1Nous avons aujourd’hui de maints exemples qui confirment la thèse selon laquelle, dès leur apparition, les technologies dites nouvelles créent des imaginaires, suscitent des attitudes et des discours fortement teintés de déterminisme. Ces discours, soient-ils en faveur ou résolument contre, viennent de toutes parts : ils sont tenus non seulement par des acteurs politiques, des médias, mais aussi par des professionnels et des chercheurs des plus sérieux (Breton, 2000 ; Compiègne, 2007 ; Ellul, 2010/1988 ; Flichy, 2001 entre autres).

2En ce qui concerne la médiatisation de l’apparition et du développement de ces technologies ainsi que de leur ancrage social, il semblerait que l’immense majorité des médias, d’une manière plus ou moins explicite, fasse preuve de confiance plus ou moins irréfléchie et suiviste à l’égard des bienfaits des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) ainsi que du numérique et de ses outils. Et cette foi n’a été quelque peu ébranlée qu’avec l’apparition massive de ce qu’on appelle les fake news et l’affaire des fuites des données personnelles sur Facebook, qui demeure, malgré les critiques qui se multiplient, le principal réseau social du monde. Cependant, alors que les médias mainstream et les médias traditionnels s’aligneraient plutôt sur la vision positive des nouvelles technologies, notamment les NTIC, certains médias, surtout ceux qui peuvent être qualifiés d’alternatifs du fait de leur position plutôt à la marge du champ médiatique, vont à contre-courant des discours ambiants en dénonçant les méfaits des nouvelles technologies et du « faux progrès » qu’elles représentent, même si cette dénonciation-là s’opère, elle aussi, dans le sillage de la pure tradition du déterminisme technique, dans la version négative cette fois-ci.

4Cette couverture médiatique à contre-courant du numérique et des nouvelles technologies, qui constituent un sujet à la mode, occupe, depuis un certain temps déjà, une position de choix dans l’espace public et peut s’inscrire dans de nombreuses problématiques. Parmi ces problématiques, on peut citer celle de la construction des problèmes publics par différents acteurs présents dans l’espace public, dont les médias, celle de la mise en scène du conflit dans un débat public, de son inscription dans un territoire spécifique, celle des manières dont s’effectue, toujours dans l’espace public, la mise en visibilité de la science et des techniques, autrement dit leur publicisation (Pailliart et Romeyer, 2009), mais aussi celle qui concerne la mythification et la démystification de certains objets du débat public, et qui nous intéresse particulièrement dans le présent article.

5À travers l’analyse du contenu de ce journal, et notamment à travers l’analyse des articles consacrés aux NTIC et au numérique, nous nous proposons d’étudier les manières selon lesquelles ce petit journal s’empare de ces thématiques dans la mouvance néoludique pour récuser la notion de progrès, si souvent associée aux nouvelles technologies. Nous verrons qu’une lecture essentiellement négative liée à ces objets est foncièrement politique au sens propre de ce terme, mais aussi au sens que lui donne Roland Barthes dans son interprétation de la notion de mythe.

Les NTIC et le numérique : du mythe à sa démystification

Le mythe comme ancrage d’une idéologie sociale

6Qu’est-ce qu’un mythe ? Sans prétendre apporter une contribution critique à cette notion abordée maintes fois et de différentes manières dans la littérature scientifique, il convient néanmoins de rappeler sa définition générique ainsi que les principales dimensions (celles qui semblent être l’objet d’un relatif consensus) de ce concept, dont nous allons considérer certains dérivés.

8Dans son ouvrage sur l’anthropologie des médias, Mihai Coman propose, comme suit, une synthèse des principaux facteurs culturels indissociables de la définition du concept du mythe et qui le distinguent des autres formes de récit :

- le cadre socioculturel du type archaïque (les ainsi appelées sociétés primitives, antiques, folkloriques, etc.) ;

- la transmission (diffusion) fortement orale ;

- la structuration des éléments du mythe sous une forme narrative ;

- le contenu fabuleux (l’endroit, les personnages, les objets ont des qualités évidemment différentes de celles du monde contingent) ;

- la pluralité des fonctions remplies à l’intérieur de la collectivité qui l’engendre ;

- le caractère complexe et stratifié des significations ;

- la position privilégiée du mythe par rapport à d’autres formes culturelles (il est considéré comme vrai, révélateur, exemplaire, fondateur, etc.) ;

- la capacité du mythe d’absorber les éléments culturels et de les transformer en nouvelles formes ;

- la liminalité, définie d’après Victor Turner, comme le pouvoir du mythe d’opérer entre les sous-systèmes d’une culture, liant les éléments disparates et mettant en évidence les éléments similaires (2003 : 125-126).

9Comme le constate lui-même ce spécialiste de l’anthropologie de la communication, il s’avère cependant impossible de trouver tous ces attributs dans les formes culturelles contemporaines. Dans certaines manifestations culturelles (récits, textes, discours, etc.), on peut néanmoins dégager certains éléments propres au mythe, ce qui justifie une démarche anthropologique dans l’étude des sociétés contemporaines.

10Pour faire ressortir la dimension mythique dans les phénomènes contemporains, plusieurs auteurs perçoivent des mythes modernes comme des idéologies sociales. Comprises comme un ensemble de croyances et de représentations dont la principale fonction consiste à asseoir l’hégémonie d’un groupe social, ces idéologies accèdent à un statut de mythe lorsqu’elles « se transforment en modes de significations communs », socialement acceptées (ibid. : 69).

11Parmi ces auteurs figurent, d’abord, ceux qui s’inscrivent dans le courant des cultural studies britanniques comme Stuart Hall, mais aussi le célèbre sémiologue français Roland Barthes, pour qui la spécificité structurelle d’un mythe contemporain à dessein hégémonique consiste à essentialiser les choses et les phénomènes en les privant de toute contradiction et de toute profondeur historique pour les rendre comme allant de soi, donc se passant de discussion, encore moins de remise en question. Bref, comme le résume Louis-Jean Calvet en étudiant le « regard politique [de Barthes] sur le signe », dans le mythe, au sens barthien du terme, « la représentation efface le réel » (1973 : 61).

12Ainsi, selon Barthes :

Le mythe ne nie pas les choses, sa fonction est au contraire d’en parler ; simplement, il les purifie, les innocente, les fonde en nature et en éternité, il leur donne une clarté qui n’est pas celle de l’explication, mais celle du constat. […] En passant de l’histoire de la nature, le mythe fait une économie : il abolit la complexité des actes humains, leur donne la simplicité des essences, il supprime toute dialectique, toute remontée au-delà du visible immédiat, il organise un monde sans contradictions parce que sans profondeur, un monde étalé dans l’évidence, il fonde une clarté heureuse ; les choses ont l’air de signifier toutes seules (1957 : 253).

13Coman (op. cit.) reconnaît que le rapprochement entre le mythe et l’idéologie, bien qu’il soit selon lui purement instrumental, a une forte valeur heuristique, car il permet de mettre au jour, dans certains éléments culturels d’aujourd’hui, des caractéristiques des mythes « archaïques », si incomplètes, fragmentaires, dégradées et difficilement décelables soient-elles.

Les récits mythiques dans les médias

14Même si, comme l’observe Coman dans sa réflexion sur les modalités d’existence de mythes dans les médias modernes, on n’y retrouve pas de mythes au sens d’origine du terme, il ne fait aucun doute que certains archétypes mythiques persistent à travers les médias et le discours journalistique et que ces derniers sont porteurs de constructions mythologiques en tant que dépositaires mais aussi créateurs de mythes. Si structures mythiques il y a, elles se retrouvent dans un « texte caché » (ibid. : 58), préexistant par rapport au récit journalistique et servant de cadre (de structuration, explicatif) à la narration journalistique des événements. Ce canevas archétypal caché ne peut cependant pas être assimilé aux simples stéréotypes culturels car, contrairement à ces derniers, il « n’est pas centré sur une seule note symbolique et permet des lectures complexes » (ibid. : 58). Edgar Morin a été parmi les premiers à le remarquer en étudiant l’enchevêtrement de différentes formes culturelles et de différents types de discours (rumeurs, stéréotypes ethniques, textes médiatiques, constructions mentales du type mythique) dans le cas de la « rumeur d’Orléans », comme le rappelle Coman. Pour Morin, les constructions mentales déclenchées par ces rumeurs s’apparentaient à « un mythe au sens archaïque du terme […] c’est-à-dire un récit imaginaire, organisé et cohérent, selon une logique pseudo-affective, qui prétend se fonder en réalité et en vérité » (1969 : 47-48, cité dans Coman, op. cit. : 61-62).

15Cependant, les représentations populaires peuvent contenir une forte dimension « mythifiante ». Car cette dimension se trouve aussi dans différents types de discours qui circulent actuellement dans l’espace social et public. Les discours sur les NTIC et le numérique en font incontestablement partie.

La dimension mythique des NTIC et du numérique

17L’exemple de Grenoble et de son développement montre, quant à lui, comment un mythe technophile peut devenir local en s’ancrant dans un territoire spécifique et en s’incarnant dans une ville.

Le mythe des nouvelles technologies territorialisé : l’exemple de Grenoble

Grenoble et la naissance d’un mythe techno-urbain

18Grenoble est connue aujourd’hui au-delà des frontières françaises en tant que technopole, genre de Silicon Valley française, et parce qu’elle est un grand centre universitaire. Elle attire de nombreux talents séduits par le dynamisme de cette agglomération de 400 000 habitants insérée dans un cadre de rêve — un écrin de trois massifs alpins aux portes de la ville. Gouvernée par un maire écolo depuis les dernières élections municipales, Grenoble abrite de plus en plus de bobos et de cadres qui remplacent peu à peu les ouvriers de cet ancien centre industriel. Mais encore aujourd’hui, la ville est entourée de la ceinture, dite rouge, des communes toujours gérées par les communistes. L’image de carte postale ne dit pas non plus que le tissu social grenoblois est très contrasté, avec de nombreux quartiers défavorisés, où éclatent des incidents à répétition, et avec une délinquance multiforme, possédant ses propres bidonvilles et ses propres camps de migrants. Le démantèlement de l’un d’eux, appelé « camp de Valmy » du nom du quartier de son emplacement, fin mai 2017, a fait d’ailleurs l’objet d’une vive polémique dans les médias locaux, les médias mainstream et les médias alternatifs. Et c’est Jean-Luc Mélenchon, candidat de la gauche populiste, qui y a remporté le premier tour de la dernière élection présidentielle.

19Pour mieux comprendre la naissance du mythe de Grenoble en tant que technopole, il convient cependant d’effectuer un retour — même bref — vers le passé de cette ville. La capitale des Alpes françaises, qui du fait de sa situation géographique est davantage une ville entourée de montagnes qu’une ville de montagne, était, malgré sa position géographique stratégique sur la voie romaine entre Vienne et Italie pendant des siècles, « un trou minable », comme la qualifie le journaliste Pierre Frappat (1979) dans l’ouvrage consacré aux aléas du mythe de « sa » ville. Elle est devenue ensuite une banale ville de garnison avant de connaître un certain essor industriel au milieu du XIX^e siècle. Mais, comme le rappelle le spécialiste des cultures urbaines Nadir Boumaza, lui-même issu de la région, il faut attendre les années 1960 pour que le récit sur la ville de Grenoble accède à un statut de mythe dans le sens d’une « image simplifiée et stéréotypée, mais aussi [comme] un modèle idéalisé et posé comme référence par les milieux extérieurs, c’est-à-dire par le monde non grenoblois qui est concerné d’une façon gratuite ou intéressée » (1997 : 175). Ce sont certaines étapes de son développement particulièrement éclatantes qui ont permis à cette cité provinciale, vivant à l’ombre de la métropole lyonnaise, d’accéder à une forme de modèle de développement alliant, sur son territoire, une forte concentration du capital intellectuel et celle du capital technologique. Si les Jeux olympiques d’hiver que la ville de Grenoble a accueillis en 1968 sont devenus une sorte d’emblème et en même temps d’apothéose de sa dimension mythique, ce mythe urbain moderne, comme l’appelle Boumaza, a pu croître et prospérer aussi grâce à d’autres figures emblématiques qui, associées entre elles, ont conféré à l’image de la ville une dimension tout à fait singulière. Il s’agit donc d’abord des éléments naturels inséparables du sort de la ville : la montagne et l’eau. Avec le temps, leurs caractéristiques naturelles ont, elles aussi, cédé la place à la dimension mythique dans l’imaginaire associé à la ville. Ainsi, la montagne a cessé d’être réduite à un milieu naturel hostile à l’homme pour devenir un lieu et une incarnation de défi lancé à la nature par l’homme tout en symbolisant les meilleurs aspects de la nature humaine comme le goût de l’effort, l’endurance ou la solidarité. En ce qui concerne l’eau, il s’agit d’un paradigme majeur de la ville qui structure son image, selon Boumaza. De danger permanent, lié aux deux torrents de montagne — Isère et Drac, le serpent et le dragon dans l’imaginaire populaire — enlaçant la cité dans leurs étreintes imprévisibles, cet élément, bridé pour produire de l’hydroélectricité, est lui aussi devenu ici le symbole de la supériorité de l’homme sur les forces de la nature.

20De cette manière, alliant différentes figures de modernité où la science et les technologies mais aussi la culture démocratisée ont trouvé une place de choix, Grenoble devient une ville du possible et un laboratoire social où « l’idéal de progrès est recherché dans le mariage de la science et de la raison politique » (Boumaza, op. cit. : 178 ; Frappat, op. cit.).

21Dans la thèse de Thomas Lerosier (op. cit.) qui clôt provisoirement une série de travaux déjà conséquente sur ce sujet, on trouvera la description minutieuse des principaux éléments qui ont contribué à la naissance du mythe technopolitain grenoblois depuis les années 1950 jusqu’à aujourd’hui.

22Les discours sur une ville mythifiée, devenue l’un des principaux pôles français dédiés aux sciences et aux nouvelles technologies, vont être alimentés et portés par les élites locales, certainement aussi dans leur propre intérêt, en irradiant et en structurant la vie « ici et maintenant », mais aussi en trouvant un large écho au-delà des contreforts et des vallées alpines.

Le mythe blessé

23Cependant, très rapidement, ce mythe s’essouffle, comme le montre dans son livre Frappat (op. cit.). Les raisons en sont multiples. Globalement, cet essoufflement serait dû aux bases insuffisamment solides d’une ville et d’une idéologie urbaine créées de toutes pièces et qui n’ont pas forcément les moyens de leurs ambitions. Et le discours à visée unificatrice n’a pas suffi pour donner une vraie unité à une mosaïque de quartiers, de territoires, de populations ainsi que de projets souvent pas, ou mal, aboutis.

24Ainsi, même à l’extérieur, l’image de Grenoble a glissé petit à petit mais inexorablement vers celle d’une ville à très fort taux de délinquance qui marque d’un sceau indélébile l’échec des politiques publiques locales. Le fameux discours dit « de Grenoble » que Nicolas Sarkozy a prononcé dans cette ville le 30 juillet 2010 après un fait divers sanglant, et qui a marqué le renforcement des politiques sécuritaires et identitaires de l’État français, est devenu une sorte de point d’orgue de la dégradation du mythe grenoblois.

25En ce qui concerne la culture scientifique étroitement associée à la ville dans les discours de communicants et dans l’imaginaire populaire, il s’avère aussi qu’elle est très inégalement partagée au sein de la population.

26Même si certaines prévisions des « visionnaires » du numérique sont devenues réalité, comme le regain de la démocratie directe grâce au Web et aux réseaux sociaux, cette réalité est loin d’incarner la vision positive et enchanteresse qu’imaginaient ces auteurs. Ainsi, au fur et à mesure que les « méfaits » du nouvel ordre numérique disruptif devenu mondial se multiplient en mettant en danger, entre autres, la conception de la protection de la vie privée et de différentes protections sociales dans le cadre du travail que nous connaissons depuis au moins un demi-siècle, ces critiques se font entendre de mieux en mieux. Elles proviennent non seulement des universitaires et des intellectuels, mais aussi d’autres champs sociaux, avec la gauche altermondialiste pour le champ politique et les médias alternatifs en ce qui concerne le champ médiatique (les deux étant souvent liés). Elles visent à démystifier l’idéologie du technolibéralisme numérique, devenue une figure de proue des géants du numérique dans leur conquête du monde. Cette démystification a aussi touché le mythe techno-urbain de Grenoble ainsi que ses principales composantes, notamment les technologies devenues nouvelles et le numérique.

Vers la démystification d’une idéologie technophile

Que veut dire « démystifier » ?

27On ne démystifie que ce qui est supposé mystifié ; rappelons donc brièvement les origines et différentes acceptions de cette notion. Ainsi, les premières attestations de l’usage de ce terme dérivé du grec mustês (initié aux mystères) remontent, en France, aux sociétés plaisantes du XVIII^e siècle où il était utilisé dans le sens « tromper quelqu’un en abusant de sa crédulité pour s’amuser ». Cependant, à partir du début du XIX^e siècle, ce terme prend une connotation collective avec le sens de tromper sur le plan intellectuel ou moral, comme en attestent les écrits d’Honoré de Balzac. À partir des années 1950, le sens de mystifier et de ses dérivés a évolué sous l’influence de l’idéologie postmarxiste, véhiculant désormais l’idée de l’aliénation idéologique, comme le rappelle le Dictionnaire historique de la langue française (1998 : 2333). Si l’on est donc loin de la notion du mythe dans le sens d’origine du terme, on est par contre en plein dans le mythe dans le sens social et contemporain.

28Cette constatation est encore plus vraie pour le terme de démystifier et ses dérivés. D’autant plus que la série antinomique « démystifier, démystification, démystifiant, ante, démystificateur, trice » est beaucoup plus tardive, car ses usages ne sont attestés en français qu’à partir de la fin des années 1940 (ibid. : 2333). Selon le Trésor informatisé de la langue française, le terme de démystifier désigne « dépouiller (quelque chose) de son caractère mystérieux ou trompeusement embellissant en le montrant tel qu’il est réellement » en ce qui concerne une chose, mais aussi « désabuser (quelqu’un) en lui montrant la réalité telle qu’elle est, l’arracher à sa crédulité causée par une tromperie collective (généralement embellissante) ». Une démystification serait donc une sorte de contre-discours, un discours alternatif et par essence critique sur quelque chose, ce quelque chose pouvant relever d’une réalité plus ou moins tangible ou de sa mise en mots, soit d’autres discours.

29Alors que les travaux scientifiques sur le concept de mythe sont légion, comme l’atteste aussi le recensement des travaux sur le sujet réalisé par Coman (op. cit.), ce n’est point le cas en ce qui concerne les termes de mystification et démystification, utilisés essentiellement dans le langage courant sans, à notre connaissance, avoir accédé à un rang de concepts dignes de ce nom. En ce qui a trait au champ des médias, il existe aujourd’hui de très nombreuses études démontrant la dimension fortement construite (entre autres, Herman et Chomsky, 1994/1988 ; De la Haye, 1984 ; Tuchman, 1978) mais aussi « mythifiante » du discours journalistique (Coman, op. cit.). En démontrant que les médias mainstream légitiment le plus souvent l’ordre social existant, ces travaux vont à l’encontre de l’idéologie journalistique professionnelle occidentale selon laquelle les médias journalistiques doivent remplir avant tout la fonction de dénonciateurs de ce qui ne fonctionne pas, ou mal, dans une démocratie (cf. watchdog journalism).

30En dépit de son titre, c’est l’ouvrage Mythologies de Barthes (op. cit.), marqué justement par le contexte idéologique postmarxiste, qui figure parmi les tentatives les plus célèbres de démystification des phénomènes sociaux contemporains érigés au rang de mythes. En tant que tels, ils sont essentialisés dans un certain état d’être à l’état présent (ce que Barthes qualifie d’état de Nature) au détriment de toute dimension diachronique de leur existence (Histoire) ainsi que de toute dimension politique (voir aussi sa définition du mythe ci-dessus).

31Démystifier consisterait donc à replacer un phénomène dans son contexte historique, mais aussi économique, social et politique en essayant de montrer toute sa complexité. Compris dans ce sens, le travail de démystification s’apparenterait d’abord à celui d’un chercheur en sciences sociales. Mais, si l’on revient vers le sens premier du terme mis en avant par les lexicographes (voir la définition du terme proposée par le TILF citée ci-dessus), l’entreprise de démystification consisterait à, répétons-le encore une fois, « désabuser (quelqu’un) en lui montrant la réalité telle qu’elle est, l’arracher à sa crédulité causée par une tromperie collective ».

32Comprise dans ce sens, la démarche de démystification peut faire l’objet de différents types de discours sociaux se situant à contre-courant d’une idéologie et d’une pensée dominante et étant portés par divers acteurs sociaux qui se trouvent généralement à la marge de l’espace public principal.

33Pour être entendus, ces acteurs peuvent également se servir des médias comme canal de diffusion et caisse de résonance. Il est rare cependant que la médiatisation d’une parole différente, voire « disruptive » (pour utiliser un mot à la mode) car prônant une rupture avec le statu quo, passe par les médias dits mainstream. Elle trouve plutôt son écho dans les médias en marge de l’espace médiatique que l’on qualifie souvent d’alternatifs, surtout s’ils portent un message qui tranche avec les discours dominants et les messages souvent consensuels des médias dits centraux (Cardon et Granjon, 2013). Ces récits proposent une lecture oppositionnelle, voire désacralisante des discours dominants en pointant leur caractère construit, donc qui ne va point de soi, ce que différents idéologues veulent nous faire croire.

L’information alternative dans l’écosystème médiatique de Grenoble

34Dans la ville de Grenoble, une telle information alternative a une longue tradition d’existence, comme le montrent les recherches du sociologue et économiste grenoblois Michel Bernardy de Sygoyer (1980). Cette information est avant tout d’essence locale et hyperlocale, ancrée dans le concret de la vie des gens et des (micro)territoires. Dans ce sens, elle se situe à l’opposé de la généralité désincarnée et synthétique du mythe selon la conception barthienne. Qualifiée de contre-information par Bernardy de Sygoyer, elle est d’abord, selon lui, un moyen d’expression des sans-voix, de tous ceux qui, pour des raisons diverses, sont privés de parole publique ou parce que, sur le forum public, leur parole est inaudible. D’où la définition de la contre-information proposée par cet auteur dans un travail de recherche que l’on sent très influencé, jusqu’aux termes et à la rhétorique employés, par les luttes sociales des années avant et post-1968. Ainsi, selon lui, la contre-information, « forme d’expression adéquate […] d’un groupe social en lutte » (ibid. : 351), « tend à ce que l’individu retrouve d’une certaine manière la maîtrise de la production de l’information » (ibid. : 348) La réappropriation par l’individu de la production de l’information sur sa vie et sur ce qui le concerne de plus près, a-t-on envie d’ajouter.

35Aujourd’hui, plusieurs médias locaux et hyperlocaux existant à Grenoble perpétuent cette tension entre l’information, produite par les médias institutionnalisés, et ce qu’on peut qualifier de contre-information ou d’information alternative proposée par les acteurs ou les médias qui le sont autant. Dans cette ville, connue depuis longtemps pour la vitalité de sa société civile et la richesse de sa vie associative, coexistent d’une part les médias mainstream, dans le sens qu’ils reflètent l’idéologie officielle (soit-elle politique ou sociétale, à dimension municipale, nationale ou à visée globale), et d’autre part des médias qui diffusent un message à contre-courant de ce qu’on peut appeler « l’air du temps ». Cette coexistence, néanmoins, n’est pas toujours très pacifique dans un environnement commercial et idéologique très concurrentiel. Le Dauphiné libéré, le quotidien régional issu de la Résistance, est l’éminent représentant de cette première catégorie. Resté pendant longtemps en situation de monopole dans sa zone de diffusion qui s’étend sur huit départements, ce quotidien « historique » de la région grenobloise est depuis longtemps accusé par ses opposants de cultiver une proximité coupable avec des pouvoirs municipaux successifs. Sa modernisation récente pour « se mettre à jour » par rapport aux changements du marché de la presse à l’échelle locale consécutifs à l’avènement du numérique (Holubowicz, 2012) ne semble pas avoir changé grand-chose. À l’autre bout du spectre, on trouve des médias d’information alternative ou, si l’on suit la nomenclature proposée par Bernardy de Sygoyer (op. cit.), de contre-information. Parmi ces médias, portés par des mouvements de militants de tout genre, mais qui sont souvent d’extrême gauche ou de gauche altermondialiste, on trouve certaines radios associatives, la version grenobloise du site d’information collaboratif indymédia, mais aussi Le Postillon, un bimensuel satirique créé en 2009. Situé, lui aussi, à l’extrême gauche, se voulant un média d’information alternative et indépendant, ce journal fait l’objet de notre étude de cas.

36Le mythe techno trouve régulièrement un écho dans les récits médiatiques circulant dans l’espace public grenoblois. Porté par des communicants et des porte-parole divers (des instances municipales grenobloises, de certaines institutions scientifiques), il résonne ensuite dans les médias locaux. Cependant, tous les médias locaux ne le reprennent pas de la même manière. Alors que les médias mainstream sont habituellement accusés de prendre les discours des principales parties prenantes des NTIC et du numérique dans le bassin grenoblois pour de l’argent comptant, les collectifs et les médias alternatifs revêtent souvent une posture de dénonciateurs et de démystificateurs de ces discours et des objets qu’ils portent.

Le Postillon, un journal satirique « antisystème »

38Ce petit journal est un magazine à la périodicité irrégulière, publié souvent en tant que bimensuel. Depuis sa création en juin 2009 jusqu’au printemps 2019 lorsque le corpus de la présente étude a été définitivement choisi 50 numéros ont été publiés, chaque numéro comptant en moyenne 18 articles de longueur et de genre variables.

39Traitant de sujets très circonscrits du point de vue géographique, relatifs à la ville de Grenoble et à son agglomération (il se veut « Journal de Grenoble et de sa cuvette », comme le précise sa manchette), il peut être considéré comme un média hyperlocal.

41Le Postillon se présente aussi comme un média d’information alternative dans la mesure où il se veut à contre-courant des médias locaux grenoblois traditionnels et bien installés (Cardon et Granjon, op. cit.), dont il dénonce en permanence le conformisme, le style consensuel et la connivence avec différentes équipes municipales. Le principal journal régional présent à Grenoble — Le Dauphiné libéré — en fait régulièrement les frais, alors qu’il est présenté par Le Postillon comme le parfait exemple d’un média au service de ses propriétaires successifs. Mais la gauche traditionnelle, notamment l’équipe municipale liée au Parti Socialiste (PS) qui avait dirigé la ville pendant plusieurs années, y avait aussi été régulièrement épinglée, souvent à travers des attaques personnelles visant tel ou tel autre élu. Les écologistes actuellement au pouvoir à Grenoble n’y échappent pas non plus.

42Ne signant pas ses articles et utilisant un ton cinglant et irrévérencieux qui ne fait pas rire tout le monde, Le Postillon est aux antipodes du politiquement correct. Au point que les méchancetés proférées par son illustre modèle Le Canard enchaîné peuvent paraître gentillettes en comparaison avec la véhémence parfois trash de son épigone grenoblois. Ces pratiques valent au journal de nombreuses animosités et même des poursuites judiciaires. En 2017, le journal a été condamné pour avoir diffamé un élu local (le président de la métropole de Grenoble Christophe Ferrari, PS).

43Le caractère satirique de ce journal n’est pas du tout neutre dans sa mission de fournir une contre-information sur les affaires locales. Tout d’abord, et au-delà du plaisir des « bons mots », rappelant en quelque sorte le célébrissime Le Canard enchaîné, il renvoie au prestigieux modèle de journalisme d’investigation devenu rare dans les médias français, car de moins en moins abordable, même pour les grands médias qui évoluent dans un environnement commercial de plus en plus compétitif. Par ailleurs, adoptant un ton satirique, il entre, d’une certaine manière, dans le cadre de l’infotainment, genre journalistique relativement nouveau, mais qui s’est rapidement répandu, notamment parce qu’il est censé attirer des publics plus jeunes qui désertent les médias aux formats « sérieux » traditionnels, en particulier ceux qui couvrent les sujets politiques.

44Avec ce type de pratiques, Le Postillon va résolument à l’encontre de la caractéristique générale attribuée aux médias locaux, considérés avant tout comme une fabrique de consensus (Herman et Chomsky, 1994/1988 ; De la Haye, op. cit.), produisant un contenu dont le rôle principal serait d’unir la communauté locale en offrant une image discursive du « nous » en harmonie. En d’autres termes, une sorte de communauté imaginée (Anderson, 2006/1983) qui a peu à voir avec la réalité.

46L’attachement au support papier semble même faire partie intégrante de la ligne éditoriale du journal, choix expliqué en long et en large dans l’article intitulé « Surtout n’allez pas sur notre site internet », texte qui constitue en même temps un vif plaidoyer contre les technologies numériques dont l’impact sur l’environnement n’a rien de virtuel :

Remarquons simplement la supériorité technologique d’un journal comme Le Postillon, qui à la différence de ces ordinateurs que l’on doit changer tous les deux ans, n’a pas de problème d’obsolescence programmée : si vous le conservez bien au sec, vous pourrez le lire à vos petits-enfants dans cinquante ans. Et même si — ô sacrilège — vous voulez vous en débarrasser, vous n’alimenterez pas les grandes poubelles électroniques qui polluent l’Inde et d’autres pays pauvres : il pourra être recyclé ou vous servir d’emballage, pour sécher vos chaussures ou allumer un feu (Le Postillon, n^o 23, décembre 2013).

47Cet extrait et l’article dont il provient, qui ressemble à une véritable profession de foi du journal, affichent clairement son positionnement contre les nouvelles technologies et le numérique.

Désenchanter le mythe de la disruption numérique

La méthodologie : analyse d’un corpus d’articles du Postillon portant sur les nouvelles technologies et le numérique

48Pour voir dans quels termes Le Postillon couvre les sujets ayant trait aux NTIC et au numérique, nous avons procédé à une analyse de contenu (quantitative et qualitative) de tous les numéros du journal accessibles in extenso dans ses archives en ligne au moment de la constitution de notre corpus, donc à partir du n^o 1, paru en juin 2009, jusqu’au n^o 50, paru au printemps 2019. Dans ces numéros, nous avons sélectionné tous les articles dont le thème principal (ou l’un des thèmes principaux) concerne les nouvelles technologies de l’information de la communication (désigné parfois par l’acronyme NT dans la suite de l’article) et le numérique.

49Au total, 85 articles font l’objet de notre analyse. Étant donné que Le Postillon comporte environ 18 articles par numéro, les articles concernant directement les NT et le numérique constituent plus ou moins 10 % du nombre total d’articles du journal, ce qui semble non négligeable. Certains numéros ne comportent aucun article qui traite directement de cette thématique, d’autres en contiennent parfois jusqu’à trois, voire quatre, alors que le n^o 48 (décembre 2018-janvier 2019) en contient 7 (sur 26). Ces articles sont de genre et de longueur variables. Le plus court parmi les articles sélectionnés comporte 770 signes, le plus long, 37 087 signes. Au total, les 85 articles sélectionnés représentent 670 727 signes espaces compris mais sans les titres, ce qui représente 7 891 signes en moyenne par article, soit un peu plus de 5 feuillets journalistiques de 1 500 signes.

50Nous avons d’abord classé les articles en fonction de la thématique principale qu’ils abordent, tout en sachant que souvent, plusieurs thématiques sont présentes dans un seul article, d’autant plus que les auteurs ne respectent pas vraiment les règles de l’écriture journalistique, celle, par exemple, qui veut qu’un papier ne possède qu’un seul angle (un seul fil conducteur) et que les faits soient séparés du commentaire. Il faut rappeler que le classement par catégories est toujours inévitablement réducteur et que chaque catégorie affichée — que nous voulions aussi générique que possible sans néanmoins trop perdre le sens des articles consignés — correspond à une grande thématique à laquelle on peut rattacher un tel ou tel article. Les catégories de notre typologie ne peuvent donc en aucun cas être considérées comme absolues et exclusives. Une telle typologie permet cependant d’observer, en l’occurrence, les tendances qui se dégagent dans la techno-critique pratiquée par Le Postillon.

51Si l’on classe par grandes thématiques tous les 85 articles de notre corpus, on obtient les résultats suivants :

Les NTIC et le numérique systématiquement mis en cause

53Comme on peut le constater à partir du tableau ci-dessus, les articles de notre corpus abordent des questions relativement variées autour des NT et du numérique, au point que la majorité des thématiques — ou principaux angles selon le jargon journalistique — (24 sur 38 recensées) ne concerne qu’un seul article. Cependant, certains thèmes reviennent régulièrement d’un numéro à l’autre comme une préoccupation constante du journal. Compte tenu de leur poids dans l’ensemble de notre corpus, leur traitement mérite quelques commentaires.

54Si la thématique que nous avons intitulée « Inutilité des inventions technologiques » comporte le plus grand nombre d’articles, c’est surtout parce que nous y avons rangé tous les articles de la rubrique « La noix connectée » qui présente régulièrement, en les ridiculisant, les inventions locales que la rédaction considère comme les plus stupides :

116 ans après la création du concours Lépine, le fameux concours français d’inventions, Le Postillon lance son propre challenge, dénommé le concours de la noix connectée. À chaque numéro, nous honorerons l’innovation grenobloise la plus stupide du moment, celle qui pique le bon sens et la décence ordinaire. Les postulants étant chaque jour plus nombreux, la sélection d’un seul lauréat est un combat acharné ; aussi réclamerons-nous votre indulgence (art. « La noix connectée : la Love box », n^o 41, été 2017).

55Mais l’utilisation récurrente d’un ton satyrique n’empêche pas d’aborder des thématiques beaucoup plus sérieuses. Ainsi, en ce qui concerne la deuxième thématique (8 articles), que nous avons intitulée « NT introduites sans concertation avec les publics concernés », elle comporte des articles qui relatent, par exemple, une installation « forcée », dans l’agglomération grenobloise, de compteurs électriques connectés appelés Linky, installation qui a même généré un mouvement de protestation au sein de la population. L’installation de ce compteur « intelligent », c’est-à-dire dans ce cas capable de collecter des données personnelles relatives à la consommation de l’électricité, a même fait l’objet de l’une des rares unes que le journal a consacrée aux nouvelles technologies et portant le titre « Smart attaque ! Des compteurs Linky à la ville intelligente » (n^o 12, octobre 2011). D’autres sujets que nous avons regroupés dans cette thématique concernent, par exemple, une quasi-imposition de Monéo à l’Université de Grenoble (art. « L’université en première ligne de l’acceptabilité Monéo et cartes multiservices », n^o 12, octobre 2011) ou l’introduction des tablettes numériques dans les collèges du département de l’Isère sans que les enseignants soient d’accord (art. « Les collégiens de l’Isère vont avoir une tablette numérique Apple Ineptes tablettes », n^o 39, février-mars 2017).

56La généralisation de la surveillance grâce aux nouvelles possibilités technologiques est un autre thème fort qui revient avec la régularité d’un leitmotiv au gré des articles et des numéros. Ainsi, on se doute que la société grenobloise, qui se propose de produire des drones à l’usage civil « au service de l’homme », ne manquera pas de fournir du matériel aux autorités locales pour surveiller la ville (art. « Méchamment drone », n^o 21, été 2013). On dénonce aussi le tournant pris par La Poste qui, contrainte désormais à respecter les impératifs de la rentabilité, fait commerce des données personnelles de ses clients récoltées sous prétexte de leur rendre service, notamment pour le suivi de courrier lors d’un changement d’adresse (art. « Comme un mal-être à La Poste — épisode 4 — Le plus grand fichier de France », n^o 49, hiver 2019).

57Le thème de la surveillance généralisée et de contrôle total est traité par ailleurs sans demi-mesure avec la rhétorique des univers technototalitaires fictionnels connus de tous, comme le prouvent les titres d’articles suivants : « Matrix, c’est un peu le monde que nous construisons » (n^o 38, décembre 2016), « Big Brother se construit aussi à Grenoble » (n^o 38, décembre 2016), « Nos poubelles pleines de Kafka ? » (n^o 43, décembre 2017) ou encore « Construire Matrix à l’insu de son plein gré » (n^o 43, décembre 2017).

58Les nouvelles technologies sont aussi incriminées dans Le Postillon comme une pompe aspirante de l’argent public. On met donc en avant le fait que les entreprises de haute technologie, bénéficiant de la bienveillance des pouvoirs publics ainsi que des élus locaux et détenant un certain capital sympathie auprès du grand public, sont souvent financées par les crédits d’impôt recherche. On peut lire à ce propos les articles suivants portant des titres évocateurs : « Combien d’argent public pour un emploi à STMicroélectronics ? » (n^o 22, oct.-nov. 2013) ; « L’anti-modèle grenoblois » (n^o 27, oct.-nov. 2014) ; « Linky profite le crime ? » (n^o 35, avril-mai 2016) ; « L’arnaque de la transition “connectée” » (n^o 37, octobre 2016) ; « Les start-up : la vraie France des assistés » (n^o 40, avril-mai 2017). Or, soutient le journal, l’intérêt des innovations qu’elles proposent est pour le moins contestable (voir le thème sur l’inutilité des NT traité ci-dessus). En plus, les financements qui leur sont accordés le sont parfois au détriment des services publics (par exemple : art. « Fermer des bibliothèques, sauver le high-tech ? », n^o 36, été 2016).

59La robotisation de la société est un autre thème fort de la techno-critique développée par Le Postillon, qui dénonce le remplacement des humains par des logiciels dans le processus de recrutement (art. « Le recrutement augmenté », n^o 37, octobre 2016) ou le fait que les étudiants grenoblois sont contraints par le Centre régional des œuvres universitaires et scolaires (Crous) de s’équiper d’une carte Monéo pour bénéficier du tarif étudiant dans les restos U en attendant que les repas leur soient délivrés automatiquement dans certaines résidences étudiantes où il n’existe plus de service de cafétéria (art. « Monéo 1 - Humains 0 », n^o 13, décembre 2011). En même temps, l’Université Grenoble Alpes, « qui n’a visiblement pas assez d’argent pour payer convenablement son personnel précaire », remarque Le Postillon, promeut des travaux sur la robotique, y compris sur la robotique sociale ou affective visant à doter les robots d’une intelligence émotionnelle pour qu’ils puissent remplacer les humais dans les tâches et les fonctions impliquant les émotions. Le journal commente comme suit ce type de travaux :

L’intelligence émotionnelle de n’importe quel humain normalement constitué comprend vite qu’il n’y a rien de souhaitable à bâtir un monde où les robots pourraient simuler des émotions et prendre « les rôles d’enseignants, coachs, assistants ou acteurs » (art. « La fac veut donner des “émotions” aux robots, n^o 39, fév.-mars 2017).

60Et puis, comme les industries hier, les entreprises high-tech pillent les ressources naturelles de la planète. À l’échelle locale, elles sont notamment de grandes consommatrices d’électricité et d’eau. D’ailleurs, l’auteur de l’article « De l’eau pour les puces électroniques mais pas pour les légumes » (n^o 2, octobre 2009) s’étonne qu’en situation de grande sécheresse, alors que les particuliers et les agriculteurs doivent restreindre de façon draconienne leur consommation d’eau, les industriels sont épargnés par cette mesure avant de conclure :

Ainsi dans la vallée du Grésivaudan, STMicro peut continuer tranquillement à piller l’eau pendant que les quelques paysans subsistant dans la vallée doivent surveiller leur compteur. On privilégie ainsi la production de puces électroniques, alimentant portables et jeux vidéo, à celle de fruits et légumes, alimentant des humains. Il ne manque donc plus qu’une fonction aux téléphones portables : celle d’être comestible.

61Alors que dans un autre article, intitulé « À quand des mines de cobalt en Belledonne ? » (n^o 45, avril 2018), on rappelle que si les objets produits par les nouvelles technologies jouissent en Occident d’une image nature friendly, c’est parce que l’exploitation des ressources naturelles nécessaires à leur production y est invisible, car elle se fait dans les pays lointains :

Vous êtes pour les véhicules électriques, les éoliennes, la dématérialisation, les médias numériques ou les panneaux solaires ? Mais êtes-vous pour l’ouverture de mines de cobalt en Belledonne ? À propos de la prise en charge des saloperies générées par l’extraction des métaux rares indispensables aux nouvelles technologies vendues comme « vertes », ça fait longtemps que l’Isère, la France, l’Occident ne font pas « leur part ». À quand un peu de cohérence ?

C’est un des plus gros foutages de gueule de notre époque : les nouvelles technologies et leurs applications envahissantes (smartphones, smart-city, véhicules électriques, éoliennes, panneaux solaires) sont censées être « propres ». En réalité, la pollution a juste été délocalisée.

62Le Postillon raille aussi systématiquement sans détour les nouvelles manières de travailler promues par les startupers et les entrepreneurs du numérique avec leur optimisme béat et leur attitude obligatoirement enthousiaste et positive, d’autant plus qu’ils se considèrent comme du côté des gagnants. Le journal définit à sa manière leur esprit Silicon Valley dans l’article intitulé « Cowork in Grenoble J’ai rencontré #Ceuxquifont (de la merde) » (n^o 30, avril-mai 2015) :

Ce que j’appelle l’esprit « Silicon Valley », c’est d’avoir à la fois les dents de requin du businessman avide, et à la fois le sourire mièvre du jeune cool du XXI^e siècle. De n’avoir aucun scrupule pour développer des nouvelles applications numériques ineptes dans le seul but de se faire de la thune, de n’avoir aucun complexe pour détourner de l’argent public, et en même temps de bien aimer tout ce qui est convivial, bio, solidaire, écoresponsable ou partagé. À Grenoble, un lieu incarne mieux que tout autre cet esprit guidant la marche du monde : c’est Cowork In Grenoble. Vous ne connaissez pas ? Allez, je vous fais visiter.

63Cette présentation acerbe et sans concession des « gagnants » du numérique est complétée dans bien d’autres articles. Celui intitulé « Qui sont les serial killers grenoblois ? » (n^o 22, oct.-nov. 2013), en montrant le revers de la médaille, soit les dégâts sur l’emploi causés sur la nouvelle économie du numérique, est emblématique des prises de position du journal à propos des NTIC, du numérique et de ses acteurs :

Dans notre agglomération, des serial killers œuvrent quotidiennement pour détruire l’emploi. Ils sont connus, respectés, portés aux nues par les médias et les politiques. Opportunistes, ils ont saisi la vague Internet et du « e-commerce » pour monter leur business, sans se préoccuper du sort des gens qu’ils allaient couler. Leurs bénéfices sont aussi grands que les conséquences sociales de leurs actes. Ils s’appellent Spartoo, Photoweb ou Made in Design, ont choisi les créneaux de la chaussure, du tirage photo, ou du mobilier. Leur modèle ? Les vandales d’Amazon, qui ont fait fermer tant de librairies. Toutes les semaines ou presque, à cause d’eux, des commerçants de proximité mettent la clé sous la porte. Le sacrifice d’une vie, sans compter ses heures de travail, une passion patiemment entretenue, tout ça pour finalement baisser le rideau piteusement, coulé par une concurrence déloyale.

Penser global à partir du local…

65En même temps, en partant d’une perspective circonscrite localement, des événements propres à l’agglomération grenobloise, on essaye de faire comprendre au lecteur que les événements qui surviennent localement ne concernent pas que la ville de Grenoble, que les problématiques qu’ils véhiculent sont beaucoup plus vastes, voire universelles :

Ne trouves-tu pas ça impressionnant, comment tout est maintenant « interconnecté » ? Comment, en partant d’un petit objet — le compteur électrique — on peut arriver à parler de nouveaux quartiers et de villes intelligentes, du monde d’après-demain. C’est aussi ça, la grande force de ces projets, de l’évolution du monde, du progrès : donner l’impression que tout cela est inéluctable, que de toute façon cela vient d’en haut, qu’on ne peut pas agir (art. « Smart attaque ! », n^o 10, mai 2011).

Vous n’avez pas la tête de Big Brother (d’ailleurs a-t-il vraiment une tête ?) : votre visage est « cool », cheveux en bataille, barbe pas tout à fait rasée, style un peu hipster assez classique pour vos trente-quatre ans. Mais vos actes vont faciliter la tâche de tous les petits Big Brother du monde (art. « Allez-vous faire connecter ! », n^o 31, été 2015).

… pour agir localement

66Mais en tant que journal militant, Le Postillon ne se limite pas à éveiller les consciences. Il semble vouloir les secouer, faire sortir les individus de leur zone de confort et les inciter à agir, ne serait-ce qu’en refusant la « smart révolution ». On peut se demander à ce propos si une telle attitude relève du passéisme ou, au contraire, si elle est en avance sur son temps.

C’est vrai, mais comme on l’a vu dans ce texte, plein de promoteurs du Linky et de la smart révolution agissent dans ta ville, juste à côté de chez toi, dans des laboratoires ou des bureaux ombragés. Et alors ? Imagine : si tu étais hostile au monde-machine, si tu refusais l’invasion des capteurs et puces électroniques dans tous les pans de la vie sociale, si tu te croyais suffisamment « intelligent » pour ne pas avoir besoin d’objets qui s’affirment tels, tu pourrais te servir de cette proximité pour exprimer ton désaccord. Tu pourrais refuser de devenir un cobaye de la « ville intelligente » et faire connaître ce refus. Ce serait quand même plus intéressant que de râler contre « cette nouvelle saloperie » et de bougonner contre « les directives de Bruxelles », non ? (art. « Smart attaque ! », n^o 10, mai 2011)

Conclusion

67Adoptant un point de vue fortement marqué par un déterminisme technique, Le Postillon tente de déconstruire et de démystifier ces discours lénifiants de différents acteurs (entrepreneurs, industriels, pouvoirs publics) à propos des NTIC qui sont omniprésents dans les médias mainstream et dans l’espace public. En effet, le journal dénonce un immense « bluff technologique » (Ellul, op. cit.) qui se cache derrière les pseudo-inventions qui ont des conséquences bien au-delà de ce que peuvent imaginer leurs auteurs, ne servant qu’à accroître la domination et l’aliénation des individus par le progrès technique présenté comme inéluctable.

68Existant en marge du champ médiatique local étant donné sa taille modeste et la modestie de ses moyens financiers (rappelons que ce bimestriel est essentiellement produit par des bénévoles), Le Postillon s’érige, tel David contre Goliath, en adversaire absolu et résolu de la bien-pensance présumée des médias historiques de Grenoble, les mêmes que ce petit journal accuse de journalisme institutionnel et de connivence avec l’élite politique.

69Certes, il ne faut pas surestimer la portée de la voix du Postillon dans la sphère publique : sa diffusion atteint à peine 4 500 exemplaires. Néanmoins, son enracinement dans le paysage médiatique grenoblois depuis près de dix ans est la preuve qu’un petit média basé sur une initiative citoyenne peut non seulement défier le conformisme ambiant dans la couverture de sujets fondamentalement locaux, mais aussi s’attaquer aux « prêt à penser » des enjeux globaux tels que les technologies numériques en les démantelant de sa propre perspective — très locale — de l’agglomération grenobloise.

70En dénonçant l’effet néfaste des pratiques des nouveaux acteurs du numérique sur l’emploi local, en mettant en garde contre la surveillance généralisée devenue possible grâce aux NTIC, en raillant le snobisme des startupers et de tous ceux qui ont adhéré à la religion du tout-digital, Le Postillon, petit journal hyperlocal, désenchante le mythe technophile. Il le fait, pour revenir à Barthes, en politisant à nouveau les réalités qu’il recouvre, en leur rendant toutes leurs dimensions (historique, sociopolitique, locale) effacées dans le processus de mythification. L’objectif de ce type de discours radicaux à propos des technologies s’explique, selon François Jarrige (2016), par la nécessité de rompre le consensus social mou qui les entoure et d’instaurer un dissensus sur les problématiques traitées habituellement par des experts en dehors des espaces délibératifs, et ce, pour les réinstaurer comme sujets de débat démocratique.

71La démarche démystificatrice par rapport aux NTIC observée dans Le Postillon consiste d’abord à tourner en dérision les thèmes et des termes forts, souvent anglophones, présents dans les discours sur les NTIC tels que start-up ou smart. En insérant ces termes, qui, pour la plupart, éveillent chez les récepteurs des connotations positives liées au progrès, à la jeunesse, au dynamisme, au fait d’être « dans le coup » dans des narrations qui les ridiculisent ou qui racontent les conséquences néfastes très concrètes du développement des NTIC et de l’action de leurs acteurs à l’échelle hyperlocale, dans un territoire très restreint, le journal désacralise ce que les discours ambiants figent dans un récit mythologique foncièrement positif. Ce renversement carnavalesque de perspective est, par ailleurs, propre à la presse satirique. Le discours que cette presse utilise dans sa démarche démystificatrice mériterait néanmoins d’être étudié d’une manière plus systématique avec les outils de l’analyse du discours pour mieux mettre en lumière les procédés utilisés. C’est pourquoi les conclusions que nous pouvons tirer de notre étude de cas ne sauraient être que des remarques préliminaires dans l’étude de la fonction de démystification jouée par certains médias par rapport aux discours ou mythes sociaux dominants en circulation aujourd’hui, qu’il faudrait d’ailleurs commencer par mieux définir.