2En introduction, Henri Assogba passe en revue la production scientifique sur le journalisme spécialisé à l’ère du numérique ainsi que les enjeux liés à ces spécialisations. Il expose les trois principaux axes à travers lesquels les réflexions ont été développées et qui se lient aux spécialisations fonctionnelles, thématiques et géographiques.

3L’ouvrage amorce son premier axe par une contribution de Bertrand Labasse, qui met en évidence la fragmentation médiatique actuelle : d’un côté, celle des pratiques journalistiques et, de l’autre, celle des différents publics. Selon lui, cette réalité pourrait faire évoluer le journalisme et constituer un nouvel équilibre entre les spécialisations propres à chaque professionnel et le cœur du métier commun à toute la profession. De son côté, Amandine Degand s’est intéressée dans son étude à l’insertion par le stage dans le métier. L’auteure affirme que ce sont les compétences des nouveaux étudiants en journalisme qui sont toujours recherchées et valorisées au sein des rédactions. Outre la polyvalence, les futurs professionnels doivent avoir une connaissance du numérique et des réseaux sociaux. Ce qui est désormais attendu des jeunes journalistes par les employeurs est l’aptitude « à valoriser leurs spécialisations fonctionnelles relatives au webjournalisme et à l’usage des réseaux sociaux » (p. 70). Simon Gardas et Annelise Touboul mettent l’accent sur la possibilité pour les étudiants de se spécialiser dans leurs études, mettant en avant la faible appropriation de l’offre de spécialisation. Dans la même perspective, Anne-Sophie Gobeil expose dans sa contribution une étude de cas sur les pratiques de gestion des médias sociaux, en particulier des comptes Facebook et Twitter du quotidien québécois Le Journal de Québec. Elle se demande si cette gestion peut être considérée comme une spécialisation journalistique. Ainsi, à la suite d’observations et d’entretiens, l’auteure arrive à « construire le profil des responsables de la gestion des médias sociaux du Journal de Québec » (p. 75) et à constater par la suite que les interactions entre les gestionnaires et les internautes sont rares. Dans ce sens, Gobeil invite à amorcer une réflexion sur le rôle des gestionnaires des médias sociaux au sein des médias dans la course à l’attention du lectorat. Par la suite, Julie Gramaccia et Thierry Watine s’interrogent sur la place de l’intelligence artificielle au sein des rédactions et sur les transformations que cette technologie va avoir sur les pratiques professionnelles de l’information. Il ressort de leur analyse des premiers résultats du projet med-IA, incubateur sur l’intelligence artificielle, qu’« un journalisme artificiel serait en construction, nouveau paradigme technologique par rapport auquel le journalisme humain (comprendre traditionnel) devrait se construire (ou plus exactement se reconstruire) » (p. 105). D’où l’importance d’apprendre aux futurs journalistes à travailler avec cette nouvelle technologie.

4De son côté, Pascal Ricaud propose une nouvelle figure de journaliste multispécialisé. À partir d’une étude sur l’évolution des pratiques des journalistes radio dans un contexte de numérisation menée au sein de Radio-Canada, l’auteur montre que le journaliste est aujourd’hui dans « une forme d’hyperfonctionnalité dans le cadre de laquelle il développe de nouvelles compétences, avec la nécessité d’être pointu, plus performant dans des domaines d’activités très différents » (p. 125). En s’intéressant toujours à la pratique journalistique marquée par l’hyperspécialisation, Rayya Roumanos propose une étude comparative du journalisme qui priorise les données publiées dans deux quotidiens français : Le Monde et Le Sud-Ouest. Les résultats de son étude révèlent que l’adoption des infographies totalisantes résulte d’une posture professionnelle qui entend, d’un côté, « prioriser les données sur tout autre matériau informatif et, de l’autre, placer les internautes au centre du dispositif journalistique » (p. 142). L’auteure constate que cette hyperspécialisation a des effets indésirables sur le plan éditorial et qu’elle « renforce une forme de verticalité entre le producteur de l’information et le récepteur alors que le dispositif entend favoriser l’horizontalité » (p. 143).

5En survolant le septième article de cet ouvrage, on constate que le deuxième axe relatif aux enjeux liés aux spécialisations thématiques est central. Le texte de Lassané Yaméogo sert de modèle dans « Journalistes de rang ou journalistes touche-à-touche ». À travers une enquête qualitative, Yaméogo tente d’évaluer le niveau de spécialisation thématique des journalistes au Burkina Faso. Il constate que « peu de journalistes du continent se spécialisent dans les thématiques précises » (p. 147), et ce, pour plusieurs raisons comme « l’emprise du système politico-économique » (p. 151) et « la culture du journalisme du rang » (p. 153) où les journalistes sont envoyés sur le terrain non pas sur la base de leurs préférences thématiques, mais selon les « contraintes du tableau » (p. 153). En revanche, selon notre auteur, « le sport est le seul domaine où s’affirme l’expertise », car selon lui, « il n’existe pas de rédaction qui ne dispose pas de “service sport” » (p. 159). L’arrivée du numérique dans les médias au Burkina Faso ne se présente pas comme un gage de spécialisation thématique, mais comme une polyvalence technique. En s’appuyant sur les données de son travail de recherche effectué dans le cadre de sa thèse de doctorat réalisée à l’Université Grenoble, Paula de Souza analyse l’émergence d’une spécialité journalistique au sein du quotidien Le Monde. Il s’agit de la question de la thématique « immigration » devenue un domaine d’affirmation et de reconnaissance professionnelles. Selon de Souza, ce sont « les enjeux politiques [qui] consistent à expliquer et à justifier l’importance de ce sujet » (p. 186). Elle met l’accent sur les pratiques et les stratégies qui encadrent les champs et leur diversité interne (les sous-champs).

6S’articulant autour des enjeux liés aux spécialisations géographiques, le troisième et dernier axe de cet ouvrage collectif s’ouvre sur un travail mené par Lara Van Dievoet et son équipe, qui présente les résultats de l’analyse cherchant à comprendre « comment cette spécialisation de proximité, parmi les médias locaux de Belgique francophone, est transformée par le processus de transition numérique » (p. 205). Les auteurs remarquent que les différentes modalités d’intégration des supports numériques nécessitent un investissement dans les secteurs de la production, de la diffusion et de la monétisation. D’où l’ajustement des rédactions afin de décliner la proximité sur les supports numériques. Le chapitre dirigé par Marie-Ève Carignan et son équipe de recherche propose une analyse de la publicité intégrée et du marketing de contenu en posant la question sous l’angle de l’« objet-frontière ou paravent-frontière » (p. 232). L’analyse des témoignages des professionnels met en évidence plusieurs résultats : le loup (assimilé ici à la publicité intégrée) est finalement entré dans la bergerie, et malgré l’intensive mise en pratique chez les professionnels du marketing, et l’apparente nouveauté de la publicité intégrée, le secteur du marketing ne fait que réactualiser les rationalités fondamentales de la publicité. Les principes déontologiques journalistiques ont peu bougé.

7L’ouvrage prend fin avec la contribution de Thomas Kent, sur la spécialisation dans le domaine de la vérité, en référence à la propagation des fake news à l’ère du numérique. Selon lui, « il faut renforcer chez la population la compréhension de la différence entre la vérité et le mensonge » (p. 254). Il pense qu’« il est probable de voir un jour des vidéos qui se montrent comme réelles alors qu’elles sont fausses et que même les experts ne vont pas en douter de leur véracité ». Kent propose et cite l’exemple de la mise en place de la procédure du fact-checking, « consacré à la vérification des faits et la lutte contre la propagation et la diffusion de fausses nouvelles » (p. 241), une activité de base du journalisme devenue une priorité. C’est ainsi que les médias actuels doivent jouer un double rôle, celui d’informer et de vérifier avant de publier, parce qu’au bout du compte, et toujours selon Kent, « la nouvelle spécialité journalistique dont nous avons besoin ne s’occupe pas seulement de la vérification des faits, mais de l’analyse et du démasquage de toute la toile de la désinformation » (p. 250).

8La présentation de ces travaux variés ainsi que l’importance de la prise en compte méthodologique du contexte en lien avec un sujet évolutif montrent la richesse de cet ouvrage collectif. Les contributions proposées par ce livre viennent nourrir une réflexion inscrite dans la modernité et la réalité qui rejoignent par là des études précédentes (Neveu, Rieffel et Ruellan, 2002) sur les enjeux liés aux spécialisations en journalisme à l’ère du numérique. Les questions des mutations qui touchent de plus en plus l’identité et la pratique professionnelles du métier de journaliste y sont bien exploitées et des pistes bibliographiques intéressantes sont données pour poursuivre sur ce thème.