Je tiens à remercier chaleureusement les personnes rencontrées en 2018, à Efate, lors de la crise d’Ambae. Je remercie également Philipson Bani pour son enthousiasme, le partage de ses savoirs sur le Manaro Voui et ses commentaires sur le présent travail. Merci également à la photographe Alana Holmberg qui a gracieusement partagé les photographies prises en 2018 à Ambae, lors de la deuxième période d’évacuation des habitants. Wan bigfala tok tankiu i go long Leslie Vandeputte pour sa relecture critique. Enfin, je remercie très chaleureusement les éditrices de ce numéro spécial et les relecteurs anonymes pour leurs retours constructifs.
- 1 Informations issues du catalogue de l’Institut d’Études Géologiques des États-Unis (USGS) : https (...)
- 2 Les habitants de l’île d’Ambae sont désignés par l’expression, en bislama, de « Man-Tongoa » : au (...)
- 3 Une situation qui n’est pas le seul fait des Man-Ambae, mais qui semble être commune aux sociétés (...)
- 4 Au Vanuatu, le terme de kastom en bislama ou « coutume » en français, désigne l’ensemble du systè (...)
1Le Vanuatu, un archipel de Mélanésie, est le plus récent des micro-États du Pacifique sud (voir figure 1). D’une superficie de 12 189 km², il s’étend du nord au sud sur 900 km où s’égrènent en forme d’Y 83 îles habitées par près de 300 000 personnes (Vanuatu National Statistics Office, 2021). Si ce pays a la particularité de concentrer l’une des plus grandes diversités linguistiques au monde avec 138 langues locales parlées (François et al., 2015), il est aussi connu pour être le plus exposé aux catastrophes dites « naturelles » (Bündnis Entwicklung Hilft, 2021 : 7). En effet, les cyclones, les tremblements de terre, les éruptions volcaniques, les raz-de-marée, les glissements de terrain, les sécheresses ou encore les inondations y sont réguliers et se cumulent parfois. L’archipel est situé sur la « ceinture de feu » du Pacifique, zone où la plaque pacifique plonge sous la plaque australienne. Chaque année, plusieurs centaines d’événements sismiques s’y produisent. À titre illustratif, entre le 20 septembre 2020 et le 20 septembre 2021, 402 séismes de magnitude ≥ 4 ont été enregistrés, dont cinq étaient de magnitude ≥ 61. Les six volcans aériens du pays (en plus de trois autres sous-marins) sont parmi les plus actifs au monde et les éruptions qu’ils engendrent peuvent s’avérer particulièrement dévastatrices (Vergniolle et Métrich, 2016). La dernière en date est survenue entre 2017 et 2018, à Ambae (dite aussi « Aoba »), une île du nord-est de l’archipel où se trouve le volcan Manaro Voui et son immense cratère rempli d’eau acide (localement appelé « Lombenben »). Les conséquences humaines, matérielles et environnementales générées par cette éruption ont nécessité une intervention humanitaire de court et de moyen terme et le déplacement forcé de l’ensemble des habitants, à deux reprises, vers les îles voisines. Cependant, en dépit des dangers latents, le déplacement forcé et la réinstallation vers d’autres sites ont été très difficilement acceptés et vécus par les Man-Ambae2, notamment par crainte de devenir des étrangers sur des terres inconnues et déjà habitées, mais aussi parce que localement, l’île d’origine constitue la référence des représentations socioculturelles et des hiérarchies politiques. Par ailleurs, les habitants affirment avoir appris, au fil des siècles et des événements expérimentés, à vivre avec leur volcan qui ne constituerait nullement une menace suffisante justifiant l’exil3. Par voie de presse, ces derniers ont ainsi clamé ne pas pouvoir survivre au déplacement, car partir serait prendre le risque de « perdre leur kastom [traduit en français par coutume4] » (The Independent 2018). Il apparaît là deux lectures différentes de l’urgence et des réponses contradictoires qui peuvent conduire à l’échec des politiques de relogement (Moatty et al., 2017).
Figure 1. Carte de l’archipel du Vanuatu sur laquelle, l’île d’Ambae est mise en évidence par un cerclage jaune
© Australian National University / CartoGIS Services 2020.
2Lorsqu’une catastrophe survient, son spectacle occupe toujours le devant de la scène médiatique. La catastrophe fascine. Les médias, écrit l’historien Pierre Nora, donnent aux catastrophes « une répercussion explosive. Hier la presse et la radio, aujourd’hui les chaînes d’information continue et le web qui assurent la dramatisation maximale » (2015 : 4). Pour le sociologue Bertrand Vidal, le désastre est en cela un « fait médiatique total », celui-ci étant « […] filmé en direct, capturé par les smartphones, commenté, twitté, retwitté, paradoxalement « liké », mais aussi enregistré, diffusé, rediffusé en boucle jusqu’à la saturation esthétique dans les linéaments de l’imagerie populaire, c’est en temps réel que nous le vivons (2014 : 74). Comme l’a montré une étude diligentée par la Croix-Rouge américaine en 2011, les réseaux sociaux sont désormais prioritairement utilisés pour accéder à l’information d’urgence (Lindsay, 2011 : 2). À titre illustratif, en 2011, dans les minutes qui ont suivi le tremblement de terre de Tōhoku, chaque seconde, Facebook a enregistré des dizaines de publications contenant les mots : « Japon » ; « séisme » et « tsunami » (Spong, 2011). Une telle affluence a incité ses ingénieurs à développer la fonctionnalité safety check pour permettre à ses utilisateurs victimes de catastrophes « naturelles » ou terroristes de se déclarer « en sécurité » lorsqu’ils se trouvent dans la région concernée5.
- 6 Cette revue de littérature ne prétend pas à l’exhaustivité, elle cherche plutôt à inscrire le pro (...)
3Le présent article s’inscrit dans la continuité des travaux s’intéressant à l’usage des réseaux sociaux lorsqu’un événement extrême se produit (e.g. Houston, 2015 ; Panagiotopoulos et al., 2016 ; Kim et Hastak, 2018), tel un cyclone (Finau et al., 2018), des inondations (Bird et al. 2012 ; Feldman et al., 2016) ou un tremblement de terre (Oh et al., 2010 ; Valette, 2018)6. Il vise à analyser la mobilisation en ligne durant l’éruption du volcan d’Ambae et regarde la façon dont les prises de paroles suscitées par celle-ci ont pu influencer (ou non) la réponse humanitaire. Il articule deux dimensions : l’utilisation des réseaux sociaux en situation de crise et la gouvernance de celle-ci, à la fois par les institutions locales, comme internationales. Dans le cadre de ce numéro spécial sur les politiques de l’humanitaire, cette contribution porte une attention toute particulière à l’action humanitaire déployée durant la catastrophe d’Ambae et à la façon dont celle-ci a été perçue par les habitants. Le gouvernement vanuatais, au fil des mois et des phases éruptives du volcan, a été appelé via les réseaux sociaux à plus de transparence dans le choix de ses actions, sur la distribution de ses aides et son projet de réinstallation définitive de la population d’Ambae, vers l’île de Maewo. Il lui a été reproché de ne pas assez communiquer, de laisser les sinistrés dans l’incertitude et par conséquent de laisser libre cours aux rumeurs.
4Afin de mettre en évidence ces différents éléments, l’article livre d’abord des éléments relatifs au contexte d’étude et à la place des réseaux sociaux au Vanuatu. Il étudie ensuite, de manière longitudinale, le contenu des publications des internautes lors des quatre grandes phases de l’éruption et les met en rapport avec les décisions prises par les autorités du pays pour régir l’urgence de la situation. Ce travail se fonde sur une enquête ethnographique entreprise entre avril et juin 2018, à Efate (l’île capitale), auprès de différentes institutions gouvernementales en charge de la surveillance volcanique et de la gestion de crise. Il se base également sur un travail de documentation conduit en ligne ayant consisté au recueil de l’ensemble des publications parues entre le 6 septembre 2017 et le 28 novembre 2018 au sein du groupe Facebook « Yumi Toktok Stret » (YTS), à partir des mots-clés suivants : « Manaro Voui » ; « Lombenben » ; « Ambae Update » ; « Eruption ». En raison de la crise sanitaire du Covid-19, les terrains de recherche programmés au Vanuatu ont été annulés entre 2020 et 2022. Ce papier a donc pour principale limite de ne pas confronter les témoignages recueillis sur YTS à ceux des Man-Ambae. De même, les points de vue des représentants des organisations non gouvernementales internationales (ONGI) et des institutions gouvernementales du Vanuatu, des leaders politiques, des coutumiers et ecclésiastiques qui ont pourtant tous pris part à cette crise, n’ont pu être recueillis.
- 7 Les statistiques ont été produits par mes soins à partir des données mise à disposition dans le c (...)
5Au Vanuatu, depuis la fin des années 2000, les téléphones portables occupent une place prépondérante (Vandeputte, 2011 ; Servy, 2013 ; Taylor, 2016). En juin 2008, à la suite de la privatisation du secteur des télécommunications, l’opérateur Digicel est arrivé dans le pays et a contribué, avec son concurrent Telecom Vanuatu Ltd (aujourd’hui Vodafone), à développer le réseau filaire. Cette expansion a transformé les usages du téléphone et notamment des smartphones, lesquels permettent d’accéder aux réseaux sociaux. Facebook est le plus populaire d’entre eux. En décembre 2020, il comptait 110 000 utilisateurs dans le pays (Internet world stats, 2021) résidant principalement dans les centres urbains (Port-Vila – île capitale Efate et Luganville – île de Santo) (VNSO, 2021 : 6). Lors du recensement national conduit cette même année, parmi les 66 214 foyers enquêtés, 89 % ont déclaré accéder à internet à partir de leur téléphone portable (84 % en zone urbaine et 92 % en zone rurale). Parmi eux, 64 % ont répondu utiliser internet pour se rendre sur les réseaux sociaux (63 % en zone urbaine et 65 % en zone rurale). C’est sur Facebook que 43 % des foyers recensés ont dit aller chercher des informations et des nouvelles de leurs proches (52 % en zone urbaine contre 37 % en zone rurale)7, ce qui en fait la première source d’information, devant la télévision ou la presse écrite (VNSO, 2021 : 197).
- 8 Expression qui peut être traduite en français par « on parle sincèrement ».
- 9 Nombre relevé le 06 décembre 2022.
6Aujourd’hui, le groupe Facebook rassemblant le plus grand nombre de membres est « Yumi Toktok Stret »8 (YTS). Celui-ci a vu le jour le 22 novembre 2011 et compte 129, 028 abonnés9. La linguiste Fiona Willans qui a entrepris une analyse des prises de paroles au sein de celui-ci, note qu’il est composé de membres « ni-Vanuatu (nationals and citizens of Vanuatu) based in Vanuatu, ni-Vanuatu based overseas, citizens of other countries based in Vanuatu and citizens of other countries based overseas who presumably have some connection to the country » (2017 : 372). YTS est administré par 20 personnes et un modérateur. Il est également public, c’est-à-dire que son contenu est accessible aux personnes non-membres du groupe. Il a pour objectif de débattre autour de la politique vanuataise, comme internationale, ainsi que de faits de société, telles que les violences domestiques, la place de la kastom, les accidents de la route (principalement dus à l’alcool) ou encore de la météo et des dégâts qu’elle occasionne sur les infrastructures. Il arrive régulièrement que les débats soulevés sur YTS soient relayés par la presse écrite locale (Petrou et Connell, 2019 : 121) et que les politiciens locaux y interviennent pour se défendre ou promouvoir leurs actions (Finau et al., 2014 : 5). Les publications sont majoritairement rédigées en bislama (la langue nationale et véhiculaire du pays) et plus rarement en langues locales (Vandeputte, 2013 : 169). Elles peuvent contenir du texte, des images et des vidéos.
7Durant la crise volcanique d’Ambae, YTS a été le principal instrument de mobilisation pour les habitants de l’archipel : 214 publications y ont été publiées et ont fait l’objet de milliers de commentaires et de partages. Afin d’en comprendre la portée, ces prises de paroles ont été compilées, de manière systématique, dans un classeur Excel de la façon suivante : date, heure, nom de l’auteur, contenu intégral de la publication, message principal de celle-ci, nombre de like, nombre de partages, nombre de commentaires, dernière activité sur la publication, langue de la publication, origine de la publication (membre du groupe, administrateur du groupe, contenu partagé, etc.), support l’accompagnant (texte, image, vidéo), nature des commentaires suscités, mot clé de référencement, ainsi que le lien hypertexte de la publication. Si chacune de ces publications est accessible en ligne, ici l’identité des membres ne sera pas donnée.
- 10 Depuis 1994, le pays est divisé en six provinces, du nord au sud : Torba (Torres, Banks), Sanma ( (...)
- 11 Le kava (Piper methysticum) est une plante cultivée dans des jardins dédiés. Le collet et les rac (...)
8L’île d’Ambae (398 km²) est située au nord-est de l’archipel (voir figure 2). Elle fait partie de la province10 de Penama qui rassemble les îles d’Ambae, Pentecôte et Maewo. Avant l’éruption volcanique de 2017-2018, Ambae était habitée par près de 11 000 personnes, mais depuis, elle n’en compte plus que 9000 (VNSO, 2021) – une partie ayant choisi d’en partir définitivement après la catastrophe. Les villageois sont répartis entre deux aires linguistiques aux contours territoriaux limités : le nduindui ou « ambae » qui est l’apanage du sud et de l’ouest, et l’ambae du nord, qui est la langue de la partie nord et de l’est de l’île (Lynch et Crowley 2001). Les Man-Ambae parlent également le bislama, ainsi que l’anglais ou le français (héritages de la colonisation) qui sont respectivement enseignés à l’école. L’île compte de nombreux petits hameaux « which radiate from the volcano like unequal wedges of a pie » (Bolton, 2001 : 253) et elle est habitée par des personnes issues d’un même lignage, souvent non loin d’un édifice religieux (Bolton, 1999 : 45). L’organisation sociale et politique repose sur un système statutaire (« status alteration system ») où l’autorité et le rang s’acquièrent au cours de la vie, lors de cérémonie dédiée (Bolton, 2003 : xxxiii). Aujourd’hui, l’autorité est également partagée avec les élus politiques après la mise en place, par les Européens, d’un État démocratique, ainsi qu’avec les représentants ecclésiastiques. Depuis son évangélisation à partir du XIXe siècle, l’ensemble de la population est devenu chrétien. Chaque semaine, les habitants assistent aux offices des différentes Églises présentes sur l’île : catholique, presbytérienne, mormone, New Governement Church et adventiste du septième jour. Les principaux revenus des familles proviennent des salaires des fonctionnaires (employés de la province, enseignants du primaire et du secondaire), de l’agriculture (notamment du kava11) et de l’argent reçu par la diaspora établie outre-mer (notamment Nouvelle-Zélande, Australie, Nouvelle-Calédonie). À Ambae, comme dans les autres régions rurales du pays, la subsistance repose principalement sur les plantes cultivées dans les jardins. C’est pourquoi, en cas d’événements destructeurs au sein de ces espaces, la sécurité alimentaire des familles peut rapidement être compromise (Calandra, 2020b ; FAO, 2020 ; Savage, et al. 2020). C’est d’ailleurs ce qu’il s’est produit lors de la dernière éruption du Manaro Voui et qui nécessita le soutien de l’aide humanitaire. Ce volcan qui culmine à 1 500 m d’altitude est décrit par les volcanologues comme étant particulièrement dangereux, en raison des 60 millions de m³ d’eau acide qui sont retenus dans sa caldera et de la densité de la population qui se trouve à proximité (Bani et al. 2009a ; Moussalam 2019). En effet, les deux-tiers des habitants de l’île vivent à moins de 10 kilomètres de son cratère.
9En septembre 2017, après trois siècles de dormance relative (Bani et al., 2009b ; Moussalam et al., 2019) et sans avoir montré de signes avant-coureurs particuliers, le Manaro Voui est entré en éruption et l’a été durant 14 mois. Son activité volcanique a connu quatre grandes phases (Moussalam et al., 2019 : 90), ayant mobilisé les habitants du pays sur le groupe Facebook YTS et entraîné une réponse humanitaire formelle comme informelle (via les réseaux d’entraide locaux).
Figure 2 : Carte de l’île d’Ambae présentant les principaux sites de résidence, les districts, les routes et les limites du volcan
© Australian National University / CartoGIS Services 2020.
- 12 Version originale publiée en bislama et en anglais : « Manaro volcano i stap poster Naoia wan lo (...)
- 13 Version originale publiée en bislama : « Government silip yet… ».
10Tout a commencé le 6 septembre au matin, lorsqu’une série de fortes explosions s’est faite ressentir jusque dans les îles voisines et a été suivie par des panaches chargés de cendres (Moussalam et al., 2019 : 90). Sans attendre, un membre du groupe Facebook YTS a publié le message suivant : « le volcan Manaro est en train d’exploser, est-ce que quelqu’un du bureau concerné pourrait confirmer ce qu’il est en train de se passer ? »12. Plus tard dans la journée, le Vanuatu Meteorology and Geo-Hazard Department (VMGD), en charge de la surveillance sismo-volcanique du pays, a attesté la soudaine recrudescence d’activité du volcan et a relevé son niveau d’alerte de 2/5 à 3/5. Durant les jours qui ont suivi, les retombées de cendres ont suscité l’inquiétude des habitants dont le quotidien commençait à être de plus en plus contraint par celles-ci. Le 20 septembre, des membres de YTS ont publié des photos du panache volcanique et ont décrit le déplacement spontané des villageois du nord-est de l’île, vers le nord et l’ouest. La dimension inédite de cet événement a conduit les Man-Ambae à réclamer l’aide du gouvernement par l’intermédiaire de leurs familles résidant à Port-Vila, lesquelles ont un accès plus facile à internet. Par exemple, le 22 septembre, un membre a écrit : « le gouvernement dort encore… »13, tandis qu’un autre a publié en lettres capitales :
- 14 Version originale publiée en bislama et en anglais : « AMBAE VOLCANOE… BIRAP BAKEKEN THIS 04:00 H (...)
Le volcan d’Ambae est encore entré en éruption ce matin à 4h. Les gens de la partie Est de l’île nous ont appelés pour dire qu’ils voyaient des flammes depuis leurs maisons. Vous autres les responsables, est-ce qu’il y a un projet d’évacuation ? Quels conseils donner lorsqu’ils nous joignent [les résidents d’Ambae] pour demander des informations ?14
11Le 23 septembre, en début de journée, un administrateur de YTS a annoncé que le VMGD, à la suite d’appels « frénétiques » reçus depuis les îles d’Ambae et Pentecôte (une île voisine) venait d’activer le niveau 4/5 d’alerte et allait organiser une réunion avec les membres de la Province, afin de proposer une réponse adaptée à la crise. Ce même jour, le groupe YTS a connu une activité importante (sept post likés entre 63 et 378 fois, partagés une à 42 fois et commentés jusqu’à 56 fois) témoignant toutes, parfois à l’aide de photos, de l’ampleur inédite de la situation et enjoignant les habitants à quitter leur île sans attendre – certains voyant là, les prémices de la fin du monde décrites dans les récits bibliques. Une interprétation récurrente après un événement de grande envergure (e.g. Revet, 2010) et notamment au Vanuatu (Calandra, 2020a).
12Le lendemain, le 24 septembre, l’administrateur YTS a mis en ligne un résumé de la prise de parole du représentant de la Province de Penama, après que celui-ci a annoncé le début de l’évacuation, par bateaux, des 8000 personnes résidant non loin du volcan, vers une quinzaine de centres d’évacuation érigés à l’ouest (Walaha) et à l’Est (Lolowai) d’Ambae. Dans la foulée, le gouvernement a précisé que la coordination des opérations avait été placée sous la supervision de la Province de Penama, le comité des catastrophes et du changement climatique de la province et le Bureau National de Gestion des Catastrophes (NDMO) (NDMO, 2017). Quelques heures plus tard, l’administrateur de YTS a ajouté un message enjoignant les habitants à quitter leurs maisons dans le calme et en se conformant aux protocoles établis par le NDMO. En dépit de ces annonces, les membres du groupe Facebook ont continué à reprocher au gouvernement son manque de réactivité et ont critiqué le trop peu d’informations délivrées par le VMGD. Effectivement, jusque-là, seuls les Man-Ambae, par l’intermédiaire de YTS ont fourni, chaque jour, des précisions sur l’évolution de l’éruption. Le 25 septembre, alors que 7000 personnes avaient déjà été évacuées par bateaux et par avions, un administrateur de YTS, à la suite d’échanges avec des personnes évacuées, a publié un message à l’attention du gouvernement considéré comme bien trop lent dans ses prises de décision :
FOOD AND WATER URGENTLY NEEDED ON EVACUATION CENTERS. Reports pouring in from Ambae urgently ask the Vanuatu Government to act quick to provide Food and Water to evacuation centers on Ambae […]. YTSNews has received reports on the ground of people getting sick on West Ambae and there is no water as the volcanic ash activity increases. […] YTSNews talked to villagers on Ambanga Village this morning and they have confirmed fire is visible from Manaro and that the Volcanic bore is open and magna is visible for the first time […]. The eastern parts of Ambae can now hear the eruptions which has never happened before. […] The response for food and shelter is slow and authorities are asked to act quickly as the number of people currently in evacuation centers is increasing.
13Le NDMO a lui aussi été interpellé directement sur YTS. Il lui a été demandé de fournir des informations sur l’évolution de l’éruption et de les publier sur les réseaux sociaux (et non pas sur son seul site internet), afin qu’elles soient facilement partageables et donc lisibles par le plus grand nombre. En fin de journée, un administrateur de YTS a annoncé qu’après que le NDMO a dépêché ses experts sur place, le gouvernement venait de voter l’état d’urgence absolu sur l’île à partir du 26 septembre 2017 pour un mois minimum. Durant les deux jours qui ont suivi YTS a continué de se faire le relais de la dégradation de la situation à Ambae : entre manque de ressources pour nourrir les personnes déplacées et l’intensification de l’éruption. Finalement, le 28 septembre 2017, Charlot Salwai, le Premier ministre d’alors, a ordonné l’évacuation obligatoire, sans délai et permanente de la population tout entière d’ici le 6 octobre – une première dans l’histoire du pays et de la région.
- 15 L’approche par cluster a été mise en place par l’Organisation des Nations Unies (ONU) dans le cad (...)
14Afin que la réponse humanitaire soit coordonnée, la stratégie dite de « cluster »15 a été déployée au niveau provincial et national. Parallèlement, les chefs des différents villages affectés (qui représentent l’autorité politique locale) ont organisé des réunions avec des chefs issus des villages épargnés pour évoquer un éventuel accueil sur leurs terres et le partage de l’accès à leurs ressources. Fin septembre, l’éruption a connu une nouvelle phase d’aggravation avec plusieurs explosions ayant favorisé sur YTS l’émergence d’une rumeur de tsunami à l’intérieur du cratère. En dépit des réactions des internautes, cette information n’a pas été démentie par le gouvernement, laquelle a nourri l’anxiété des Man-Ambae et renforcé leur confusion vis-à-vis des sites vers lesquels ils pouvaient aller se réfugier en toute sécurité, comme l’a précisé un membre du NDMO rencontré en juin 2018. En situation de crise, de catastrophe ou d’incertitude, la rumeur confère du sens à une situation qui ne semble pas en avoir (e.g. Shibutani, 1966 ; Kapferer, 1990). Elle émerge notamment lorsque « les canaux formels de communication ne sont pas en mesure de fournir des informations fiables ou nécessaires » (Liu et Rochefort, 2017 : 62) et représente dès lors une forme de « communication non officielle » (Ibid. : 61). Elle peut ainsi être comprise comme une information improvisée pouvant aider à trouver un consensus (Kwon et al., 2016 : 204). C’est dans cette perspective que les rumeurs qui ont émané du contexte d’Ambae doivent être comprises : une action collective pour trouver du sens à une situation qui ne semblait pas en avoir et vis-à-vis de laquelle les messages institutionnels ont fait défaut. Ils ont par conséquent déstabilisé, inquiété voire contribué à la panique des Man-Ambae.
15La situation sur l’île continuant de se dégrader, le 1er octobre 2017, le NDMO a demandé à la fédération internationale des Sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge (IFRC) de coordonner le dispositif humanitaire (NDMO, 2017 : 18). Une requête qui a pu être mise en œuvre rapidement, car en 2011, le NDMO, le Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations Unies (OCHA) et le Vanuatu Humanitarian Team16 (VHT) ont adopté le mécanisme de coordination par clusters. Ils sont depuis localement dirigés par les ministères de tutelle et co-dirigés par les agences du VHT. Ils ont été mis en place pour la première fois en 2015, après le passage du cyclone Pam et ont donc été réactivés en 2017 lorsque l’évacuation d’Ambae a été annoncée. Par ailleurs, le Vanuatu a pu compter sur le secours de ses partenaires voisins, notamment l’Australie, la Nouvelle-Zélande, la France (via la Nouvelle-Calédonie), ainsi que la Chine dont l’influence va croissant dans la région17. Enfin, certaines des ONGI qui sont intervenues, telles qu’Oxfam, Save The Children, Australian Aid, CARE ou la Fédération de la Croix-Rouge Internationale étaient déjà implantées à travers l’archipel et intervenaient notamment dans les domaines de la santé, de l’éducation et de la prévention des risques naturels. Elles bénéficiaient ainsi d’une certaine connaissance du pays et avaient dans leurs équipes des employés ni-Vanuatu. Finalement, en huit jours, la totalité des Man-Ambae a été entièrement déplacée par bateaux, vers les îles les plus proches et a été installée dans des camps temporaires d’évacuation (Shelter Cluster Vanuatu, 2017), en l’occurrence, à Maewo, Pentecôte et Santo (Province de Sanma) (IFRC, 2018b : 1) – voir figure 1. À cette période, à Ambae, seuls des membres des forces vanuataises étaient présents, de manière à protéger les habitations des pillages et surveiller que personne ne revienne s’installer.
16Parallèlement, sur YTS, le projet d’évacuation définitive a été vivement débattu. Le NDMO y était accusé d’avoir agi dans la précipitation et de ne pas avoir pris en considération l’impact psychologique de cette mesure sur les habitants. À titre illustratif, un membre a publié le message suivant :
- 18 Version originale en bislama : […] Mi tink se NDMO hemi makem tumas rash disison lo saed plo evac (...)
Je crois que le NDMO prend trop de décisions hâtives concernant l’évacuation. Il y a déjà eu un mort en raison du traumatisme induit. Je me demande s’ils ont un plan d’action stratégique ou non. Ça [le traumatisme] c’est une catastrophe encore plus grande que la catastrophe elle-même […]. C’est une décision contraire à l’éthique, selon moi, c’est une décision irrationnelle.18
17Par ailleurs, des membres se sont fait le relais de leurs familles évacuées pour réclamer la surveillance des habitations, des troupeaux et des cultures abandonnées contre les vols. Des rumeurs ont été partagées sur YTS stipulant que des habitants des îles voisines venaient se servir et que des jeunes étaient restés sur place pour piller les maisons vides et les jardins désertés. La rumeur a persisté jusqu’aux premiers retours sur l’île, lorsque l’éruption a montré des signes de ralentissement. Le 6 octobre, alors qu’Ambae était encore exempte de ses habitants, le VMGD a rétrogradé le niveau d’alerte de 4/5 à 3/5. La baisse de l’activité s’étant poursuivie, le 19 octobre 2017, sur YTS un membre a publié un message au nom du Bureau des relations publiques du Premier ministre, annonçant que les Man-Ambae allaient pouvoir regagner leur île. À cet égard, l’État d’urgence a été prolongé d’un mois, afin que la prise en charge des personnes évacuées en soit facilitée. Il a également été précisé que le Premier ministre se rendrait à Santo, Pentecôte et Maewo pour y remercier les chefs coutumiers s’étant montrés solidaires avec les Man-Ambae. Ces déclarations ont été reçues en demi-teinte par les membres de YTS qui ont réclamé un audit indépendant sur l’utilisation des milliards de vatus reçus via l’aide internationale, et ils ont demandé à ce que les décisions de rapatriement ne soient pas prises trop rapidement, car l’éruption pourrait reprendre.
18Alors que le rapatriement des Man-Ambae était en cours, le Manaro Voui a connu un regain d’activité avec des explosions, des colonnes de cendres visibles depuis l’espace (NASA Earth Observatory 2019) et des pluies acides. Pour autant, et en dépit des messages publiés sur Facebook pour alerter de cette nouvelle dégradation, le VMGD a choisi de ne pas relever le niveau d’alerte et le gouvernement n’a pas communiqué sur les comportements à adopter localement. Une absence de communication qui a eu pour conséquence, sur YTS, la multiplication de demandes réclamant des bulletins d’information quotidiens. À cette période, tous les jours, des photos et des témoignages ont été publiés afin d’alerter sur l’éruption, ses effets (pollution des eaux et des cultures, personnes malades) et témoigner d’un sentiment d’abandon. Les membres du groupe Facebook à la suite des témoignages qu’ils recevaient depuis Ambae, ont également fait part de leur interrogation quant au niveau d’alerte en cours, car à cette période, l’éruption leur semblait bien plus sérieuse qu’en septembre, lorsque l’évacuation avait pourtant été décrétée. Si les publications se sont succédé, elles n’ont rencontré aucune réponse officielle, laissant donc libre cours aux spéculations et aux rumeurs, de la même façon que durant la première période. À tel point, que fin novembre, les administrateurs de YTS ont publié un message précisant que désormais, aucune publication relative à Ambae et mentionnant la coutume ne serait autorisée, car cette éruption devait être comprise comme une « catastrophe naturelle » et l’expression de rien d’autre tant les interprétations et les causes données à celles-ci étaient multiples. À la suite de cette annonce, entre le 25 novembre 2017 et le 3 janvier 2018, plus aucune information sur la situation d’Ambae n’a été publiée sur YTS ou dans la presse locale. Par ailleurs, le VMGD a rétrogradé le niveau d’alerte à 2/5, soit celui d’avant crise. À cette période, le désintérêt pour les sinistrés d’Ambae semblait donc être général. Il s’est poursuivi jusqu’en mars, après que l’île a été frappée par une succession d’événements destructeurs.
19Les 6 et 7 mars 2018, le nord de l’archipel du Vanuatu a été affecté par le passage du cyclone Hola, un cyclone de catégorie 2/4 sur l’échelle de Saffir-Simpson ayant renforcé la vulnérabilité des Man-Ambae puisque les pluies torrentielles ont généré des glissements de terrains et les rafales ont abîmé la végétation et les habitations (NDMO, 2018a : 6). Parallèlement, l’éruption a connu une nouvelle phase d’activité. Le 15 mars, un membre de YTS a mis en ligne une vidéo témoignant de l’extension de la caldera du Manaro Voui. Le lendemain, un autre utilisateur résidant quant à lui sur l’île de Santo (une île voisine), a publié une photo et imploré de l’aide :
Unable to see Ambae from Santo. Big Volcano Eruption on Ambae Volcano last few days. Ashes spewing reached Luganville/Aore 2 nights ago, today to East Coast/Fanafo. Gardens/water sauces on South/West Ambae (depends on the wind) are covered by ashes, people stay indoors unable to go outside. Need umbrella to walk outside. They desperately need water/food support as their Bananas were damaged by Cyclone Hola or covered by ashes. Need masks. People on affected area should never have left Santo. Ambae Disaster never stopped and still continuing. Who is supporting ? Require relocation on affected communities.
- 19 Publié le 24/03/2018, en bislama et en anglais : « May be population blong Ambae shud evacuation (...)
20Durant les jours qui ont suivi, aucune information n’a été publiée par la presse locale ou les autorités. Le 18 mars, le VMGD a relevé le niveau d’alerte de 2/5 à 3/5. De manière similaire à la phase d’activité précédente, chaque jour, les membres de YTS ont essayé d’attirer l’attention sur la situation d’Ambae à l’aide de photos, de vidéos, de témoignages et ont posé des questions sur les mesures à prendre. Il était par exemple possible d’y lire les publications suivantes : « Peut-être que la population devrait une nouvelle fois être évacuée ? Monsieur le Premier ministre, les ministres, le Bureau du changement climatique, NDMO, le VMGD ? »19. La situation continuant de se détériorer, le 26 mars, à la suite de nouvelles chutes de cendres, d’intenses pluies acides et de coulées de boue ayant entraîné des déplacements spontanés, des représentants de l’île ont appelé par voie de presse, à ce que le gouvernement déclare l’île d’Ambae comme une zone sinistrée (Radio New Zealand, 2018).
21Le 31 mars, un membre de YTS a écrit : « Good morning YTS members. Breaking News. Waluembue Village on North West Ambae, had been totally covered last night from a massive landslide, due to heavy rainfall and earthquake. Whole village wipeout, except for 1 or 2 houses remaining […] ». Un événement qui a provoqué l’indignation des membres de YTS qui ont de nouveau condamné les autorités pour leur absence de prévention et d’informations sur les risques liés à l’éruption, mais aussi pour leur mutisme. Finalement, à l’issue de cet événement, le NDMO a demandé le soutient de l’IFRC et l’a mandaté pour la coordination du shelter cluster. Le 9 avril 2018, Philipson Bani, volcanologue de l’IRD et natif de l’île d’Ambae, a lui aussi épinglé l’absence d’information officielle sur son compte Twitter en écrivant : « A major eruption… but zero higlights on media @ambae_eruption ».
- 20 Extrait de la publication mise en ligne le 11/04/2018 : « before ol man e start blo ded ».
22Le 11 avril, la situation devenant toujours plus critique et face à l’absence de réponse humanitaire, des membres de YTS ont proposé qu’une délégation de leurs groupes se rendent directement dans les bureaux du NDMO et du Changement Climatique pour savoir comment le gouvernement entendait protéger les Man-Ambae « avant qu’ils ne meurent tous »20. Le lendemain, un autre membre a signalé : « […] there is total darkness around some parts of North Ambae. People are describing the scene as very confusing. People are using torches and chickens are climbing back onto the trees [un comportement que les poules n’ont qu’à la tombée de la nuit en temps normal] ». Finalement, le 12 avril, face à l’ampleur de la situation et probablement en raison des nombreux appels à réagir publiés sur les réseaux sociaux, le Premier ministre a de nouveau promulgué l’État d’urgence sur Ambae, mais cette fois-ci pour une durée de trois mois. Il a de surcroît annoncé l’évacuation de l’île (figures 3 et 4) et il a précisé qu’un projet de réinstallation définitif sur l’île de Maewo était en cours de préparation, grâce au soutien logistique et financier de l’aide internationale (via l’organisation internationale des migrations et IFRC). Pour autant, le VMGD n’a pas relevé le niveau d’alerte. Durant les semaines qui ont suivi les évacuations des habitants, les membres de YTS ont vivement commenté le projet de réinstallation définitif vers l’île de Maewo, considérant que celui-ci était contraire aux libertés et aux droits individuels comme collectifs.
Figure 3. Un bateau évacuant les Man-Ambae en juillet 2018
© Alana Holmberg / International Planned Parenthood Federation (IPPF), 2018.
Figure 4. Un camp d’évacuation temporaire à Lone, ouest Ambae.
© Alana Holmberg / International Planned Parenthood Federation (IPPF), 2018.
- 21 Étonnamment, à cette période aucun Man-Maewo n’a publié de commentaire permettant de savoir ce qu (...)
23La polémique a pris suffisamment d’ampleur sur YTS pour que le Premier ministre revienne sur ses déclarations et annonce que la réinstallation à Maewo ne se ferait que sur la base du volontariat (Dailypost Vanuatu, 2018b). Cependant, lors de son allocution, il a précisé que les personnes ne voulant pas quitter Ambae pour aller s’installer à Maewo21 recevraient moins d’aides, voire aucune aide, si le volcan connaissait une nouvelle éruption. À cet égard, une affiche incitatrice et explicative a été diffusée sur internet (voir figure 5). Quelques jours après ces annonces, l’activité volcanique a de nouveau diminué. Le VMGD a donc une fois encore baissé le niveau d’alerte à 2/5 et sur YTS, les échanges se sont taris après qu’un membre a demandé l’arrêt des publications relatives au volcan. Une demande qui a probablement été entendue par les administrateurs de YTS, puisqu’entre fin mai et fin juillet, aucun message ne semble avoir été autorisé par le modérateur du groupe.
Figure 5. Ambae Relocation Plan/Rilokeisen i go long Maewo
© NDMO 2018.
24Le 16 juillet 2018, après une courte baisse de l’activité volcanique, l’éruption a atteint son stade paroxysmal. Une nouvelle fois, c’est un membre de YTS qui a donné l’alerte (11 jours après le début de celle-ci) en partageant une photo sans légende, mais témoignant de l’ampleur des retombées de cendres sur l’environnement de l’île. En effet, à cette période, Ambae a été entièrement recouverte d’un manteau de téphras (cendres, ponces) asphyxiant la végétation sur plus de la moitié de sa surface, effondrant les toitures et contaminant les cours d’eau. Les villages côtiers de l’ouest et du sud de l’île, pour certains distants de 15 km du cratère, ont été temporairement plongés dans l’obscurité et des lahars (coulées de débris volcaniques et d’eau météorique) ont de nouveau anéanti un village (Moussalam et al, 2019 : 90). Les habitants ont spontanément quitté leurs maisons, afin de rejoindre les centres d’évacuation situés à l’est de l’île.
25Alors que les conséquences de l’éruption étaient particulièrement sérieuses, le VMGD n’a pas choisi de relever le niveau d’alerte, mais l’a maintenu à 3/5. Toutefois, le 26 juillet, le gouvernement, en réaction à cette nouvelle phase d’activité, a ordonné l’évacuation immédiate de l’ensemble des habitants volontaires, vers l’île de Maewo et non plus vers celles de Santo et de Pentecôte, comme cela avait été le cas durant la première phase. Une décision qui a été discutée durant plusieurs semaines sur YTS. Le 27 juillet a été le jour où le plus grand nombre d’émissions de soufre ont été émises (Marder, 2009). Bien plus tard, le 13 août, un membre du groupe de YTS a de nouveau pointé le manque d’anticipation du gouvernement, mais aussi sa dépendance aux pays étrangers dans sa réponse humanitaire. En effet, ces dernières années ont vu la montée d’une contestation rampante des relations du gouvernement avec la Chine.
Why Vanuatu government never built proper evacuation centers for the population of Vanuatu when facing disasters like this ? Some of these treatments are already inhuman. Vanuatu as a nation is also in total disaster because we cannot live up to our own words in serving and caring for humanitarian. It is a burden full of years round. A very expensive exercise for everyone involved directly and indirectly. Very disgracing ! We cannot manage our small population and wonder why leadership eyed Asia.
26En quelques jours, le gouvernement, par l’intermédiaire de ses dispositifs d’aide, a déplacé 2600 personnes volontaires vers l’île de Maewo. Il a également précisé que l’ensemble des investissements d’aide serait désormais concentré sur la réinstallation des Man-Ambae à Maewo et a de ce fait déclaré cesser tous les travaux d’urgence entrepris sur Ambae (UNICEF, 2018 :1). Le 14 août, le directeur général du ministère du changement climatique et des catastrophes naturelles (MOCC), Jesse Benjamin, a annoncé : « There are no more people on Ambae » (Dailypost Vanuatu, 2018a), sous-entendu plus aucune personne désireuse d’être évacuée et définitivement déplacée à Maewo. Finalement, l’éruption a pris fin en août 2018. Toutefois, en raison des bouleversements géomorphologiques, des changements induits dans les modes de vie (destruction des maisons et des zones agricoles) et du risque persistant de lahars, l’État d’urgence a perduré jusqu’à la fin du mois de novembre.
27Entre septembre 2017 et novembre 2018, le Manaro Voui a dégagé plus de 3 millions tonnes de dioxyde de soufre dans la troposphère et la stratosphère, faisant de cette éruption, la plus importante au monde en 2018 (Marder, 2019). En novembre 2019, le Displacement Tracking Matrix (un système établi par l’Organisation Internationale des Migrations permettant de suivre et de diffuser des informations sur la mobilité, la localisation, les vulnérabilités et les besoins des populations déplacées tout au long d’une crise), avec la collaboration de la Croix-Rouge du Vanuatu et l’ONGI Save the Children, ont signalé que sur les 11 380 personnes enregistrées durant la crise éruptive du Manaro Voui, 7 719 ont pu être retrouvées. Parmi elles, 5 458 sont retournées vivre à Ambae, tandis que 2 261 ont choisi de rester dans les provinces où elles étaient venues trouver refuge durant la crise (Sanma, Penama et Shefa). L’Organisation Internationale des Migrations « has observed a steady flow of households returning to their area of origin » (Organisation Internationale des Migrations, 2021). En 2020, le conseil des chefs Molitawata d’Ambae a annoncé que 80 % des personnes déplacées étaient retournées vivre sur leur île (Dailypost Vanuatu, 2020). Depuis la fin de l’éruption volcanique, les dispositifs d’aide et le projet de réinstallation à Maewo semblent avoir été abandonnés et les publications à ce sujet ont cessé sur YTS.
28La mise en regard des données recueillies sur le groupe Facebook YTS couplée à l’analyse longitudinale du déroulé de la crise volcanique, ainsi qu’à la réponse humanitaire déployée, met en évidence différents éléments. D’abord, les graphiques (figures 6 à 8) mettent en exergue quatre phases d’activité des membres de YTS, lesquelles correspondent toutes au calendrier de l’activité volcanique, mais aussi à ses conséquences humaines, en termes de déplacement. En effet, sur les 214 publications compilées, deux ont recueilli 2000 like et concernent les déclarations d’État d’urgence et les évacuations forcées : une première le 1er octobre 2017 et une seconde le 12 avril 2018. La publication qui comptabilise le plus de commentaires, 500 au total, date elle aussi, du 1er octobre 2017, mais porte sur le NDMO. Il s’agit d’un post critiquant ses prises de décisions jugées trop hâtives au regard de l’évolution possible de l’éruption (voir plus haut). La seconde la plus commentée (482 fois) est une demande adressée, le 06 aout 2018, à la télévision ni-Vanuatu, afin qu’elle se rende à Maewo pour y filmer les preuves que l’aide humanitaire promise par le NDMO ait bien atteint les familles déplacées et que celles-ci aient bel et bien obtenu les terres promises par le gouvernement – celui-ci étant régulièrement soupçonné de corruption par les habitants (e.g. Wittersheim, 2006 ; Dousset, 2009 ; Finau et al., 2014). Enfin, la publication qui a été la plus partagée (160 fois), l’a été le 31 juillet 2018. Il s’agit d’une compilation de photographies témoignant des conséquences dramatiques engendrées par les retombées de cendres sur l’environnement comme sur les habitations d’Ambae.
29Ensuite, comme le montrent les graphiques (figures 6 à 8), la mobilisation sur le groupe n’a fait que décroître entre la phase 1 et 4 de l’éruption du Manaro Voui, probablement parce que celle-ci a perdu, au fil du temps, sa dimension inédite. Corrélativement à cette baisse d’activité sur Facebook, les médias locaux ont de moins en moins publié d’articles en lien avec celle-ci – une observation qui rejoint celle de Kirstie Petrou et John Connell (2019 : 121) sur le lien entre YTS et la presse locale. Cette corrélation entre mobilisation sur les réseaux sociaux et la presse locale amène à formuler l’hypothèse suivante : au Vanuatu, le groupe YTS joue le rôle de « lanceur d’alerte » et permet dans un contexte, tel que celui d’Ambae d’influencer les décisions étatiques. En effet, les publications des membres du groupe relatives aux évolutions de l’éruption ou à la dégradation des conditions de vie des Man-Ambae sont systématiquement intervenues avant les décisions prises par les organisations gouvernementales (NDMO et VMGD) et non gouvernementales. Bien que cela soit difficile à évaluer, il semblerait que les différentes interpellations des membres de YTS envers les autorités aient pu influencer la réponse humanitaire, puisqu’après les nombreuses prises de paroles relatives à l’évacuation définitive des habitants d’Ambae, le Premier Ministre est revenu sur sa position en précisant que celle-ci se ferait sur la base du volontariat. C’est pourquoi, dans ce contexte précis de l’éruption, YTS peut être considéré comme un groupe de pression, tant durant la crise, ses membres se sont fait le relais de la parole des sinistrés et de leurs besoins, en constituant en outre une délégation pour rencontrer les représentants étatiques afin de savoir quand et comment l’urgence à Ambae allait être gérée et ainsi faire pression sur le gouvernement. Cette hypothèse rejoint les conclusions formulées par Finau et al. (2014) dans le cadre de leur étude comparative sur les réseaux sociaux au Vanuatu, à Fiji et aux îles Salomon. Ces auteurs avancent que les débats soulevés au sein de groupe de discussion en ligne, tel que YTS, contribuent tous à améliorer la gouvernance locale. Les internautes pouvant interpeller leurs représentants directement sur leurs actions, les inciter à répondre et ainsi à s’engager à plus de transparence (Finau et al., 2014 : 6). Si Ambae reste une situation et un contexte singuliers, ces observations n’en sont pas moins récurrentes en situation de catastrophe.
30Enfin, à la lecture de l’ensemble des prises de parole sur YTS, il apparait que les actions entreprises par l’aide internationale, voire nationale durant la crise aient totalement été invisibilisées. En dehors des commentaires sur l’évacuation et la réinstallation des Man-Ambae sur l’île de Maewo, très peu de publications ont porté sur les actions entreprises par les acteurs humanitaires des ONGI ou sur leurs relations sur place avec les habitants sinistrés. Aucune publication mise en ligne sur Facebook par celles-ci n’a été partagée sur YTS et reprise par ses membres. En revanche, des membres ont spontanément publié des messages de solidarité et relayé des événements pour collecter de l’argent afin de venir en aide aux familles d’Ambae, sans délais ni intermédiaires. Une situation comparable a été rapportée à Fiji, après le cyclone Winston survenu en 2016. Effectivement, après cet événement majeur, la mobilisation sur les réseaux sociaux avait permis des initiatives informelles pour soutenir les personnes sinistrées et avait également eu pour effet de guider l’aide internationale dans ses actions (Finau et al., 2018).
Figure 6 : Graphique présentant le nombre de like pour les 214 publications recueillies entre le 6 septembre 2017 et le 28 novembre 2018 sur le groupe de discussion public Yumi Toktok Stret
Figure 7. Graphique présentant le nombre de commentaires (comments) pour les 214 publications recueillies entre le 6 septembre 2017 et le 28 novembre 2018 sur le groupe de discussion public Yumi Toktok Stret
Figure 8. Graphique présentant le nombre de partage (shares) pour les 214 publications recueillies entre le 6 septembre 2017 et le 28 novembre 2018 sur le groupe de discussion public Yumi Toktok Stret
31La mobilisation des membres du groupe Facebook YTS durant l’éruption volcanique du Manaro Voui a permis d’informer et d’alerter, en temps quasi réel, sur l’éruption volcanique, mais aussi sur ses effets sur le quotidien des habitants. Elle a ainsi rendu visible cet événement à l’échelle nationale, comme internationale – une médiatisation qui, nous le savons est le ressort de l’action humanitaire en permettant, en amont, aux dons d’abonder (e.g. Corbet, 2014) et ensuite à la réponse de se déployer. Dans un territoire morcelé et étendu, comme celui du Vanuatu, où les îles sont parfois éloignées de plusieurs heures d’avion de la capitale, et où il n’est pas toujours aisé de se rendre rapidement (seule une minorité possède une piste d’atterrissage goudronnée), les informations partagées sur les réseaux sociaux peuvent s’avérer capitales, en rendant visibles des situations d’urgences qui auraient pu échapper temporairement « aux radars » du gouvernement et/ou à ceux des ONGI.
32Par ailleurs, en situation de conflits ou de catastrophes « naturelles », les publications sur les réseaux sociaux peuvent permettre aux personnels humanitaires d’avoir une meilleure compréhension de la situation sur laquelle ils interviennent, d’avoir un retour direct quant à l’efficacité de l’aide apportée, ainsi que de connaître les éventuelles controverses qu’elle suscite (e.g. Guan et Chen, 2014 ; Sandvik et al. 2014 ; Elbanna et al. 2019). Si cela reste difficile à vérifier, il semblerait que les membres de YTS en se faisant les porte-voix des Man-Ambae aient influencé les réponses gouvernementales sur la nécessité d’évacuer l’île en octobre 2017 ou de revoir ses annonces, notamment après que la réinstallation à Maewo a été décrétée obligatoire. Durant l’éruption du volcan d’Ambae, c’est aussi via YTS que les acteurs humanitaires nationaux, comme internationaux, ont été interpellés lorsqu’il y avait un changement d’activité, témoignant d’un manque de communication, ou d’une communication inefficace de la part de ces derniers (celle-ci n’ayant pas atteint les personnes concernées). C’est pourquoi, si les réseaux sociaux constituent une interface à considérer lorsqu’une catastrophe « naturelle » se produit ou qu’un conflit éclate, ils appellent également une certaine forme de régulation ou d’engagement des forces en présence afin de contribuer à la légitimation de la réponse humanitaire apportée par celles-ci. En effet, les prises de paroles sur les réseaux sociaux n’étant pas filtrées ou suivies par les États, les rumeurs et les fausses informations peuvent s’y propager rapidement à l’aide de la fonction « share ». Elles peuvent ainsi générer, par ricochets, de la confusion dans des contextes où les habitants sont d’ores et déjà angoissés, voire traumatisés par la catastrophe vécue (Rovins et al. 2020), tout comme par la situation de déplacement auquel ils font face.
33Pour conclure, l’étude de la crise éruptive d’Ambae à l’aune des prises de paroles sur le groupe de discussion Yumi Toktok Stret témoigne de l’importance, pour les autorités gouvernementales, comme pour les ONGI, de considérer la place qu’occupent désormais les réseaux sociaux dans la diffusion de l’information d’urgence et les solidarités en réseau qu’elles permettent. Une place d’autant plus importante dans un contexte comme celui du Vanuatu où les catastrophes « naturelles » sont chroniques et sont appelées à se renforcer en raison du changement climatique auquel le pays est exposé (Ratter, 2018). Toutefois, si Facebook est encore le premier média social auquel recourent les habitants qui ont accès aux réseaux sociaux, TikTok et Instagram connaissent également un succès fulgurant. Une variabilité des usages à considérer tant elle est représentative des mouvances qui s’opèrent au sein de la société vanuataise.