conflit est marqué par une désarticulation entre le gouvernement et une partie de la société qui juge ses intérêts non défendus par le gouvernement en question (Azar, 1990). Le politique y est à la fois partout et nulle part, pour deux raisons majeures. Premièrement, parce que les mécanismes d’exclusion prennent souvent une forme plus insidieuse que des affrontements physiques. Pour reprendre la terminologie de Galtung (1996), la violence structurelle (par exemple une loi discriminante) et culturelle (par exemple un discours justifiant l’exclusion d’un certain groupe ethnique) est plus intense que la violence physique. Deuxièmement, les pratiques autoritaires empêchent le débat politique de se tenir ouvertement. La peur et l’incertitude marquent les échanges entre des acteurs étatiques puissants aux responsabilités floues et une société civile restreinte dans ses libertés (Glasius, 2018).
10On retrouve ces caractéristiques dans les trois études de cas analysées ici : la Birmanie de 2015, l’Éthiopie de 2016 et le Zimbabwe de 2016-2019. Les cas présentent des points communs importants au regard des dynamiques de la réponse humanitaire et de conflit. Concernant la réponse humanitaire d’abord, une catastrophe d’envergure y a eu lieu : d’importantes sécheresses avec plusieurs millions de personnes en besoin d’aide alimentaire en Éthiopie et au Zimbabwe (Nations unies, 2017 et Nations unies, 2016), des inondations et des glissements de terrain causant la mort de 125 personnes et en déplaçant 1.5 millions en Birmanie (Nations unies, 2015). Toutes ces catastrophes ont nécessité l’intervention de nombreux acteurs étatiques, de la société civile et de la communauté humanitaire internationale. Concernant les dynamiques de conflit, dans les trois cas, la catastrophe s’est déroulée sur fond de pratiques autoritaires persistantes. Dans la Birmanie de 2015, en dépit de la transition démocratique annoncée en 2011, l’armée contrôle les ministères clefs et dispose d’un droit de véto au parlement (Kingsbury, 2014). En Éthiopie et au Zimbabwe, la ligne entre parti dominant, gouvernement, armée et autres acteurs de sécurité liés à l’État est très difficile à tracer (Aalen & Tronvoll, 2009 ; Alexander & McGregor, 2013). Dans les trois cas, un conflit sociopolitique de longue date trouve son origine dans une insatisfaction profonde d’une partie de la population avec le régime en place (cf. Markakis, 2011 concernant l’Éthiopie ; Matelski, 2016 concernant la Birmanie ; McGregor, 2013 concernant le Zimbabwe). À titre d’exemple, des membres de minorités ethniques accusent d’autres groupes de domination politique au sein du gouvernement national : ils pointent du doigt les bamars de religion bouddhiste en Birmanie, les tigréens en Éthiopie et les shonas au Zimbabwe. Dans les trois cas, la réponse aux catastrophes s’organise en parallèle de mouvements de protestation civile souvent intensifiés par un élément déclencheur. Enfin, dans les trois cas, l’État réprime ces mouvements de protestation avec violence.
11En 2015, en Birmanie (voir Figure 1), le discours envers les minorités ethniques et religieuses, en particulier les musulmans et le groupe ethnique des Rohingya, se fait de plus en plus virulent. En 2012 déjà, les violences intercommunales dans l’État du Rakhine avaient fait des centaines de morts. En 2015, l’adoption des lois dénommées de « Race et de Religion » qui discriminent sur la base de l’appartenance religieuse et du genre (Cheesman, 2017 ; Farzana, 2015) et les premières élections ouvertes du pays qui se tiennent à la fin de l’année font monter les tensions. En parallèle, d’importantes inondations et des glissements de terrains liés à une mousson anormalement intense et accentués par le passage du cyclone Komen ravagent le pays. Le cyclone frappe la côte ouest du pays le 30 juillet 2015, le gouvernement birman décrète les régions du Chin et du Rakhine « zones de catastrophe naturelle » le 31 juillet (Myanmar National Natural Disaster Management Committee, 2015). 125 personnes perdent la vie et plus de 1,5 millions sont en déplacement contraint (Nations unies – Bureau de la coordination des affaires humanitaire, 2015).
12En Éthiopie (voir Figure 2), en 2016, c’est l’intention du gouvernement fédéral de modifier le plan urbain de la ville d’Addis Abeba qui déclenche les révoltes. Avec ses nouvelles délimitations, la capitale empiète sur le territoire de la région des Oromos, un groupe ethnique déjà politiquement marginalisé bien que démographiquement majoritaire. Les heurts entre civils et forces armées causent des centaines de morts (Kipgen, 2013). Suite aux violences, le gouvernement éthiopien décrète un état d’urgence en octobre 2016, des milliers de personnes sont emprisonnées sans procès (Abbink, 2016). Les régions d’Oromie et d’Amhara sont les plus touchées par cette crise socio-politique et, en parallèle, par la pire sécheresse depuis cinquante ans. Les Nations unies (2017) pointent du doigt le phénomène climatique El Niño, et estiment que plus de 10,1 millions de personnes sont en besoin d’aide humanitaire.
13Au Zimbabwe (voir Figure 3), les rivalités politiques allant de pair avec la fin de l’ère Mugabe ainsi qu’un important déclin socio-économique causent une importante mobilisation sociale en 2016 (déclenchée par une crise de liquidités et des scandales de corruption), en 2018 (déclenchée par des élections nationales contestées), et en 2019 (déclenchée par un prix de l’essence triplé par le gouvernement du jour au lendemain). La répression est particulièrement sanglante en 2018-2019. Plus de 12 personnes sont tuées par les forces de l’ordre, on dénote des passages à tabac arbitraires, des punitions collectives et des peines de prison extra-judiciaires (Beardsworth et al., 2019 ; Solidarity Peace Trust, 2019). Le phénomène climatique El Niño impacte aussi le Zimbabwe en 2016. On y parle de la pire sécheresse en 25 ans, avec plus de 5 millions de personnes en insécurité alimentaire (Coordinateur Résidant des Nations unies au Zimbabwe, 2016). Le gouvernement décrète un « état de catastrophe naturelle » en 2016 (Nations unies, 2016), puis à nouveau en novembre 2018 suivant des conditions anormalement arides (ReliefWeb, 2018).
14Les trois études de cas diffèrent par de nombreux aspects. Chaque catastrophe est unique et s’inscrit dans le contexte d’un conflit spécifique dans une localité avec son histoire, sa géographie et sa composition sociopolitique particulière. Dans un seul et même pays, les dynamiques de conflit sont toujours diverses et complexes, avec les griefs publics et privés s’entremêlant sur de multiples échelles (Kalyvas, 2003). Néanmoins, les théories construites sur la base de résultats empiriques sont d’autant plus solides quand des processus sociaux communs peuvent être identifiés en dépit de tous ces contrastes (Höglund & Öberg, 2011, p. 117). La partie qui suit s’attachera à en faire la démonstration.
Figure 1. Localisation du travail de terrain (en rouge : les villes de Yangon et de Hakha) et des deux États ethniques sur lesquels se focalise l’analyse (le Rakhine et le Chin) en Birmanie.
Source : Desportes, 2020, p. 101, sur la base de données de la Myanmar Information Management Unit, 2019.
Figure 2. Localisation du travail de terrain (en rouge : les villes et zones rurales autour de Addis Abeba, Bahir Dar, Jijiga et Shashmene) et les trois régions Amhara, Oromie et Somalie, en Éthiopie.
Source : Desportes, 2020, p. 71, sur la base de données de la Intergovernmental Authority on Development Geoportal, 2014.
Figure 3. Localisation du travail de terrain (en rouge : les villes de Harare et Bulawayo et la zone péri-urbaine de Bulawayo) au Zimbabwe.
Source : Desportes, 2020, p. 131, sur la base de données de ZimStat & le Humanitarian Data Exchange des Nations unies, 2018.
15Sur la base des trois études de cas, mon analyse identifie quatre formes majeures du rapport au politique lors de la réponse aux catastrophes. L’État peut instrumentaliser la catastrophe à des fins politiques en lien avec le conflit. Par ailleurs, les acteurs étatiques et non étatiques craignent la politisation des catastrophes et craignent d’être accusés d’avoir des motifs autres qu’humanitaires. Il s’ensuit que les humanitaires préfèrent contourner ou cacher les sujets politiquement sensibles au lieu de les confronter ouvertement : ils dépolitisent la catastrophe. Enfin, des données indiquent qu’une approche dépolitisée et technocratique des catastrophes est appliquée de manière non réfléchie et quasi-automatique par certains acteurs, en particulier par les plus puissants.
16Une opération humanitaire implique des choix éminemment politiques. Via l’aide, des ressources matérielles, financières ou même simplement de l’attention sont prodiguées à certains groupes seulement. La légitimité et le pouvoir de ceux qui donnent ou distribuent l’aide se trouve alors accrue. Dans les trois cas de réponses à la catastrophe étudiés, le choix de « qui prodigue » et « qui reçoit l’aide » présente autant de possibilités d’inclusion et d’exclusion à des fins politiques, il constitue un vecteur de violence. À titre d’illustration sur la base des échanges menés sur le terrain :
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Les membres de la minorité musulmane sont déplacés de force par des camions militaires suivant les inondations près de Sittwe dans l’État du Rakhine (un exemple de violence physique relayé par plusieurs membres d’ONG internationales interrogées en Birmanie) ;
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- 3 La pratique est dénoncée au Zimbabwe, par exemple par Human Rights Watch (2004) et Janin (2010, p. (...)
L’appartenance au parti politique au pouvoir influe sur l’obtention d’aide alimentaire (un exemple de violence structurelle relayé en Éthiopie et au Zimbabwe3) ;
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Dans l’opinion publique, la minorité ethnique des Rohingyas est perçue et présentée comme indigne de recevoir une aide humanitaire (un exemple de violence culturelle relayé en Birmanie, y compris sur la base de discussions menées par des directeurs d’ONG internationales avec leur propre personnel humanitaire birman fin 2017).
17Le plus souvent, l’instrumentalisation de l’aide s’inscrit dans un agenda politique plus large qui a fait l’objet d’autres travaux scientifiques. Par exemple :
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L’État, par le biais des autorités locales en charge de dresser les listes des bénéficiaires de l’aide alimentaire (internationale), exclut ceux qui ont participé aux révoltes dans la région Oromo en Éthiopie et tente ainsi de réprimer les révoltes.
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La marginalisation de minorités ethniques et religieuses dans la réponse aux inondations sert à promouvoir le projet politique d’une « identité nationale homogène » (Desaine, 2011, p. 12) en Birmanie.
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Rendre l’aide alimentaire dépendante à l’appartenance au parti au pouvoir Zimbabwe Africa National Union – Patriotic Front (ZANU-PF) assoit le pouvoir de ce même parti au Zimbabwe (voir aussi Janin, 2010).
18Dans la plupart des situations, l’instrumentalisation politique ne se fait pas via des grandes déclarations. Elle est imbriquée dans le fonctionnement même du système. Corbet et al. (2017) relèvent le cadre légal, les restrictions administratives et financières ainsi que les difficultés relationnelles avec les autorités qui contraignent le travail humanitaire en Éthiopie. On retrouve des dynamiques bureaucratiques similaires en Birmanie (par exemple concernant la difficile et aléatoire obtention des « autorisations de voyage » hors de Yangon) et au Zimbabwe.
19En particulier, dans les trois pays, les systèmes de traitement de données concernant les conséquences de la catastrophe servent à diriger les flux d’aide (inter) nationale vers certaines zones géographiques. Officiellement présentés comme des systèmes au fonctionnement technique rodé avec implication d’une diversité d’acteurs humanitaires, une écrasante majorité des interlocuteurs décrivent ces mêmes processus comme s’ils étaient influencés par des organismes d’État dans les faits. Cela concerne le « belg assessment » en Éthiopie et le « ZimVAC » (Zimbabwe Vulnerability Assessment Committee) zimbabwéen. Dans le cadre du belg assessment, près de 200 membres du gouvernement éthiopien, d’ONGs, d’organisations internationales et de bailleurs de fonds sillonnent le pays en juin pour juger des effets de la dernière saison de pluie (nommée belg). Des indicateurs tels que les récoltes attendues et les prix de marché permettent de préparer les cartes de classification tricolore des districts que l’on voit accrochés aux murs de nombreuses organisations humanitaires, selon le niveau de détresse humanitaire prévu (Desportes et al., 2019, p. 45). En vérité, les chiffres sont manipulés au niveau du gouvernement fédéral (voir aussi Enten, 2008 ; Planel, 2005). Au Zimbabwe, pour compléter le ZimVAC annuel, un collectif d’ONGs et d’agences gouvernementales passe en revue les conditions de vie de plus de 10,000 ménages ruraux. Il s’agit surtout de comprendre si les entrées en production céréalière et autres revenus mènent à des taux de nutrition suffisants en fonction des prix locaux (Scoones, 2013). Bon nombre de nos interlocuteurs, dont deux ont travaillé au gouvernement en tant qu’enumérateurs ZimVAC avant d’intégrer des ONG internationales, décrivent dans les faits un processus brouillon aux résultats politiquement biaisés, influencés entre autres par le Politburo de ZANU-PF, mais aussi par le bailleur de fonds derrière une organisation onusienne (Desportes & Moyo-Nyoni, 2021, p. 11). En Birmanie, les informations relatives au nombre de déplacés forcés, de blessés, de morts et d’infrastructures détruites sont récoltées et traitées centralement par le General Administration Department qui est, lui, contrôlé par l’armée.
20En général, les acteurs non étatiques décrivent la difficulté de collecter leurs propres données de terrain et d’entrer en contact direct avec les populations impactées. L’aide d’urgence internationale, y compris ses mécanismes de financement, ne sont pas propices à une implantation locale sur le long terme (Egeland et al., 2011). Mettre en place une relation de confiance pourtant si importante dans le contexte de conflit est d’autant plus difficile. Lors de leurs rares visites, les acteurs humanitaires sont souvent accompagnés par des agents de l’État qui filtrent les informations qui transitent hors ou vers les communautés impactées. À Yangon en Birmanie fin 2018, le travailleur français d’une ONG internationale active dans des camps abritant des Rohingyas depuis les inondations s’exclame ainsi : « mais je ne peux pas les rencontrer moi, les bénéficiaires ».
21Une fois les acteurs humanitaires dirigés vers une certaine zone géographique présentée comme en besoin d’aide, les agents de l’État y contrôlent qui reçoit cette dernière au niveau local. En Éthiopie, les listes des bénéficiaires sont établies par les autorités locales de la kebele, souvent avec des quotas fixés en amont. Elles sont établies de manière orientée, ainsi que relayé par plusieurs membres d’ONG locales et internationales, de deux membres de gouvernement dans le district de Shashmene dans la région d’Oromie, mais aussi par Planel (2005, 852). Concernant le Zimbabwe, Hove (2016) cite le cas de la réponse aux inondations de Tokwe-Mukozi en 2016, où les donateurs devaient déposer leur aide aux bureaux locaux du gouvernement afin que ses agents se chargent de sa distribution. En plus d’une distribution biaisée, une partie de l’aide se retrouva vendue sur les marchés locaux, ou en possession de membres du gouvernement (Hove, 2016, 146). Mais l’État peut aussi influencer qui reçoit l’aide de manière plus insidieuse. Par exemple au Zimbabwe, ceux qui souhaitent accéder à l’aide alimentaire au Zimbabwe doivent montrer une pièce d’identité. D’après de nombreux habitants du village situé près de Bulawayo, cela exclut de fait les nombreuses personnes auxquelles la nationalité zimbabwéenne est refusée, même quand les familles sont présentes dans le pays depuis des générations.
22Les exemples cités ci-dessus mettent en lumière l’instrumentalisation politique par l’État. Selon les dires des personnes interrogées, ce dernier est rarement présenté comme un acteur neutre ou apolitique. Néanmoins, l’instrumentalisation politique de l’aide n’est certainement pas le seul fait de gouvernements, comme le montrent des études traitant de partis politiques d’opposition ou de groupes séparatistes (Flanigan, 2008 concernant le Sri Lanka ; Jacoby & Özerdem, 2008 concernant la Turquie). Au Zimbabwe en particulier, la distribution de l’aide en faveur des groupes d’opposition en réponse à la sécheresse lors de l’année électorale de 2008 par USAID (bailleur humanitaire étasunien) via des ONG internationales telles que CARE est un thème récurrent lors des entretiens. En 2008, les accusations par l’État et les dénégations par les ONG internationales furent nombreuses ; le gouvernement zimbabwéen finit par bloquer l’accès au terrain et la distribution d’aide alimentaire internationale pendant un total de douze semaines (Amnesty International, 2008 ; Dugger, 2008).
23Bon nombre d’écrits sur la politique des catastrophes se focalisent sur les accusations lancées par les acteurs impliqués dans l’aide. Par celles-ci, ils visent à se dédouaner de leurs propres responsabilités et remettent en question la légitimité ou la volonté d’autres acteurs à protéger les populations (Olson, 2000 ; Venugopal & Yasir, 2017). En 2008, alors que le régime militaire birman interdisait d’abord l’accès aux acteurs humanitaires internationaux suivant le cyclone Nargis, la presse birmane qualifiait ainsi les tentatives humanitaires et les discussions relatives à la responsabilité d’intervenir pour protéger la population, impulsées par l’alors Ministre des affaires étrangères français Bernard Kouchner, comme de menaces d’invasion étrangère (Selth, 2008).
- 4 « ED threatens to de-register NGOs ». Toutes les traductions ont été faites par l’autrice.
- 5 « NGOs need to be whipped into line if ever they want to work in harmony with the government ».
- 6 « Imperial lap-dogs ».
24On retrouve les mêmes tendances dans les trois études de cas, bien que moins ouvertement quand il s’agit pour les acteurs humanitaires de critiquer l’État. À l’image des dynamiques de conflit décrites avec le contexte d’étude, la violence s’exprime surtout par les mots. La majorité des acteurs impliqués dans la réponse à la catastrophe, qu’ils soient étatiques ou non-étatiques, accusent les autres d’être incapables mais aussi d’avoir d’autres motifs que purement humanitaires. Dans les discours politiques ou par voie de presse, les gouvernements pointent du doigt l’ingérence étrangère qui agirait sous couvert d’humanitarisme. Le Zimbabwe, pays aux dirigeants à la rhétorique flamboyante, l’illustre parfaitement. Le 12 décembre 2018, alors que la situation économique et politique se fait de plus en plus tendue, le journal pro-gouvernemental Newsday titre ainsi « ED [surnom du président Emmerson Mnangagwa] menace de désinscrire les ONGs »4. Menacer de désinscrire les ONGs des registres officiels, donc de leur retirer l’autorisation d’effectuer leurs missions humanitaires, est un moyen de les contrôler. Dans le même numéro, un éditorial du journaliste Birghtface Muze accuse les ONGs impliqués dans la réponse à la sécheresse de vouloir renverser le régime en place. Les membres de la société civile ou d’autres organismes humanitaires sont décrits comme posant un danger à l’ordre politique interne. Selon l’éditorialiste, « les ONGs doivent se tenir à carreaux si elles souhaitent vraiment travailler en harmonie avec le gouvernement »5. Il compare les ONGs à des « laquais à la solde des impérialistes »6. Cela confirme les dires des interlocuteurs membres d’ONGs, selon lesquels les accusations de motivations politiques sont le plus souvent faites sans aucune différentiation. Dans les discours politiques ou les articles de presse pro-gouvernementaux, les ONG locales sont souvent décrites comme des marionnettes d’ONG occidentales elles-mêmes guidées par les puissances impérialistes étrangères.
25À l’inverse, dans le discours de l’opposition politique zimbabwéenne et d’une partie de la population, le gouvernement du Zimbabwe est généralement accusé de ne pas se soucier, de marginaliser ou même de « vouloir la mort » de minorités ethniques ou politiques, ainsi que le décrit un habitant de la communauté périurbaine de Bulawayo au Zimbabwe lors de notre entretien. Pour lui et plusieurs de ses voisins, l’inaction humanitaire de l’État et les difficultés que l’État pose aux acteurs humanitaires s’inscrivent dans une longue lignée de violence étatique comprenant les massacres de l’ethnie minoritaire des Ndebeles dans les années 1990 (connus sous le nom de gukurahundi) et la destruction massive de quartiers entiers de logements informels en 2005 (connue sous le nom de murambatsvina).
- 7 « Ethiopia: Draconian state of Emergency », « Aid absent for most Rohingyas », « Rohingyas turned (...)
26Dans ce contexte de haute polarisation, il est notable que peu d’acteurs humanitaires essayent de rétablir leur propre vérité dans l’espace public. Dans les pays même, des rapports mentionnant une distribution d’aide biaisée publiés par Oxfam au Zimbabwe (2017) ou par un collectif de société civil en Birmanie (Chin Committee for Emergency Response and Rehabilitation, 2015) font partie des rares exceptions anglophones dont j’ai connaissance. À l’international, les groupes de droits de l’homme tels que Amnesty International, Human Rights Watch ou des organisations issues de la diaspora prennent le relais. On peut ainsi citer le rapport « Éthiopie : un état d’urgence draconien » de Amnesty International (2017) qui décrit les conséquences y compris humanitaires des restrictions de mouvement et de parole liés à l’état d’urgence ; les articles « Pas d’aide pour la majorité des Rohingya » et « Rohingyas exclus des campements d’urgence suite aux inondations » du média de diaspora Burma Times (2015a et 2015b) ; et la note de blog « Le parti au pouvoir du Zimbabwe accusé d’instrumentaliser l’aide alimentaire pour acheter des voix électorales » publié par le média spécialisé The New Humanitarian (Phiri, 2018) 7.
27Sur la base des entretiens et en contraste avec la plupart des études citées plus haut, les acteurs humanitaires déploient plus d’énergie à éviter d’être accusés que d’accuser eux-mêmes et de rétablir la « vérité ». Ils opèrent dans un contexte où le risque de se faire instrumentaliser ou « cadré » politiquement, c’est-à-dire présenté discursivement d’une certaine manière (« framed » en anglais, Goffman, 1986) est grand. Comment faire prévaloir ouvertement leur vision de la situation quand le gouvernement du pays où ils interviennent est puissant, la société divisée, la transparence de l’information inexistante et les sujets politiquement sensibles nombreux, d’autant plus qu’agir ou parler en dehors des contraintes établies peut avoir de lourdes conséquences ?
28Concernant ces conséquences, la crainte constitue un thème récurrent dans les entretiens menés avec les acteurs humanitaires dans les trois pays, en particulier les interlocuteurs travaillant pour des ONGs locales et les organisations de la société civile. Certains membres de ces organisations redoutent de voir leur organisation accusée de motifs politiques, de perdre les autorisations d’intervention humanitaire, de se retrouver interrogé par des agents de l’État et de devoir faire face à des représailles juridiques ou même physiques en tant qu’acteurs de la société civile. Voyageant pendant plusieurs jours en Oromie, Éthiopie, avec une ONG locale, j’ai ainsi pu discuter avec un chauffeur battu par les forces de police alors qu’il venait en aide à des personnes blessés par les forces de l’ordre suivant les révoltes de 2016. Au Zimbabwe, une de mes interlocutrices était une jeune femme qui avait été longuement interrogée par l’intimidante Central Intelligence Organisation (CIO, la police d’État) suite aux distributions alimentaires qu’elle menait avec son organisation de société civile dans une communauté périurbaine de Bulawayo en 2018. Suite à notre échange, alors qu’elle me raccompagne vers la sortie et que nous bavardions déjà d’autres choses, elle avoue comme pour s’excuser :
- 8 « I do a lot of advocacy. I was doing this thing with the first lady for instance. I am seen a lot (...)
Je fais beaucoup d’activités de plaidoyer, j’étais à un évènement avec la femme du président [Robert Mugabe] une fois. On me voit beaucoup avec des responsables politiques. Mais je dois aussi faire attention et garder mes distances. Pour que l’on me perçoive toujours comme apolitique8.
29Pour cette femme active dans un collectif de société civile, l’équilibre entre « proximité efficace » avec les politiques et « distance » de sécurité (humanitaire ?) semble difficile à trouver.
30La crainte de la politisation de la réponse aux catastrophes ne vient pas de nulle part, elle paraît inscrite dans la mémoire institutionnelle de certaines organisations et de l’État même. Dans les trois pays, l’instrumentalisation politique de l’aide humanitaire fut démontrée par le passé avec des conséquences fortes (Autrice et Co-Autrice, 2020, p. 348). Par exemple, en Éthiopie, les sécheresses des années 1970-1980s causèrent la chute des régimes politiques impériaux et communistes (De Waal, 2018). En Birmanie, en 2008, une partie de la communauté internationale évoqua sa « responsabilité à protéger » les populations suivant le cyclone Nargis même sans accord du gouvernement birman, ce qui mena à d’importantes tensions politiques tant nationales qu’internationales (Selth, 2008). Au Zimbabwe, les acteurs de l’État se référaient à l’instrumentalisation politique de l’aide états-unienne suivant la sécheresse de 2008 pour remettre en question la pureté des motifs humanitaires en 2016 (Dugger, 2008).
31Confrontés à cette situation, plusieurs options s’offrent aux acteurs humanitaires qui mettent en place des interventions en réponse à la sécheresse, aux inondations ou aux glissements de terrain. La palette du rapport au politique qu’ils pourraient avoir n’a cessé de croître ces dernières décennies, allant de pair avec une différenciation des acteurs engagés dans l’humanitaire et de leurs mandats (Le Naëlou et al., 2020 ; Leebaw, 2007). Concernant le discours, les organisations pourraient critiquer l’instrumentalisation politique de l’aide dans des campagnes de plaidoyer, engager des discussions ouvertes ou à huis clos, ou bien se taire. Concernant l’opérationnel, ils pourraient contourner certaines règles, opérer « sous le radar officiel », ou bien se plier aux conditions posées par l’État. Les organisations humanitaires, qu’elles soient ONGs, organisations internationales ou issues de la société civile, disposent d’habitude de différents mandats et approches (Leebaw, 2007). Dans l’idéal cela permet une division du travail : certaines organisations prennent des risques et se positionnent clairement du côté des plus vulnérables par exemple en s’engageant dans des activités de plaidoyer. Oxfam, qui dénonce ouvertement la politisation de l’aide au Zimbabwe, en est un exemple. D’autres organisations cherchent à éviter les risques et maintiennent des relations cordiales avec les autorités, ce qui a l’avantage de garantir la poursuite des activités logistiques les plus essentielles. Parmi celles-ci, on peut compter les organisations onusiennes, dont la culture du consensus vise plutôt à chercher le plus petit dénominateur commun et qui ont de plus accès à des canaux diplomatiques parallèles (Petitville, 2017).
- 9 « This context needs the international hand to make sure the vulnerable people are targeted » (Des (...)
32Au vu de la diversité des engagements possibles, l’homogénéité des pratiques observées en Éthiopie, en Birmanie et au Zimbabwe, mis à part de rares exceptions, est frappante. Très peu d’acteurs non-étatiques choisissent la voie de la confrontation ouverte. Il est notable que même des organisations qui d’habitude revendiquent leur solidarité directe avec la société civile et les plus marginalisés n’agissent pas de la sorte dans les cas étudiés. En Éthiopie, une organisation réputée pour son plaidoyer s’autocensure alors même qu’elle juge ne plus pouvoir opérer dans des conditions si restrictives et quitte le pays en 2017. Son directeur justifie ce refus de témoigner ouvertement par la crainte de nuire aux organisations affiliées qui restent sur place. En Birmanie lors des entretiens menés début 2019, une ONG dont la marque de fabrique est la collaboration avec les groupements de société civile explique qu’elle opère alors sans elles. Selon son chargé des opérations, « le contexte demande une patte internationale »9. Il explique que les acteurs locaux seraient tous biaisés envers un groupe religieux ou ethnique, seuls les internationaux seraient capables d’être neutres et impartiales.
33Quelle est donc la voie privilégiée par la majorité des acteurs humanitaires ? Dans les trois études de cas et malgré la grande diversité d’acteurs présents, une majorité choisit de contourner les obstacles en essayant de faire le moins de vagues possibles. Les organisations obtempèrent avec les restrictions et s’autocensurent. Ils essayent de masquer le caractère politique de la catastrophe et des interventions humanitaires. De fait, tous les leviers de la dépolitisation identifiés en théorie politique sont actionnés, à savoir la dépolitisation discursive, institutionnelle et régulatoire (Wood & Flinders, 2014 ; Desportes & Moyo-Nyoni, 2019).
34Dans le discours, on retrouve des argumentaires qui se rapprochent d’un paradigme de la vulnérabilité apolitique voir d’un paradigme naturaliste. Les catastrophes sont présentées comme dues à des phénomènes naturels hors de contrôle, par exemple le phénomène climatique El Niño. La vulnérabilité des communautés est présentée comme une donnée de départ et hors sol. Elle est sans lien avec la répression politique et des décennies de marginalisation socio-économique d’une partie de la population. Les causes et les conséquences politiquement sensibles des catastrophes ne sont pas nommées. Pas de mention des réformes agraires au Zimbabwe donc, ni du cholera dont la présence n’est pas reconnue officiellement par le gouvernement en 2016 en Éthiopie – ce qui rend l’importation de certains médicaments difficiles (Autrice et al. 2019, p. 49).
35Sous le volet de la dépolitisation institutionnelle, l’État et les acteurs humanitaires internationaux mettent en avant la prise de décision par des acteurs neutres, apolitiques et apartisans tels que des comités d’experts, des tables rondes collaboratives ou des logisticiens et techniciens humanitaires.
36Concernant la dépolitisation régulatoire, des manuels techniques précis, par exemple ceux préparés par la Myanmar Information Management Unit ou le Zimbawe Vulnerability Assessment Committee, décident des niveaux de palier clés (par exemple les récoltes de blé ou de maïs tombant sous un certain nombre de quintaux dans une zone précise) et des actions à engager en conséquence. Pour certains, le message semble bien intégré. En Éthiopie dans la région d’Oromie, un entretien mené avec le directeur d’une ONG locale débute ainsi par une longue énumération des 14 étapes à franchir pour mener à terme une opération humanitaire dans le pays, de l’analyse de la situation faite conjointement par l’ONG et les départements gouvernementaux adéquats aux envois des rapports aux bailleurs de fonds, sans oublier l’inauguration officielle en présence des donateurs et des autorités locales (Desportes et al., 2018, p. 45).
37Observant la dépolitisation quasi-permanente de la réponse humanitaire aux catastrophes sur les trois terrains de recherche, on peut se demander si une approche technocratique qui se veut apolitique est internalisée et appliquée de manière non réfléchie par certains acteurs humanitaires, en particulier les acteurs internationaux moins en contact avec le contexte de conflit. Plusieurs pratiques pointent vers une telle internalisation.
38Tout d’abord, les catastrophes ne sont pas seulement présentées comme vides d’enjeux politiques dans les brochures humanitaires officielles. Si certaines organisations ont une culture du débat interne forte, d’autres semblent plutôt appliquer des règles déjà appliquées de manière routinière par le passé, sans prendre le temps d’évaluer ou de débattre de l’évolution de la situation entre temps. D’après une personne travaillant au siège Pacifique-Asie d’une organisation internationale active en Birmanie, les acteurs humanitaires ne disent et ne font pas certaines choses parce qu’ils « croient savoir » que ces actions mettraient leurs opérations en péril. Par exemple, ils ne disent pas « Rohingya » dans leurs discussions avec des agents de l’État de crainte que cela mette immédiatement fin à la discussion. À la place, les membres de son organisation internationale ainsi que d’autres membres d’ONG interrogés utilisent le terme « immigré bengalais » mis en avant par l’État birman même. Ce terme normalise l’idée selon laquelle les Rohingyas seraient de récents immigrés illégaux, et non pas présents sur le territoire birman depuis quatre siècles (Parnini, 2013). Basé lui aussi en Birmanie, le salarié d’une grande ONG internationale rapporte le cas suivant : il s’était fait réprimander pour avoir ouvertement remis en question l’interdiction aux ONG de recruter des Rohingyas. On assiste ainsi à une normalisation de certaines pratiques douteuses. Au Zimbabwe lors de notre entretien, le directeur d’une importante organisation internationale mentionne ainsi en riant le « CIO chap », ou « bon gars de la police secrète », avec lequel il est tenu d’avoir un échange régulier. Dans un autre bureau de Harare quelques rues plus loin, la salariée d’un bailleur de fonds international explique que son organisme finance et soutient officiellement le processus d’analyses de données ZimVAC bien que tout le monde sache pertinemment que le fonctionnement et les résultats de ZimVAC sont politiquement biaisés. Selon ses mots, financer les systèmes d’information nationaux concernant les sécheresses serait tout simplement « l’approche standard » de ce bailleur de fonds dans les pays d’Afrique australe (Desportes & Moyo-Nyoni 2021, p. 11).
39Concernant les échanges externes aux organisations, en Birmanie les tables rondes réunissant les ONG internationales qui pourraient être le lieu de débats ou de remontées d’information portaient surtout sur des problèmes d’ordre logistique, technique ou légal – par exemple concernant les nouvelles restrictions douanières imposées sur les importations de l’aide. En Éthiopie et au Zimbabwe, des membres d’ONG internationales et locales m’ont avouées ne pas faire part de leurs difficultés d’ordre « politique » à leurs bailleurs de fonds par crainte que les financements ne cessent. Ainsi que l’exprime l’un d’eux en Éthiopie : « Nous ne pouvons pas dire [au bailleur] que les autorités du district ne coopèrent pas avec nous. Mais nous pouvons dire que les routes sont mauvaises » (Desportes et al., 2019, p. 53).
- 10 « Death is none of my business » (Desportes et al., 2019, p. 53).
40De plus, l’autocensure pratiquée par les acteurs humanitaires ne prend pas seulement forme dans leur discours et leurs actions mais aussi dans leurs processus de « savoir » (Desportes et al., 2019). Il est bien sûr impossible d’établir à quel point elle se pratique pour des raisons stratégiques, par conviction ou par routine non-réfléchie, mais lors des entretiens, beaucoup d’acteurs humanitaires indiquent (d’abord) ignorer que la réponse aux catastrophes contribue à la marginalisation de certains groupes telles que des minorités politiques, économiques, ethniques ou religieuses. À la question du biais possible lors de la réponse aux inondations dans l’État du Rakhine en Birmanie, le directeur d’une importante ONG aux attaches bouddhistes affirme ainsi ignorer quels groupes pourraient être plus vulnérables que d’autres, ou laissés-pour-compte lors de la réponse aux inondations (Desportes, 2019, p. 13). De plus, des principes ou mandats humanitaires clés sont parfois réinterprétés. En Birmanie, distribuer l’aide à parts égales entre des communautés musulmanes et bouddhistes voisines sans prendre en compte les besoins véritables est ainsi présenté comme impartial par certains de nos interlocuteurs travaillant pour des ONGs internationales, des organisations internationales et même des bailleurs de fonds. Cette pratique est si répandue qu’elle a sa propre dénomination, le « 50 50 ». En Éthiopie, le directeur d’une ONG internationale active près des zones politiquement tendues à la frontière entre les régions d’Oromie et de Somalie définit la neutralité comme le fait d’éviter les communautés en conflits et ainsi ne pas avoir à se positionner. Au nord du pays dans la région d’Amhara, à plusieurs heures de la ville de Bahir Dar, le directeur d’une ONG locale répond sans sourciller à la question demandant si la sécheresse de 2016 a causé des morts dans les zones où son organisation opère. Selon lui, « la mort ne fait pas partie de mon champ de responsabilités » 10.
41Enfin, les acteurs humanitaires se rappellent parfois à l’ordre entre eux quand ils jugent que certaines lignes rouges sont franchies. En Birmanie, lors de notre entretien, une personne membre d’un collectif civil réputé pour dénoncer la marginalisation de minorités ethniques lors de la réponse au cyclone de 2015 se plaint des commentaires quasi-systématiques de membres d’organisations internationales à l’égard de son travail :
- 11 « [international organisation] once told us […], do not talk so critical [or else] people will hat (...)
Ils [les membres de l’organisation internationale] nous avaient dit, ne soyez pas si critique [sinon] les gens vont vous détester et vous n’allez pas avoir de succès. Soyez positifs. Pourtant, le rôle d’une organisation issue de la société civile est de faire du bruit11.
- 12 Tout comme elles ont sûrement évolué après le coup d’État militaire du 1er février 2022.
42Lors des entretiens à Yangon, quelques membres d’ONG locales se rappellent avec nostalgie les temps précédents le grand chamboulement du paysage humanitaire Birman qui a accompagné la transition démocratique annoncée en 2011. Avant la phase dite de démocratisation, les bailleurs de fonds et ONG internationales se positionnaient ouvertement du côté des organisations de la société civile et contre le gouvernement. Ils critiquaient ouvertement la junte militaire et finançaient directement les groupes locaux sans leur poser trop de contraintes (voir aussi Décobert, 2016). Depuis, les interlocuteurs issus de la société civile notent l’évolution des pratiques de la plupart des acteurs humanitaires internationaux12. Voilà donc un exemple où la dépolitisation n’est pas toujours imposée par l’État. Elle peut aussi être imposée d’une organisation humanitaire à une autre, moins puissante financièrement.
43Les quatre rapports au politique décrits précédemment ont des conséquences certaines pour les modalités et l’impact de l’aide humanitaire. En Birmanie, en Éthiopie et au Zimbabwe, quasiment tous les acteurs humanitaires veulent éviter les tensions avec les autorités et au sein de la société, de rares collectifs issus de la société civile faisant exception. La coopération docile avec les agents de l’État en Éthiopie ou la distribution de l’aide suivant le principe égalitaire du « 50 50 » entre communautés bouddhiste et musulmane voisines en Birmanie en sont des exemples. De par les relations qui restent « cordiales » avec les autorités, la majorité des opérations logistiques de réponse à la catastrophe peut se poursuivre sur une grande part des trois territoires étudiés. Les réunions entre acteurs étatiques et non étatiques ont lieu. Des autorisations à entrer dans le pays, à voyager en dehors de la capitale ou des grandes villes et à intervenir sur le terrain sont délivrées. Les clusters humanitaires thématiques par lesquels la communauté internationale organise son action (par exemple le cluster WASH au sein duquel les organisations coordonnent leurs interventions relatives à l’eau et aux conditions sanitaires) sont mis en place. Les organisations humanitaires exécutent leurs programmes, des soins sont prodigués et des denrées d’aide d’urgence sont distribuées. Des pressions et des tentatives d’intimidation par les agents de sécurité de l’État sont évitées et l’intégrité légale et physique du personnel humanitaire est préservée dans la plupart des cas.
44Néanmoins, trois thèmes semblent plus périphériques à la prise de décision stratégique de la majorité des acteurs humanitaires : préserver un espace humanitaire dans lequel les acteurs peuvent agir en toute indépendance des autorités et d’objectifs autres que humanitaires ; venir en aide à ceux qui sont déjà marginalisés et donc plus vulnérables durant et après la catastrophe ; et soutenir la société civile y compris les ONG locales et autres collectifs engagés dans l’action humanitaire.
45L’homogénéisation des pratiques humanitaires en une approche largement dépolitisée a des conséquences importantes pour le respect des principes humanitaires de l’indépendance (qui fait référence à la prise de décision et à l’action sans influence d’autorités étatiques ou autres tiers), de la neutralité (le non-positionnement dans un conflit) et de l’impartialité (la distribution de l’aide suivant les besoins seulement sans influence de critères autres telles que l’appartenance politique ou religieuse). Lors d’un entretien en Birmanie, au milieu de la crise relative aux Rohingyas en janvier 2018, le directeur d’une organisation humanitaire internationale critique ainsi les organisations qui acceptent des conditions de travail de plus en plus restrictives, limitant ainsi leur indépendance d’action. Par exemple, en 2015, il n’y avait qu’une seule organisation internationale qui acceptait, suite à l’insistance du gouvernement, de se faire constamment accompagner par des agents de l’État lors de déplacements dans l’état sinistré du Rakhine. Trois ans plus tard en 2018, la pratique est devenue quasi courante, posant un nouveau standard pour toute la communauté humanitaire internationale. De façon similaire au Zimbabwe, les acteurs qui jouent d’après les règles du jeu imposées par le gouvernement – par exemple une transparence totale concernant leur budget et leurs interventions car « ils n’ont rien à cacher » – peuvent contribuer à un climat de méfiance à l’encontre des organisations qui ne veulent pas tout dévoiler.
- 13 « Self-care unit » (Desportes et al., 2019, p. 42).
46Il est notable que lors des entretiens menés dans les trois pays, les ONG locales et les acteurs de la société civile sont généralement plus critiques quant au manque d’indépendance humanitaire que les acteurs internationaux. Au sein des organisations internationales, les salariés originaires du pays se montrent eux aussi plus critiques que leurs collègues étrangers. Cette position semble aller de pair avec le sentiment d’impuissance de bons nombres d’ONG ou de collectifs locaux. Le directeur d’une ONG locale éthiopienne décrit son organisation comme étant « placée en unité de soins intensifs » 13. Pris entre les contraintes administratives et les difficultés du terrain, la pénurie de financements et les menaces de répression légales (ou mêmes physiques), son objectif est de garantir la survie de l’ONG. Les grandes ONG et organisations internationales par contre, ajoute-t-il, auraient la possibilité d’au moins essayer d’insister sur une vraie indépendance d’action des organisations humanitaires dans le pays.
47Au final, c’est le principe d’humanité, à savoir le devoir de prévenir et de soulager la souffrance des plus vulnérables, qui est en jeu. Quand le ciblage des territoires et des bénéficiaires de l’aide est influencé à des fins politiques, ceux qui sont déjà marginalisés politiquement, culturellement et/ou socioéconomiquement sont mis à l’écart de l’aide. Mon analyse montre que c’est le cas pour ceux qui participent au soulèvement politique en Éthiopie en 2016, pour les membres de minorités ethniques et religieuses en 2015 en Birmanie et pour les membres de l’opposition politique, les classes défavorisées et les étrangers au Zimbabwe.
48Certains sujets politiquement sensibles tels que le choléra ou les violations de droits de l’homme lié à la distribution de l’aide, sont eux aussi mis à l’écart. Dans les trois études de cas, le domaine de la protection relatif à la sécurité et à la dignité des personnes touchées par les catastrophes est drastiquement sous-financé. En effet en Éthiopie, les acteurs humanitaires ne mettent pas en place d’activités relatives à la protection des enfants, des femmes ou de la société civile car cela pourrait être perçu comme tombant dans le domaine des droits de l’homme. Or, selon une proclamation gouvernementale de 2009, ce domaine est prohibé pour tout organisme financé avec des fonds internationaux (voir aussi International Centre for Non-Profit Law, 2012 ; Corbet et al., 2019). La définition de « droits de l’homme » est intentionnellement vague, ce qui permet de restreindre un éventail d’activités d’autant plus large. À Harare en novembre 2018, une personne haut placée au sein d’une organisation internationale explique que la prostitution forcée augmente lors des périodes de sécheresse et de pénurie alimentaire. Néanmoins, la communauté internationale n’aborde pas ce problème car il faudrait légitimer les interventions sur la base de données chiffrées – données que les acteurs humanitaires ne peuvent pas récolter sur le terrain (Desportes & Moyo-Nyoni, 2021, p. 15).
- 14 Mis à part un programme médical d’une ONG internationale de plus longue date, des activités organi (...)
49Quand les besoins physiques des populations touchées par les catastrophes ne sont pas pris en compte, cela cause bien sûr de la souffrance. En 2018, dans la communauté périurbaine de Bulawayo, Zimbabwe, où j’ai passé plus de temps au niveau local, les villageois souffrants de la sécheresse partagent leurs nombreuses difficultés. Au fil des années, une règle tacite s’est consolidée selon laquelle les groupes humanitaires internationaux focalisent leurs interventions humanitaires d’urgence dans les zones rurales, alors que l’État intervient en priorité dans les zones urbaines et périurbaines. Ce sont les mêmes zones où la « bataille électorale » avec le parti d’opposition fait rage et où la distribution de l’aide alimentaire constitue un levier de contrôle important pour le parti ZANU-PF (McGregor, 2013). Les villageois sont donc confrontés à la sécheresse avec peu de moyens socio-économiques et peu d’aide extérieure14. Les taux de malnutrition et les problèmes de santé sont particulièrement importants pour les très jeunes, les personnes âgées et ceux souffrant déjà d’autres comorbidités telles que le sida. Des impacts de gravité similaires relatifs à la faim, au logement ou aux conditions d’hygiène sont reportés dans les États du Rakhine et du Chin en Birmanie (Chin Committee for Emergency Response and Rehabilitation, 2015 ; European Civil Protection and Humanitarian Aid Operations, 2015) et par des résidents dans les régions d’Amhara et d’Oromie en Éthiopie.
50Lors des entretiens dans la communauté périurbaine de Bulawayo, la souffrance exprimée n’est pas seulement d’ordre physique mais aussi psychique (Desportes & Moyo-Nyoni, 2021). On retrouve ici l’argument de Le Breton (2009, p. 323) selon lequel la peine physique ne « se contente pas d’altérer la relation de l’homme à son corps, elle contamine la totalité du rapport au monde ». Tel que souvent exprimé lors des entretiens, l’absence ou l’injustice observée quant à la distribution de l’aide humanitaire évoquent des sentiments d’abandon, d’impuissance et de désespoir. La cohésion sociale des familles et de la communauté pâtit. Par exemple, les entretiens font état d’une hausse de prostitution forcée, de mariages forcés et de la criminalité, dont des vols entre voisins. Une grande partie des hommes du village est forcée de quitter la communauté pour chercher du travail en Afrique du Sud. Les relations avec les autorités se dégradent, elles aussi. Comme beaucoup d’autres, un villageois a recours à la revente de bois de chauffage, bien que la collecte de celle-ci soit illégale. Cela le place en porte-à-faux avec les autorités locales. En Birmanie en 2017, plus de deux ans après le glissement de terrain qui avait emporté leurs maisons, les habitants d’un quartier détruit de Hakha habitent toujours des logements temporaires aux limites de la ville. Ils trouvent que leur situation est loin d’être satisfaisante et s’auto-organisent autant que possible sans attendre grand-chose de l’État. En Éthiopie, la réponse la plus fréquente à la question « de quoi auriez-vous besoin pour améliorer votre situation » est le silence.
51Le rapport des villageois aux acteurs humanitaires peut lui aussi être affecté. Des choix stratégiques qui visent à éviter les tensions avec les autorités gouvernementales ou entre les groupes en conflit atteignent leurs limites quand des forces sociales et politiques plus importantes sont en jeu. Dans les trois études de cas, les acteurs humanitaires internationaux sont fortement critiqués par les résidents par ailleurs impliqués dans des comités locaux ou des organisations de la société civile. Pour un habitant d’un village éthiopien près de Shashmene (région d’Oromie), marqué par la sécheresse et dans lequel les heurts entre habitants et agents de l’État furent particulièrement violents en 2016, les humanitaires qui refusent de témoigner des violations des droits de l’homme liés à la réponse à la catastrophe ou qui coopèrent avec les autorités se positionnent dans le conflit. Selon lui, ils « feraient mieux de ne pas venir du tout ». On peut en effet comprendre que pour les membres des communautés directement touchées par une catastrophe et/ou un conflit, la volonté d’éviter les tensions ne soit pas perçue comme une stratégie. Le résultat visible sur le terrain est ce qui compte : l’inaction humanitaire, ou bien une aide biaisée qui transite par et semble légitimer un appareil d’État répressif.
- 15 L’agenda de la localisation, objectif officiel depuis le Sommet Mondial Humanitaire d’Istanbul de (...)
52Il est vrai que venir en soutien à la société civile et rééquilibrer des relations de pouvoir inégales ne fait pas parti d’un mandat humanitaire au sens strict du terme15. Néanmoins, lors des entretiens, quelques interlocuteurs soulignent explicitement le principe de précaution (do no harm) selon lequel les pratiques humanitaires ne doivent pas mener au renforcement de rapports de force asymétriques et de pratiques abusives.
53D’après notre analyse, un rapport au politique cherchant à éviter les tensions et confrontations relatives à la réponse à la catastrophe dans les contextes de conflit tend à renforcer les relations de pouvoir inégales. Tout d’abord parce que le soutien aux organisations locales et en particulier les collectifs issus de la société civile est secondaire. Les organisations humanitaires internationales se focalisent sur la préservation de leurs propres opérations. En Birmanie, bon nombre de leurs interlocuteurs jugent même que les organisations locales seraient trop embourbées dans le conflit pour être neutre.
54Plus largement encore, ce sont les asymétries de pouvoir entre l’État et l’ensemble des acteurs humanitaires qui se trouvent renforcées. Le point de vue de trois travailleurs humanitaires internationaux nouvellement postés en Éthiopie, tous dans des ONG internationales différentes, est parlant. Lors des entretiens, tous expriment de la surprise en découvrant la manière dont les acteurs étatiques et non étatiques interagissent dans le pays : il arrive que des fonctionnaires d’État convoquent les acteurs humanitaires et leur dictent leurs conditions, ou les accusent de ne pas faire assez. Ces « convocations de groupe » ne sont pas sans rappeler des situations décrites par des membres d’ONG zimbabwéennes, qui tentent parfois de minimiser leurs attaches (financières) internationales pour souligner à la place leur loyauté envers le Zimbabwe, ou envers le continent africain. Une ONG internationale s’empresse ainsi de répéter son « mythe fondateur » aux membres du gouvernement qui veulent l’entendre : leur organisation aurait été fondée aux États-Unis par des opposants politiques africains en exil. Dans les trois pays étudiés, on rencontre des interlocuteurs frustrés des agissements de leur propre organisation ou des agissements d’autres organisations humanitaires qui selon eux pourraient disposer de pouvoir, notamment financier. Ainsi en Éthiopie, un membre d’une organisation internationale qualifie la déclaration de l’état d’urgence en octobre 2016 d’une « opportunité perdue ». En effet, pour cause d’état d’urgence, les réseaux téléphoniques et internet étaient coupés et l’accès au terrain bloqué par des checkpoints militaires, que cela soit depuis la capitale Addis Abeba ou de villes de province (Jeffrey, 2016). Une régulation interdisait aux diplomates et au personnel humanitaire de se déplacer à plus de 50 kilomètres de la capitale. Selon notre interlocuteur, la communauté humanitaire aurait dû dénoncer l’instrumentalisation de l’action humanitaire lors de ce temps politique si particulier. Son collègue éthiopien acquiesce tristement quand il ajoute que le manque de prise de position des acteurs internationaux suivant la déclaration de l’état d’urgence aurait renforcé l’image d’un gouvernement Éthiopien disposant de tous les pouvoirs.
55Les éléments précédemment exposés révèlent que le rapport au politique lors de la réponse aux catastrophes dans les situations de conflits prend quatre formes majeures. Tout d’abord, l’État instrumentalise la réponse à la catastrophe pour atteindre des buts politiques qui excluent une partie de la population. Si ce n’est pas toujours le cas, il faut toutefois souligner le rapport de force inégal entre les acteurs humanitaires et les autorités dont le gouvernement, le parti majoritaire et les organismes de sécurité militaires et paramilitaires. Leur pouvoir et la répression qu’ils opèrent prend souvent une forme plus « subtile » comprenant des restrictions bureaucratiques, un monopole sur l’information ainsi que la propagation d’un climat d’incertitude et de peur. Ensuite, la plupart des acteurs humanitaires, mais aussi les autorités étatiques soucieuses de leur légitimité, craignent ce qui touche au domaine du politique (conflit et violences, pratiques autoritaires, tensions partisanes, ethniques, religieuses…) et en particulier d’être accusé d’avoir des motifs d’action autres que purement humanitaires. Lorsqu’il s’agit de répondre aux catastrophes dans un contexte de conflit armé, les acteurs humanitaires se heurtent à un danger et à des obstacles très physiques (Mena & Hilhorst, 2020). Dans les cas de conflit sociopolitique sous fond de pratique autoritaires étudiés ici, le « champ de mines » auquel les acteurs humanitaires font face est plutôt de l’ordre de sinueuses restrictions et d’accusations à éviter.
56Il s’en suit que les acteurs humanitaires préfèrent contourner ou cacher les sujets politiquement sensibles plutôt que de s’y confronter directement. En dépit de la grande variabilité des organisations impliquées dans la réponse, allant de l’ONG internationale connue pour ses pratiques de plaidoyer au collectif issue de la société civile, la majorité s’autocensure dans la parole, l’action et le « savoir humanitaire », réinterprétant par exemple le principe humanitaire de l’impartialité (la distribution se fait selon les besoins humanitaires) en « 50 50 » (la distribution se fait de part égale entre communautés bouddhistes et musulmanes, pour éviter les tensions dans le contexte Birman). La dépolitisation peut être faite de manière stratégique, pour protéger les opérations humanitaires ou les personnes qui sont impliquées dedans. Néanmoins, certains membres d’organisations humanitaires semblent internaliser une approche dépolitisée. Dans ce cas, la dépolitisation ne constitue plus un moyen stratégique pour ouvrir un champ d’action autrement restreint. Elle devient plutôt une forme d’action par routine et par défaut.
57Un tel rapport au politique a des conséquences certaines. En effet, quelques aspects – éviter des relations trop tendues avec les autorités, maintenir les opérations logistiques et la distribution de l’aide d’urgence – se trouvent ainsi préservés. Mais d’autres sont délaissés. Souvent, les principes humanitaires sont compromis, les plus vulnérables déjà victimes d’autres formes de marginalisation se retrouvent seule pour panser leurs blessures physiques et psychiques, les relations de pouvoir déjà inégales se trouvent renforcées et l’espace humanitaire et de la société civile continue de rétrécir. Devant ce constat, cet article identifie dans les contextes étudiés le danger d’une redevabilité vers le haut (vers les bailleurs de fonds, les autorités) qui prendrait le dessus sur une redevabilité vers le bas. En effet, dans les contextes étudiés, on est très loin d’un modèle de redevabilité d’après lequel les « populations et les acteurs locaux concernés [auraient la possibilité] de remettre en question l’action, de requalifier les problèmes, d’avoir des prises sur ces derniers et de les faire évoluer, de faire valoir leurs attentes ou intérêts ou d’exprimer des demandes » (Dazet, 2020, p. 103).
58De par son analyse, cet article identifie mais tisse aussi des liens entre le rapport au politique, ses conséquences et ses causes. Par exemple, la crainte d’être accusé et soumis à des représailles conduit à l’autocensure, avec pour conséquence que des problèmes liés à la catastrophe ne peuvent être traités. En Birmanie en 2015, comment les acteurs humanitaires pourraient-ils subvenir aux besoins particuliers des Rohingyas impactés par les inondations s’ils ne nomment pas explicitement le groupe ethnique, s’ils ne disent pas « Rohingya » ? En Éthiopie en 2016, comment pourraient-ils atténuer des conséquences de la sécheresse telle que le choléra s’ils ne nomment la maladie ? Au Zimbabwe entre 2016 et 2019, comment pourraient-ils remédier à l’instrumentalisation politique de l’aide alimentaire par ZANU-PF si la majeure partie des acteurs humanitaires n’aborde parle pas le problème ?
59Tenter de tisser ces liens n’est pas anodin. Les acteurs humanitaires perçoivent souvent leur travail comme venant à la toute fin du processus qui cause la souffrance de personnes (Leebaw, 2007). La seule tâche qui incomberait aux humanitaires serait de « nettoyer les dégâts » et pour ce faire, de ne pas poser trop de questions. Au contraire, mon analyse montre que la forme que prend la réponse à la catastrophe, et en particulier le rapport que les acteurs humanitaires entretiennent au politique, peut avoir des répercussions majeures et sur le long terme. La Figure 4 présente le « cercle vicieux » dans lequel les humanitaires répondant à une catastrophe en contexte de conflit peuvent se trouver. Il souligne aussi que les humanitaires « agissent » même quand ils ne croient que « réagir » en s’adaptant, par exemple par l’autocensure, aux conditions difficiles qui leur sont posées.
Figure 4. Le rapport des humanitaires au politique lors de la réponse aux catastrophes en zones de conflit : un cercle vicieux ?
60Ainsi que le soulignaient déjà les auteurs du paradigme de la vulnérabilité (par exemple Blaikie et al., 1994 ; Hewitt, 1983 ; O’Keefe et al., 1976 ; Wisner et al., 2004), le champ d’étude des catastrophes gagne à se munir d’un prisme d’analyse politique. Ainsi que j’ai voulu le démontrer ici, un tel prisme s’attache à tisser des liens entre causes profondes et conséquences lointaines, et envers ceux qui sont directement touchés par les catastrophes et/ou les conflits. Il en est de même pour les organisations humanitaires. Dans un monde où la tendance est à la hausse des pratiques autoritaires (Glasius, 2018) et des restrictions notamment bureaucratiques posées à l’aide (Corbet et al., 2017, p. 22), la création et la préservation d’espaces de débat au sein des organisations humanitaires apparaît comme une nécessité afin que le principe d’humanité reste au cœur de la prise de décision. Pour accompagner au mieux ces débats il s’agirait donc, aussi, de renforcer les liens entre les mondes de la recherche et de la pratique humanitaire.