- 1 Nous pouvons penser à sa dénonciation du régime éthiopien en 1985, à sa solidarité avec les habita (...)
- 2 Nous pouvons citer, entre autres, Bernard Kouchner, Claude Malhuret, Reginald Moreels, etc.
1Issue d’une rupture politique et médiatique avec la Croix-Rouge, connue pour ses coups d’éclat sur la scène des relations internationales1, ayant fait émerger des responsables devenus ministres dans plusieurs pays2, invitée à prendre la parole aux Nations unies et récipiendaire d’un Prix Nobel de la paix, l’organisation Médecins Sans Frontières (MSF) offre un terrain privilégié d’observation des dynamiques de politisation. MSF a déjà suscité de nombreux travaux aussi bien journalistiques (Vallaeys, 2004), que sociopolitiques (Bortolotti, 2010 ; Fox, 2014 ; Rambaud, 2015) ou historiques (Falisse, 2009 ; Davey, 2015). L’organisation a même mis en place en son sein plusieurs centres de recherche dont, en France, le CRASH (Centre de Réflexion sur l’Action et les Savoirs Humanitaires), qui est à l’origine de multiples ouvrages de référence sur l’action humanitaire (Brauman, 1995 ; Weissman, 2003 ; Magone, Neuman et Weissman, 2011 ; Neuman et Weissman, 2016). Ces travaux, bien qu’ils s’appuient sur des exemples concrets et des expériences de terrain vécues par les membres de MSF, rendent principalement compte de la politisation de l’organisation depuis la perspective de son siège ou depuis celle de responsables haut placés hiérarchiquement, et donnent à voir, en général, son image publique et sa position dans des débats politiques nationaux ou internationaux.
2Si Jacques Lagroye ancre sa définition de la politisation dans la « [remise] en cause [de] la différenciation des espaces d’activités » (Lagroye, 2003, p. 361), nous souhaitons ici poursuivre l’élan de ceux qui ont cherché à étudier « la politique ailleurs » CURAPP, 1998) ou les « objets politiques non identifiés » (Martin, 2002) en nous intéressant à la politisation au sein même de l’un de ces espaces, l’espace humanitaire, et chez un acteur en particulier de cet espace, MSF. Pour travailler la notion de politisation, nous proposons de changer d’échelle en déplaçant notre regard depuis les arènes classiques de la science politique (État, nation, gouvernement, parlement, scrutins, syndicats, médias, etc.) vers un objet plus anthropologique : celui d’un petit collectif, d’un petit groupe social – MSF, donc –, qui comptait 45 260 salariés en 2020 (Burkhardt, 2021).
3Nous considérons ainsi MSF comme une société en soi, avec ses institutions, ses règles, ses normes, ses modes de fonctionnement, et espérons comprendre qui, en son sein, est légitime pour s’exprimer, qui est écouté, et qui participe effectivement au dessin de ses orientations stratégiques. Suivant la suggestion de Camille Hamidi de « combiner [l’approche interactionniste de la politisation] à l’étude des trajectoires individuelles, afin de comprendre comment le contexte associatif opère comme un facteur de socialisation politique » (Hamidi, 2006, p. 24), nous nous intéresserons à deux processus opposés. Nous nous demanderons d’abord comment, dans le cadre anthropologique restreint du collectif MSF, certains membres s’effacent devant la hiérarchie, appliquent les décisions prises par leurs collègues, voire quittent le mouvement, quand d’autres, au contraire, s’impliquent davantage dans le fonctionnement de l’association, font entendre leur voix, et, par leur politisation en interne, parviennent à participer à la construction de la politisation externe de l’organisation dans son ensemble et de son image publique.
4Dans cet article, seuls les actes et les discours qui engagent le collectif et qui révèlent en même temps des conflictualités, qui, comme le définit Camille Hamidi, « [montent] en généralité et [reconnaissent] des clivages » (Hamidi, 2006, p. 25), qui se situent entre la politique, entendue comme ce qui « vise à établir un ordre » (Mouffe, 1994, p. 5), et le politique, compris comme un « moment d’antagonisme » (Mouffe, 1994, p. 3), sont qualifiés d’effectivement politiques. Le terme de politisation représente alors le passage d’une situation non politisée vers une autre qui le serait, c’est-à-dire la reconnaissance – Jacques Lagroye dirait une « requalification » (Lagroye, 2003, p. 360) – d’actes et de discours, jugés auparavant insignifiants, comme désormais clivants et conflictuels. Par extension, cette reconnaissance ou requalification s’applique aux individus à l’origine de ces actes et discours, ces individus devenant, à leur tour, politisés.
5Elsa Rambaud a déjà produit un travail de recherche proche des interrogations de cet article. N’ayant toutefois pu prendre appui sur des « observations – directes – du quotidien d’une mission » (Rambaud, 2015, p. 18, 93), son approche microsociologique s’est focalisée sur les dynamiques du siège de la section française de MSF. À l’inverse, cet article repose sur une ethnographie embarquée en tant que, moi-même, travailleur humanitaire expatrié, à des postes de logisticien, administrateur et coordinateur de projet, lors de onze missions pour les sections française, suisse et belge de MSF (Colombie en 2011, Éthiopie en 2012, Congo-Brazzaville en 2013, République centrafricaine en 2014, Ukraine en 2015, Tanzanie en 2015, Niger en 2016, Haïti en 2016, Pakistan en 2017 et 2020, République démocratique du Congo en 2019). Cinquante-cinq entretiens ont été menés de façon formelle, la plupart d’entre eux sur le terrain, auprès de salariés issus des différents corps de métiers présents, en grande majorité des expatriés. Quelques entretiens complémentaires ont par ailleurs été conduits avec des membres du siège sur place ou en ligne, et des discussions informelles privilégiées viennent compléter cet ensemble méthodologique. Ma double casquette de chercheur et de travailleur humanitaire n’a pas été officialisée par un document écrit et ma recherche était indépendante de celles du CRASH. Il ne s’agissait ainsi pas de répondre à une demande de l’organisation ni de l’un de ses centres de réflexion, mais à une démarche intellectuelle personnelle que j’ai pu mener car je travaillais, avant même le début de mes recherches, pour l’organisation. Les collègues de MSF étaient cependant au courant de mon travail.
6Afin de décrire la politisation des membres de l’organisation, l’argumentaire de ce texte suit un développement selon trois niveaux que nous avons appelés l’impolitisation, la politisation traditionaliste, et la politisation critique.
7Si Julien Freund entend par le terme d’« impolitique » la désaffection du politique (Freund, 1987), si Pierre Rosanvallon définit ce même terme comme un « défaut d’appréhension globale des problèmes liés à l’organisation d’un monde commun » (Rosanvallon, 2006, p. 29) et comme une forme de « contre-démocratie » dans l’incapacité de gérer des sujets collectifs, nous nous rapprochons de la compréhension du terme impolitique donnée par Roberto Esposito. Signifiant selon lui le « négatif » du politique ou encore « le politique même observé à partir de son confin » (Esposito, 1996, p. 62), l’impolitisation est ici comprise comme la non-politisation, la non-participation au débat collectif, l’éloignement volontaire ou contraint à la fois du politique et de la politique (tels que définis plus haut). L’impolitisation peut alors se traduire par une période d’ignorance, de mise en retrait, ou d’apprentissage des façons de faire du collectif. L’impolitisation ne signifie pas pour autant l’absence de point de vue politique individuel, mais le manque d’expression, d’impact ou de relais d’un tel point de vue dans l’arène commune.
- 3 À noter que le suffixe « -ation » est sans doute mal à propos, car il laisse entendre un processus (...)
8Laissant systématiquement entendre un positionnement neutre, absent, inexistant vis-à-vis de la politique, les trois termes d’impolitisation, de dépolitisation et d’apolitisation se recouvrent parfois. Nous différencions cependant la notion d’impolitisation de celle d’apolitisation par le fait que l’apolitisation laisserait entendre un choix volontaire de non-politisation, un refus de positionnement, une abstention, alors que l’impolitisation souhaite aussi recouvrir des situations contraintes de non-politisation. Par ailleurs, la dépolitisation laisse entendre un passage de la politisation vers l’impolitisation, alors que dans certaines situations, l’impolitisation peut traduire un point de départ (par exemple vers des formes de politisation que nous verrons ensuite) ou un état de fait : celui d’être impolitique3.
- 4 Le terme de « personnel » est ici privilégié à celui d’« employé » car c’est le terme indigène fra (...)
9Pour analyser la politisation des différents membres de MSF, et en particulier ceux situés au bas de son organigramme, il est nécessaire de comprendre la structure fonctionnelle et statutaire de l’organisation. MSF est composée de cinq sections (française, belge, suisse, hollandaise, espagnole) gérant indépendamment leur budget et leurs opérations. Chacune d’entre elles est composée d’un conseil d’administration, d’un président et d’un directeur. Une section internationale, avec à sa tête un autre président, est chargée de maintenir une cohérence du mouvement dans son ensemble et de porter sa parole publique. Parmi les près de 50 000 salariés de l’organisation, en 2020, 9 % travaillaient dans ses différents sièges (ceux correspondant aux cinq sections opérationnelles et à la section internationale) alors que 91 % travaillaient sur le terrain, répartis eux-mêmes entre 8 % de personnels4 internationaux et 83 % de personnels nationaux (Burkhardt, 2021). Les personnels internationaux, aussi appelés expatriés (comme je l’étais moi-même), sont situés en haut de la hiérarchie décisionnaire sur le terrain. Ils ouvrent, gèrent et ferment des projets (portant par exemple sur le paludisme, la malnutrition, l’accès aux soins de santé primaire ou le sida) dans des pays desquels ils ne sont pas issus. Les autres salariés des projets de terrain sont les personnels dits nationaux et ceux sur qui reposent majoritairement les activités quotidiennes des projets. Les médecins, les infirmiers, les aides-soignants, mais aussi les chauffeurs, les gardiens, les agents de maintenance, les comptables sont principalement recrutés sur place et travaillent dans leur propre pays.
10Il ne s’agit pas ici de dire que, parmi les personnels MSF nationaux ou internationaux, ceux qui sont qualifiables d’impolitisés le sont de façon systématiquement contrainte (certains personnels qu’Elsa Rambaud désigne par le terme « abstentionnistes » (Rambaud, 2015, p. 634) affirment qu’ils ne sont tout simplement pas intéressés par la politique ou la gouvernance d’une association), ni de débattre de la notion même de contrainte, mais de comprendre les dynamiques sociales à l’origine de cette impolitisation.
11Avec des interventions sur tous les continents, les profils des personnels nationaux représentent la variété humaine (de tous âges, de toute culture, de toute religion, depuis le Pygmée congolais ne sachant ni lire ni écrire, mais recruté comme traducteur, porteur ou guide, jusqu’au médecin indonésien, l’avocat colombien ou l’électricien australien) et leur participation au débat associatif est hétérogène. Nous prétendons même que leur politisation au sein des projets de terrain et a fortiori dans leurs rapports au siège reste ténue, voire négligeable en comparaison de celle des expatriés et des responsables du siège, c’est-à-dire que les personnels nationaux sont majoritairement impolitisés au sein de l’organisation MSF. Si l’on en croit les travaux de Michel Crozier et Erhard Friedberg, les individus du bas d’une hiérarchie, en disposant du contrôle de « zones d’incertitude » que leurs supérieurs ne maîtrisent pas (Crozier, 1993, p. 7‑8 ; Crozier et Friedberg, 2014), seraient supposés conserver une part de pouvoir, et peser, dans une certaine mesure, dans le débat interne et dans l’orientation stratégique et politique de l’organisation concernée. Pour plusieurs raisons détaillées ici, il semble que ce phénomène soit atténué chez MSF.
- 5 Admettons par exemple que MSF compte, à l’instant t, 500 projets dont 400 de long terme, ouverts d (...)
12Dans les exemples de Michel Crozier et Erhard Friedberg (une agence comptable parisienne et une entreprise d’État monopolistique), les individus du bas de la hiérarchie, souvent des ouvriers ou des agents peu qualifiés, sont en poste depuis de nombreuses années. Or chez MSF, si, à un instant t, les projets de long terme sont effectivement majoritaires, ceux-là ne représentent qu’une petite partie de la masse totale des interventions menées par MSF5, et nombreuses sont les activités éphémères ne durant que quelques mois. L’urgence des situations humanitaires favorise alors une gestion verticale, ne laissant que peu de marges de manœuvre aux personnels nationaux récemment recrutés. Avec des contrats de quelques semaines ou de quelques mois, il s’agit pour eux non pas de prendre du recul sur les opérations mais de mettre en place rapidement les standards de l’organisation (par exemple une grille salariale, des maintenances régulières pour les véhicules, des protocoles médicaux en cas d’exposition au sang, etc.) et des décisions prises par d’autres.
- 6 Selon Elsa Rambaud, « [son livre sur MSF] n’aura cessé de retrouver, sur les terrains d’interventi (...)
- 7 Elsa Rambaud fait une remarque similaire : « la temporalité de l’urgence ne s’accommode pas toujou (...)
13Par ailleurs, dans les exemples de Michel Crozier et Erhard Friedberg, les postes sont différenciés et les compétences ne sont pas interchangeables. Chez MSF, les personnels nationaux ont certes des qualifications et une connaissance du tissu local leur offrant potentiellement des leviers de négociation. Cela étant, la hiérarchie expatriée est fréquemment capable, en particulier dans les projets de court terme, de réaliser les tâches dévolues aux personnels nationaux qu’elle vient de recruter. Elle est régulièrement plus à l’aise qu’eux avec l’outil informatique et avec les protocoles de l’organisation qu’elle a pu expérimenter lors de formations ou de missions antérieures. Bien que ce ne soit pas le cas de tous les métiers et de toutes les situations, c’est par exemple souvent le logisticien lui-même (en charge des aspects techniques d’un projet : eau, électricité, transports, télécommunications, ou constructions) qui, dans le cas des activités récemment mises en œuvre, forme le personnel dont il a la responsabilité et met en place les outils de contrôle dont il a besoin. De plus, les raisons mêmes d’agir de MSF, basées sur l’urgence, imposent à ses membres internationaux de la flexibilité, leur donnent l’habitude d’occuper des fonctions diverses pour combler des postes vacants et réduisent encore la probabilité que des personnels nationaux récemment recrutés puissent maîtriser des « zones d’incertitude » que des expatriés ne contrôlent pas. Selon les circonstances, un logisticien peut ainsi être contraint de remplacer un administrateur, c’est-à-dire de devenir temporairement responsable du budget, des ressources humaines et des aspects contractuels. Il peut aussi devoir endosser le rôle de coordinateur, et se trouver pour un temps en charge des orientations stratégiques et politiques du projet, avec sous sa responsabilité les équipes médicales, logistiques et administratives. La situation dite catastrophique, c’est-à-dire celle associée à un contexte d’urgence (conflit armé, épidémie ou ouragan par exemple), a donc un effet paradoxal : elle est à la fois ce qui, au motif de l’incertitude engendrée par les catastrophes, crée la politisation6, mais en même temps ce qui, au motif de l’urgence, la tue7.
- 8 Les prénoms repris dans cet article sont des prénoms d’emprunt.
14À cet état de fait, il faut ajouter la précarité économique de nombreux personnels nationaux et en même temps le statut social offert par MSF. En 2011, dans la ville de Buenaventura en Colombie, la plupart des personnels nationaux, anciennement employés du secteur public, de cliniques privées, de petits commerces ou chômeurs, exprimaient, pour ces deux raisons, la volonté de satisfaire au mieux les attentes de l’organisation, sans faire d’esclandre, pour voir leurs contrats de trois mois effectivement renouvelés. MSF offrait un salaire convenable, mais était surtout facteur de fierté dans une zone où gagner sa vie passait souvent par des emplois dépendants des groupes paramilitaires et de la corruption. Si l’on ajoute à cela le fait que les individus sont parfois enthousiastes, voire « euphoriques » dans les premiers mois suivant leur recrutement (Hofstede, Hofstede et Minkov, 2010, p. 453), on comprend d’autant mieux pourquoi la critique des personnels nationaux est éteinte. En 2019, à Epulu en RDC, deux mois après l’ouverture d’un projet de lutte contre une épidémie Ebola, la plupart d’entre eux faisaient preuve d’une grande soif d’apprendre, ne remettaient en cause ni les orientations stratégiques ni les modalités de leurs contrats, venaient plus tôt que ce que leur planning supposait et repartaient souvent plus tard. Si certains comme Jim8, un électricien ougandais, étaient galvanisés par le logo, devenaient forces de proposition et souhaitaient participer à l’œuvre collective (Jim suggérait ainsi la réalisation d’analyses de marché et la mise en place de stocks tampon pour fluidifier les activités logistiques), la plupart des personnels nationaux n’entraient pour autant pas dans le conflit avec la hiérarchie, soit parce que leurs propositions étaient acceptées, soit parce qu’ils s’effaçaient dès que celles-ci étaient refusées de crainte de fragiliser leur poste. Si l’on suit le sens donné en introduction d’une politisation qui engage le collectif mais qui est en même temps conflictuelle, ces personnels nationaux, pourtant volontaristes, ne se politisent pas non plus.
15Dans de nombreuses zones du monde où MSF intervient, la politisation des personnels nationaux, au sens donc de la participation agonistique à la gouvernance de l’association, est, qui plus est, limitée par l’aspect matériel. Ils n’ont souvent pas d’ordinateur, pas d’Internet, et n’ont pas accès aux forums et aux plates-formes d’échange en ligne, nécessaires pour se socialiser aux débats du secteur dont de nombreux se jouent sur le « Souk », l’intranet de la section française, ou sur des groupes Facebook privés, comme celui nommé « Decolonising MSF ». Quand le projet, à l’instar de celui d’Epulu, dure moins de six mois, la socialisation organisationnelle des personnels nationaux, nécessaire à leur légitimation interne, est quasi impossible, car leur politisation n’a pas le temps de se consolider que leur contrat avec MSF est déjà terminé.
16Dans d’autres cas, si MSF est parfois présente depuis plus longtemps, certains personnels nationaux s’effacent et s’impolitisent d’eux-mêmes. Souvent issus de pays anciennement colonisés, ils font parfois montre d’une grande confiance dans les façons de faire de l’organisation, et d’une « présomption de compétence » (Kebabza, 2006) vis-à-vis des expatriés étrangers. Dans ces situations, ceux-là reproduisent, consciemment ou non, une croyance héritée de l’époque coloniale et dont les études postcoloniales ont montré la puissance et l’ancrage mental, croyance selon laquelle le savoir et la compétence seraient du côté des Blancs (entendre les Occidentaux ou ceux qui représentent l’organisation, même s’ils sont de peau noire). En 2019, à Epulu, l’un des personnels me disait ainsi, alors que je suis moi-même un Blanc de peau blanche, « Tu sais, nous, les Noirs… », laissant comprendre de façon implicite : « Nous sommes moins organisés et aptes que vous, les Blancs, à mener ce genre de projets ».
17La distance hiérarchique et l’isolement de la critique jouent aussi un rôle dans l’impolitisation des personnels nationaux. Dans un projet à Karachi au Pakistan en 2020, Imran, un médecin local était déçu par les conditions de travail et se plaignait notamment du manque d’aération dans les bureaux médicaux, de l’hygiène, du peu de considération dont ses requêtes faisaient l’objet, mais aussi du peu d’attention, jugeait-il, que l’organisation portait aux patients. Il n’avait cependant pas convaincu ses collègues de le suivre dans ses revendications et s’était progressivement retiré de lui-même des réflexions collectives sur l’évolution du projet. Il ne venait plus aux réunions d’échange du matin ni aux rassemblements généraux du personnel, et avait pris son parti de quitter prochainement MSF. Sous une apparence polémique, ce médecin rejoint ainsi le lot des impolitisés. En effet, si la critique « consiste à porter publiquement un jugement négatif » (Rambaud, 2015, p. 6), alors celle d’Imran, sans rencontrer d’écho, sans interpeller, sans être écoutée, sort de l’arène publique et perd l’une de ses deux caractéristiques essentielles. Cette critique n’est de fait pas politique (selon le sens donné en introduction du terme politique).
18Par ailleurs, bien que MSF mette en avant, dans sa communication interne, le caractère associatif et horizontal de son fonctionnement (par ses forums de discussion, son assemblée générale, son organisation de débats en streaming par exemple) et bien qu’il existe un « flou fonctionnel », « hiérarchique » et « temporel » favorisant le dispositif critique (Rambaud, 2015, p. 514), les personnels nationaux, quand ils souhaitent effectivement participer aux orientations stratégiques, échouent le plus souvent à convaincre la direction et la décision finale revient en pratique aux expatriés ou à des dirigeants du siège. En 2016, à Dungass au Niger, quelques mois après le début d’un projet de malnutrition, les personnels nationaux ont fait, à la demande des responsables du pays et du siège, des suggestions pour voir MSF poursuivre ses activités. Mais ces derniers ont refusé les propositions faites, considérant, non pas qu’elles étaient incohérentes, mais qu’elles étaient réalisées sur la base d’une perspective restreinte, qu’elles ne s’inscrivaient pas dans les orientations mondiales de l’organisation, et qu’elles ne respectaient pas les équilibres stratégiques généraux. En cherchant par exemple à maintenir une variété de pays d’intervention et de typologies d’activités tout en restant dans le cadre de leur budget, les responsables du siège de MSF ont finalement jugé que leurs priorités étaient ailleurs. Quelques mois plus tard, le projet de Dungass fermait ses portes. Même si, contrairement au cas d’Imran, les propositions ont été portées de façon conjointe et concertée, elles sont restées, là encore, lettre morte.
19Enfin, la restriction de la place politique des personnels nationaux dans l’organisation peut aussi s’expliquer par la disqualification a priori de leur parole. Plusieurs responsables de MSF rencontrés sur le terrain nous ont ainsi avancé l’argument selon lequel le personnel national ne pourrait jamais totalement se défaire de sa soumission à des intérêts locaux, communautaires ou privés desquels l’expatrié, par son origine étrangère, serait, lui, supposément détaché. Bien que cet argument soit discutable et que l’expatrié puisse aussi être considéré comme le défenseur de certains intérêts, cette réputation du personnel national comme inféodé à des enjeux de pouvoir locaux continue de participer aujourd’hui à son impolitisation dans l’organisation.
20De leur côté, les expatriés semblent insérés dans d’autres dynamiques. Réputés être les garants de la vision et des façons de faire de l’organisation, ils sont supposés s’adapter aux réalités concrètes des différents terrains d’intervention. Une telle adaptation ne se ferait pas sans heurts, puisqu’elle engendrerait des conflictualités, tantôt avec la communauté (Magone, Neuman et Weissman, 2011), tantôt au sein même des équipes. Pourtant, les paragraphes qui suivent indiquent comment les plus novices, les plus professionnels ou ceux qui sont originaires du Sud s’autocensurent, ou se voient implicitement ou explicitement écartés des débats internes par une hiérarchie qui les considère parfois comme illégitimes. Pour comprendre ce phénomène, il est d’abord nécessaire de mieux connaître le profil des expatriés qui travaillent aujourd’hui pour MSF et la façon dont ils s’impliquent dans le débat d’idées collectif.
21Si les expatriés MSF étaient tous français aux premières années de l’organisation, leurs origines représentaient, en 2014, 139 pays différents. La proportion d’individus du Sud parmi ces expatriés n’a cessé de croître pour atteindre, selon des statistiques internes, 24 % cette même année sur l’ensemble du mouvement. Ils sont également issus de toutes les classes sociales, aussi bien fils et filles d’artisans, de paysans, voire orphelins, qu’enfants de fonctionnaires, d’enseignants, de riches commerçants ou de diplomates, aussi bien élevés en ville qu’à la campagne. Ils ont des niveaux d’étude très hétérogènes puisque certains sont médecins, ingénieurs, avocats, psychologues, quand d’autres n’ont pas obtenu l’équivalent du baccalauréat dans leur pays, sont plombiers, mécaniciens ou savent juste lire et écrire, mais se sont formés « sur le tas » (Joxe, 2020, p. 173‑175). Et s’il existe sans doute un plafond de verre pour parvenir à des postes comme chef de mission ou responsable de cellule au siège, les expatriés constituent dès lors, en apparence, un grand patchwork réuni sous une seule et même bannière : le drapeau MSF.
22Alors que, selon Johanna Siméant, les individus à l’origine du mouvement sans-frontiériste auraient tout aussi bien pu faire de la politique que de l’humanitaire (Siméant, 2003, p. 168), nous suggérons que la majorité des personnels internationaux n’est plus dans ce cas. Avec la professionnalisation du secteur au cours des années 1990 et 2000 (Le Naëlou, 2012), de plus en plus d’expatriés viennent pour des enjeux de carrière ou en vue de l’apprentissage technique que l’humanitaire peut leur offrir. Ceux-là perçoivent le travail chez MSF comme un emploi parmi d’autres. Selon Romain, médecin ivoirien de 34 ans, l’étiquette MSF « pèse une tonne [dans le CV] ». D’après Julien, un médecin congolo-rwandais de 40 ans, « le salaire [dans mon pays], c’est autour de 500 000 ; avec MSF, c’est autour de 800 000, avec la possibilité de faire des formations, d’acquérir de l’expérience ». À leur entrée chez MSF, les expatriés que nous citons ici, représentatifs de la diversité des profils mentionnée à l’instant, sont peu intéressés par les raisons à l’origine des projets pour lesquels ils se trouvent en mission, et par les discussions de politique internationale ou sanitaire sur lesquelles leur organisation se positionne.
- 9 Difficile cependant d’évaluer la proportion de ces engagés parmi l’ensemble des personnels expatri (...)
23D’autres expatriés, ceux que la littérature et les médias associent plus régulièrement à l’humanitaire, viennent pour des raisons davantage engagées9. Décrits par Pascal Dauvin et Johanna Siméant (Dauvin et Siméant, 2002), ceux-là ont souvent été socialisés eux-mêmes dans des milieux investis pour leur communauté d’origine. Arnold, un logisticien malgache, me racontait en 2014 que chez ses parents, « il était fréquent qu’[ils soient] 10 ou 15 à table », qu’« [ils se partageaient] ce qu’[ils avaient] ». Plusieurs ont donné de leur temps dans des structures associatives, par exemple aux Restos du Cœur pour l’administrateur français Orlando, ou dans une structure éducative pour Maissane, une administratrice ivoirienne. Et d’autres (ou parfois les mêmes) ont baigné dans des milieux religieux, en étudiant au sein d’écoles coraniques ou en ayant été eux-mêmes enfants de chœur catholiques. Pour beaucoup de ces expatriés engagés, le secteur humanitaire représente le moyen de concrétiser « un rêve d’enfant » (c’est un terme qui est revenu plusieurs fois lors des entretiens) et de poursuivre leur engagement pour la communauté. Il reste néanmoins un secteur relativement flou et inconnu auquel ils n’ont pas toujours été préparés par des études ou une socialisation antérieure. Ces expatriés néophytes et engagés sont souvent titulaires d’un diplôme universitaire relativement élevé comme un master, mais viennent de secteurs professionnels éloignés : juriste, conseiller financier ou ingénieur par exemple. Frantz, un administrateur monégasque, a fait une école de commerce. Justine, une logisticienne française, a fait Sciences Po et travaillait dans le conseil en informatique.
24Malgré une volonté claire d’accéder à ce secteur, nombreux parmi eux sont ceux qui admettent ne faire aucune différence entre les ONG (Organisation Non Gouvernementale), les confondant les unes avec les autres, et envoyant des lettres de motivation sans distinction. Frantz « [mélangeait] un petit peu tout à l’époque ». Maurine, une administratrice française, a « balancé des candidatures un peu partout ». D’autres disent avoir choisi MSF par défaut, parce que les organisations qu’ils avaient contactées, sans mieux les connaître, leur avaient dit non, et se rattachent à des détails comme l’ergonomie du site Internet, la rapidité de réponse de leur interlocuteur ou la sympathie avec le recruteur. Leur compréhension de l’action humanitaire est d’autant plus vague que ces individus sont souvent issus de pays où ces organisations n’interviennent pas ou peu (les pays occidentaux). Ceux-là sont donc physiquement éloignés des « dilemmes » auxquels les projets humanitaires font face (Brauman et Petit, 1996 ; Schloms, 2005 ; Schroeder, 2005). L’image qu’ils s’en font est principalement celle des reportages télévisés et des campagnes publicitaires. Si ces expatriés souhaitent participer au débat politique interne à MSF, ils réalisent rapidement qu’ils n’en ont ni les codes, ni le vocabulaire, ni une compréhension fine des enjeux, et se posent finalement en spectateur des luttes internes.
25Par ailleurs, autant par un espoir de satisfaction de ses besoins opérationnels que par un souci volontariste de rééquilibrage des profils expatriés, MSF s’est de plus en plus intéressée aux individus issus du Sud. L’organisation a ainsi favorisé la promotion d’anciens personnels nationaux vers l’expatriation, le recrutement d’expatriés par des bureaux situés en Amérique Latine, en Afrique ou en Asie, mais également l’embauche d’expatriés directement en ligne. Alors que « les individus du Sud [auraient pu mettre] à profit les responsabilités qui leur [étaient] conférées pour faire valoir leur point de vue, beaucoup de ces nouveaux expatriés ont [au contraire souhaité] se fondre dans le mouvement MSF. [À l’instar de la professionnalisation], la “sudisation” [a éteint] une part de l’esprit critique interne et a paradoxalement dépolitisé une part de ses activités » (Joxe, 2020, p. 178). À leurs débuts, les expatriés du Sud perçoivent ainsi davantage MSF comme un ensemble de normes à acquérir et à reproduire que comme une plate-forme d’échanges, de débats ou de revendications. Comme les personnels nationaux d’Epulu en RDC, ces nouveaux individus issus du Sud participent, au moins à leurs débuts, à leur propre impolitisation et à la perpétuation, consciente ou non, de la domination des Occidentaux expérimentés ou jugés comme tels.
26Enfin, alors que les salariés des secteurs plus traditionnels peuvent se rassembler, parfois sous la coupe d’un syndicat, manifester, se mettre en grève, les expatriés du secteur humanitaire sont limités dans cette possibilité. Une telle entrave peut s’expliquer non seulement par le fait que se plaindre pourrait sembler déplacé face à la souffrance des « bénéficiaires » (Vaux, 2001, p. 7), mais aussi en raison de la dispersion temporelle due à l’intermittence de leurs contrats et de l’éclatement géographique des revendications induit par la « multisituation » des missions. Cette expression de l’anthropologue George Marcus (Marcus, 1995) est ici reprise, ou plutôt détournée, non pas pour désigner le fait que le chercheur travaille sur plusieurs sites, mais pour souligner la réalité selon laquelle l’organisation intervient dans près de 500 zones à travers le monde, et que l’expatrié est, le temps de sa mission et de son contrat, isolé sur l’une d’elles.
27Dans son travail sur l’orchestre symphonique d’Atlanta, Mary Ann Glynn met en évidence la nécessité de constituer un groupe de pression pour revendiquer une certaine vision de l’identité organisationnelle (Glynn, 2000). Chez MSF, le fait même que ses activités humanitaires soient « multisituées » et temporaires annihile la possibilité pour les expatriés en mission sur le terrain de se regrouper physiquement et de revendiquer une vision fédérée de leur position, en particulier pour les plus novices. Même après deux ou trois missions, ils sont isolés dans leur projet, ont un réseau personnel restreint, ou n’ont pas la connaissance des plates-formes internes d’expression. Ils sont alors dans l’impossibilité physique de rencontrer d’autres expatriés de l’organisation défendant pourtant peut-être, à des dizaines de milliers de kilomètres d’eux, une vision du mouvement proche de la leur. Ils peuvent se coaliser avec des collègues de leur projet, mais n’auront généralement d’impact qu’à ce niveau-là. Cet éclatement des revendications ne s’arrête pas à la fin de la mission, puisqu’après quelques heures de débriefing au siège, l’expatrié rentre dans son pays, coupé de ses collègues potentiels. S’il ne retourne pas immédiatement en mission, il occupe un autre emploi ou part en congés. Son lien contractuel avec MSF disparaît et ses critiques avec.
28Si Daniel Gaxie, dans ses travaux sur les rétributions du militantisme, considère les militants comme des individus libres de choisir leur engagement et suggère qu’une part d’entre eux ne sont « pas […] engagés dans les activités proprement politiques » de leur organisation parce qu’ils bénéficieraient d’un « flux de gratifications » par ailleurs (Gaxie, 1977, p. 149), l’observation de l’intérieur du fonctionnement de MSF permet de comprendre que les facteurs à l’origine de l’impolitisation se superposent, s’entrecroisent et sont parfois subis. Ainsi, le phénomène que Nina Eliasoph désigne par l’expression « évitement du politique » (Eliasoph, 1998) peut aussi se comprendre comme un « étouffement critique » (Rambaud, 2015, p. 727), comme une impolitisation à la frontière entre la contrainte et le choix, ou comme l’intégration inconsciente par les personnes concernées de leur illégitimité. Et si, quand elles ont l’opportunité de s’exprimer dans l’arène commune, elles ne le font pas, ce ne serait pas toujours parce qu’elles n’y auraient pas d’intérêt ou n’en auraient pas les capacités intellectuelles ou matérielles, mais parce qu’elles feraient preuve d’une forme d’autodiscrédit.
29L’impolitisation décrite dans la partie précédente constitue souvent une première étape de la socialisation organisationnelle chez MSF, avant celle que nous appelons ici la politisation traditionaliste. Le terme de « tradition » ne veut pas renvoyer à une tradition effective de MSF, mais aux différentes représentations que ces membres ont de cette dernière, et, comme le suggère Eleanor Davey, à l’existence de plus en plus marquée au fil des années d’un « mythe » originel ou d’une « légende » historique de l’organisation (Davey, 2015, p. 20). Des débats peuvent porter sur les contours de cette supposée tradition (désignée aussi par les termes de culture, de fondamentaux ou de valeurs de l’organisation), mais il ne s’agit pas pour les membres ainsi politisés de discuter son existence. La politisation traditionaliste que nous décrivons ici fait l’hypothèse, consciente ou non, d’un socle d’éléments immuables et intangibles de l’organisation, par exemple sa charte fondatrice, dont les individus concernés par ce type de politisation ne remettent pas en cause le contenu ou les termes, mais seulement, peut-être, et encore dans une faible mesure, son interprétation. De ce point de vue, la politisation traditionaliste est une politisation douce, une politisation d’apparat, voire un oxymoron, puisqu’en évitant les clivages pour ne conserver que ce qui vise à établir un ordre collectif, cette politisation perd en apparence l’une de ses deux caractéristiques essentielles. Elle reste néanmoins un type de politisation car, même si le conservatisme appelle une forme de statu quo et donc de consensualité, il faut parfois se battre pour faire valoir la tradition.
30Dans les mêmes travaux que ceux cités précédemment, Daniel Gaxie suggère que la politisation traditionaliste qu’il désigne par le terme de « conformisme » ou d’« orthodoxie », et que nous aurions ainsi pu appeler politisation conventionnelle, conforme ou orthodoxe – Elsa Rambaud utilise l’expression antinomique « critique orthodoxe » (Rambaud, 2015, p. 630) –, est le résultat d’un calcul coût/bénéfice de la part des individus permettant de « maximiser la rentabilité de leur militantisme » (Gaxie, 1977, p. 141). Selon lui, « le conformisme et la prudence idéologique apparaissent […] comme le prix payé pour l’obtention des rétributions » (Gaxie, 1977, p. 142), des rétributions symboliques, sociales ou financières qu’il décrit par ailleurs. Bien que cette assertion puisse être vérifiée dans certaines de nos observations, nous suggérons ici que la politisation traditionaliste n’est pas toujours un choix délibéré ou conscientisé. En effet, plusieurs années d’expérience et/ou une multiplicité de missions de terrain sont parfois nécessaires pour voir les membres de MSF gagner en légitimité, aussi bien à leurs propres yeux qu’à ceux de leurs collègues, pour apprendre à connaître ce qui forge la tradition de l’organisation (prises de parole publique, interprétation de la charte fondatrice, histoire de son développement, etc.) et avoir une voix qui est écoutée. Maîtrisant plus finement les principes de l’organisation, certains expatriés parmi ceux devenus progressivement légitimes ne rediscutent pas ou peu ces principes, se transforment en leurs principaux défenseurs, deviennent « “acquis” à la grammaire » (Rambaud, 2015, p. 629) et, à ce titre, ce que nous appelons des politisés traditionalistes.
31Bien que la plupart des personnels nationaux voient leur parole éteinte ou disqualifiée pour les raisons évoquées plus haut, certains souhaitent et parviennent à faire entendre leur voix, mais une voix consensuelle. Dans le projet de Buenaventura en Colombie en 2011, Alfredo, le médecin, personnel national, jouissait d’une situation spécifique par rapport à ses collègues sur place. Non seulement il était plus diplômé, mais il avait spécialement fait le déplacement d’une autre ville colombienne pour travailler avec MSF, ne craignant pas de toucher un moindre salaire que ce qu’il aurait pu obtenir dans le secteur privé. Sa venue à l’âge de 30 dans une ville dont la réputation restait celle de trafics, de faits de délinquance et de pauvreté, était le fruit d’un engagement précis pour les habitants de son pays : la tuberculose, dont il était spécialiste. Ses motivations davantage politiques que celles de ses collègues, sa connaissance du fonctionnement sanitaire colombien, la légitimité due à son diplôme, son détachement vis-à-vis des conflictualités locales mais aussi son attitude jugée comme pondérée par ses collègues, et finalement sa ressemblance avec l’idéal-type expatrié, lui permettaient de jouer un rôle pivot dans les décisions prises. Grâce à sa bonne entente avec le coordinateur de projet, Alfredo pouvait faire des propositions, qui allaient certes avoir un impact pour le collectif, mais qui restaient contrôlées par le coordinateur et étaient retravaillées pour correspondre aux attentes traditionalistes de la hiérarchie et du siège.
32Depuis une dizaine d’années, des « débats associatifs de terrain » (Field Associative Debates – FAD en anglais) ont été mis en place par les responsables de MSF. Tenus sur deux jours, ils visent à rassembler une fois par an les personnels nationaux autour de la table, à les faire réfléchir sur des sujets transversaux de l’organisation, et à faire remonter leurs conclusions au niveau du siège. Un émissaire pour chaque pays, représentant du personnel national, est envoyé au siège lors de l’assemblée générale annuelle pour défendre les propositions faites. La vingtaine d’émissaires, peu habitués à ce genre d’événements, voyageant souvent pour la première fois en Europe, témoignent ainsi d’une forme d’effacement face aux circonstances, et pèsent peu devant les centaines de membres du siège, chez eux, aguerris aux débats et recrutés parfois vingt ans plus tôt. Certaines propositions novatrices peuvent trouver un écho et franchir les fourches caudines des responsables, mais elles doivent alors généralement compléter ou renforcer l’édifice historique de l’association. D’où le commentaire caustique publié dans le Dazibao, un journal interne à MSF, en décembre 2009, selon lequel les FAD seraient « fades ».
33Plus généralement, les personnels nationaux constituent le noyau d’un projet et assurent sa continuité. Parfois salariés pendant dix ans sur des interventions de long terme, les personnels nationaux sont fréquemment ceux que les expatriés consultent, au moins les premières semaines de leur mission, pour savoir comment leurs prédécesseurs ont réagi dans des situations similaires, et assumer plus aisément les décisions qu’ils prennent. Au Pakistan, à Timergara, Ilan, l’assistant local au coordinateur de projet, recruté à l’ouverture en 2009, avait connu dix-neuf responsables étrangers différents et faisait figure de mémoire du terrain : il était ainsi chargé de briefer tous les expatriés, à leur arrivée à Timergara, sur la chronologie des événements marquants. Par le renversement temporaire du rapport expatrié/personnel national sur les projets les plus anciens, les personnels nationaux deviennent garants de la tradition.
34Du côté des expatriés, la politisation, et en l’occurrence la politisation traditionaliste, ne concerne aussi qu’une petite proportion d’entre eux. En effet, plus de la moitié quitte l’association après une seule et unique mission, et seulement 15 % d’une génération effectue au total plus de 3 ans de missions de terrain (Joxe, 2021, p. 18).
35Les plus motivés au départ par des questions de carrière ou d’apprentissage professionnel peuvent avoir besoin de plusieurs missions pour comprendre que leur promotion nécessite souvent leur implication dans le débat politique de l’association. De même, les expatriés issus du Sud ne se défont que lentement de la domination qu’ils ont pu incorporer. Ils ne réalisent que progressivement que « leur carrière potentielle passe […] par un positionnement idéologique et des revendications politiques, et que prendre ce pouvoir n’est pas risqué, mais, au contraire, attendu et espéré dans une organisation qui valorise la prise de parole » (Joxe, 2020, p. 179). Enfin, ceux qui étaient dès le départ engagés acquièrent eux aussi, au fil du temps, la compréhension des dilemmes et des enjeux du secteur qu’ils ne connaissaient pas quelques mois plus tôt, et deviennent les plus fervents défenseurs de ce qu’ils croient être MSF. Tenants d’une forme de continuité ou de reproduction idéologique, ils considèrent par exemple que la « gratuité des soins » doit être défendue coûte que coûte, que MSF ne doit jamais faire appel à des gardes armés ou qu’un membre de MSF doit refuser tout financement institutionnel, autant de caractéristiques effectivement récurrentes sur les projets MSF, mais qui n’ont pas toujours été défendues par l’organisation et qui peuvent encore aujourd’hui faire exception sur les terrains.
36C’est aussi à travers cette politisation traditionaliste que plusieurs expatriés croient au caractère effectivement apolitique de leur action. Nous entendons ici par apolitique ou par apolitisation la croyance en une absence de politisation ou le synonyme d’une « dé-idéologisation » (Durand, 2009), dont la neutralité et l’impartialité, principes affichés par de multiples ONG et par MSF en particulier, sont l’illustration. Alors que plusieurs travaux ont mis en évidence les limites de ces principes (Weller, 1997 ; Pérouse de Montclos, 2006 ; Péchayre, 2014 ; Micheletti, 2012), de nombreux acteurs sur le terrain prennent pour argent comptant ces idéaux, les défendent de bonne foi, et se prétendent effectivement apolitiques. Par une sorte de simplification et d’universalisation de ces idéaux (Rambaud, 2015, p. 727), ils les utilisent auprès des partenaires locaux ou de leurs collègues MSF comme arguments pour les convaincre du bien-fondé de leur action. Il s’agit d’une sorte d’apolitisation naïve, dans le sens où le fait même de se revendiquer comme apolitique suffirait à le devenir effectivement.
37Les individus politisés traditionalistes sont également au fait des thématiques que l’on pourrait qualifier de taboues ou des sujets qui, à tout le moins, ne semblent pas discutés par les membres de l’organisation. Ces expatriés vont par exemple juger malséant de se plaindre de leurs conditions de travail, voire « excessivement égocentrique, [ou] grossier de s’attarder sur [leurs difficultés] et leurs [tribulations] » (Fechter, 2012, p. 1390) dans un secteur où la souffrance de l’expatrié est supposée moindre que celle du personnel national, et a fortiori inférieure à celle du patient. Autre exemple, pendant de nombreuses années, la question du racisme et des discriminations chez MSF n’était pas un sujet qui nécessitait d’être abordé. Dans une organisation dite humanitaire, si certains comportements étaient effectivement jugés comme abusifs, il ne pouvait exister, aux yeux des politisés traditionalistes, de racisme institutionnel duquel discuter.
38Enfin, MSF connaît des difficultés de recrutement qui renforcent la politisation traditionaliste. En effet, sur les projets de terrain, de nombreux postes sont vacants pendant un ou deux mois, et des responsables expatriés, qualifiés de « bouche-trous » ou de « gap-fillers », partent pendant cette période afin de faire le pont jusqu’à ce que vienne un expatrié de plus long terme (généralement pour six mois ou un an). Encouragés par des instructions du siège en ce sens au moment de leur départ, ces « gap-fillers » justifient leur non-renégociation des décisions antérieures par l’argument de leur courte présence sur le terrain. Ils prétendent en particulier « faire tourner la machine » pour protéger leurs successeurs de potentielles décisions radicales prises sans le recul nécessaire. En 2014, un chef de mission présent à Bangui en République centrafricaine pour un mois nous disait ainsi : « je ne veux pas prendre des décisions que quelqu’un après moi devra assumer, tu comprends ? ». Si, vue sous cet angle, la politisation traditionaliste peut sembler constituer une forme d’impolitisation volontaire, la politisation traditionaliste de ces gap-fillers se distingue néanmoins de l’impolitisation par le fait qu’elle est conflictuelle. Les « gap-fillers » font face à des critiques de leurs collègues et, étant donné leurs responsabilités, doivent assumer le fait qu’ils s’en tiennent à ce qui a été décidé avant eux. Ici, l’urgence est synonyme de tradition.
39Toujours dans une perspective de rentabilité et de calcul bénéfice/risque, Daniel Gaxie considère que « la possibilité de prendre ses distances avec la ligne officielle du parti », ici de l’organisation MSF, n’est « à la portée que de ceux […] qui, disposant d’autres ressources sociales, peuvent se reconvertir dans d’autres champs en cas d’échec de la stratégie » (Gaxie, 1977, p. 142). Si cette affirmation peut, dans une certaine mesure, trouver un écho dans notre enquête, nous considérons d’abord que la politisation que nous qualifions maintenant de critique est celle des individus considérés par leurs collègues comme les plus légitimes de l’organisation. Comme nous allons le voir, cette légitimité repose sur des justifications aussi bien « légales », que « traditionnelles » ou « charismatiques » (Weber, 2003, p. 289), à savoir : le poste qu’ils occupent dans l’organisation, leur diplôme, leur expérience de terrain, leur éloquence ; autant de caractéristiques allant souvent de pair.
40Nous définissons ainsi la politisation critique par l’innovation dans la tradition. En effet, être trop critique ou être critique sans s’inscrire un minimum dans la lignée de ses prédécesseurs comporterait le risque d’être illégitimé et dès lors impolitisé (selon le sens donné dans la première partie). La politisation critique est à ce titre un jeu de funambule pour les plus novices, et constitue souvent, pour cette raison, la dernière étape de la politisation des membres de l’organisation. Déjà légitimes et légitimés, les politisés critiques bénéficient souvent d’une sorte d’immunité ou d’aura protectrice pour tancer vertement le mouvement. Ceux-là, dont la réputation est déjà faite, dont le capital symbolique est bien constitué, ne craignent plus autant qu’auparavant de casser les codes, de contourner certains principes de l’organisation ou de transgresser des règles édictées par la hiérarchie. Ils ne sont pas dupes de l’apolitisation « naïve » ou rhétorique des politisés traditionalistes, maîtrisent suffisamment les règles pour s’en distancier et prétendent au contraire que les principes de l’organisation ne sont que des guides, des points de repère. Ils sont l’illustration de l’expression de Marie-Pierre Allié, ancienne présidente de MSF-France, selon qui « tout est négociable » (Allié, 2011, p. 12). Ils osent, si nécessaire, remettre en cause le mythe ou la légende autour duquel se fédère le groupe.
41S’agissant des personnels nationaux, cette politisation critique est rare. Sur des questions éthiques, sanitaires ou stratégiques, nous l’avons néanmoins rencontrée une fois sur un projet au Pakistan en 2020. Le fait qu’elle se soit d’ailleurs manifestée dans un pays dont le passé colonial est différent de celui de nombreux pays d’Afrique ou d’Amérique du Sud et où le rapport à l’Occident est souvent teinté de défiance, n’est sans doute pas un hasard. De parents pakistanais mais élevé en Arabie saoudite, Halli est médecin, féru de lecture, et très intéressé par la sociologie et la science politique. Dans le projet MSF pour lequel il travaille à Karachi, il occupe le poste de responsable médical adjoint, un poste, donc, de personnel national. Il conserve systématiquement les contacts des différents expatriés qui passent sur son projet et jouit d’un lien privilégié avec plusieurs membres de la section britannique (MSF-UK). Il maîtrise différentes langues locales, ainsi que l’anglais, mieux que de nombreux expatriés, et se montre très à l’aise à l’oral. Comme il le remarque lui-même, il ne souffre ni de complexe d’infériorité de genre, ni de « gueule de bois postcoloniale ». En d’autres termes, il dispose d’un capital culturel et d’un capital social favorisant sa légitimité en interne. Malgré le manque de capital symbolique et de pouvoir que pourrait lui conférer un poste plus responsabilisant dans l’organisation, il se trouve être régulièrement critique des options choisies pour le développement du projet, et, selon lui, du peu de considération de l’organisation envers son personnel national. Son positionnement sévère est tel que, lors de notre arrivée dans le pays, la hiérarchie nous prévient, en disqualifiant implicitement ses critiques, de son caractère supposément « arrogant ».
42Un jour, par l’intermédiaire de son réseau de connaissances, Halli est invité par des responsables de MSF-UK à faire une présentation en ligne, en interne, sur la situation du personnel national au Pakistan. Le chef de mission, c’est-à-dire le responsable de MSF dans le pays, en l’occurrence un expatrié égyptien, est informé de cette sollicitation qu’a reçue Halli, un médecin situé trois niveaux hiérarchiques plus bas que lui, et laisse planer le doute pendant plusieurs jours sur la possibilité pour Halli de répondre favorablement à la requête de MSF-UK. Après lui avoir intimé l’ordre de bien préciser que ses observations n’engagent que lui et ne représentent « en aucun cas » l’opinion de MSF au Pakistan, le chef de mission autorise finalement Halli à réaliser sa présentation. Cet épisode illustre à quel point les critiques éventuelles d’un personnel national, pourtant bien intégré et prêt à s’exprimer dans l’arène collective de l’organisation, sont limitées. Les revendications d’Halli ont alors trouvé des vecteurs détournés, en particulier Facebook où il est l’un des fondateurs du groupe « Decolonising MSF » mentionné plus haut, comptant près de 1 000 membres, des personnels nationaux comme des expatriés, en majorité issus des Suds.
43Au fil de notre dizaine de missions, la politisation critique des personnels nationaux touche finalement en premier lieu les thématiques liées aux conditions de travail. Elle s’exprime en particulier lorsque les personnels nationaux concernés se jugent couverts, que ce soit par leur ancienneté, par leur importance dans le dispositif du projet, par la loi locale, ou par la coalition qu’ils sont capables de former autour de leurs revendications. D’une certaine façon, le personnel national contrebalance le capital symbolique individuel des expatriés expérimentés et bien placés dans la hiérarchie par la somme de leurs modestes capitaux individuels.
44En 2012, dans le petit village de Mattar en Éthiopie, MSF menait un projet de soutien à un centre de santé à la frontière avec le Sud Soudan. Certains personnels, souvent des infirmiers ou des officiers de santé, venus spécialement depuis la capitale du pays Addis Abeba et de la région des « Highlands », osaient s’exprimer. Attirés en particulier par le salaire avantageux et les primes de « délocalisation », ils n’hésitaient pas à réclamer pour eux-mêmes ou leurs collègues « highlanders » des avantages spécifiques sur leurs horaires, des primes, et une amélioration de leurs conditions de logement sur place. Protégés entre autres par le fait que les responsables de MSF faisaient face à des difficultés pour recruter localement, ces personnels nationaux se savaient en position de force pour négocier.
45En 2013, dans le village de Betou au Congo-Brazzaville, le projet avait plusieurs années d’ancienneté et comptait près de 200 personnels nationaux. Ceux-ci avaient appris, au fil de leur socialisation organisationnelle, à connaître leurs droits. Bénéficiant pour la plupart d’un contrat à durée indéterminée et voyant leur position assurée dans l’organisation, les personnels nationaux de Betou n’ont pas hésité à attaquer en justice leur propre employeur. Représentés par une délégation du personnel, ils se plaignaient de ne plus recevoir mensuellement une prime de transport que leur hiérarchie leur avait récemment retirée. Un rapport de force s’était établi entre les responsables expatriés et les personnels recrutés localement, rapport de force reflétant le poids politique qu’avait progressivement gagné le personnel national dans l’activité locale de MSF.
46S’agissant des expatriés, beaucoup parmi eux sont critiques (par exemple des priorités épidémiologiques, de la gestion des ressources humaines ou d’une prise de parole publique du mouvement) mais, de la même façon que pour les personnels nationaux, le manque de légitimité d’une grande partie d’entre eux, liée en particulier à la statistique donnée plus haut selon laquelle seuls 15 % des expatriés restent plus de 3 ans dans l’organisation, ne leur permet pas d’être aussi reconnus qu’ils le souhaiteraient dans le débat et, dès lors, politisés. Certaines jeunes recrues parviennent cependant à être à la fois critiques et légitimes. Ceux-là débutent généralement chez MSF en ayant acquis des expériences préalables dans d’autres ONG ou en ayant suivi des études spécialisées dans le domaine. Parfois engagés associativement ou politiquement auparavant, ils ont l’habitude de parler en public. En 2014, Claude, un coordinateur de projet français, diplômé en histoire et en sciences politiques, disait ainsi chercher à « prolonger ses années militantes dans la sphère professionnelle ». Ces individus, rares, sont appréciés et montent rapidement, après seulement deux ou trois missions, les échelons hiérarchiques. Hormis ces jeunes expérimentés, les politisés critiques sont donc majoritairement des anciens, ayant pris du galon, gagné en responsabilité, et désormais légitimés par l’institution. Parmi eux, certains n’hésitent pas à être vindicatifs à l’occasion de réunions sur le terrain ou lorsqu’ils participent à des débats au siège. Parfois qualifiés de « grandes gueules », ils peuvent se permettre de faire des « pas de côté » par rapport à la ligne traditionnelle.
47Ces expatriés politisés critiques, qu’ils soient novices ou expérimentés, sont ceux par qui la plupart des nouvelles thématiques émergent et à travers qui l’identité et les principes de l’organisation évoluent le plus. Parmi celles-ci, on peut citer l’apparition ces dernières années des questions de harcèlement sexuel, de souffrance au travail, d’empreinte écologique, d’équité salariale, et plus récemment de racisme. À la suite de l’« affaire Georges Floyd » (du nom de l’Afro-Américain tué par un policier à Minneapolis le 25 mai 2020) et de l’ampleur prise par le mouvement « Black Lives Matter », l’idée, autrefois inconcevable, de discuter de racisme institutionnel chez MSF a été portée par ceux-là mêmes qui étaient auparavant qualifiables d’illégitimes et donc d’impolitisés, c’est-à-dire des expatriés issus du Sud.
48Par l’accumulation d’expériences, d’autres expatriés critiques donnent le sentiment d’avoir pris du recul, de la hauteur de vue, et d’avoir acquis une certaine sagesse vis-à-vis de MSF. Cette politisation critique peut parfois atteindre une telle extrémité qu’elle en perd son pouvoir de controverse. Quelques individus peuvent voir leur parole paradoxalement dépolitisée à partir du moment où elle devient « d’évangile ». Lorsque Rony Brauman, ancien président de MSF-France mais toujours régulièrement présent au siège, figure médiatique de l’humanitaire, et personnage hautement respecté dans l’organisation, s’exprime, la possibilité de contradiction est réduite. Lui apporter la critique, qui plus est publiquement, comporte un risque symbolique et social. Malgré le fait que Rony Brauman serait peut-être lui-même enchanté de discuter avec des plus jeunes ou des plus novices, peu osent le faire, et la critique devient ainsi d’elle-même réservée à quelques personnalités du siège, généralement douées elles aussi d’une longue expérience de terrain, et dont la réputation en interne est déjà faite. Lors d’une réunion de réflexion organisée par le CRASH au siège de MSF en 2016 et à laquelle participait une soixantaine de personnes, seule une petite dizaine prenait la parole : la directrice des opérations, trois ou quatre autres membres du CRASH, des responsables de cellule (c’est-à-dire de plusieurs pays), et des responsables médicaux expérimentés.
49Enfin, un autre type de politisés critiques existe. Ceux-là sont intervenus dans la plupart des pays où ils rêvaient de se rendre et leur carrière est derrière eux. Ils ont le sentiment que les débats actuels étaient les mêmes dix ou vingt ans plus tôt, et sont devenus, d’une certaine manière, critiques de la critique humanitaire. Forts de leur expérience, ils considèrent désormais que les dilemmes de l’humanitaire ne sont pas solubles par de longues discussions au siège mais par la reconstitution d’une nouvelle forme de cohérence, d’une nouvelle justification de leur action. Qualifiables de désenchantés, ceux-là partagent auprès de leurs collègues des arguments du type : « Au moins, le temps de notre présence, on a sauvé des vies » ou bien « au pire, pendant la période du projet, on a donné des emplois aux gens ». Ils recentrent leur perspective sur une poignée de repères normatifs : par exemple la primauté à donner à la vie, que Didier Fassin a nommée « la politique de la vie » (Fassin, 2007), ou encore la primauté à donner à l’impact local et à la communauté bénéficiaire, parfois qualifiée de localisme. Leur critique ne porte donc pas sur la nouvelle orientation de l’organisation mais sur le fait que les débats autour de cette orientation seraient vains. Ils transforment leur politisation critique en repli sur soi, voire en impolitisation volontaire. Sans doute parce qu’un tel discours n’est pas mobilisateur, ceux-là n’occupent pas ou plus le haut de la hiérarchie décisionnaire. Un ancien président de MSF-International nous racontait en 2014 en République centrafricaine comment il a souhaité redevenir simple chirurgien sur le terrain. De même, après être devenue directrice des opérations, une médecin française nous expliquait en 2016 comment elle a finalement préféré des postes à moindre responsabilité pour « laisser la place aux jeunes » et se dégager de luttes qui ne l’animaient plus autant qu’à ses débuts.
50Malgré l’horizontalité que l’on pourrait attendre des débats dans une association comme MSF, la politisation, en tant qu’émergence de conflictualités et remise en cause du collectif, ne constitue l’apanage que d’une petite frange des membres de l’organisation. En interne, la critique existe, mais pas pour tout le monde. En raison d’un professionnalisme grandissant, d’une brièveté de la majorité des contrats, d’une « multisituation » des activités, d’une urgence des contextes, d’un renouvellement fréquent des équipes et d’une difficulté à se coaliser, les personnels nationaux comme internationaux voient leur politisation en partie effacée derrière une application hiérarchisée des directives opérationnelles, et par des rapports de domination plus ou moins explicites ou incorporés. La politisation interne est alors majoritairement éphémère, clairsemée, dispersée, limitée, voire autocensurée. Seuls ceux qui disposent d’une légitimité suffisante, soit en termes d’expérience sur le terrain, de niveau d’étude, de poste occupé, d’aisance à l’oral, d’engagement, de capacité de coalition et qui sont inscrits dans le long terme avec MSF, c’est-à-dire finalement une faible proportion des membres de l’organisation, peuvent parvenir à dépasser leur invisibilisation première. Cette légitimité fait alors office de capital autorisant à être écouté, à sortir des sentiers battus, à innover, voire à dessiner les contours de l’image publique de l’organisation.
- 10 « Pays de la paix » ou « Territoire de la paix ».
51Si pour Daniel Gaxie, « les satisfactions […] retirées du militantisme [favorisent] l‘orthodoxie » (Gaxie, 2005, p. 182), et si, en d’autres termes, les membres constituant la base de la hiérarchie fonctionnelle d’un parti seraient plus enclins à la critique que les autres car ils bénéficieraient de moins de rétributions, nous remarquons que, chez MSF, ces mêmes individus ne sont en majorité pas reconnus comme légitimes par le haut de la hiérarchie fonctionnelle et sortent de ce fait de la conflictualité et du giron de la politisation (dans le sens où l’illégitimité déconflictualise et impolitise). La politisation effective, celle qui a un impact sur le collectif, provient davantage des individus légitimés pour les différentes raisons évoquées ici. Si ceux-là se permettent d’être critiques, ce n’est pas, comme le suggère Daniel Gaxie, parce qu’ils ne tirent pas de rétribution de leur engagement, mais parce qu’ils disposent de capital social, culturel et symbolique en quantité suffisante pour ne pas voir leur statut au sein de l’organisation remis en cause. Ainsi, si les parcours de vie individuels antérieurs à l’entrée chez MSF pèsent dans cette accumulation de capital et dans la légitimation interne, les spécificités locales (comme l’image publique de MSF variable selon les contextes, le rapport de certains pays à la colonisation et à l’aide humanitaire, ou les législations nationales) sont fréquemment écrasées par le positionnement de MSF dans un « Peaceland »10 (Autesserre, 2014), c’est-à-dire en dehors d’un ancrage national explicite. Autrement dit, les caractéristiques régionales ne jouent qu’un rôle marginal dans le processus de politisation interne.
52Pour les membres rencontrés de MSF, les trois niveaux de politisation que nous avons décrits – impolitisation, politisation traditionaliste, politisation critique – se succèdent dans un cheminement chronologique, plus ou moins rapide selon les individus : cheminement qui, au sein d’une organisation où la critique est valorisée, coïncide largement avec l’ascension de la hiérarchie fonctionnelle. Ces trois niveaux correspondent respectivement au triptyque neutre, positif, négatif, comme si la critique négative légitime constituait le dernier échelon d’une appropriation progressive de la culture collective et, finalement, de son potentiel dépassement. Ils forment alors ce que l’on pourrait nommer une pyramide de politisation traduisant une réduction de la quantité d’individus à chaque niveau : d’abord les impolitisés, les plus nombreux, éventuellement critiques mais non légitimes et donc non écoutés, ensuite les politisés traditionalistes, moins nombreux, mais légitimes et garants de ce qu’ils croient être la tradition, assurant la solidité de l’organisation, et enfin les politisés critiques, les plus rares, à la fois légitimes, respectés et en même temps innovants, dont les propositions peuvent effectivement faire évoluer l’organisation.
Figure 1. La pyramide de politisation de l’organisation MSF
53Au fil de cette ascension, la majorité quitte l’organisation sans franchir tous les niveaux. Quelques-uns, rares, ayant atteint son sommet, finissent par graviter autour de l’organisation sans statut toujours clairement défini, entre conseiller, chercheur, membre honoraire ou figure historique. D’autres, encore plus rares, repartent à sa base, dans un cycle renouvelé, recherchant l’anonymat de la première fois et redécouvrant l’organisation sous un nouveau jour.