1Dans de nombreuses villes de France, lorsque la nuit tombe, des équipes de bénévoles sillonnent les rues à la recherche de personnes qui nécessitent de l’aide. Elles leur proposent une prestation immédiate : distribution de nourriture, de produits d’hygiènes, de vêtements, mais elles peuvent aussi les orienter vers des hébergements d’urgence via le service du Samu Social. Il s’agit donc, lors de ce qu’on appelle communément les « maraudes », d’« aller vers ceux qui ne demandent plus rien », ainsi que formulé sur de nombreux sites internet d’organisations humanitaires tels que le Samu Social de Paris (2018) et le Secours populaire Français (2014). Soulager dans l’urgence des situations de dénuement repose sur les principes moraux, de compassion et de pitié qui peuvent être ambivalents, et soulever des questions à caractère politique (Brauman, 2009 ; Fassin, 2002 ; Hours, 1999). Au fur et à mesure du désengagement de l’État de ses politiques sociales, des formes d’engagements humanitaires se développent. Si les responsables politiques peinent à prendre en charge la question de la solidarité humaine, elles ne renoncent pas pour autant aux soutiens des organismes humanitaires. Cela est vrai aussi pour la ville de Nice, connue pour mener une politique particulièrement répressive envers les personnes sans-abris (Campistron, 2018).
2La question des comportements sociaux de l’aide témoigne d’engagements personnels qu’il convient d’aborder comme des formes d’organisations sociales faites d’implications politiques. En effet, la nature d’une action humanitaire « partage un sentiment philanthropique » avec les politiques (Brauman, 2009, p. 15). En secourant les « victimes de la pauvreté », l’humanitaire œuvre pour « le bien » et garantie ainsi le maintien d’une paix sociale. Comme l’affirme la directrice de l’organisme Inter Secours de Nice (chargé de regrouper les associations de Nice investies dans la distribution alimentaire) :
Si les gens ne sont plus nourris par les associations, il y aurait plus de vols, plus de besoin de sécurité dans les rues ! Les pouvoirs municipaux savent la paix sociale que nos actions peuvent apporter. (Entretien du 18 avril 2015).
3La réalisation des objectifs de l’aide humanitaire passe par la mise en œuvre de décisions collectives qui obligent « la médiation, la négociation » (Brauman, 2009, p. 12) entre le domaine de l’aide et les autorités municipales.
- 1 Le Secours Populaire Français, anciennement Secours Rouge International pratiquait une solidarité (...)
4C’est toutefois les questionnements relatifs à mon travail de terrain ethnographique concernant les maraudes à Nice entre 2014 et 2015 que je souhaite développer dans cette rubrique. Mon intérêt pour les questions d’engagement humanitaire est lui-même, à la base, personnel : Avant de rencontrer les sciences sociales, j’ai réalisé une mission de solidarité qui consistait à accueillir des personnes en situation de vulnérabilité et à les accompagner dans leurs démarches administratives. L’expérience de la relation d’aide s’est avérée particulièrement marquante. Le choix d’aborder les maraudes de Nice en endossant le rôle de bénévole au Secours populaire Français était aussi lié à mon questionnement concernant l’histoire politique de cette association. En effet, je désirais examiner les facettes d’une situation complexe : celle d’une organisation au passé très engagé1, décidée à mener une action en faveur des sans-abris dans une ville, Nice, où le mode de gouvernance est peu conciliable avec les politiques sociales.
5De plus, mon approche méthodologique s’est élaborée à partir de plusieurs phases d’implication et de changements de postures. Les différents engagements liés à mon positionnement m’ont permis d’aborder la question des représentations qui traversent l’aide alimentaire dans une ville ou l’inscription de l’aide sociale sur son espace reste compliquée (Pichon, 2012). Mais ces différents engagements soulèvent aussi des questions éthiques quant à mon positionnement, et pouvaient être en tension les unes avec les autres.
6Suivant une présentation sommaire du contexte des maraudes, y compris plus particulièrement à Nice, je détaillerai les trois différents terrains d’enquêtes qui m’auront obligée à effectuer des changements de postures. Si le premier accès au terrain s’est fait par le biais des bénévoles maraudeurs du Secours Populaire, le deuxième temps de terrain a été au contact des décisionnaires associatifs et politiques, puis le troisième au contact de ceux pour qui l’aide est organisée. Ainsi, il a été possible d’aborder comment l’aide alimentaire se déploie depuis différentes perspectives, tout en considérant les limites du dispositif.
7Les maraudes qui occupent le paysage urbain d’un certain nombre de villes en France (Loison-Lerustre, 2014) connaissent un engouement particulier. Elles constituent la mission historique du Samu Social de Paris, qui avait fait émerger puis institutionnaliser la notion « d’urgence sociale ». L’initiateur du Samu Social, Xavier Emmanuelli, définit les maraudes comme « toutes les opérations entreprises comme des sauvetages lorsque la personne est considérée comme victime en perdition et que sa vie semble en danger, à court ou à moyen terme » (Emmanuelli & Frémontier, 2002, p. 26 ; voir aussi Rullac, 2011). Le devoir d’assistance et le traitement en urgence sont au fondement de la logique de l’urgence sociale. C’est dans les années 1990, au moment de la disparition dans le Code Pénal du délit de mendicité et de vagabondage, que l’urgence sociale devient une nouvelle politique d’assistance aux sans-abris. Le fait qu’il ne soit plus question d’emprisonner les sans-abri conduit à les faire apparaître non plus comme des êtres « dangereux » mais comme « de grands exclus » (Damon, 2007). La pauvreté est alors considérée comme « un brutal accident » et l’idée qu’il faut soulager les souffrances devient une nouvelle façon de « lutter contre la misère ».
8L’un des piliers du concept de « l’urgence sociale » inverse la relation d’aide : il s’agit désormais « d’aller vers les personnes qui ne demandent plus rien », « Aller vers » est un des principaux piliers de la politique de l’urgence sociale (Cefaï & Gardella, 2011, p. 19). Ce sont les aidants qui vont à la rencontre des potentiels aidés. Cependant mon enquête de terrain révèle que les pratiques des associations de Nice dérogent à ce principe puisque désormais ce sont les « usagers », pour reprendre le terme que les membres des associations utilisent pour désigner les sans-abri, qui viennent jusqu’aux points de rendez-vous déterminés par la municipalité.
9Parmi les onze missions que propose le Secours Populaire de Nice, la maraude reste la plus prisée par les bénévoles. Pourtant, comme le reconnaît le responsable des maraudes de l’organisme dans lequel j’ai réalisé mon enquête, effectuer une maraude requiert « d’avoir le cœur bien accroché, car on en prend vraiment plein les yeux. On va dans la rue au plus près de la misère » (maraude du 14 octobre 2014). Cette célèbre mission de solidarité, considérée comme le meilleur moyen d’observer l’urgence sociale en action (Cefaï & Gardella, 2011, p. 20), est rendue possible par le nombre proportionnel de personnes qui s’engagent dans le but d’y participer. D’ailleurs, à Nice, les maraudes sont victimes de leur succès : elles ne cessent d’attirer de nouveaux volontaires. Cela génère même des difficultés organisationnelles, puisque le responsable des maraudes ne parvient pas à inscrire tous les bénévoles dans le planning mensuel, alors que d’autres missions de solidarité peinent à recruter.
10Lors de mon terrain de recherche à Nice, les maraudes du Secours Populaire avaient lieu deux fois par semaine. Elles se composaient de trois étapes : la préparation, la tournée, et le retour comprenant le rangement. La préparation de la maraude était un moment assez agréable car conviviale. Durant cette phase, qui est d’ailleurs aussi longue que la tournée, nous devions préparer toutes les denrées à distribuer et ensuite les charger de manière méthodique dans la camionnette. Pendant qu’on rangeait les aliments dans la cuisine, on discutait du parcours des points de rendez-vous, mais aussi des stratégies qu’on allait éventuellement mettre en place. Ce moment contribuait à la cohésion du groupe.
11Une fois que le véhicule était chargé, nous pouvions partir. Un des trois volontaires s’improvisait chauffeur, tandis que l’un des deux autres devait se charger d’appeler la ligne privée du 115 afin d’annoncer notre parcours (et ce même si le parcours était quasiment identique à chaque fois). Cela permettait aux employés du 115 de suivre notre avancée et de relayer les informations afin d’estimer l’heure d’arrivée pour ceux qui les appelaient et désiraient rejoindre une maraude. Le parcours était constitué d’un peu moins d’une dizaine de points de rendez-vous et tous les bénévoles connaissaient parfaitement le chemin emprunté. Les points de rendez-vous desservis étaient toujours situés dans l’hyper centre-ville sur de vastes espaces : places, avenues, boulevard, rue piétonne. Il m’a d’ailleurs semblé paradoxal que des maraudes des diverses associations restent toutes cantonnées sur le même périmètre, et ce malgré une coordination inter-associative qui devrait permettre de couvrir l’ensemble du territoire urbain. Nous étions souvent attendus par de petits groupes de personnes et chacun des bénévoles prenait son poste. Les usagers de la maraude formaient deux files à l’arrière du véhicule, devant les portes ouvertes. L’une attendait de la soupe, tandis que la seconde attendait les sandwichs et les viennoiseries. Les usagers n’avaient pas la possibilité de s’asseoir et rien n’était fait pour les inciter à rester manger sur place. Aucune chaise ni table n’étaient mises à leur disposition. Cela facilitait la rapidité de nos arrêts.
12Après près de deux heures de maraude, nous prenions le chemin du retour autour de 23 heures. Lorsqu’il restait de la soupe, et pour éviter d’avoir à la manipuler au local, on s’en débarrassait en chemin. Une fois arrivés devant le local, nous devions décharger et ranger les caisses à l’intérieur, nettoyer la camionnette, mais aussi laver tous les conteneurs. La fatigue se faisait sentir. Avant de quitter le local, nous devions encore appeler le 115 pour signaler le nombre de personnes rencontrées et avertir s’il y avait eu un problème.
13Désireuse d’en savoir plus sur la manière dont l’aide alimentaire était pratiquée, je me suis rendue à la fédération du Secours Populaire de Nice afin d’exposer ma démarche de chercheuse. La directrice que j’ai rencontrée semblait touchée de l’intérêt que je portais à une de leurs missions. C’est tout naturellement qu’elle me proposa le statut de bénévole. Justifié comme étant le plus « adéquat » pour mener mon enquête, elle déclara que ce statut me permettrait de participer à toutes les maraudes tout en étant couverte par l’association en cas d’éventuels problèmes. C’est donc sans réticence que j’ai accepté. Participer aux distributions alimentaires allait me permettre de faire l’expérience des interactions en situation.
14Le choix d’aborder les maraudes en passant d’abord par le point de vue des bénévoles m’aura permis d’acquérir un « savoir-faire » formateur pour mener mon enquête. J’ai tout de même rencontré des difficultés liées à mon positionnement, puisque j’ai fait l’expérience de la complexité que peut impliquer le fait de parvenir à être bénévole tout en menant une observation ethnographique. Cependant, ma présence prolongée au sein de l’équipe des maraudeurs m’aura permis d’être « immergée dans les relations sociales et verbales » du groupe (Olivier de Sardan, 1995, p. 4). C’est d’ailleurs le temps qui a agi comme garant de mon imprégnation au sein de l’équipe des bénévoles. Les premiers mois de maraudes n’ont pas été simples, mon insertion ne s’est pas faite de manière immédiate. Je ne parvenais pas à adhérer aux discours ni à comprendre les stratégies mises en place. La plupart des conversations entre bénévoles, traitant d’anecdotes ou de ce que je jugeais être des affabulations concernant un usager ou une situation, avaient lieu dans la camionnette entre les arrêts. Je restais silencieuse concernant ce que je désapprouvais et trouvais inconsidéré. Je ne parvenais donc pas à dépasser le rôle de « témoin » de leurs actions.
15Il aura fallu du temps avant que je puisse prendre part à ces discussions. Après quelques mois, plutôt que d’ignorer ces moments « en coulisses », ceux-ci me sont apparus comme étant extrêmement riches à investir pour accéder aux perceptions des bénévoles. Je me suis livrée, par la suite, à un jeu qui consistait à rebondir sur des propos du type : « les Roms sont des voleurs, ils veulent toujours plus ». J’allais parfois jusqu’à surenchérir afin de laisser le bénévole développer son discours. Cette attitude a participé à la création d’une relation de proximité avec les maraudeurs.
16Bien que cette immersion puisse faire office de mon intégration, se « décentrer » et aller au-delà « du miroir du moi » (Godelier, 2002, p. 209) a pourtant été compliqué à maintenir dans certaines circonstances. Il était fréquent que les bénévoles aient recours à l’ironie et aux moqueries à l’encontre des sans-abris. En plus de faciliter les moments de complicité, cet usage, par moments, permettait de mettre à distance les situations éprouvantes dont ils avaient été témoins. Cela pouvait agir comme une technique de protection. Cependant, lorsque les plaisanteries, tel que « Bah pourquoi tu veux un déodorant, tu t’es pas lavé depuis des lustres » (propos recueillis lors de la maraude du mercredi 16 avril 2014) étaient prononcées devant l’intéressé, l’atmosphère devenait pour moi dérangeante. En effet, je me retrouvais alors « incorporé[e] malgré moi » dans un réseau particulier (Ayimpam et al., 2014, p. 23), où négocier entre « soi-même » (Godelier, 2002, p. 209) et les autres devenait compliqué. Il était alors difficile de continuer à plaisanter et d’être « coacteur de la scène ». Dans ces cas, je préférais ne pas prendre part aux conversations, car je ne pouvais me résoudre à être associée au « clan » des bénévoles au risque de ne plus pouvoir aussi, par la suite, « changer de côté » (Ibid.).
17Mon statut de bénévole au Secours Populaire a, dans un deuxième temps, servi de passe-droit pour approcher un certain nombre d’acteurs ayant un pouvoir décisionnaire dans l’organisation des distributions alimentaires à Nice. Après avoir passé des mois aux côtés des maraudeurs du Secours Populaire avec mon dictaphone et mon carnet de terrain, j’ai appris l’existence de l’organisation Inter Secours de Nice (ISN), qui est d’une part chargée de structurer une coordination inter-associative et, d’autre part, d’établir un dialogue avec la municipalité. C’est d’abord entant que membre de l’association que j’ai commencé à aller de manière régulière aux réunions d’ISN. Plus tard, j’y ai participé en tant que remplaçante du référent des maraudes. Les réunions avaient lieu une fois par mois et regroupaient la plupart des associations humanitaires effectuant des distributions alimentaires à Nice (les maraudes) ainsi que les services publics également actifs dans le domaine des distributions alimentaires de rue (les distributions en points fixes).
18Ma participation aux réunions mensuelles m’aura permis de rencontrer un certain nombre de travailleurs sociaux de la fonction publique, mais aussi des responsables d’association. Mais avoir été « membre affilié de la communauté », en tant que bénévole puis participante aux réunions, aura aussi constitué une condition d’entrée favorable à la réalisation d’entretiens. Si l’immersion avec les bénévoles m’a permis d’être engagée dans des interactions sociales, en me permettant de m’approcher « des faits et gestes de la culture locale » (Olivier De Sardan, 1995, p. 22), l’entretien apporte quelque chose de supplémentaire à l’enquête. En donnant accès au discours, l’entretien peut illustrer le rapport que les personnes interrogées ont avec l’objet d’étude. Il permet d’explorer la question du sens de la pensée des gens à partir de leurs propres formulations (Poupart, 2012).
19J’ai souhaité m’entretenir avec différentes personnes orchestrant l’aide alimentaire par volonté de découvrir les logiques sociales qui sont derrière les discours. Ainsi, la directrice d’ISN, des salariés de l’Accueil de jour, des travailleurs du standard téléphonique du Samu Social 115, une membre du Centre communal d’action sociale de Nice ainsi que des membres d’associations et de comité de quartiers constituaient des personnes à prendre en compte, non pas en tant que « spécialistes » du sujet, mais en tant que personne en capacité « d’avoir quelque chose à dire ». L’ensemble des personnes rencontré sur les différents terrains : les bénévoles et acteurs décisionnaires des distributions alimentaires, et usagers avaient été avertis du fait que je menais une recherche sur l’aide humanitaire à Nice.
20Le lien de confiance établi avec mes interlocuteurs au fil du bénévolat et des réunions aura sans doute aidé à ce que les entretiens se rapprochent d’une conversation. Tout en notant au préalable les thèmes sur lesquels je voulais faire parler mon interlocuteur, les questions que je posais étaient toujours ouvertes, permettant de respecter la dynamique de la discussion. La méthode non directive aura favorisé l’échange : Je tenais à ce que l’interrogé puisse se sentir libre d’effectuer les liens souhaités. Cela était aussi un moyen pour laisser émerger d’autres questions et d’éventuelles nouvelles pistes de réflexions. Si « faire parler tout en évitant de pré-structurer le champ d’investigation permet à l’interviewé de traiter du ou des thème(s) en ses propres termes et catégories, et surtout de ne pas lui imposer une façon de penser » (Poupart, 2012, p. 63), l’entretien non directif a été un excellent moyen pour donner accès aux représentations sociales. Il a révélé combien les représentations des acteurs décisionnaires régissent les dispositifs de l’aide alimentaire à Nice. Par exemple, l’existence de deux types de distributions alimentaires de rue - les maraudes mobiles et les points fixes - se justifient, selon les acteurs interrogés, parce qu’il y aurait deux publics différents, et différenciables selon leur niveau de précarité. Les maraudes seraient pour « un public dont l’état de pauvreté provoque un état de négligence qui les rend inaptes à la gestion de leurs besoins élémentaires, et qui oblige donc à aller vers eux » (propos d’une salariée du Centre Communal d’Action Sociale) tandis que les points fixes sont réservés aux personnes précaires « moins pauvres ».
21Cette volonté de répartir une population en fonction des niveaux de pauvreté rend compte de l’enjeu que représente la gestion d’une population pauvre pour une ville « partagée entre tous » (Pichon, 2012, p. 2). Comme l’a expliqué la représentante d’ISN :
Il faut d’abord gérer le flux parce que si les points fixes de distributions alimentaires ne fonctionnent plus, il y a trop de monde dans la rue, jusqu’à 100 personnes. Et ensuite, il y a les maraudes, elles ne doivent pas être trop fréquentées. Les points fixes assurent d’ailleurs l’équilibre des maraudes. (Entretien fait le 17 avril 2015).
22Ainsi, il semble que disperser « les indésirables » (Soutrenon, 2001, p. 38) selon leur niveau de pauvreté peut garantit une gestion spatiale d’une population. La prise en compte des discours des acteurs gérant les distributions alimentaires a été pertinente, car en croisant ces données avec les confidences de ceux pour qui l’aide est pensée, il a été possible de relever ce qui me semble être des incohérences concernant le système de l’aide.
23C’est dans l’optique du « passage de l’autre côté de la barrière » (Godelier, 2002, p. 206) qu’il m’a semblé essentiel de, dans un troisième temps, recueillir les points de vue des personnes pour qui l’aide alimentaire est organisée. Je suis donc allée retrouver les quelques habitués des sites de distribution alimentaire hors points de maraude, afin d’en savoir plus sur le rapport qu’ils entretiennent avec les distributions de rue.
24Ces personnes m’ont tout de suite reconnue et identifiée comme une des bénévoles. C’est à ce moment qu’il m’a fallu effectuer un travail de « distanciation » afin de ne pas être exclusivement vue comme une « maraudeuse ». Progressivement, et en précisant que je menais un travail de recherche en sciences sociales, nous avons pu aborder d’autres thèmes que celui des distributions alimentaires. Nous avons donc échangé sur leur quotidien en dehors des moments de maraude.
25Ce changement de côté dans la démarche m’a permis d’observer un phénomène que je n’aurais pas pu percevoir en restant bénévole. En effet, après avoir passé un certain nombre de mois avec les équipes de maraudeurs, et réalisé des entretiens ou l’on m’expliquait à quoi correspondent les deux dispositifs d’aide alimentaire, le fait de circuler seule, à la rencontre (renouvelée) des personnes, a révélé d’une manière plus nette l’échec du dispositif des distributions alimentaires de Nice.
26J’ai retrouvé les usagers des maraudes sur les points fixes de distributions alimentaires. J’ai donc constaté que les mêmes personnes fréquentaient à la fois les maraudes et les points fixes. D’après mes observations et les précisions de mes interlocuteurs, cela signifiait que les personnes étaient conscientes des limites de la logique d’aide alimentaire et savaient en tirer profit en bénéficiant des doubles rations offertes par les distributions alimentaires de rue. Cet exemple rappelle à quel point « changer de casquette » permet d’obtenir une vision plus « connectée » de son objet, mais aussi plus large. Dans le cas présent, s’approcher de l’objet d’étude depuis différents angles met en évidence la manière dont les représentations de celles et ceux qui sont chargés de porter assistance ont une conséquence sur les usages de ceux qui sont destinés à en bénéficier.
27Le fait que les situations de crise se multiplient au fur et à mesure que les États se désengagent des problématiques sociales amène le champ des sciences sociales à se pencher davantage sur les actions de l’humanitaire – y compris dans des villes et pays qui, pourtant, sont économiquement « riches ». Le souvenir de mon expérience de volontaire dans une mission d’aide à destination des personnes sans-abri m’a conduit à vouloir effectuer une enquête ethnographique sur la manière dont l’aide alimentaire se déploie dans une ville connue pour mener une politique particulièrement répressive envers les sans-abri. Cette entreprise atteste à quel point le style de recherche « ne peut être détaché […] de son identité psychologique et morale » (Bizeul, cité par Ayimpam et al., 2014, p. 25), et n’aura pas été sans difficultés. Se pencher sur la manière dont l’aide alimentaire prend effet pose la question du devoir d’assistance. Ainsi, pour réfléchir à la volonté d’action des bénévoles, il est nécessaire de s’interroger à leurs perceptions vis-à-vis de ce qu’est une situation de détresse. Il semble que devant la manifestation de la pauvreté, il soit question d’un rapport à l’intime pouvant se révéler ambivalent pour les maraudeurs. L’indignation que crée la différence fait référence à des normes et des valeurs partagées.
28En multipliant les expériences, les points de vue, les types de méthodes et les données (par exemple : simples observations, observations participantes, discussions, entretiens) il m’a été possible de négocier de nouveaux rôles, de nouvelles places et relations (Ayimpam et al., 2014). Tout ce processus méthodologique a pu faire émerger les profondes implications entre les politiques de la ville de Nice et le champ de l’aide l’humanitaire. Les outils ethnographiques ont été particulièrement adaptés pour mettre en lumière les limites du dispositif de l’aide alimentaire tel qu’il est pratiqué à Nice. En effet, les distributions de rue sont marquées par une volonté de répartition d’une population en fonction de leur niveau de pauvreté. Cependant, cette tentative de contrôle qui souhaite diviser et spatialiser des personnes s’avère être inopérante ; la réalité montre que la pauvreté à de multiples visages.
29D’un point de vue méthodologique, porter son attention sur une action humanitaire peut causer divers dilemmes éthiques pour le chercheur impliqué dans une approche ethnographique. La relation d’aide suscite de profondes émotions qui entraînent et engagent celui qui s’en approche. La position du chercheur est faite de tensions personnelles car il est pris dans « les rapports de distance et de proximité » (Ibid. p. 25). Si j’ai ressenti des difficultés d’intégration au groupe des bénévoles, cela révèle à quel point établir une relation de confiance prend du temps et oblige sans cesse à redéfinir sa place vis-à-vis de soi-même mais aussi vis-à-vis des autres. Par exemple, en étant prise dans les stratégies, l’humour et les sollicitations de l’équipe de bénévoles, les interactions m’ont permis de construire un « rôle », lequel m’a aidé à approcher le mode de pensée des maraudeurs. La pratique des maraudes m’a donc placé au cœur des échanges. Cela s’est avéré être un moyen efficace pour toucher de près le contexte de ces distributions alimentaires puisque la découverte de certaines conceptions collectives ne peut se faire autrement que par la pratique d’une interaction quotidienne (Olivier De Sardan, 1995).
30La prise en compte du rôle des acteurs investis dans le domaine de l’aide alimentaire, mais aussi de celui des personnes qui reçoivent cette aide, les usagers, montre à quel point « les terrains se retrouvent modelés par ces interactions » (Ayimpam, et al., 2014, p. 23). Tout au long de mon enquête, j’ai dû analyser mon statut, réévaluer mes limites et les contraintes liées à ma place. Si « le terrain n’est pas une entité déjà là, qui attend la découverte et l’exploration du solitaire et intrépide chercheur » (Kilani, 1994, p. 45) il dépend « de ce que le chercheur est capable d’en voir et d’en dire » (Ibid, p. 57). C’est pourquoi il est particulièrement important de scruter les procédés par lesquels on construit notre connaissance en rapport avec le terrain, ainsi que la façon dont on entre en contact avec le réel.
31La diversité des acteurs qui sont impliqués dans les distributions alimentaires de Nice témoigne de la présence d’enjeux politiques dans l’humanitaire. Ces différentes imbrications ne sont pas facilement perceptibles lorsqu’on se retrouve au cœur d’une initiative qui repose sur des valeurs altruistes. En effet, la confrontation avec des situations de pauvreté m’a poussé certaines fois, à intervenir sans être à même d’en discerner les raisons, et de savoir si ce n’était pas par engagement personnel. Les réflexions liées à ma place, et à ce que j’étais en droit de faire ou de dire en présence de telle personne m’ont accompagné tout au long de ma démarche. J’ai donc été dans un doute permanent, fait de perturbations liées à mon positionnement. Même si les différentes approches du terrain n’ont permis de prendre de la distance afin de contourner mon objet d’étude, ces changements de positions et d’implications ne m’ont pas pour autant donné l’occasion de m’extraire de cette expérience parfois déstabilisante, et toujours intime.