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Dossier

La professionnalisation des associations de développement en Algérie, facteur de dépolitisation de la société civile ?

The professionalization of development associations in Algeria, a factor of depoliticization of civil society ?
Noureddine Mihoubi
p. 429-452

Résumés

Cet article analyse les transformations qui affectent les associations de développement algériennes, après leur adhésion à des programmes de coopération internationale initiés par des bailleurs de fonds étrangers dès les années 2000. Il met l’accent sur la notion de professionnalisation des associations de développement et questionne l’idée de dépolitisation de la société civile qui lui est associée. L’hypothèse défendue est que cette professionnalisation amorce plutôt un processus de politisation : le discours diffusé par les bailleurs au sein de ces associations est axé sur la participation à la fabrication des politiques publiques de développement. Au final, on constate une transformation de la perception des associations de leur rapport à l’État, et leur revendication du statut de partenaire des pouvoirs publics.

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Texte intégral

L’auteur de l’article remercie les coordinatrices de ce numéro pour leurs relectures attentives et précieux conseils.

1Suivant une décennie de violence, le retour progressif à la stabilité sécuritaire et politique à partir de la fin des années 1990 et au début des années 2000 a permis en Algérie le lancement de plusieurs programmes de coopération internationale au profit de la société civile. Parmi d’autres, « Développement social et humain », « Joussour » et « L’Inclusion Sociale des Personnes en Situation de Handicap » sont des programmes de coopération initiés par des bailleurs comme l’Union Européenne, Handicap International, l’Agence Française de Développement ou le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD). Bien que ces programmes interviennent dans des domaines variés, leurs initiateurs les inscrivent dans la thématique transversale du développement qui sert de cadre général à leur partenariat avec les associations locales. Les organisations algériennes participant à ces programmes reçoivent ainsi un nouveau label, celui « d’associations de développement », distinct des types caritatif, social ou contestataire déjà présents sur le terrain (Ben Nefissa, 2002 ; Camau, 2002 ; Roca, 2012). Mais c’est surtout la professionnalisation, entendue ici comme une acquisition des connaissances techniques nécessaires à la mise en œuvre et à la gestion d’un cycle de projets de développement, qui les distinguera. En effet, les programmes de coopération internationale orientent les associations vers la réalisation de leurs activités sous forme de projets répondant à des appels d’offres. Cela se traduit par une mise en avant des compétences professionnelles telles que les techniques en gestion administrative, en gestion financière, en conception et mise en œuvre des cycles de projets, etc.

2En Algérie, ce type d’associations de développement émerge dans un contexte politique marqué par la « résilience autoritaire » (Dris Aït Hamadouche & Dris, 2012). Le pouvoir algérien qui sort vainqueur d’une décennie de conflits avec des groupes armés renforce son hégémonie sur les forces politiques et sociales du pays à travers la répression, la corruption et la clientélisation (Hachemaoui, 2011, 2013). Le tissu associatif n’est pas épargné de ces pratiques, au contraire il subit de plein fouet les abus de pouvoir. La littérature sur le mouvement associatif algérien met justement en exergue le rôle pivot de l’État dans le contrôle et le façonnement de la vie associative (Derras, 2007 ; Liverani, 2008 ; Thieux, 2009 ; Mihoubi, 2015 ; Aït Hamadouche 2017). La promulgation en 2012 de la loi en vigueur sur les associations confirme la volonté de limiter leur marge de liberté : elle octroie à l’administration publique le droit de suspension pour le motif vague « d’ingérence dans les affaires internes du pays » et « d’atteinte à la souveraineté nationale » (article 39). De plus, la loi sanctionne tout financement provenant des institutions et des organisations non gouvernementales internationales (ONGI) en dehors des relations de partenariat et de coopération dûment établies (article 30). Élaborée en écho à la vague de contestations populaires traversant le monde arabe en 2011, cette loi laisse transparaître la volonté de museler et d’étouffer financièrement les associations critiques vis-à-vis du pouvoir.

  • 1  Sur les différentes acceptions du politique, voir la distinction faite par Ross Beveridge (2017) e (...)

3C’est par rapport à ce contexte autoritaire que la professionnalisation des associations de développement en Algérie est interprétée comme une dépolitisation de la société civile (Liverani, 2008 ; Bozzo & Luizard, 2011). La dépolitisation fait référence ici au fait que ces associations se détournent des questions politiques dans le traitement des différents problèmes de développement, bien que ces problèmes soient étroitement liés à la gestion autoritaire des ressources et du bien public. Ainsi, les associations se focalisent sur des solutions techniques vides de toute conflictualité politique1. Les enjeux politiques et conflictuels inhérents aux questions du sous-développement sont ainsi évacués au profit d’une vision procédurale et technique du développement (Ferguson, 1994).

4Notre hypothèse va à l’encontre de cette lecture. Elle postule que la professionnalisation diffusée par les bailleurs étrangers auprès des associations de développement algériennes ne se résume pas à la dimension technique. Elle est associée à un discours sur la nécessité de participer à la prise de décision politique relevant du domaine d’action des associations. Nous interprétons cela comme l’amorce d’un processus de politisation sous forme participative (Geisser et al. 2006), c’est-à-dire basée sur la volonté de participer à la fabrication des politiques publiques et la remise en cause du monopole de l’État dans cette fabrique (Abu-Sada & Challand, 2012). La politisation est conçue ici comme un processus d’insertion dont les contours se dessinent dans l’action et dans l’interaction entre acteurs, et non pas uniquement dans des rapports de force ou de conflictualité (Arnaud & Guionnet, 2005). Donc c’est à travers le prisme de la politisation et de la dépolitisation que nous analyserons les transformations qui affectent les associations de développement algériennes.

5Nous nous montrerons aussi critiques de la littérature qui approche les associations principalement par le concept de l’autoritarisme, pointant deux écueils majeurs. D’une part, la littérature sur le sujet surévalue le poids de l’autoritarisme en faisant apparaître un État menant une politique homogène, cohérente et univoque vis-à-vis les associations. D’autre part, elle met en exergue le caractère conflictuel du type contestataire du tissu associatif, parce que seul à même de pouvoir remettre en cause le caractère autoritaire de l’État, et passe au second plan les autres types d’associations. Le recours à des approches relativisant le poids de l’autoritarisme permet de mieux saisir les dynamiques qui travaillent ces organisations, particulièrement celles de développement. En insistant sur la gestion des ouvertures pluralistes par les élites des régimes autoritaires (Camau, 2006), sur la fragmentation des politiques publiques (Signoles, 2006) ou sur l’imbrication des acteurs associatifs dans la fabrication des politiques publiques (Abu-Sada, Challand, 2012), ces approches rompent avec la représentation de l’État surplombant et permettent de repérer les mutations et les transformations du lien qui se négocie et qui est loin d’être figé entre les associations et les différentes administrations publiques.

6Cet article s’appuie sur une enquête de terrain qualitative réalisée en 2010 et 2011 dans le cadre de notre thèse de doctorat en sociologie sur les associations en Algérie (2008-2014), et en 2014 dans le cadre du projet de recherche européen « SPRINGARAB » (2013-2016). L’enquête s’est déroulée dans trois Wilayas (départements) limitrophes : Alger, Blida et Tipaza. Une trentaine d’associations de différents types (sportives, caritatives, éducatives, culturelles, de parents d’élèves, etc.) ont été enquêtées par entretien semi-directif. Les associations de développement analysées dans cette étude se sont distinguées des autres types par l’adhésion à des programmes de coopération internationale et la professionnalisation de leurs actions. Nous nous focaliserons sur deux associations : l’association de soutien aux handicapés El-Baraka et l’association de protection de l’environnement Chlorophylle. Le choix de ces deux cas est lié à la qualité et la durée des entretiens réalisés avec eux. Nous évoquerons aussi l’expérience d’autres associations de développement, dont le réseau associatif pour la défense des droits de l’enfant Nada. Dans le cadre de cette enquête de terrain, nous avons également examiné des documents tels que des rapports de coopération élaborés par des bailleurs de fonds comme l’Union Européenne et Handicap International.

La double interprétation de la professionnalisation des associations

7La professionnalisation des associations n’est pas un sujet d’étude nouveau. En France, par exemple, Jean-Louis Laville et Renaud Sainsaulieu (1997) ont déjà montré comment l’intégration des paramètres d’efficacité proches de ceux des entreprises a permis aux associations de surmonter les périodes de crise des années 1980. Cette transformation représentait le moment du passage en France de la période d’expansion et de développement associatif à la période des mutations et des changements associatifs (Laville et Sainsaulieu, 1997). La professionnalisation des associations ou des ONGI dans le contexte européen a suscité également l’intérêt des chercheurs. Ils y ont relevé une tendance au salariat au détriment du bénévolat (Dussuet & Flahault, 2010 ; Hély, 2011), ainsi qu’« une perte de sens à donner à l’action au profit des compétences techniques » (Le Naëlou, 2004, 729).

8Dans le contexte des pays en voie de développement, l’approche de la diffusion de la professionnalisation auprès des associations se focalise sur une autre question : celle de la dépolitisation. L’analyse faite par l’anthropologue américain James Ferguson (1994) d’un projet de développement mené par la Banque Mondiale au Lesotho dans les années 1970 demeure une référence sur la dépolitisation induite par les programmes de coopération internationale. En approfondissant l’analyse sur le régime discursif du développement des experts de cette institution, Ferguson montre l’existence d’une logique fonctionnant telle une machine à légitimer l’intervention dans le pays, et dont les conséquences impensées sont l’expansion du pouvoir bureaucratique et autoritaire de l’État. Les questions liées à la pauvreté sont ainsi dépolitisées pour en faire des problèmes purement techniques. Olivier Guilmain (2014) relève, d’autre part, la même question de la dépolitisation quant à l’aide internationale envers l’Égypte. Selon lui, « depuis plus de 50 ans, les bailleurs de fonds avaient suivi un schéma clair de dépolitisation des programmes de développement » (Guilmain, 2014, 22).

9Ainsi, nous notons que la professionnalisation des associations n’est pas interprétée de la même façon selon qu’on l’étudie dans le contexte des pays du Nord ou dans le contexte des pays du Sud. Dans le premier cas, les chercheurs insistent sur la perte des valeurs qui donnent sens à l’esprit associatif et sur la progression du salariat au détriment du bénévolat. Dans le second cas, l’enjeu primordial de la professionnalisation des associations devient la dépolitisation de la société civile. Ces deux niveaux d’analyse découlent de la conception du rôle même des associations, cette conception change en fonction du régime politique dans lequel ces organisations évoluent. Dans un système politique démocratique, comme celui des pays d’Europe, les associations sont perçues comme un moteur de la citoyenneté et du civisme, elles œuvrent donc au renforcement des valeurs de ce système politique (De Tocqueville, 1998 ; Putnam, 1993). Dans un contexte autoritaire, comme celui de beaucoup de pays arabes (Diamond & Plattner, 2014) ou d’Afrique (Hagmann & Reyntjens, 2016), la fonction des associations opère un glissement. Elles sont davantage perçues comme un foyer de la résistance aux régimes politiques, en agissant au sein de la sphère de la société civile, une sphère indépendante de l’État et capable grâce à cette vertu de créer une dynamique de la résistance (Fung, 2003). Cela a mené à l’interprétation des ouvertures politiques qui ont permis un certain essor associatif (Ben Néfissa, 2002), à l’instar de l’Algérie après les émeutes d’octobre 1988 et la Jordanie après la révolte du Sud en 1989, comme une étape franchie vers la démocratie (Norton, 1995). Pourtant, il est difficile de rapprocher les réformes politiques de certains pays d’Europe de l’Est et d’Amérique latine avec des ouvertures politiques maîtrisées et sans incidence réelle sur les pratiques autoritaires des gouvernants (Wiktorowicz, 2000).

10La perception de la société civile en tant que sphère de la résistance est étroitement liée au rôle joué par les syndicats et les associations dans la sortie de plusieurs pays d’Europe de l’Est et d’Amérique latine des systèmes autoritaires vers des systèmes démocratiques à la fin des années 1980, suite à la chute du bloc soviétique. Pour comprendre ces transformations politiques, les analystes de la transition démocratique se sont approprié le concept de société civile pour en faire la clé d’interprétation des étapes du passage de l’autoritarisme vers la démocratie ; la présence de moins d’États autoritaires engendre celle d’avoir plus de sociétés civiles et vice versa. Le politologue américain Larry Diamond écrivait en 1994 « Il est maintenant clair que pour comprendre le changement démocratique dans le monde, on doit étudier la société civile » (Camau, 2002, 215).

11Par ailleurs, le lien établi entre société civile et démocratie est loin d’être évident. Les philosophes du politique, depuis Hobbes jusqu’à Antonio Gramsci en passant par Hegel et Marx, ont d’ailleurs donné à cette notion des significations différentes, et parfois même contradictoires, ce qui présageait déjà son caractère polysémique actuel (Otayek, 2002). Afin de rendre le concept de société civile pertinent pour une analyse scientifique, des chercheurs proposent de rompre avec la normativité qui le caractérise, c’est-à-dire de l’analyser à partir de sa dimension réelle et non pas « rêvée » qui serait intrinsèquement porteuse de la démocratie (Camau, 2002). Il s’agit donc de se concentrer plutôt sur l’ethos, les pratiques et l’engagement des organisations qui composent la société civile (Cavatorta & Durac, 2010), ainsi que sur son usage par les différents acteurs.

12Si nous prenons en considération ces remarques, la professionnalisation des associations de développement dans un contexte autoritaire ne renverrait pas systématiquement à l’idée de dépolitisation. L’analyse de ces processus doit prendre en compte les pratiques que suscitent les discours qui articulent société civile, associations et professionnalisation, tout en relativisant la conception de l’État autoritaire surplombant. Notre analyse se situera dans cette perspective.

La professionnalisation par la formation et la mise à niveau

13Les bailleurs de fonds internationaux, qu’ils soient des organes d’institutions internationales, des ONGI ou des ambassades, sont réputés pour être des pourvoyeurs de financements de projets à l’égard des Organisations de la Société Civile (OSC), c’est-à-dire les associations. Mais ces bailleurs de fonds ne sont pas seulement des dispensateurs de moyens financiers. En parallèle, ils organisent des formations de « mise à niveau » à destination d’associations qui déclineront leurs programmes sur le terrain. L’Union Européenne, l’un des bailleurs de fonds des associations algériennes, vise à travers son soutien financier une amélioration des capacités gestionnaires et prestataires des associations. Elle définit le contexte de l’intervention de son aide en Algérie ainsi :

La société civile en Algérie est caractérisée par un grand nombre de petites associations qui opèrent avec peu de moyens financiers. Elles ont également peu de capacités opérationnelles et n’ont pas une tradition de coopération. Elles se trouvent bien souvent dans une situation précaire et nécessitent un soutien financier et des formations pour qu’elles puissent développer une professionnalisation de leurs services et de leur gestion (Union Européenne, 2010).

14Dans la même perspective, Handicap International perçoit son soutien aux associations algériennes à la fois comme un soutien financier et un accompagnement par le renforcement des capacités en gestion de projet. Sur le site internet de l’ONGI, on peut lire :

Handicap International mène plusieurs projets visant à améliorer les moyens d’existence des personnes vulnérables et handicapées. Cela se traduit par exemple sous forme de financement et d’accompagnement d’organisations de la société civile (OSC) (Handicap International, 2020a).

15Cet accompagnement se traduit par le

Renforcement des OSC partenaires dans leurs capacités de gestion associative, administrative et financière, gestion de projet… (Handicap International, 2020b).

16Ainsi que le montrent ces deux extraits, le soutien de l’Union Européenne et Handicap International aux associations algériennes n’est pas exclusivement financier. Il est aussi envisagé comme une « mise à niveau » des capacités gestionnaires. À travers l’expérience de deux associations algériennes, El-Baraka et Chlorophylle, nous essayerons de montrer comment les formations organisées par ces bailleurs de fonds se sont répercutées sur la qualité de leur travail associatif.

L’expérience de l’association El-Baraka avec Handicap International

17El-Baraka est une association d’aide aux handicapés créée en 1999 en tant qu’association locale. Elle devient une association nationale en 2002. La rencontre de cette association avec l’ONGI Handicap International en 2003 fut un moment crucial dans son parcours et un tournant dans sa vision du travail associatif.

18Suite au séisme de 2003 qui a frappé la région de Boumerdès, ville côtière située à 45 km de la capitale et non loin du siège national d’El-Baraka, Handicap International prend contact avec l’association et propose à ses membres de suivre des formations qui vont durer presque une année. Les principaux axes des formations étaient les notions de base sur le handicap, le ciblage des catégories à aider, la gestion du temps, le montage des projets pour les appels d’offres des bailleurs et finalement le plaidoyer qui englobe la communication et la gestion des rapports de l’association avec son entourage. À partir de 2004, après les formations, les membres du bureau d’El-Baraka décident de changer leur façon de travailler et de suivre un programme précis. Nabila, membre du bureau de l’association, décrit ce changement comme le passage d’un mode de travail « anarchique » focalisé sur le nombre de personnes aidées, à un mode organisé et qualitatif avec un nombre de personnes restreint :

L’association lorsqu’elle a commencé à exercer ses activités, elle le faisait de façon un peu anarchique, mais après qu’on a été formé en gestion du temps et en montage des projets, à partir de ce moment-là on a commencé à suivre un programme. Avant on avait plus de sept cent ou huit cents adhérents, […] après les formations qu’on a eues, on ne s’intéressait plus à la quantité, maintenant les programmes qu’on réalise ne contiennent pas plus de trente handicapés, et le minimum pour un projet est de six handicapés, donc c’est entre six et trente. Avec six handicapés on peut arriver à des résultats concrets, nous, on veut que la personne handicapée soit autonome et on a pu voir ce vœu se réaliser (Nabila, membre du bureau d’El-Baraka).

19Le ciblage au plus près de la catégorie de handicapés à aider était un moment crucial pour les membres du bureau de l’association. D’après Nabila, ils en ont compris l’importance seulement après les formations.

On a passé toute l’année 2003 à suivre des formations, et en 2004 on a pris une décision définitive de ne s’occuper que des handicapés moteurs, et même à l’intérieur de cette catégorie on s’est posé la question de la tranche d’âge qu’on va aider, les jeunes ? Les vieux ? Les enfants ? (Nabila, membre du bureau d’El-Baraka).

20Le choix de l’association s’est porté finalement sur la catégorie des enfants et des jeunes handicapés moteurs en âge de scolarisation. Le taux élevé de déscolarisation dans cette catégorie, en raison du manque d’écoles spécialisées et adaptées aux handicapés, a incité El-Baraka à s’investir dans la recherche de solutions pouvant remédier à cet important obstacle.

21L’idée à laquelle est arrivée l’association en coordination avec Handicap International est de rendre les écoles publiques normales accessibles aux enfants et aux jeunes handicapés moteurs. C’est ce qu’ils appellent « le système inclusif ». La tâche d’El Baraka dans la promotion et la mise en œuvre de ce système se résume dans la sensibilisation des enseignants d’écoles, des pouvoirs publics et des parents d’élèves. La sensibilisation des différentes parties pouvant agir dans la mise en œuvre du système inclusif et la vulgarisation de ses idées s’est traduite par la production de documents, l’organisation de séminaires et de réunions, et d’autres activités comme la simulation d’une classe inclusive. Le financement et la supervision du système inclusif étaient assurés par Handicap International.

22Cette expérience d’El-Baraka montre comment les formations dispensées par l’ONGI lui ont permis d’accéder à un nouveau savoir-faire plus efficace et plus ciblé. D’autre part, ce qui lui a été bénéfique de manière indirecte grâce à son contact avec Handicap International, est la rigueur dans le travail. Les nombreux projets réalisés avec ce bailleur forcent El-Baraka, par un suivi et un contrôle continu, à une perfection dans la gestion des budgets et dans la réalisation des projets. À ce propos Nabila dit :

Ce qui est bien [avec Handicap International] c’est qu’il y a un suivi, ils vous donnent de l’argent mais ils vous contrôlent, du coup leur argent ne va pas dans le vide. Chaque mois on doit fournir un rapport, chaque mois on doit justifier nos dépenses, ils viennent sur le terrain, vous sentez qu’il y a un suivi, vous sentez que vous êtes contrôlé. Ils vous font une estimation de votre travail et si ce n’est pas bien fait ils vous demandent des explications. Ils ne vous donnent jamais un budget et ils disparaissent après, non, il y a toujours un suivi (Nabila, membre du bureau d’El-Baraka).

L’expérience de l’association Chlorophylle avec l’Union Européenne

23Chlorophylle est l’une des 131 associations algériennes sélectionnées par l’Union Européenne dans le cadre de son programme d’appui aux associations algériennes de développement appelé ONG 2 (2005-2009). Ce programme consiste à financer des projets associatifs qui s’inscrivent dans des thématiques prédéfinies par l’Union Européenne. Le programme ONG 2 a été précédé par ONG 1 (2000-2004), qui avait financé 76 projets associatifs et dont l’objectif global ambitionnait de contribuer à la promotion du rôle de la société civile dans le processus de développement social en Algérie. Le montant du programme ONG 2 s’élevait à 11 millions d’euros, 10 millions d’euros financés par l’Union Européenne et 1 million d’euros par le Ministère Algérien de la Solidarité Nationale. Cet appui aux associations s’est déployé sur trois niveaux, le premier est l’appui aux associations par le financement, la formation et l’amélioration des moyens de communication. Le deuxième niveau est l’appui aux réseaux associatifs par la promotion des échanges inter-associatifs, le financement de projets inter-associatifs et la promotion d’activités associatives en réseaux thématiques. Le troisième niveau d’appui vise la structure ministérielle l’Agence de Développement Social. Celle-ci agit par délégation du Ministère de la Solidarité Nationale et sert d’intermédiaire entre l’Union Européenne et les associations algériennes en prenant en charge le transfert des capitaux. Cette structure ministérielle a bénéficié de la formation de son personnel ayant en charge les relations avec les associations, de l’amélioration et la mise à jour de son site Web et d’une étude diagnostique de son organisation. La formation des associations et leur mise à niveau technique se faisaient par des experts européens.

24Chlorophylle est une association environnementale exerçant ses activités au niveau de la Wilaya de Blida. Elle a été créée en 1997 par des enseignants d’université, entrepreneurs, commerçants et autres personnes sensibles à la question environnementale. Dans le cadre de la réalisation de son projet environnemental intitulé « Contribution à l’éducation environnementale chez les jeunes par la mise en place d’outils pédagogiques adaptés », l’association a bénéficié du financement et de la formation du programme ONG 2 de l’Union Européenne. Le projet de l’association consistait à sensibiliser des jeunes de 6 à 16 ans aux questions environnementales et aux risques environnementaux. Il s’adressait aux élèves de cette tranche d’âge en mettant à leur disposition des manuels de vulgarisation du savoir environnemental et en formant des enseignants qui se chargeront de l’animation de clubs environnementaux appelés les « clubs verts » au sein de leurs établissements. Parmi les réalisations de Chlorophylle dans le cadre de ce projet, on compte la réalisation de stages de formation au profit de 150 enseignants des différents cycles, la diffusion de 200 exemplaires du coffret pédagogique sur l’environnement, de 1000 exemplaires du guide pédagogique « le manuel de connaissance sur l’eau », et de 1000 exemplaires de chacun des manuels traitant de la connaissance sur les déchets, l’énergie et la biodiversité.

25Le financement de l’Union européenne a complété la formation des enseignants et la distribution de manuels qui étaient déjà en cours. Auparavant, l’association avait formé 300 enseignants pour animer les clubs verts des écoles. Il restait 150 enseignants à former pour que tous les établissements scolaires de la Wilaya, qui sont au nombre de 450, aient un animateur de club vert.

26Pour Sid-Ahmed, président de Chlorophylle, l’originalité de l’appui de l’Union Européenne à son association réside moins dans le financement que dans la formation qui leur a été donnée. Il estime que la formation était d’un grand intérêt pour ses capacités de gestion :

Avec l’Union Européenne, avant qu’on commence nos projets avec eux, ils nous ont fait une formation de directeur de projet. J’ai reçu une formation dans la gestion administrative et financière et la gestion des projets. C’était trois stages d’une semaine ou dix jours, mais on est sorti avec un diplôme. Pour moi maintenant un montage de projets c’est de la rigolade, la gestion administrative et financière c’est de la routine, dans la préparation de l’audit le commissaire aux comptes ne retouche pas mon travail il le regarde et puis il signe parce que je fais tout moi-même. La formation a été importante, parce que pour l’aspect financier des projets, l’Union Européenne a une réglementation qui s’appelle l’IFAC, c’est l’équivalent de notre plan comptable national algérien. Cette réglementation ne laisse rien passer, on a passé plusieurs examens écrits sur la maîtrise de cette réglementation (Sid-Ahmed, président de l’association Chlorophylle).

Reconfiguration des rapports des associations avec les pouvoirs publics

27Les formations organisées par l’Union Européenne, Handicap International et d’autres bailleurs internationaux visent particulièrement à produire un effet de levier sur la capacité d’action des associations. Les Anglo-Saxons expriment cette idée par le terme d’empowerment. Ce terme fait son apparition dans le discours des institutions internationales à partir des années 1990 (Calvès, 2009) et est souvent associé aux projets de développement dans les pays du Sud. Pour les économistes du développement Jane Palier et Benoît Prévost (2007), ce terme signifie pour la Banque Mondiale « « l’expansion de la liberté de choix et d’action », « l’expansion des ressources et capacités des pauvres à influencer, contrôler et tenir pour responsable les institutions qui affectent leurs vies » » (Palier & Prévot, 2007, 17). L’empowerment doit surtout s’appuyer sur la « capacité organisationnelle locale » (Palier & Prévot, 2007, 18) afin de favoriser des processus politiques participatifs. Ce terme est devenu si central dans le discours de la Banque Mondiale que celle-ci définit le développement social comme « la transformation des institutions en vue de renforcer (to empower) les populations » (Palier & Prévost, 2007, 18).

28L’Union Européenne, dans le cadre de son programme d’appui aux associations algériennes, reprend la définition que donne la Banque Mondiale à l’empowerment. Elle décrit les objectifs de son programme ONG 2 avec des mots presque identiques : « développement social », « renforcer les capacités », « participation au développement ». Ainsi, on peut lire dans l’un des rapports annuels de coopération ce qui suit :

L’objectif global du projet ONG 2 est de contribuer à la promotion du rôle de la société civile dans le processus de développement social de l’Algérie. L’objectif spécifique de cette seconde intervention est de renforcer les capacités opérationnelles des associations, de promouvoir leurs activités communes et d’apporter une assistance soutenue à l’ADS (Agence de Développement Social) en vue d’installer, de manière durable, un encadrement incitatif à la création et au bon fonctionnement des associations et à leur participation au développement social et culturel du pays (Union Européenne, 2010).

29Le Programme Concerté Pluri-Acteurs Algérie (PCPA) appelé (Joussour), littéralement « passerelles », est un dispositif de coopération franco-algérien pour l’action en faveur des enfants et des jeunes. Financé principalement par l’Agence Française de Développement et le Ministère des Affaires Étrangères Français, ce programme utilise la même terminologie pour évoquer les objectifs de son soutien aux associations locales. D’après le texte de présentation du programme sur son site internet, il s’agit de :

Soutenir la contribution des associations algériennes (…) qui agissent en complémentarité avec les politiques publiques et en dialogue avec les pouvoirs publics de leurs territoires. (…) Accompagner la professionnalisation des associations expérimentées membres de Joussour en renforçant leurs capacités, leurs surfaces opérationnelles, leur crédibilité, leurs bases sociales, l’élargissement et/ou la consolidation de leurs partenariats pluri acteurs (OSC, pouvoirs publics, monde de la recherche et acteurs économiques) locaux et/ou nationaux et/ou internationaux (Programme Concentré Pluri-Acteurs Algérie, 2022).

30Un autre exemple, le Programme d’Appui Jeunesse Emploi (PAJE), initié en 2012 et cofinancé par l’Union Européenne et le gouvernement algérien. Ce programme a pour but de soutenir les politiques publiques nationales en direction de la jeunesse. Dans le volet « contribution au développement de la société civile », il est mentionné sur le site internet du projet ce qui suit :

Le renforcement de l’accompagnement des jeunes en vue de leur insertion socioprofessionnelle en s’appuyant sur la société civile est l’un des axes d’intervention du PAJE. Il se traduit notamment par le financement de projets associatifs, s’inscrivant dans les objectifs du programme, par le biais de subventions à travers un fonds dénommé Codeva « Contribution au développement associatif ». Le fonds Codeva d’un montant de 4 000 000 euros a fait l’objet d’un appel à propositions lancé par le PAJE en avril 2015, avec pour objectif spécifique de renforcer, dans les Wilayas pilotes du programme (Annaba, Béchar, Khenchela et Oran), les capacités organisationnelles et opérationnelles des acteurs de la société civile actifs dans le domaine de l’appui à la jeunesse, afin qu’ils soient en mesure de jouer leur rôle dans le cadre du renforcement du dialogue entre les institutions et la société civile (Programme d’Appui Jeunesse Emploi, 2022).

31En puisant ses références dans le concept d’empowerment, le discours des bailleurs que nous venons de citer insiste sur les dynamiques de participation au développement, de complémentarité avec les politiques publiques, de partenariat avec les pouvoirs publics et de dialogue entre les institutions et la société civile. Ce discours axé sur la nécessité pour les associations de se rapprocher des administrations publiques afin de participer à l’élaboration des politiques publiques de développement relevant de leur domaine d’action, n’est pas sans conséquence sur la configuration de leurs rapports avec les pouvoirs publics, ainsi que nous nous attacherons à le démontrer dans la section qui suit.

Coopérer avec l’État pour participer à l’élaboration des politiques publiques de développement

32Le type d’associations de développement que nous analysons dans cette étude présente une caractéristique remarquable : elles sont porteuses d’une logique nouvelle qui leur confère une nouvelle place dans la configuration des rapports avec l’État. Cela les pose en rupture avec le schéma classique faisant des associations un intermédiaire entre l’État et les citoyens. Cette caractéristique se manifeste dans leur volonté de participer à la fabrication des politiques publiques de développement relevant de leurs domaines d’action au niveau local ou national, en tissant avec les pouvoirs publics des liens permanents ou occasionnels de coopération.

33Outre le discours diffusé par les institutions internationales, particulièrement depuis la chute du bloc soviétique, sur les vertus de la société civile et la nécessité pour les pays en voie de développement de partager la gestion des affaires publiques avec le secteur privé et le secteur non gouvernemental (Atlani-Duault, 2005), l’entrée en contact avec une ONGI ou une institution internationale participe activement à l’évolution de la perception des associations de leur rapport avec l’État. L’État est perçu davantage comme un partenaire se devant de coopérer avec la société civile. Dans cette perspective, ces associations tentent de redéfinir leurs interactions, chargées de tensions ou caractérisées par de l’indifférence, avec les pouvoirs publics, en se positionnant plutôt comme collaboratrices, conseillères et partenaires. Pour Abderrahmane, président du réseau associatif algérien pour la défense des droits des enfants Nada, la coopération entre l’État et la société civile est nécessaire parce que chaque partie a besoin de l’autre. Il dit :

Nous, la société civile, on ne veut remplacer ni les institutions officielles, ni les institutions gouvernementales. Et les institutions gouvernementales ne peuvent pas remplacer la société civile. Ce qui nous relie ce sont les ponts d’entraide et de coopération, on n’est pas des ennemis, loin de là. Ce qui nous réunit c’est l’intérêt de notre pays et l’intérêt de cette catégorie (les enfants) (Abderrahmane, président de Nada).

34Quant à Sid-Ahmed, président de Chlorophylle, le rapport de son association avec l’administration locale ne se limite pas aux subventions financières publiques octroyées aux associations. Pour lui, il s’agit surtout de coopérer afin de résoudre les problèmes environnementaux :

Lorsque nous allons voir le maire, ce n’est pas pour faire une quête d’argent, on y va pour poser un problème et travailler ensemble pour le résoudre. […] Il faut que les gens sachent que la contribution de la société civile est importante pour l’épanouissement et le développement de notre pays (Sid-Ahmed, président de Chlorophylle).

35Cette nouvelle implication des associations dans la gestion des affaires publiques représentait un réel défi pour les administrations locales ou les institutions étatiques. Elle suscitait de leur part à la fois résistance, incompréhension et blocage. Habitués plutôt à un monopole dans la prise de décision sur les politiques publiques, les agents de l’État, administrateurs publics, élus locaux, maires, Walis (préfets) et tant d’autres percevaient mal l’intrusion des associations dans le dispositif de prise de décision. De ce fait, la chose primordiale pour les associations était d’arriver à convaincre de l’importance de leur rôle en tant que partenaire de l’État. Faire changer les mentalités des agents de l’État était leur tâche prioritaire. Sid-Ahmed décrit bien cette situation à laquelle a fait face son association :

Au début, les problèmes de notre association étaient des problèmes de relation avec l’administration et leur mentalité vis-à-vis de l’association, on a constaté qu’il y avait un mur devant nous et qu’il fallait le casser ce mur, comme le mur de Berlin […] Mais à partir du moment où il y a une réflexion, une étude et une activité, à ce moment-là quand vous avez une réunion avec le maire et vous y allez avec des gens compétents qui ont un niveau élevé, le maire forcement donne de la considération à l’association (Sid-Ahmed, président de Chlorophylle).

36En menant des actions de sensibilisation vis-à-vis des pouvoirs publics, en proposant aux institutions étatiques des solutions liées à des problèmes sociaux, ou en prenant en charge l’aspect expertise de projets étatiques, les associations El-Baraka, Chlorophylle et le réseau associatif Nada ont pu se frayer, à des échelles différentes, des canaux de coopération avec les administrations publiques.

37Concernant la question de la coopération avec l’État, l’expérience du réseau Nada à travers son projet « Le numéro vert » est caractéristique. Ce réseau est créé en 2004 en rassemblant autour de la question des droits des enfants 100 associations dont l’activité touche à cette thématique. En 2008 ce réseau réalise un projet ambitieux appelé « Le numéro vert » qui consiste à mettre à la disposition des enfants un numéro gratuit pour qu’ils puissent exprimer leurs problèmes et leurs détresses. Nada voulait à travers ce projet connaître à quel point les droits des enfants étaient respectés au sein des familles et dans la société algérienne. Le projet a commencé au niveau de la capitale pour une période d’un an, plus de 7 000 appels ont été traités. L’expérience a représenté un bon baromètre de la situation des enfants et a permis à ce réseau de rassembler une masse importante d’informations concernant l’application des lois, des procédures administratives, civiles et judiciaires relatives aux enfants, et notamment des informations sur les problèmes auxquels ces enfants étaient confrontés, des moins graves comme les problèmes de scolarisation aux plus graves comme l’abus sexuel. Par la suite, le projet a été élargi à 15 Wilayas du pays entre Centre, Est, Ouest et Sud. Le financement du projet « Le numéro vert » était concomitant à son lancement en 2008, il provenait de plusieurs organismes : le Ministère de la Justice, le Ministère de la Famille, le Ministère de la Jeunesse et des Sports, le PNUD, le Fonds des Nations Unies pour l’Enfance (UNICEF) et deux ONGI. Sur la collaboration de son association avec les différents ministères, Abderrahmane dit :

À travers le projet « le numéro vert » on a eu une excellente expérience d’entraide et de partenariat avec les secteurs ministériels et particulièrement le Ministère de la Justice. Grâce à cette coopération on a beaucoup appris sur le fonctionnement du secteur juridique. Et je ne vous cache pas qu’on a établi des liens amicaux aussi avec des fonctionnaires, mais cela dépend des personnes, même lorsque le ministre vous dit qu’il est d’accord avec vous, cela dépend beaucoup du fonctionnaire qui est en contact avec vous et qui suit les cas que nous traitons. On a eu le même travail avec le Ministère de la Solidarité Nationale, le Ministère de l’Éducation, le Ministère de la Formation Professionnelle (Abderrahmane, président du réseau associatif Nada).

38La satisfaction qu’exprime le président de Nada concernant le rapport de son réseau associatif avec les pouvoirs publics, nous la trouvons aussi chez Sid-Ahmed, le président de Chlorophylle. Pour lui, son association est devenue un partenaire fiable aux yeux des administrations publiques locales, il estime que le travail de sensibilisation réalisé par les membres de son association a porté ses fruits et que les mentalités ont commencé à changer vers plus d’acceptation de la place de l’association en tant que partenaire. La preuve est la multiplication des partenariats avec les directions décentralisées au niveau de la Wilaya, comprenant la Direction de l’Environnement, la Direction de l’Éducation, la Direction de la Jeunesse et des Sports et la Direction de l’Action Sociale. L’octroi d’un siège à l’association au sein du conseil administratif du foncier de la Wilaya, qui est un conseil où siègent uniquement les élus locaux et les agents de l’État, est significatif aux yeux de Sid-Ahmed. Il en fait part ainsi :

  • 2  Directeur de la Réglementation et des Affaires Générales.
  • 3  Directeur de l’Administration Locale.
  • 4  L’Assemblée Populaire Communale est l’assemblée des élus communaux en Algérie. Le président de l’A (...)

… moi je suis membre du conseil d’administration du foncier de la Wilaya. Ils m’ont donné ce poste en tant que président d’association, ils auraient pu choisir une autre association, mais non. Quand le premier conseil d’administration du foncier de notre Wilaya a été créé, il y avait le Wali, le secrétaire général, le DRAG2, le DAL3, deux chefs de Daïra (sous-préfecture), deux présidents d’APC [Assemblée Populaire Communale]4 et nous. Ceci est un honneur pour l’association, ça veut dire qu’ils ont pris en considération l’importance du travail que nous réalisons (Sid-Ahmed, président de l’association Chlorophylle).

39Pour Nabila, la satisfaction quant aux rapports de son association El-Baraka avec les pouvoirs publics est plus mitigée. Questionnée sur d’éventuels problèmes avec ces derniers, elle fait part de rapports ambivalents. Elle dit :

Parfois oui, parfois non. Mais il y a des choses qu’il faut savoir gérer, je vous ai dit qu’on a été formé, dans ces formations on a appris comment entretenir les rapports […] Notre relation avec les autorités est amicale, mais on ne flatte personne. Il faut savoir être ami avec quelqu’un sans l’exploiter et sans qu’il ne t’exploite, voilà (Nabila, membre du bureau de l’association El-Baraka).

40Ainsi, la tentative des associations de développement de tisser des liens avec les pouvoirs publics et de participer à la fabrication des politiques publiques relatives à leur domaine d’action peut être jugée de manière différente. Si, pour Nada et Chlorophylle, la coopération est satisfaisante, pour El-Baraka elle l’est moins. Pour encore d’autres associations de développement, la coopération avec les pouvoirs publics est synonyme de cooptation politique. Travailler discrètement et grader son autonomie ou devenir visible et être coopté par les politiciens ; tel était le dilemme exprimé par le président d’une association de développement rencontré sur le terrain. Ces diverses possibilités nous permettent d’introduire la part de contingence dans les rapports entre les associations et l’État. L’analyse des politiques publiques dans le monde arabe faite par Aude Signoles (2006) est utile ici pour rendre compte de la diversité de ces relations. Elle incite à rompre avec la représentation dominante de l’État comme un tout homogène et surplombant, et de mettre l’accent sur la fragmentation des acteurs, des dispositifs et le caractère à la fois aléatoire, contingent et instable des processus de prise de décision (Signoles, 2006). Dans cette perspective, il est important d’essayer de comprendre comment les liens entre les associations et les administrations publiques évoluent dans le temps et au cours des interactions (Abu-Sada & Challand, 2012).

Le lien avec l’international comme source de légitimité locale

41L’analyse du parcours de Nada et de Chlorophylle révèle une transformation majeure de leur rapport avec les pouvoirs publics. Les associations acquièrent une légitimité locale, c’est-à-dire une reconnaissance par les autorités locales qui va les rehausser au rang de partenaires de l’administration publique. Pour ces deux associations, leur coopération avec des ONGI ou des institutions internationales, que ce soit pour des financements ou pour des formations, a fonctionné comme une preuve de leur crédibilité et de leur accès à un savoir-faire utile pour traiter des thématiques d’intérêt public. Lorsqu’une association invite, se fait inviter ou coopère avec une ONGI pour réaliser des activités en lien avec son domaine d’action, particulièrement si elle peut attirer des subventions étrangères, cela facilite son acceptation par les agents de l’État et aide à établir des liens de partenariat avec eux. Le lien avec des bailleurs internationaux est donc aussi une façon de se faire reconnaître comme partenaire légitime vis-à-vis des pouvoirs publics.

42Dans le cas du réseau associatif Nada et de l’association Chlorophylle, le moment où ils accèdent à cette légitimité locale est visible dans leur parcours. Nada, à travers son projet « Le numéro vert », a pu coordonner l’action de plusieurs ministères et a reçu un appui important du Ministère de la Famille. Son président Abderrahmane qualifie ce projet de réelle épreuve pour son association du fait que les autorités publiques ne croyaient pas du tout à sa faisabilité au début. L’adhésion de partenaires internationaux qui sont l’UNICEF, le PNUD et deux ONGI au projet, a donné de la crédibilité à Nada aux yeux des pouvoirs publics, qui n’ont pas tardé eux aussi à y adhérer. C’est par rapport à cette évolution des rapports avec les administrations publiques que Abderrahmane estime que la chose la plus importante que le réseau associatif ait réalisée à travers le projet « Le numéro vert » est une impression de sérieux et d´objectivité vis-à-vis de ses partenaires :

On a eu le même travail avec le Ministère de la Solidarité Nationale, le Ministère de l’Éducation, le Ministère de la Formation Professionnelle. Bon il y a eu quelques échecs mais nous, on ne désespère pas, ça c’est très important. Parce qu’en fait il y a des cas qui sont complexes, parfois un seul cas nécessite de coopérer avec la justice, l’action sociale, l’éducation, la police, les gendarmes, la famille, c’est très complexe. Mais la leçon que tout le monde a comprise est que le travail qu’on réalise est pour l’intérêt de l’enfant, ce n’est pas pour notre intérêt (Abderrahmane, président du réseau associatif Nada).

43Pour Chlorophylle, le moment de l’accès à une légitimité locale était concomitant à sa coopération avec l’ONGI espagnole « ECODES », spécialisée dans le développement durable. En 2008 Chlorophylle réalisait une étude sur le cadre de vie environnemental au niveau de sa Wilaya, l’étude menait l’association à formuler ce que son président Sid-Ahmed appelle « un méga projet » dont le coût était estimé à 9 millions de dinars algériens. Les administrations publiques, que ce soit la commune, la Wilaya ou le Ministère de l’Environnement, refusaient d’apporter un financement en raison de l’importance du coût du projet. Lorsque l’ONGI « ECODES » voulait entrer en contact avec une association environnementale algérienne en 2008, elle a été orientée vers Chlorophylle. L’ONGI a accepté de financer une partie du « méga projet » avec 35 000 euros, environ le tiers du coût total, mais Chlorophylle a exigé de l’ONGI que les deux organisations échangent d’abord sur leurs expériences et les informations dont elles disposent. Par la suite, plusieurs journées d’études sur les problèmes des déchets, de la santé et de l’éducation environnementale ont été réalisées en partenariat avec l’ONGI. Le tout a été clôturé par un séminaire d’envergure internationale sur l’eau avec la participation de compétences étrangères. C’est alors que, ne voulant pas rester en marge d’un tel événement, le Ministère de l’Énergie a financé la totalité du séminaire bien que le financement de celui-ci fût prévu dans la subvention d’« ECODES ». En contrepartie le ministère avait demandé de mettre en avant son logo. Des fonctionnaires du Ministère des Ressources en Eau ont également assisté au séminaire et un certain nombre de recommandations leur ont été adressées par les participants. Selon Sid-Ahmed, ce ministère suit actuellement dans sa politique les recommandations qui lui ont été adressées. La commune a voulu elle aussi participer au financement lorsqu’elle a constaté l’engagement de l’ONGI espagnole dans le « méga projet ». Après le financement de l’ONGI « ECODES », c’est l’Union européenne avec son programme ONG 2 qui a financé une autre partie du « méga projet » de Chlorophylle, comme mentionné plus haut. Sur les conséquences de son partenariat avec ECODES vis-à-vis de l’administration publique, Sid-Ahmed dit :

Quand il y a un partenaire qui s’engage avec toi, cela signifie qu’il y a un vrai projet, le travail par conséquent s’améliore et est mieux organisé (Sid-Ahmed, président de l’association Chlorophylle).

44Dans le cadre de sa coopération avec l’ONGI « ECODES » et de l’organisation d’un séminaire international sur l’eau, l’enjeu pour Chlorophylle était bien l’acquisition d’une légitimité locale, visible dans la contribution de la commune et des Ministères de l’Énergie et de l’Eau au « méga projet », auparavant refusée. Le partenariat avec les administrations publiques s’est multiplié par la suite. Sid-Ahmed est appelé à apporter son expertise et savoir-faire aux différentes directions ministérielles décentralisées et à plusieurs communes de sa Wilaya.

Conclusion

45Cet article analyse les effets qu’engendre l’intervention des bailleurs étrangers auprès des associations de développement algériennes, à travers les programmes de coopération. Dans le cadre de ces programmes, les associations sont incitées à gérer leurs actions de façon professionnelle, c’est-à-dire à travers un cycle de projets de développement. Cette gestion professionnelle nécessite des compétences techniques qui seront acquises suite à des formations dispensées par ces mêmes bailleurs. Le fait que les programmes de coopération diffusent une professionnalisation axée sur les aspects techniques du traitement des questions de développement, les effets de ces programmes dans un contexte autoritaire ont été interprétés par certains auteurs (Liverani, 2008 ; Bozzo & Luizard, 2011) comme une dépolitisation de la société civile, arguant que la dimension politique liée à la gestion autoritaire du bien public est évacuée par ces associations de développement. En contraste, notre analyse montre que la professionnalisation diffusée auprès de ces associations est associée à un discours sur la nécessité de participer à la fabrication des politiques publiques. Une fois ce discours assimilé, la perception des associations de leur rapport avec les pouvoirs publics change, elles revendiquent davantage le statut de partenaire. Les exemples d’El-Baraka, Chlorophylle et du réseau Nada montrent comment ces associations ont pu se frayer, à des échelles différentes, des canaux de coopération avec les administrations publiques et en venir ainsi à participer à la prise de décision politique relevant de leurs domaines d’action.

46Ainsi, l’intervention des bailleurs internationaux dans un contexte autoritaire peut enclencher des dynamiques favorables à la participation des associations locales dans la fabrication des politiques publiques de développement. Cela montre, d’un côté, que cette intervention technique, financière et surtout discursive produit des effets réels qu’il importe d’intégrer à l’analyse des relations entre les associations et les administrations publiques. D’un autre côté, cela souligne que le caractère autoritaire d’un régime politique ne détermine pas tous les rapports des associations avec l’État. Si l’approche par l’autoritarisme est déterminante dans le cas des associations contestataires, elle l’est beaucoup moins pour d’autres associations comme celles de développement. Et dans ce contexte autoritaire, en adhérant à une conception du politique qui n’est pas exclusivement conflictuelle, des processus de politisation sous forme participative et coopérative entre les associations et les administrations publiques sont repérables. La politisation n’est donc pas seulement du ressort des associations contestataires.

47Il reste que les parcours de Chlorophylle, El-Baraka et Nada ne sont pas à généraliser à l’ensemble des associations de développement. La possibilité d’accéder au statut de partenaire des pouvoirs publics dépend, entre autres, de la capacité à valoriser ses compétences et savoir-faire, à trouver le bon financement et la bonne conjoncture, à investir des thématiques importantes aux yeux des pouvoirs publics, et cela dépend surtout de la bonne volonté des représentants de l’État d’établir des relations de partenariat. D’ailleurs, le Code Communal Algérien mentionne que le recours aux associations dans le traitement des affaires de la commune relève de la volonté du président de la commune et est à titre consultatif (Code Communal Algérien, 2011). En même temps, cette dynamique de partenariat diffusée par les bailleurs étrangers s’élargit, à la fois avec les associations de développement professionnelles partageant leurs expériences et savoir-faire à travers les réseaux associatifs, et aussi avec la continuité des programmes de coopération internationale qui organisent des formations de renforcement des capacités au profit de la société civile algérienne. En se limitant au cas de l’Union Européenne et de Handicap International, la première, seulement pour l’année 2016, a formé « plus de 80 associations issues de l’ensemble des Wilayas du pays » (Union Européenne, 2016). En 2020, Handicap International a formé 48 Organisation de la Société Civile en « gestion associative, administrative et financière, gestion de projets » (Handicap International, 2020b).

48Le risque auquel seraient confrontées les associations expertes et technocrates est de se constituer en organisations élitistes sans ancrage social (Larzillière, 2012). Bien que ce piège d’élitisme existe pour les associations de développement algériennes, le risque qui nous semble important pour elles serait plutôt que le discours des bailleurs étrangers, axé sur la participation aux politiques publiques et incitant à se rapprocher de l’État, ne les empêche au final de se positionner clairement sur des sujets moins consensuels et plus clivants. À ce sujet, on peut noter que lors du mouvement social de 2019, connu sous le nom de « Hirak », des dizaines d’associations, dont le président du réseau associatif Nada, se sont alliées à des syndicats autonomes pour constituer une coalition appelée « Les dynamiques de la société civile pour le soutien du Hirak ». À travers l’organisation de rencontres de concertation (Tout Sur l’Algérie, 2019), d’abord entre les différentes tendances idéologiques de la société civile (islamiques, nationalistes, de gauche, laïques, etc.), ensuite entre les différents courants politiques, les dynamiques de la société civile se voulaient un espace de discussion, de rapprochement des points de vue et de consensus, non seulement vis-à-vis des acteurs de la société civile et la classe politique, mais aussi vis-à-vis du pouvoir. Le but était d’arriver à une solution commune à la crise politique. Il est significatif de remarquer que le discours conciliant et consensuel entretenu par ces dynamiques n’est pas si éloigné du discours participatif et coopératif véhiculé par les associations de développement présentées dans cet article. Reste à savoir comment l’évolution du système politique algérien dans l’avenir, vers plus de restriction ou d’ouverture, se répercutera sur la forme de politisation de ces associations.

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Notes

1  Sur les différentes acceptions du politique, voir la distinction faite par Ross Beveridge (2017) entre : le politique en tant que pratique strictement gouvernementale ; le politique en tant que choix et contingence incluant gouvernement, sphère publique et privée ; et finalement le politique défini dans le face-à-face entre les pratiques de routine des systèmes politiques contemporains et les rares moments de conflictualité (Beveridge, 2017).

2  Directeur de la Réglementation et des Affaires Générales.

3  Directeur de l’Administration Locale.

4  L’Assemblée Populaire Communale est l’assemblée des élus communaux en Algérie. Le président de l’APC est le maire de la commune.

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Pour citer cet article

Référence papier

Noureddine Mihoubi, « La professionnalisation des associations de développement en Algérie, facteur de dépolitisation de la société civile ? »Les Cahiers d’Outre-Mer, 286 | 2022, 429-452.

Référence électronique

Noureddine Mihoubi, « La professionnalisation des associations de développement en Algérie, facteur de dépolitisation de la société civile ? »Les Cahiers d’Outre-Mer [En ligne], 286 | Juillet-Décembre, mis en ligne le 01 janvier 2025, consulté le 18 mai 2025. URL : http://journals.openedition.org/com/14145 ; DOI : https://doi.org/10.4000/com.14145

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Auteur

Noureddine Mihoubi

Docteur en sociologie, chercheur au Centre de Recherche en Anthropologie Sociale et Culturelle C.R.A.S.C./Algérie. Courriel : mihoubinoureddine@yahoo.fr

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