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1La mobilité est l’un des thèmes les plus présents dans les publications en sciences humaines et sociales ces deux dernières années1. Elle est associée à l’usage des technologies de l’information et de la communication, plus communément complétées du vocable « numériques » aujourd’hui dans les discours qui accompagnent le développement des objets nomades (téléphones intelligents, tablettes), des réorganisations territoriales, des évolutions du travail, etc. La mobilité contemporaine, que nous définissons d’abord comme l’ensemble des activités de déplacement et la production de significations associées, semble densifiée par l’usage des objets techniques, en particulier ceux des réseaux numériques. Ce qui ne manque pas de soulever des questions éducatives et communicationnelles quant à la manière dont les jeunes s’inscrivent dans ce contexte, quant à l’impact sur leurs interactions sociales et culturelles, sur les apprentissages ainsi que sur les ressources et les moyens de ceux-ci. Les enfants et les adolescents s’inscrivent dans des dispositifs divers, scolaires, privés, formels, informels, et le développement des usages du numérique conduit à appréhender les jeunes comme s’insérant dans une possible continuité ou porosité des espaces et des contextes.
2Accorder à l’espace adolescent contemporain cet attribut de continuité dans une perspective écosystémique peut conduire à souscrire à l’opinion commune suivante : l’interopérabilité entre les systèmes techniques permet non seulement de communiquer de manière asynchrone et distante, mais aussi de rendre fluides les déplacements, la circulation et les processus de médiation ainsi que de franchir tous les obstacles cognitifs, symboliques, culturels et sociaux. Les technologies du numérique permettraient aux adolescents d’accéder à des ressources toujours plus nombreuses et de qualité, quels que soient leur situation personnelle et le contexte socioculturel dans lequel ils s’insèrent, accroissant ainsi leur pouvoir d’agir et compensant les inégalités sociospatiales. Ils pourraient s’affranchir des contraintes des dispositifs et des espaces sociaux, éducatifs et culturels traditionnellement segmentés et clos sur leurs activités propres. La mobilité serait le corollaire de la capacité d’autonomie, de l’auto-apprentissage, de l’épanouissement, voire de l’émancipation.
3Le déploiement d’environnements numériques, tels que les espaces numériques de travail en contexte scolaire ou les espaces publics numériques, permettrait de profiter de la porosité des espaces au point qu’il est question du développement par exemple d’un « paysage numérique éducatif ». La communication, les apprentissages, les pratiques culturelles et sociales seraient fluides et continus. Les espaces semblent poreux sur les plans topographique et cognitif. En somme, la performativité des objets techniques, en particulier les nomades, renouvelle l’idéologie techniciste. La mobilité est ambivalente, l’examen des raisons des déplacements montre que la réalité est complexe.
4De la même manière que l’accès à Internet ne signifie pas que le savoir scolaire est démocratisé, comme le rappelle Simon Collin (2013) en faisant l’inventaire des inégalités que cette croyance masque, les discours d’accompagnement sur la mobilité informent notre perception du potentiel des outils numériques. Collin en appelle à une approche sociocritique pour questionner plus précisément la réalité dans sa complexité, en particulier en ce qui concerne les jeunes, ce à quoi nous souscrivons en ce qui a trait à la mobilité et à l’apparent effacement des frontières et des distances qui démocratiserait l’accès et l’appropriation des ressources.
- 2 Même si l’évolution des outils de production langagière en ligne semble accentuer la place de l’ima (...)
5Un certain nombre de travaux contribue à la connaissance des mobilités juvéniles, les configurations étant plurielles comme pour tous les phénomènes sociaux. Se déplacer au quotidien est une manière de construire un rapport aux autres, de s’inscrire dans un espace urbain par exemple et de se situer socialement, ce que les enfants et les jeunes construisent aussi en famille (Depeau et Ramadier, 2011). La littératie trame la mobilité juvénile. En effet, nous nous inscrivons dans une approche anthropologique de la littératie qui désigne l’ensemble des pratiques, valeurs, objets mobilisant l’écrit, technologie de l’intellect outillant la réalisation des activités de la vie quotidienne (Goody, 2017). Le développement des SMS illimités et celui des réseaux sociaux numériques ont contribué à densifier les déplacements (Schneider, 2013). La prise en compte de la spatialité comme une dimension-clé de la littératie contemporaine permet de comprendre les agencements complexes que mettent en œuvre les jeunes et la place de l’écrit, sous toutes ses formes, comme ressource et support de l’activité individuelle et sociale, contrairement à des idées reçues sur un déclin de la place de l’écrit2.
6L’échelle d’appréhension des déplacements fait l’objet de travaux qui mettent en évidence la variété des enjeux. Ainsi la thématique des migrations, et en particulier celle de ceux que l’on nomme mineurs isolés, soulève-t-elle la question, d’une part, des catégorisations et, d’autre part, de l’activité des acteurs sociaux qui les rencontrent et les accompagnent (Vetier, 2016). Cette considération des autres acteurs, qu’il s’agisse des parents, des enseignants, des travailleurs sociaux, invite à réfléchir au regard porté sur ceux qui se déplacent, qui informe l’évaluation de la pertinence de ces mobilités juvéniles.
7Les configurations réticulaires et la circulation de formes littéraciques variées donnent une nouvelle épaisseur à la mobilité juvénile. Cela conduit à se demander comment se déploient les usages du numérique des jeunes en situation de mobilité et comment en construire l’épistémologie, dans une perspective à la fois géographique, communicationnelle et éducative. L’utilisation des outils de communication numériques permet-elle de disposer d’un pouvoir d’agir plus grand, de fluidité dans les échanges et par extension de meilleurs apprentissages, d’inscription efficace dans un collectif social éducatif et de remédiation aux inégalités sociales et culturelles ?
8L’objet du présent article est double. Il s’agit, d’une part, de proposer une conceptualisation de la mobilité des jeunes à partir d’une revue de la littérature qui fait dialoguer géographie sociale et sciences de l’information et de la communication et, d’autre part, de soulever les éléments de discussion concernant le rôle de la littératie dans la mobilité quotidienne juvénile, et ce, à partir de résultats d’enquêtes ethnographiques.
- 3 Le Breton montre par exemple comment le travail demande d’être mobile sur un territoire en raison d (...)
9La mobilité est considérée comme un fait social total, c’est-à-dire « une catégorie de phénomènes qui engagent la totalité de la société et de ses institutions, mais aussi ses composantes invisibles et cachées » (Bassand et Brülhardt, 1980 : 55). Toutes et tous sont soumis à une injonction de déplacement pour réussir ou pour le moins conduire leur vie. Se déplacer est nécessaire pour accéder aux ressources économiques, culturelles, éducatives, professionnelles (Le Breton, 20053). Le degré de mobilité d’un individu semble indiquer la manière dont il expérimente et réalise son potentiel.
10Dans cette perspective, la géographie sociale cherche à comprendre comment les individus se situent et évoluent dans leur environnement, comment ils peuvent s’approprier les ressources spatiales proposées, franchir des distances topographiques ou symboliques. L’étude de la mobilité comme « l’ensemble des manifestations liées au mouvement des réalités sociales (hommes, objets matériels et immatériels) dans l’espace » (Lévy et Lussault, 2003 : 622) rejoint les préoccupations des sociologues sur la mobilité sociale, parfois vue comme synonyme de progrès social (Kaufmann, 2008 ; Peugny, 2006).
11L’étude des déplacements a pendant longtemps été liée à la qualité des voies de communication : routes, chemins, voies maritimes, etc. L’efficacité d’un déplacement résidait dans la réduction du temps passé à franchir des distances et dans la suppression / atténuation des obstacles. C’est la qualité de gestion des transports qui est alors visée. Le développement des voies de communication a d’abord structuré le maillage des territoires physiques jusqu’à ce que le réseau, forme spatiale et sociale considérée comme plus pertinente que le territoire, prenne la première place dans nos représentations des déplacements efficaces et dynamiques. En effet, alors que le territoire a pendant longtemps été la forme spatiale qui permettait la construction de l’identité collective et l’efficacité des transmissions matérielles et immatérielles, il a progressivement été considéré comme figé, lourd, fermé et saturé. En revanche, se déplacer dans un réseau ouvre des possibles, des itinéraires autres et permet de gérer plus efficacement les quantités à transporter. Le réseau informatique a densifié ce premier réseau matériel appuyé sur des réseaux humains. Il a ainsi forgé nos représentations de la production sociale (Mercklé, 2011). Cependant, la géographie des réseaux a montré qu’il s’agit là bien d’idéologie, que le réseau s’inscrit toujours dans des territoires parfois anciens et qu’il met en jeu des centralités fortes (Offner, 2000). Dans un mouvement de balancier, le paradigme du territoire et ses enjeux identitaires, économiques, culturels reviennent aujourd’hui face aux limites de l’approche réticulaire des politiques publiques.
12En sociologie, la mobilité a d’abord été entendue comme sociale. En effet, dans des périodes de crise et de montée du chômage au cours du xxe siècle, le statut social pouvait se dégrader. Associée ainsi au changement social, la mobilité désigne dans ce cas le déplacement dans l’ensemble des possibles statuts sociaux (Bassand et Kaufmann, 2000). Considérer la mobilité, c’est donc se poser la question des processus de construction sociale et individuelle, de la question de l’identité et du sujet s’autonomisant (Kaufmann, 2006). Le mouvement vers une autonomie des individus contribue à la dévolution de la responsabilité à ceux-ci dans leur réussite. La mobilité correspond alors à la manière dont des individus, pour diverses raisons et à des moments différents, feront les choix de déplacement stratégiques pour atteindre des ressources nécessaires au déploiement de leur activité. Les déplacements sont à prendre en compte en les articulant à ce qui peut les empêcher, ce qui va générer des bifurcations, des parcours mais aussi des coups d’arrêt. Par exemple, les frontières matérielles ou symboliques, les besoins de gérer des dimensions de la vie quotidienne conduisent à appréhender les distances autrement que sous l’angle des kilomètres.
13L’approche sociologique rejoint là la conceptualisation géographique. Si l’on prend l’exemple du rapport à la ville, les recherches montrent que chacun construit ainsi le sien propre, voire produit sa propre ville en fonction de ses contraintes ou de ses motivations au-delà de ce qui est prévu par les politiques publiques dans des systèmes de contraintes complexes (Cailly, 2004). La distance n’est pas seulement topographique, et l’absence de murs et de courtes distances peut receler des frontières symboliques tout aussi indépassables que des murs matériels (Milhaud, 2017). Dans le cas des configurations des mobilités contemporaines, il faut noter que nous organisons nos vies à partir de multiples lieux et non seulement à partir d’un foyer qui serait le centre d’un réseau stable et évolutif. Cette « polytopie », comme la nomme Mathis Stock (2006), est caractéristique des individus dans des sociétés mobiles. Les jeunes sont tout autant concernés. La population étudiante, par exemple, est soumise à des déplacements importants dont l’analyse nous éclaire sur les ruptures d’espaces de vie que produit la mobilité choisie ou subie. De telle sorte que des étudiants issus de milieux populaires allant faire leurs études à quelques dizaines de kilomètres du domicile parental peuvent être en rupture tout aussi grande, voire davantage, que des étudiants venant de l’étranger dans une proximité culturelle avec la ville de leurs études. Ils doivent par ailleurs réorganiser de nouveaux ancrages pour lesquels le numérique peut servir d’appui (Hardouin et Moro, 2014). Celui-ci permet entre autres de gérer les incertitudes de la vie quotidienne et de s’organiser (Line, Jain et Lyons, 2011).
14Dans le cadre de cette prise en compte de la mobilité comme fait social qui s’impose à tous, la thèse du « tournant de mobilité » (mobility turn) propose aux sciences sociales de reconsidérer de façon radicale ses catégories d’analyse à l’aune de ce qui apparaît aujourd’hui comme le paradigme de la mobilité (Sheller et Urry, 2006). Les modifications économiques et organisationnelles pour les différents acteurs individuels, institutionnels ou industriels sont mises en évidence depuis le début des années 2000. Plus récemment, les mobilités apparaissent comme le troisième maillon, avec la mondialisation et l’accélération, permettant de caractériser la modernité tardive (Rosa, 2010, 2011). En proie à l’accélération sociale faite d’innovation technique, de changement social et de modification du rythme de vie, les individus dans leur expérience quotidienne s’appuient sur les outils de la mobilité et du numérique pour tenter de pallier le manque crucial de temps, malgré les possibilités d’en gagner et devant l’appauvrissement des ressources institutionnelles pour y faire face. Ainsi, parallèlement aux travaux de Hartmut Rosa (2010) ancrés dans la tradition de l’école de Francfort, des chercheurs soulèvent la question de la construction des inégalités sociales qu’induisent des mobilités subies et proposent d’examiner plus précisément comment les individus sont confrontés à la dispersion des lieux de leurs activités (Orfeuil et Ripoll, 2015).
15C’est dans ce contexte — au sens de production sociale, culturelle qui permet l’élaboration des situations sociales et individuelles — qu’émerge le lien entre mobilité, numérique, apprentissage et identité. Les individus doivent mettre en œuvre des stratégies spécifiques pour déployer leurs activités dans une polytopie variable et provisoire ainsi que pour faire face aux évolutions techniques, sociales et professionnelles rapides, génératrices de stress. Une manière d’y répondre est de procéder à l’actualisation des connaissances et des savoir-faire ainsi qu’à l’appropriation de savoirs nouveaux. Les outils et ressources sur support numérique, qu’il s’agisse d’applications ou de modules de formation, se développent pour répondre à une demande et aussi possiblement pour créer des besoins. La traversée des contextes qu’induit l’accélération définie plus haut construit la mobilité comme lieu d’apprentissage, qu’il s’agisse d’apprendre en raison de la mobilité, d’apprendre en mobilité ou d’apprendre sur la mobilité pour répondre aux enjeux économiques, professionnels, éducatifs, etc. Dans un mouvement généralisé d’adaptation à la mobilité, à la flexibilité d’usage des réseaux et au développement de stratégies, la question se pose de la réalité et de la complexité de ces apprentissages à mener. En effet, s’approprier des modes de déplacement, des modes d’information, identifier les acteurs et les modes de communication liés, comprendre et maîtriser les outils cognitifs, langagiers et techniques de la mobilité sont quelques-uns des possibles apprentissages soulevant la question des inégalités, qui semblent se déplacer et s’accroître. Par ailleurs, le développement de la conception de l’individu-sujet comme responsable de son développement, de sa construction identitaire, de la réussite de son parcours et l’injonction à toujours plus de réflexivité accentuent l’appel à la mobilité de ceux-ci dans la mesure où accéder aux ressources demande d’exploiter son capital spatial, sa connaissance des réseaux en ligne et hors ligne, mais aussi de faire sans cesse les arbitrages les plus pertinents, qu’ils soient financiers, décisionnels, cognitifs, sociaux, etc.
- 4 Le capitalisme cognitif est le dernier avatar de ce système économique dont la source de richesse e (...)
- 5 On pourra lire à ce sujet la description que fait Pierre Lévy de la crue du savoir, image de la noo (...)
16Pour les individus, ces arbitrages sont rendus toujours plus difficiles par le capitalisme cognitif4 qui organise la captation de l’attention comme pivot d’une course effrénée au plus efficace, au plus récent (Citton, 2014 ; Griziotti, 2018). Mais du côté de la recherche, les discours d’accompagnement peuvent aussi affecter la description scientifique des phénomènes liés à la mobilité. Tout d’abord, les caractérisations de celle-ci sont de manière dominante nourries de métaphores appartenant au champ sémantique de l’eau et de la navigation. Elles sont en effet privilégiées pour décrire le contexte relatif aux usages du numérique ainsi qu’aux mobilités et à la place de l’individu dans la société actuelle après avoir servi à désigner les objets et activités en ligne : surfer, navigateur, etc. (Bernardot, 2018). Le champ lexical du liquide est omniprésent et sa dissémination importante est combinée au registre du mobile et de l’hybride pour donner à voir la mondialisation actuelle. Les individus sont mobiles, leurs pratiques sont hybridées dans un environnement mouvant, « en écoulement constant » (Bernardot, 2018 : 3). La métaphore de la société liquide est ainsi utilisée pour expliquer les transformations contemporaines économiques, sociales et culturelles (Baumann, 2007). À cela, Bernardot propose des éléments explicatifs : l’eau permet de construire des récits aux connotations multiples5, la métaphore qu’on en tire permet de verbaliser des processus techno-sémiotiques complexes, peu accessibles aux naïfs du numérique, en particulier l’interopérabilité, la diffusion rapide et la généralisation des pratiques.
17Des pistes semblent fécondes pour décrire les phénomènes en jeu de façon rigoureuse qui cherchent à s’extraire des discours d’accompagnement ou de la faible rigueur descriptive et proposer les méthodologies pertinentes pour approcher la complexité. Alain Rallet, Anne Aguilera et Caroline Guillot (2009) soulignent l’effort de clarification nécessaire des différentes acceptions d’un terme utilisé pour désigner, selon les disciplines, les déplacements physiques, les changements de statut social ou encore de localisation résidentielle de même que doit être poursuivie la réflexion sur la nature des interactions entre ces différentes catégories. Dans un numéro de la revue Réseaux paru en 2016, les articulations entre les approches géographique et info-communicationnelle sont clairement mises en évidence telles qu’elles avaient été engagées dans la revue Hermès (Paquot, 2012).
- 6 Les médias positionnels sont ceux qui offrent des services, des informations en fonction des donnée (...)
18Le champ de la mobilité intègre désormais, dans son acception la plus large, de nouvelles catégories qui font référence à des mouvements dans des espaces virtuels (informations, savoirs, pensées, etc.), générant de nouveaux questionnements quant à leurs interrelations avec les formes de mobilité dans l’espace physique et dans l’espace social. C’est l’usage du téléphone intelligent qui fait l’objet des analyses. Il ne s’agit plus d’un objet emmené en mobilité, mais d’une mobilité connectée permettant la démultiplication et la continuité des activités. Celles-ci en sont affectées dans leur déroulement et dans leur spatialisation. L’étude des services offerts en mobilité montre en particulier des mutations dans les interactions personnelles dues aux médias positionnels6 (Licoppe, 2016) et aux outils du quantified self (Cardon, 2015).
19Croisant mobilité physique et mobilité sociale d’un individu-sujet a priori autonome, le développement des occasions d’apprentissage au fil de la vie conduit un certain nombre de chercheurs à parler de « vies apprenantes » (learning lives) (Erstad et alii, 2016). L’enjeu est double : considérer, d’une part, la vie entière aujourd’hui comme un processus d’apprentissage au-delà des limites traditionnelles et, d’autre part, les conditions dans lesquelles les individus apprennent et les manières dont ils le font.
20Les apprentissages sont intriqués dans des transactions multiples : expériences, parcours de vie, contextes d’apprentissage volontaires ou non, cadres affectifs, groupes sociaux. Cet ensemble constitue notre expérience de vie dans le monde (ibid. : 1). Mais il y a aussi nos subjectivités, nos interactions interpersonnelles, le développement de notre identité, la façon dont nous construisons des identités d’apprenants. Lynne Chisholm (2015) considère ainsi que les vies apprenantes sont caractéristiques de l’époque contemporaine fondée sur les évolutions radicales de notre rapport à l’espace et au temps. Alors que le xxe siècle a vu le déploiement systématique du modèle scolaire avec ce que cela signifie de curriculum, d’activités, d’exercices, de supports, etc., mais aussi d’évaluations standardisées dans leurs moments, leurs formes, leurs enjeux, les travaux de ces deux dernières décennies en sociologie et en éducation permettent de déplacer la focale vers les jeunes et mettent en évidence que les agencements scolaires sont des constructions sociales non naturelles. L’enfance et l’adolescence même sont remises en question en tant que processus interactifs et en tant qu’âges de la vie (ibid.).
21Cette prise en compte de l’apprendre comme élément-clé de nos vies contemporaines a émergé au carrefour d’un grand nombre de recherches qui se sont, pour certaines, particulièrement intéressées aux jeunes. Les sciences de l’éducation poursuivent l’étude des apprentissages en mobilisant en particulier celles en ethnographie portant sur la littératie, les études sur les usages des médias, les études sur les pratiques culturelles juvéniles, les recherches en géographie sur les productions des espaces par les jeunes, en psychologie sur les processus cognitifs à l’œuvre dans la diversité des interactions.
22Les travaux sur les usages des adolescents relatifs à l’information et à la communication, dans lesquels les outils du numérique trouvent leur place, s’appuient sur les acquis des recherches concernant les processus identitaires et les apprentissages à des échelles différentes, qu’il s’agisse de grandes enquêtes sociologiques qui indiquent l’évolution et la diversité des pratiques culturelles (Octobre, 2014) ou l’impact des médias sur les processus d’individuation et de socialisation (Jehel, 2011). L’approche ethnographique de Danah Boyd (2016) a ainsi pu rendre visibles les préoccupations, les motivations des adolescents quant à leurs usages, montrant ainsi qu’ils sont des individus pluriels comme les adultes. L’expressivité et la réflexivité sur la mise en visibilité de soi apparaissent comme des faits structurants de la socialisation avec le numérique, entre autres dans les résultats des enquêtes sur les blogues de lycéens (Delaunay-Téterel, 2008) et la créativité en ligne et sur téléphone intelligent (Allard , 2007, Allard et al, 2014). Conjointement à l’apparente démocratisation des ressources par le numérique qu’il faut prendre en compte (Plantard, 2011), les nouveaux médias s’entrelacent aux médias prénumériques pour des usages de recherche, de communication, de divertissement, de curation, de publication, etc., dans lesquels les jeunes s’engagent en développant un « pouvoir d’agir » qu’il convient d’examiner précisément (Frau-Meigs, 2016). Leurs activités se déploient dans une translitttératie comprise comme la capacité d’interaction avec une multiplicité de supports (Sue et al., 2007), mais aussi comme des pratiques de lecture-écriture élargies au travers de dispositifs sociotechniques interopérables.
23Mentionnée dans les observations sur l’expérience adolescente et les usages du numérique, la mobilité apparaît comme une dimension essentielle de la vie quotidienne, qu’elle soit rurale ou urbaine, américaine ou européenne (Ito et al., 2010 ; Boyd, 2008 ; Zaffran, 2010). Les adolescents ont des déplacements contraints, objets d’arbitrage qui vont les conduire à rester chez eux, à traîner en ligne et donc à développer « la culture de la chambre » (Glevarec, 2010 ; Bovill et Livingstone, 2001). Cette mobilité semble davantage considérée comme un facteur de pratiques à observer, mais peu comme l’objet même de l’investigation. Pourtant, les adolescents développent des manières d’habiter, de se déplacer, articulées à leurs pratiques en ligne (Oppenchaim, 2011).
24Comme les adultes, les adolescents ont une mobilité à double face. En effet, au fil des années, pouvoir se déplacer plus loin (à l’école, chez les copains, au lycée, à l’étranger) est associé à l’autonomisation des jeunes. La métaphore de l’oiseau souvent utilisée (« quitter le nid », « prendre son envol », etc.) est à ce titre éloquente. Ces déplacements sont liés à l’évolution des activités, aux capacités motrices et cognitives des jeunes, à l’organisation et aux représentations familiales, mais aussi aux outils qui vont les permettre : vélo, piste cyclable, réseau de bus, réseau d’amis qui assurent le transport, téléphone intelligent pour se repérer et contacter, plus tard usage des plateformes du type de BlaBlaCar ou Amigo Express. Cependant, ces déplacements sont aussi placés sous le signe de la contrainte. Les jeunes sont en effet soumis aux rythmes sociaux et familiaux : les horaires du lycée, du premier travail, ceux des départs des autres membres de la famille, les horaires des transports en commun. Horaires qui s’articulent à d’autres systèmes de contraintes : financiers, psychologiques, culturels, etc., et qui vont donner lieu à des arbitrages.
25Si nous voulons approcher ces pratiques de la mobilité, nous devons tenir compte de la dimension spatiale de celles-ci articulée à la dimension technique. La prise en compte de l’espace dans l’expérience adolescente permet de décrire la pluralité des contextes de socialisation auxquels ils sont confrontés . Quand les adolescents se déplacent, ils produisent des espaces sociaux spécifiques de leur situation socioculturelle et construisent une identité sociospatiale (Depeau et Ramadier, op. cit.). L’espace est pour eux comme pour tout acteur le support d’une action sociale, mais aussi le produit d’un construit social.
- 7 L’accessibilité se définit comme un rapport entre la distance symbolique, topographique et la motiv (...)
26Le développement cognitif des jeunes se réalise dans l’appropriation de leurs espaces quotidiens, mettant en jeu l’accessibilité7 de ceux-ci, leur réputation (lieux réprouvés, effrayants ou attirants). Dans les processus de socialisation, la pratique spatiale est ainsi marqueur et vecteur de différenciation sociale (Danic, David et Depeau, 2010). En fonction des contraintes, du capital social et culturel, les expériences ne sont pas les mêmes : les lieux fréquentés, les trajets, les ressources recherchées ou mobilisées diffèrent. La « motilité », comme capacité à mobiliser les ressources pour permettre la mobilité (Kaufmann, 2013), apparaît comme un enjeu majeur, mais dont il faut peser la part des outils et des ressources liées au numérique. Dans ces ensembles pratiques qui organisent de manière dialectique les différentes dimensions des processus de socialisation, quels usages sont faits des SMS, des applications de messagerie en ligne telles que Snapchat ou WhatsApp, des écrits sur les réseaux sociaux pour donner du sens aux mobilités, pour permettre leur réalisation, qu’il s’agisse d’organisation, d’information, de production de significations ? Dans quelle mesure ces déplacements soulèvent-ils des questionnements spécifiques relatifs à la littératie ?
27La compréhension des situations de mobilité outillées par le numérique demande ainsi de s’intéresser aux logiques d’action des individus pour repérer les arbitrages, les contraintes, les espaces de négociation, etc. Elle demande de porter attention à ce qu’est la vie adolescente dans sa complexité, aux outils et ressources à la disposition des jeunes. Par la mise en réseau des artefacts, par la circulation des données en ligne, les outils permettent en particulier d’interagir de manière asynchrone et distante. Cela signifie, entre autres, de pouvoir échanger des données dans un temps et un espace qui ne sont pas ceux de leur destinataire, mais aussi que cet échange puisse s’inscrire dans une interaction parfois immédiate, permettant alors des activités collaboratives qui s’affranchissent des distances topographiques, dans une forme de désintermédiation. Pour le chercheur, il s’agit aussi de ne pas être focalisé sur le déplacement uniquement, mais de regarder quels sont les ancrages qui s’articulent à ces déplacements. L’approche par situation conduit à décrire précisément les activités, sans se limiter à ce qui est visible (Lussault, 2000). L’espace d’une situation est observable par un agencement multidimensionnel, résultat de processus, de choix ; il est fait de trois plans : un déroulement, une organisation matérielle et des relations pratiques des acteurs à ce qui est en jeu. L’espace d’une situation est éphémère. Un événement peut faire basculer l’agencement vers un autre type d’espace. Rapporté à la question de la mobilité, cela signifie que le chercheur observe plus que le trajet, les outils ou les ressources : il investigue les zones d’interactions qui vont faire varier les agencements, les choix techniques, éthiques ou les assujettissements qui vont présider à ces variations. L’approche est sociocritique dans la mesure où elle permet d’appréhender les différenciations sociales et culturelles des usages du numérique au-delà du comportement visible dont on peut collecter les données mais aussi parce qu’elle vise à identifier les zones où se jouent les rapports de force des logiques à l’œuvre (Collin et al., 2016). L’enquête ainsi envisagée est qualitative et s’inscrit dans une démarche issue de la grounded theory et de l’ethnographie qui conduit la réflexion épistémologique et de l’enquête au plus près des acteurs dans une approche interactive. Concrètement, l’enquête s’est déroulée entre 2010 et 2013 auprès de lycéens d’une agglomération de taille moyenne, résidant dans des communes diverses et scolarisés dans des établissements différents. Par le biais de l’interconnaissance, 25 lycéens de 15 à 19 ans ont accepté d’être accompagnés, interviewés au fil de journées entières dans les différents lieux de leurs activités, hors ligne et en ligne. Ils ont accepté de montrer des productions diverses liées à l’écrit élargi (textuel et non textuel) et de discuter de leurs manières de faire. L’une des entrées de l’enquête était en effet la littératie comme technologie de l’intellect réappropriée dans les situations ordinaires contemporaines à rebours de propos semblant attester du recul de celle-ci avec le développement des usages du numérique. Au fur et à mesure de l’avancée de la collecte de données, la mobilité est apparue comme un élément structurant des adolescents enquêtés et la littératie comme l’outil et le support privilégiés de celle-ci (Schneider, 2014). Les données collectées ont été ainsi de natures diverses au fil des trois années : observations dans un carnet de terrain, corpus photographique de lieux, d’activités et d’objets, collecte de productions en ligne, captation d’interactions sur les réseaux sociaux numériques, entretiens et conversations informelles. Deux ans après l’arrêt de cette première enquête, quelques adolescents devenus jeunes adultes ont accepté de montrer l’évolution de leurs manières de faire au regard en particulier des changements d’espaces de vie (lycée-université-travail), mais aussi des outils et des formes de littératie (par exemple désaffection de Facebook pour d’autres réseaux de communication comme Twitter et Snapchat).
28La mobilité étant repérée comme élément essentiel de la pratique de la littératie et de l’émergence d’apprentissages liés, il s’est agi de construire la méthodologie de collecte et d’analyse de cet ensemble pratique constitué par les déplacements, les outils, les acteurs, la temporalité et les productions. Le travail d’élaboration cartographique et de schématisation documenté par les verbatim des adolescents a permis d’identifier les éléments que nous présenterons et discuterons.
29Une situation de mobilité peut être définie par les éléments suivants : la localisation de départ, la destination, l’itinéraire, le ou les moyens de transport, la durée imposée / souhaitée / imaginée, la finalité du déplacement, les objets que l’on emporte avec soi (carte de transport valide, cartable, etc.), ceux qui vont outiller le déplacement (carte, plan, mots griffonnés sur un post-it, GoogleMap imprimé), et des outils numériques que l’on emporte ou que l’on exploitera au fur et à mesure : son téléphone intelligent et tous les usages qu’il conviendrait d’expliciter, un automate d’achat de billets, des codes QR, etc., mais aussi la dimension idéelle, à savoir la valeur accordée à ce déplacement, les objectifs, les affects, les compétences, le rapport aux lieux fréquentés. Quand un jeune se déplace, il va produire un agencement provisoire en fonction des choix qu’il fera et des contraintes qu’il subira. La manière dont il fera varier ces agencements tout au long de la situation de mobilité élaborera des configurations d’usage singulières. Le numérique peut intervenir à divers moments et selon diverses finalités. Il peut informer le déplacement dans la mesure où l’individu exploite une ressource stockée sur son téléphone (horaires de bus téléchargés en PDF par exemple), où il accède à un contact, à une ressource en ligne pour comprendre / gérer un imprévu. L’usage d’un téléphone intelligent sera un élément de l’agencement temporel et spatial, mais aussi symbolique de celui-ci. Il va contribuer à la signification que prendra le trajet par exemple d’un lieu à un autre, il le modifie, le documente et l’inscrit dans un processus social et individuel. Les adolescents suivis dans cette enquête utilisent leurs SMS, l’accès à Internet, aux réseaux sociaux numériques, aux applications telles que Google Maps, Snapchat ou WhatsApp, selon ce qui est accessible par leur téléphone portable pendant leurs déplacements, et ce, dans des visées variées. À cette démarche méthodologique de collecte de données s’articulent des pratiques de description et de production du savoir. Les résultats sont restitués sous forme d’extraits de récits par cas (Schneider, 2013) tels que l’ethnographie et la clinique les ont développés, dans la mesure où cela permet de rendre compte de la logique des acteurs et de leurs productions singulières (Cefaï, 2003 ; Passeron et Revel, 2005).
30La complexité des situations est restituée en décrivant les agencements, leur émergence, leurs caractéristiques spatiales, matérielles, techniques, symboliques, temporelles ainsi que leur évolution et en les confrontant à ce que les jeunes en disent. En nous appuyant sur l’analyse de situations de mobilité et des usages liés du téléphone intelligent, nous insisterons sur trois dimensions : la reconfiguration des socialités, la place de la littératie et de la translittératie ainsi que le lien entre mobilité et apprentissages.
- 8 Les verbatim et descriptions sont extraits de l’enquête.
31Les adolescents se déplacent fréquemment, que cela soit pour des loisirs ou le lycée, éléments qui occupent l’essentiel de leur temps sur la période scolaire. La localisation résidentielle et la proximité des ressources jouent un rôle dans la manière d’appréhender les activités. Une plus grande distance mais aussi un réseau de transport plus ou moins efficient induisent une différenciation de l’organisation (se lever et partir plus tôt, articuler plusieurs modes de transport ou au contraire partir à la dernière minute, ou partir avec « des potes qui passent me prendre »8, etc.). Le franchissement de la distance se traduit ainsi en temps et en efforts de diverses natures : prévenir quelqu’un, ne pas oublier sa carte de bus, partir à temps, gestes très quotidiens qui composent l’injonction à l’autonomie faite aux jeunes, mais dont on perçoit bien qu’elle ne recouvre pas les mêmes réalités pour tous. Entre un adolescent qui habite à trente kilomètres de la ville où se trouve son lycée, qui part pour la semaine à l’internat (le dimanche soir, s’enchaînent le trajet en voiture familiale pour aller à la gare, celui en train, en tramway puis quelques minutes à pied pour rejoindre le lycée) et celui qui habite dans la ville concernée et se déplace à pied ou en tramway, les enjeux de l’organisation personnelle ne sont pas de même nature.
- 9 Écrit est à prendre dans un sens élargi, texte et / ou émojis, images, accompagnés de vidéos.
32La traversée de lieux au cours des mobilités conduit à des variations sociales dans la mesure où les amis, les proches, les contacts sont sollicités différemment et les interactions sont reconfigurées. Les adolescents sont ainsi parfois démunis pour se déplacer dans leur secteur de scolarisation, par méconnaissance des quartiers, parce qu’ils n’ont pas d’habitude d’utilisation des outils de repérage (plan du réseau de bus ou de tramway par exemple). C’est le cas de Thomas, qui fait le plus souvent appel à ses amis pour qu’ils le guident par SMS jusqu’à ce qu’il arrive à l’endroit souhaité. Comme beaucoup d’adolescents, il a une plus grande liberté de déplacement (carte de transport et autonomie par rapport à ses parents), mais contrainte parfois par une méconnaissance de la ville dans laquelle il n’habite pas ou des quartiers qu’il ne fréquentait pas plus jeune. S’y ajoute dans le cas présenté l’absence d’utilisation habituelle des outils tels que les fiches horaires et les plans. L’élargissement du réseau social par le lycée l’amène ainsi à se confronter à des difficultés de déplacement, il en maîtrise des éléments pragmatiques et s’appuie sur des ressources amicales et techniques, en particulier accessibles numériquement, qui constituent des éléments-clés de son capital de mobilité. Il lui faut choisir entre le message écrit ou audio. Thomas fait le choix de l’écrit9 quand il a besoin d’aide. Quand l’interaction mobilise plusieurs personnes et qu’il est nécessaire de traverser des zones où la parole est mal perçue et/ou réputées insécurisantes, l’écrit est plus adapté que des communications parlées. Il aurait fallu interrompre sans cesse ou maintenir très longtemps la communication pour gérer la marche, les échanges avec les différents interlocuteurs au fur et à mesure des indications. Les SMS, eux, sont envoyés au moment qui convient et permettent de réguler cette situation d’imprévisibilité, l’usage des Snap ou le partage de localisation sur WhatsApp, quand il est maîtrisé, enrichit le répertoire des ressources. Les contacts, à savoir les numéros des amis enregistrés, sont eux des ressources toujours « sous la main », rapidement mobilisables. Plus que la distance à franchir qui se fait accompagnée, ce sont la représentation de l’itinéraire, la compréhension des indications et la qualité de la connexion qui constituent des obstacles. Lorsqu’il voyage en Europe, Thomas utilise les services des plateformes de partage de véhicule — BlaBlaCar par exemple ou Uber —, construisant là des agencements à une échelle différente et développant des socialités avec des individus qu’il ne connaît que par leur profil en ligne et les indices issus des évaluations de la plateforme. Les interactions contraintes par le dispositif technique ont lieu avant le déplacement et servent à l’organiser, après le déplacement éventuellement pour évaluer le conducteur. Il s’agit de partage d’éléments de géolocalisation, d’appuis sur des commentaires d’autres utilisateurs, sous forme écrite ou traduite en chiffres par les algorithmes de la plateforme.
33Considérons la situation de mobilité correspondant à la période entre la sortie d’un adolescent du lycée à 18 h et son arrivée chez lui. Ce trajet et les usages de l’écriture par SMS ont été dégagés à partir de différentes discussions. On y retrouve la variété des usages qui apparaissent chez les adolescents enquêtés, mais ici rassemblés sur une période déterminée, close dans le temps. S’y ajoute un usage spécifique de la mobilité, à savoir la possibilité de poursuivre ou de maintenir une activité sociale qui, sans l’outil numérique nomade de communication, aurait été interrompue. Thomas commence à envoyer des SMS à Corentin en sortant du lycée à pied. Il monte dans le tramway et continue la conversation. Descendu deux arrêts plus loin, il rejoint son arrêt de bus régional et poursuit son échange avec son ami qu’il finira par rejoindre après 15 minutes de trajet. Corentin monte dans le bus, les SMS s’arrêtent, la conversation se poursuit en face à face. Quand Thomas descend, il termine la conversation en marchant sur le trottoir parfois jusque chez lui. Le téléphone intelligent est essentiellement utilisé pour ses contacts et les SMS, mais aussi pour l’écoute de musique qui va enrichir la manière de vivre ce déplacement. Le téléphone devient le support d’une activité sociale et individuelle riche et qui n’est d’ailleurs pas refermée sur elle-même puisque les échanges continuent et que les prochaines situations de mobilité en seront affectées.
34Les usages de cet objet technique et des techniques associées pour gérer un déplacement et la manière dont ceux-ci s’entrelacent pour tramer un moment de la vie adolescente apparaissent très variés. Alors que l’adolescent doit franchir des distances, dépasser des obstacles matériels, interrompre son activité, il construit dans cet enchaînement d’agencements une seule et même situation sociale
35Ces jeunes gens balisent des parcours par des SMS, éprouvent des distances, développent des habiletés spatiales dans la mesure où ils peuvent devenir compétents pour anticiper. L’engagement est à la fois stratégique et contraint par le dispositif social qui organise leur vie adolescente, leurs ressources autres étant parfois insuffisantes pour gérer ces situations. Progressivement, développant des habiletés spatiales et communicationnelles, ils peuvent oser s’engager malgré des contraintes plus grandes, ce qu’on pourrait nommer « construire leur autonomie spatiale ». Alex explique ce balisage lors d’une conversation dans sa chambre à l’internat.
Tu envoies des SMS quand t’es en ville ?
Oui dans le tram soit pour dire à ma mère que je suis dans le tram soit avec des copains pour finir la conversation
Et vendredi soir quand tu quittes le lycée ?
Je finis un peu la discussion qu’on avait ou alors j’écris à des copains qui sont pas dans le lycée pour savoir si y sont dans le train savoir à quelle heure quel train y prennent pour se rejoindre
Quel genre de message ?
Abrégé, pas envie d’écrire normalement, message court : t’es où ? tu prends le train ? et en texto tout le temps.
36Aux mobilités topographiques s’articulent des mobilités symboliques. Quand un jeune envoie un SMS, dépose un statut sur Facebook, commente une publication ou envoie un tweet, sans se limiter à de l’information textuelle, il le fait à partir d’une localisation, au moment de son déplacement. Un SMS pour contacter un ami qu’il va retrouver, puis un tweet public pour partager un étonnement sur le trajet, puis une recherche sur Google et la consultation de ses notifications sur Facebook, plus récemment le développement des Snap, en particulier sous forme de photographies et vidéos. L’ensemble de ces gestes numériques organisent un réseau d’écrits textuels ou non, liés entre eux par le sujet-adolescent qui les produit.
37Dans la figure ci-dessous, Antoine, 16 ans, dépose sur Facebook un dessin manuscrit réalisé plus tôt dans la journée pendant un cours de mathématiques. Cette publication déclenche des interactions avec des amis qui ne sont pas dans la proximité topographique, mais qui sont dans une proximité subjective et communicationnelle par le réseau social. L’interface de la page-écran matérialise l’articulation et l’intrication de plusieurs activités (ce qui a eu lieu dans la journée, le commentaire rétrospectif d’Antoine, les commentaires de ses amis), de plusieurs lieux (le cours, la chambre où Antoine se trouve, l’espace de la page-écran, les lieux où sont les amis) et de plusieurs formes scripturales (dessin, publications en ligne, émoticônes).
Capture d’écran 1. Polytopie littéracique entre en ligne et hors ligne
38Au fil des déplacements hors ligne, une mobilité à travers les dispositifs numériques se met en place. L’ensemble des interactions peut servir au déclenchement de nouvelles activités sociales à partir des publications, et ce, de manière synchrone ou asynchrone. Tout cela contribue à densifier la mobilité topographique et, en ce sens, crée ce que nous nommons une polytopie littéracique. La jeune femme ou le jeune homme va d’un endroit à un autre et s’inscrit dans des espaces prévus par les plateformes (la page Facebook ou le fil d’actualité Twitter) et les politiques publiques (aménagement des lieux d’activités diverses), et y fabrique des espaces personnels à des échelles de communication diverses, entre public et privé, relation duelle ou groupale, etc. Cette dimension n’est d’ailleurs pas propre à l’adolescence. Nous sommes dans une société mobile à divers titres et la polytopie en est une caractéristique : nous organisons des ancrages successifs que nous sémantisons à partir de ce que nous produisons comme traces langagières. Cependant, chacun est pris dans un système de contraintes qui contribue à structurer l’agencement possible des activités. La mobilité est bien souvent rendue invisible par la préoccupation de la vitesse et de la fluidité de circulation qui semble annuler les distances. Chacun se rend compte de manière empirique que la fluidité est très variable et que même si les distances sont réduites par la qualité des infrastructures, la représentation que l’on a des endroits fréquentés par exemple va réinstaurer de la distance. Ainsi Carla et Juliette, 15 ans, à l’internat et venant d’une petite commune rurale, sont peu rassurées de se déplacer seules dans certains quartiers. Elles organisent une forme de coprésence pendant leur déplacement : « J’aime pas être toute seule alors elle m’envoie un SMS. Elle me dit “T’es où ?, Dans le tram. Ça va ? Ouais…” Juliette, elle aime pas me savoir toute seule dans le tram ». Le pouvoir d’agir est alors non seulement dans la facilitation technique, mais aussi dans cette polytopie que l’on réussira à organiser.
39L’observation et la description de ces situations empiriques permettent de mettre en évidence non seulement l’évolution de configurations sociales, mais aussi la production de nouvelles plus complexes dans la mesure où elles articulent le hors-ligne et le en-ligne dans une diversité de pratiques littéraciques (entre écrits textuels, émoticônes, vidéographies, photographies), transmises, publiées sur différents espaces et à l’aide de différents outils de communication (Schneider, 2013). Se pose clairement la question des apprentissages liés de deux points de vue. Peut-on identifier des apprentissages littéraciques liés à la mobilité même ? Des apprentissages qui émergeraient de la pratique de la mobilité ?
40Nous avons pu montrer que ces pratiques littéraciques liées à l’appréhension des distances, à la connaissance des espaces et des contextes ont des enjeux identitaires qui font des situations de mobilité des moments spécifiques des vies apprenantes contemporaines. Dans ces moments de production sociale et spatiale densifiée par des activités translittéraciques, les adolescents sont donc confrontés à des « épiphanies » (turning points) qui peuvent déclencher des évolutions identitaires. Ces moments critiques comme la nécessité d’une distance à franchir ou des routines de déplacement à développer pour gérer les multiples lieux des activités quotidiennes mais aussi la maîtrise des outils de communication se font en fonction des ressources qui deviendront pour eux des prises auxquelles s’accrocher pour avancer. Le lien entre mobilités et apprentissages souligne le rôle de la littératie. Le développement des usages du numérique accentue ces liens dans la mesure où les outils et dispositifs d’accès à l’information permettent un nomadisme, qu’il reste souhaité ou devienne réel. À cet accès à l’information en ligne s’ajoutent des offres de contenus de formation gratuits ou non, structurées ou non et des occasions d’apprendre quels que soient les objets : des savoirs pratiques procéduraux tels que ceux des vidéos YouTube, des enrichissements de connaissances par l’accès à des synthèses scientifiques (Wikipédia), des interactions qui vont prolonger ou faciliter les apprentissages, tels que les forums. Depuis la formation ouverte à distance et les premiers temps de l’informatique grand public, tout le Web semble s’être mis en route pour permettre, comme cela nous est promis par des sites marchands d’aide scolaire, d’apprendre ce que l’on veut quand l’on veut, où l’on veut. L’étude des communautés d’apprentissage en ligne est un exemple de travaux portant sur la circulation des savoirs, qu’il s’agisse de mobilité hors ligne ou en ligne pour les temps d’expérimentation, de rencontre, le travail documentaire, les recherches d’information (Leander, Philipps et Taylor, 2010).
41Dans les situations que nous avons analysées, nous avons identifié des ressources que les adolescents utilisent et / ou fabriquent. Cependant, nous voyons nettement apparaître des situations difficiles sur lesquelles ils ont peu de prise. Le fait qu’une partie de la ville soit ressentie par exemple comme hostile, que les accès paraissent difficiles alors que les discours affichent une efficacité des transports soulève la question du rôle du numérique qui semble leur servir pour tenter de « faire avec » sans pour autant leur permettre de développer une autonomie sociospatiale. Depuis notre enquête dont sont tirées les situations liées aux SMS, nous avons pu observer de nouveaux usages. Le capitalisme cognitif se trouve actualisé quant à lui dans les usages d’applications, telles que Snapchat, traitant les données personnelles en temps réel, en particulier celles de localisation dans la mesure où chaque activité numérique produite en mobilité fait l’objet d’une incitation à commentaire, évaluation, consommation. Ce processus de sémantisation industrielle et commerciale pour laquelle les acteurs éducatifs n’ont pour l’instant pas de réponse réelle demande le développement d’une réflexivité complexe au-delà des tactiques juvéniles.
- 10 Nous avons développé cette approche dans le travail de thèse afin de préciser la médiation comme pr (...)
42À la question de savoir s’il y a un lien spécifique entre mobilité et littératie dans les vies adolescentes contemporaines, cela s’éprouve précisément dans les situations de mobilité vécues par les adolescents en régime numérique. En effet, dans la diversité de leurs déplacements, ils s’organisent, communiquent, produisent, consultent et font circuler des objets littéraciques qui vont leur permettre de franchir les distances, mais aussi d’être confrontés à d’autres. Les dispositifs techniques en ligne et hors ligne sont autant d’espaces de médiation qui vont contraindre les apprentissages sociaux et culturels et en demander. Les jeunes s’insèrent ainsi dans les contextes contemporains qu’ils contribuent à actualiser en fonction de leurs modalités d’interaction avec le monde, dans un processus de « médiance » pour produire un paysage singulier (Berque, 2000)10. Au-delà de la médiation, la médiance permet de désigner ce processus continu et interactif mis en route entre un individu et son environnement, mais aussi le fait que par ce processus l’individu change et change ainsi ses modes d’interaction.
43C’est la compréhension des configurations singulières de la mobilité adolescente qui permet d’identifier ce que l’injonction de mobilité comme synonyme d’autonomie fait aux individus et en quoi il s’agit bien d’une épreuve contemporaine. Le numérique et les compétences qu’ils ont pu développer y prennent leur place. Entre facilitation et fragilisation des adolescents, le capital sociospatial et culturel est déterminant mais doit être observé au plus près. On peut se demander dans quelle mesure les jeunes sont « encapacités » par l’usage des outils du numérique ou la mise en réseau des activités et se trouvent confrontés à des formes de territoires invisibles, à des frontières qu’il faut franchir avec des ressources dont les accès sont très variables.
- 11 Le concept d’épreuve en sociologie a été développé par Danilo Martucelli (2007). Il s’agit d’épreuv (...)
44L’analyse de la manière dont les adolescents aujourd’hui se construisent dans diverses interactions montre de façon contre-intuitive que la vie contemporaine, offrant des possibilités de socialisation plus ouvertes qu’auparavant, suscite en réalité de véritables épreuves11 pour les adolescents : la recherche de la stabilité face aux intensités qui leur sont proposées, la recherche de l’équilibre face au risque de la démesure (les excès de tous genres), la recherche de soi dans un balancement entre singularité et homogénéité parfois rassurante mais aliénante, et la dernière épreuve qui relève de la construction d’un projet personnel, objet de tensions et de fabrications sociales (Barrère, 2011). Cette notion d’« épreuve » pour décrire et analyser les usages du numérique et leur lien à la mobilité ouvre une piste heuristique dans la mesure où elle invite à poser la question de ce qui est en tension quand les adolescents établissent des relations avec les autres, avec leur environnement, particulièrement en déplacement. Il s’agirait alors de reprendre dans cette perspective et à nouveaux frais le cadre de la translittératie pour l’éprouver à la lumière de ces transformations sociales, cognitives et culturelles. L’exploration de ce qui relève des dimensions spatiale, scalaire et relationnelle dans les travaux de recherche montre l’intérêt d’une approche plus ouverte de l’apprendre, comme processus de médiance, en prise avec les réalités contemporaines.
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