1Le champ académique de la critique des médias connaît depuis longtemps une opposition célèbre et ancienne entre deux approches : l’économie politique de la communication (EPC) et les cultural studies (CS). Lors de leur émergence, les deux approches sont pourtant relativement proches : les auteurs canoniques de l’EPC font d’ailleurs souvent référence aux auteurs canoniques des CS, du moins dans leurs premiers travaux. Mais l’évolution des deux, et notamment le tournant postmoderniste des CS, parallèle du resserrement de l’analyse de l’EPC sur ses dimensions plus purement économiques, a créé entre elles un « fossé » qui traverse désormais les études des industries culturelles et médiatiques (Fenton, 2007 ; Hesmondhalgh, 2013 ; Hardy, 2014). Dans le monde anglo-saxon, ces « tensions théoriques et méthodologiques » ont été particulièrement documentées (Chakravartty et Zhao, 2008 : 10), notamment par les auteurs des deux courants eux-mêmes qui se sont régulièrement affrontés dans les années 1980 et 1990 au cours d’échanges virulents, dont l’un des plus célèbres est le fameux Colloquy retranscrit dans la revue Critical Studies in Mass Communication en 1995 et voyant s’affronter notamment Nicholas Garnham et Lawrence Grossberg.
2En général toutefois, cette « documentation » a vu les chercheurs, depuis un camp ou l’autre, caricaturer leur propre approche en caricaturant celle de l’autre camp, voire caricaturer les deux pour proposer une sorte de « chemin du milieu » qui semble alors la seule option théorique raisonnable. D’un côté, on reproche à l’EPC de se concentrer uniquement sur les dimensions économiques de la production médiatique, vues comme déterminant en dernière instance les effets des médias, et ainsi de favoriser une réflexion politique centrée autour de la lutte des classes, négligeant d’autres formes d’oppression ou de domination. De l’autre, les CS se perdraient dans des formes idéalistes d’analyse des texts médiatiques ou s’enthousiasmeraient pour les capacités créatives des usagers des médias, en mettant notamment en avant les spécificités des sensibilités marginalisées, selon l’ethnicité, le genre ou la sexualité (Robins et Webster, 1987). Ce « débat » est bien moins esquissé dans le monde francophone, qui semble ne s’y intéresser que depuis le tournant des années 2010 (Maigret et Rebillard, 2015), au moment où il connaît dans le reste du monde académique des rebonds réguliers depuis le début du xxie siècle en vue d’une tentative d’articulation (Meehan, 1999 ; Babe, 2009 ; Hesmondhalgh, 2013).
3Toutefois, cette articulation est loin d’avoir porté des résultats épistémologiques satisfaisants. Bon nombre de raisons peuvent être invoquées, à commencer par un certain nombre de divergences conceptuelles de départ. L’hypothèse que nous voudrions poser ici, après avoir étudié les limites des principales tentatives d’intégration des deux approches, est que l’articulation des deux doit aussi composer avec des enjeux stratégiques dans la libéralisation et la marchandisation du monde académique.
4La difficulté principale qui apparaît lorsqu’on cherche à penser les articulations et continuités épistémologiques à construire entre l’EPC et les CS concerne la difficulté à circonscrire le débat. En effet, si l’on ne veut pas en rester ni à la caricature ni à l’élément le plus simpliste, il faut définir des traditions précises sur lesquelles se baserait chaque approche. Et il faut ensuite montrer les liens entre ces traditions précises et les méthodologies qu’elles plébiscitent.
5Préalablement à ces précisions, Jonathan Hardy rappelle ainsi que le trait de différence fondamental mis en avant entre les deux approches est celui du rapport au « réalisme critique ». Pour l’EPC, il y a un monde matériel au-delà des constructions discursives qui nous permettent de le penser, vision qui, pour des critiques culturalistes, est « teintée de positivisme, croyance grossière en sa capacité à établir les faits “objectifs” de la réalité externe » (Hardy, 2014 : 18). Mais l’auteur affirme aussitôt lui-même combien on peut trouver de contre-exemples tant au sein de la tradition culturaliste que de l’EPC et combien les débats sur le caractère réaliste des approches sont en permanence réfléchis dans leurs épistémologies.
6Dès lors, par le raffinement de l’analyse, il y a généralement deux manières sérieuses de procéder pour penser l’articulation de l’EPC et des CS, mais qui finissent par révéler la même limite : tendre vers une position selon laquelle cette articulation serait d’ores et déjà advenue en n’en conservant que ce qui serait susceptible de servir les buts d’une recherche (théorique ou empirique), en confondant souvent cadre théorique et méthode. Ainsi, tout d’abord, plusieurs auteurs se sont situés à différents endroits du débat en visant à ne « garder que le meilleur » d’une approche ou de l’autre pour faciliter l’articulation. C’est ce que propose par exemple Robert Babe dans un essai très documenté. Pour lui, bon nombre d’intervenants dans les débats acerbes qui ont pu avoir lieu entre les deux approches, et notamment celui de 1995 entre Garnham et Grossberg, concernent « des problèmes largement superficiels dissimulant ou détournant l’attention du fossé ontologique, plus profond » entre elles (Babe, 2009 : 7). Mais ce « fossé ontologique » est vu comme quasi uniquement dû au tournant postmoderniste des CS lors de leur exportation en Amérique du Nord. Babe rappelle ainsi que dans les textes fondateurs « l’économie politique était un pilier — voire une impulsion directrice — des Cultural Studies britanniques » (ibid. : 126). Ce seraient alors les influences déconstructionnistes (notamment françaises) sur le monde académique nord-américain des années 1960 et 1970 qui auraient fait du poststructuralisme et du postmodernisme l’approche mainstream de l’université, éloignant les CS nord-américaines des considérations politiques et économiques pour analyser les enjeux de pouvoir dans les constructions discursives préalables aux constructions sociales. Il suffirait donc de « revenir » à une tradition plus originelle pour penser l’articulation, que Babe voit notamment dans un retour à des figures pré-CS et EPC, comme celle de Theodor Adorno ou de Harold Innis. Cette position est très intéressante, mais il faut reconnaître à la fois qu’elle ne réalise pas de synthèse véritable des deux approches et qu’elle retire la richesse des débats qui ont agité les CS en leur sein, sur leur propre articulation au postmodernisme (voir à ce propos Cervulle et Quemener, 2015).
7L’investissement épistémologique de Gérôme Guibert et Nelly Quemener fonctionne selon un principe équivalent. Il s’agit de circonscrire les deux approches pour penser leur rapport au marxisme. La première est, là encore, réancrée dans l’histoire du centre de Birmingham dont les discussions sur le corpus marxiste et à partir de celui-ci sont réaffirmées (mais sans que l’investissement s’étende à une discussion des travaux récents). La seconde est principalement identifiée à la tradition francophone des industries culturelles, dont l’ancrage initial dans le marxisme est rappelé autant que l’éloignement progressif ultérieur : quoique « [f]réquemment utilisé jusque dans les années 1980, le vocabulaire marxiste semble […] s’effacer peu à peu » des travaux de l’EPC (Guibert et Quemener, 2015 : 98). De là sont passés en revue un certain nombre de travaux plus récents des deux approches, qui semblent, des deux côtés, assez éloignés du marxisme, pour finir par entrevoir dans « [l]es débats qui entourent l’autonomie des publics et les dispositifs participatifs du web » (ibid. : 104) l’articulation qui semble faire converger CS et EPC — sans apporter toutefois davantage de précision.
8Cette première manière de procéder présente finalement le risque d’évider le débat d’une partie essentielle de ce qui, justement, fait débat : le dépassement semble d’ores et déjà advenu. Il est quelquefois entraperçu dans une nouvelle approche qui permettrait de produire l’articulation. C’est le cas par exemple de la proposition de Maxime Ouellet de penser la critique de la communication au-delà du débat entre EPC et CS, en s’appuyant notamment sur les apports du courant « critique de la valeur » (Ouellet, 2014, 2016). C’est le cas également d’Eileen Meehan et Ellen Riordan (2002) qui souhaitent quant à elles articuler les deux traditions dans une approche féministe. David Hesmondhalgh, de son côté, propose d’inscrire ce dépassement dans l’approche qu’il nomme moral economy (2015).
9Sinon, le dépassement des débats entre les deux approches semble comme advenir de lui-même, par les objets qui nécessiteraient leur articulation : c’est la deuxième manière de procéder, qui succède souvent à la première dans les travaux. Ainsi la réflexion de Christian Fuchs sur le digital labour entend-elle s’inscrire, dans un retour aux fondements marxistes des approches, à l’intersection de EPC et des CS. C’est ainsi par une réflexion sur la catégorie de travail qui resterait, selon l’auteur, un angle mort des deux approches, qu’il entend penser leur articulation, à l’ère numérique (Fuchs, 2014). Les travaux de Hesmondhalgh sur les industries culturelles proposent, pour leur part, de réfléchir ce terrain « en trouvant un moyen de comprendre les tensions entre un grand nombre d’approches de la culture » (2013 : 45), EPC et CS comprises. D’une manière semblable, dans son ouvrage de synthèse, Garnham (2000) prend les médias comme objet permettant d’articuler un ensemble de problèmes centraux des paradigmes et approches de la théorie sociale et politique depuis les Lumières.
10Meehan rappelle par ailleurs que les travaux sur la publicité en général s’inscrivent traditionnellement dans une démarche « combinant méthodes et théories de l’économie politique, des Cultural Studies, de la recherche féministe, de l’ethnographie et les recherches comportementales » (2004 : 22). Mais comme elle l’indique alors, et c’est un commentaire qu’on peut faire pour les autres propositions sus-citées, dans ce cas les travaux sont pensés depuis l’une des deux approches, qui se sert de l’autre (ou des autres) comme élément d’appoint, souvent bien peu théoriquement investi. Dans le corpus sur la publicité, cela sert souvent à donner quelque corps théorique à une partie un peu plus spéculative de l’analyse ; ou à donner quelque profondeur socioéconomique à une approche qui sinon risquerait d’être teintée d’idéalisme, quelquefois postmoderniste.
11Finalement, outre que cette manière de procéder est étrange à plus d’un égard — elle laisse entendre que ce sont les objets qui doivent dicter les méthodes et les cadrages théoriques (ceux-ci semblant alors quasiment synonymes de « méthodologies » particulières) — il est intéressant de voir combien ces rapprochements sont en réalité chaque fois des moyens de réaffirmer l’existence des deux approches, chacune de son côté et avec ses appuis et ses affirmations au sein des courants critiques, dans le monde académique. Et c’est peut-être la dimension fondamentale qui tend à être oubliée dans ces travaux, qui se placent déjà au-delà des tensions entre les deux approches. C’est chaque fois plutôt à des totems, versions quasiment muséifiées des approches (s’appuyant sur des passés souvent mythifiés a posteriori), que l’on a affaire, davantage qu’à des courants vivants et, dès lors, bien plus difficilement identifiables. À cet égard, il est éclairant de constater combien le « retour aux sources » des approches est le point nodal de ces argumentations et quasiment ce à quoi elles se limitent : si un tel retour est nécessaire, il est aussi ce qui pose le moins problème. Il a par surcroît l’avantage d’affirmer les approches en en posant une version pure et originelle, plutôt justement que de les confronter. Dès lors, on peut constater que ces débats finissent par servir une visée plus stratégique, souvent baignée de stratégie institutionnelle, que véritablement épistémologique. Et cette dimension institutionnelle des difficultés du rapprochement des deux traditions n’est pas fréquemment abordée.
12Ainsi serait-il intéressant d’analyser les difficultés du rapprochement épistémologique entre les deux approches au-delà des simples problèmes théoriques, même si c’est évidemment ceux-ci qu’on s’attend habituellement à mettre en avant. Quitte à produire une mise en abyme risquant de tomber exactement dans le piège révélé ci-dessus, on peut ici partir de ce qu’enseigne une critique de l’économie politique des mutations en cours dans le secteur de l’enseignement supérieur et de la recherche. EPC comme CS sont aussi des approches universitaires dont l’essentiel du développement, à partir des années 1970, mais surtout des années 1980, se fait en pleine réorientation des appareils de production des économies du Nord, dans lesquels les deux courants se sont développés. Si les situations sont différentes selon les pays, ce développement a aussi lieu dans un moment général de rationalisation néolibérale de l’enseignement supérieur et, en conséquence, d’un accroissement de la spécialisation universitaire, y compris au sein de la critique. Les histoires respectives des deux courants tout comme les biographies de certaines de leurs figures montrent ainsi les difficultés de reconnaissance de la pensée critique dans les universités, au fur et à mesure de l’avancée du xxe siècle, et les difficultés d’accès à des postes stables pour les chercheurs critiques sur les médias (Clarke, 1991 ; Brunsdon, 1996 ; Curran, 2004 ; Mattelart, 2014). Ce n’est qu’avec les débuts de l’institutionnalisation des courants que cette reconnaissance s’opère, petit à petit, à condition tant de leur catégorisation sur un marché de plus en plus spécialisé des formations critiques que de leur autocélébration en « schools » (« Birmingham School », « Westminster School », « École de Grenoble », etc.) ou courants identifiés. Il n’est ainsi pas anodin qu’un premier dialogue entre les deux approches dans les années 1990 ait eu lieu dans un numéro de l’influent Journal of Communication consacré à l’« avenir du champ » de la recherche sur les médias (Levy et Gurevitch, 1993). Au sein de la livraison, une section entière consacrée aux traditions critiques d’étude des médias voit, là encore, les différents auteurs principalement affirmer leur ancrage originel : EPC (pour les principaux : McChesney, Dan Schiller, Wasko, Mosco, Meehan) ou CS (Grossberg, Morley). Même chose pour le fameux Colloquy de 1995, qui a lieu dans la revue des « études critiques sur les communications de masse ».
13Mais c’est également ce contexte qui explique en partie tant le tournant « postmoderniste », et donc la fin de la référence à la critique marxiste des CS, que la chute parallèle de ces références explicites au cœur des traditions de l’EPC dont parlent Guilbert et Quémener (2015). Toutes critiques qu’elles soient, il n’y a pas lieu de croire que l’EPC comme les CS échappent à l’accélération mondiale de la libéralisation et de la marchandisation de la recherche et de l’enseignement supérieur sur les trois dernières décennies (Mœglin, 2005, 2016), et notamment aux mutations les plus récentes, enjoignant toujours plus aux chercheurs de pratiquer le self-branding (voir Allmer et Bulut, 2018).
- 1 Concernant la diffusion actuelle des pensées critiques depuis les universités américaines, Razmig K (...)
14L’institutionnalisation des deux courants est aussi passée par des compromis et des révisions qui ont contribué à leur faire reconnaître un droit de cité au sein du monde académique, exacerbant ainsi leurs divisions d’affichage, tout en les intégrant à l’accompagnement des mutations en cours. Dès lors, on peut bien sûr regretter, avec Hardy, que le fossé entre EPC et CS apparaisse comme un report malheureux des clivages internes aux mouvements de gauche qui ont la caractéristique fâcheuse de « produire d’obscures divisions souvent sectaires et acharnées en leur sein » (Hardy, 2014 : 19). Et on peut rappeler avec lui la nécessité « de faire front commun contre le néo-conservatisme et la menace que pose la marketisation de l’éducation supérieure » (ibid. : 19-20). Mais il ne faut pas oublier combien cette mutation de l’enseignement supérieur et la poursuite conséquente de sa balkanisation sont également au départ de ce fossé qui, d’ailleurs, concerne les pensées critiques bien au-delà du domaine des études sur les médias1. À ce propos, si l’on peut remarquer depuis la fin des années 2000 le retour global d’une forme de critique théorique plus radicale qui voit les auteurs des deux courants réaffirmer, quoique séparément, des enjeux communs et notamment le retour à une critique marxiste (Fuchs et Mosco, 2012), il est notable que cela se fasse chaque fois au sein des traditions bien instituées et autour de chercheurs bien en place dans les institutions et reconnus internationalement comme appartenant à un courant ou à l’autre. Revenant sur le Colloquy de 1995 lors d’un séminaire de 2014, Christian Fuchs et Nicholas Garnham se félicitent ainsi à raison du retour de l’économie politique dans certaines perspectives des CS afin de « prendre l’économie au sérieux » dans l’étude des médias. Et Fuchs d’ajouter : « […] je suis d’accord, mais n’est-ce pas ce que l’approche en économie politique a toujours fait ? », concluant alors à une victoire a posteriori du débat de 1995 par l’approche EPC, dont il est désormais l’un des représentants les plus en vue, à l’Université de Westminster (Garnham et Fuchs, 2014 : 115).
- 2 Un gage important de cette reconnaissance en est par exemple l’organisation d’un colloque au presti (...)
15Le cas de la France et du monde francophone de la recherche sur la communication donne une visibilité et une actualité particulières à cette situation. L’approche CS a tardé à s’y implanter, tant dans les départements universitaires que du point de vue de l’appropriation de ses concepts, alors que l’EPC a été historiquement l’un des courants constitutifs des sciences de l’information et de la communication (Miège, 2004, 2012). Mais depuis la fin des années 1990, la première a gagné quelque légitimité importante dans la discipline2, tandis que l’autre a, en parallèle, perdu de sa visibilité et de son influence théorique — notamment au sein d’un courant francophone de la théorie des industries culturelles qui s’est concentré sur quelques rares figures dans la suite de Bernard Miège (Magis, 2019). En parallèle se sont mis en place les mouvements de libéralisation qui ont précipité ce que d’aucuns appellent la « destruction de l’université française » (Granger, 2015) qui, bien qu’amorcée dès la fin des années 1980, a été plus tardive que dans d’autres pays : on commence à percevoir ses effets de réalité les plus néfastes seulement depuis la fin des années 2000. Dans une situation tant de diminution des budgets pour la recherche que de raréfaction des postes d’enseignants-chercheurs titulaires faisant suite de ces mouvements de libéralisation, les deux courants, qui sont eux-mêmes relativement marginaux au sein d’une même discipline où la critique elle-même est relativement marginale (Granjon, 2014), sont en fait en concurrence pour les très rares appels à projets et positions ouvertes aux cadres théoriques critiques. Ils voient ainsi leurs chercheurs respectifs en compétition pour faire financer leurs projets de recherche. Et ce sont leurs meilleurs éléments que l’on voit en concurrence dans les auditions pour les rares postes fléchés sur l’approche critique des médias et des industries culturelles, où ils défendent justement leurs dossiers en montrant leur participation active aux projets en question qui, à nouveau, ne voient pas tant les approches dialoguer qu’être affirmées.
16Cela ne signifie évidemment pas que le dialogue nécessaire entre l’EPC et les CS soit impossible ni qu’il faille abandonner l’ambition de lui donner quelque corps théorique sérieux. Il serait bien abusif de le limiter à un simple problème institutionnel : comme les commentateurs que nous avons passés en revue le rappellent, il relève aussi de désaccords théoriques profonds. Toutefois, force est de reconnaître qu’il ne suffit pas de lui offrir des espaces d’élaboration, encore moins d’en décréter le dépassement. La phase actuelle, notamment en France, est peut-être encore celle de la légitimation continuelle des deux approches dans une université en mutation où les approches critiques, minoritaires, doivent se plier aux mêmes injonctions : attirer des étudiants en train de se constituer un « capital humain » dans des formations, créer des laboratoires dont les approches sont identifiées, pour produire des ouvrages, articles et événements scientifiques d’ores et déjà labellisés. Cela limite souvent le dialogue à ses dimensions les plus immédiatement opérantes. Le problème est amplifié dans l’Hexagone, par la nécessité continuelle de faire déjà reconnaître la jeune discipline qui les accueille, les sciences de l’information et de la communication.
17Il n’est donc pas encore venu le temps où l’on peut véritablement se positionner épistémologiquement « au carrefour » de l’EPC et des CS (quoique des chercheurs s’y essaient, voir George, 2014), encore moins « au-delà » du débat entre les deux, comme plusieurs travaux le prétendent. En réalité, ce « carrefour » ne peut pour le moment exister qu’à l’occasion de travaux spécifiques sur des objets spécifiques. Mais ce faisant, outre, comme nous l’avons vu, qu’il ne s’appuie qu’à la marge sur des articulations proprement épistémologiques, il tend à rejouer la carte de la surspécialisation accrue et entretient les formes de caricatures aux accents marketing associées aux approches. On cantonnera alors les dimensions économiques de l’analyse de tel ou tel objet à l’apport de l’EPC quand les spécialistes des CS seront convoqués pour analyser les texts, ou les subjectivités associées aux pratiques de l’objet. Dans tous les cas, au lieu du dépassement escompté permettant une réunion théorique des courants critiques, on a plutôt affaire à la ré-institutionalisation de leur fermeture sur leurs so-called domaines de spécialité. Une proposition épistémologique ambitieuse visant l’articulation théorique des deux nécessiterait en réalité soit une université libérée des contraintes de la concurrence — c’est-à-dire qui ne soit plus considérée comme une sorte de « marché des idées » —, soit que les approches n’y soient plus en position de concurrence aussi étroite, au sein notamment des mêmes départements d’études médiatiques.