1Respublica. Selfies et stars reprend à nouveaux frais une question à laquelle les nouveaux supports qui permettent de construire son image publique confèrent une importance toute particulière : celle de la « culture de la célébrité » dans la vie politique. L’ouvrage prolonge ainsi des recherches menées en sociologie sur la célébrité ou la « visibilité » (Heinich, 2011 ; 2012), les travaux inspirés de Goffman et développés en analyse du discours sur la présentation de soi et la construction d’ethos (Amossy, 1999 ; 2010), les réflexions menées sur la peopolisation (Charaudeau, 2008), sans mentionner les travaux sur les stars amorcés de longue date par Edgar Morin (1962). La question est de savoir quels sont « le poids et le rôle de la célébrité dans les démocraties pluralistes » (p. 11), comment ce phénomène a évolué au cours du temps et quelles en sont les spécificités à l’âge non seulement de la presse à scandale, de la publicité et des émissions télévisées, mais aussi des réseaux sociaux et des selfies. L’ouvrage collectif se déploie sur l’axe chronologique pour fournir, à partir des différentes contributions, un panorama des modalités selon lesquelles la « starisation » s’est introduite dans l’espace public et a modifié le rapport des citoyens au politique. Le choix de la diachronie est particulièrement intéressant pour éclairer les sources et les premières apparitions de la célébrité dans le champ politique et suivre son évolution de Louise Michel à Justin Trudeau et Emmanuel Macron à travers les changements culturels et technologiques.

2L’ouvrage est ainsi divisé en trois volets. Le premier traite d’une notoriété gagnée sur le long terme fondée sur des mérites hors du commun, et donc attribuée à un nombre restreint d’individus — il s’agit d’une « mise en célébrité » dérivant d’un « capital de légitimité patiemment acquis » (p. 13). Elle s’appuie essentiellement sur la presse et la photographie. Cette première phase exposée dans « Renommées et célébrité de papier » est suivie d’une deuxième phase : « Deuxième âge : une célébrité médiatique », qui remplace la renommée par la popularité, « associée à la reconnaissance laudative de la personne par son image diffusée massivement » (p. 15). Touchant en profondeur la sphère politique, elle correspond à une mise en visibilité délibérée non seulement dans les formats accrédités (interviews, débats, etc.), mais aussi dans des formats empruntés à la culture populaire comme les talk-shows la presse people, qui mettent l’accent sur le personnel (un corps, une voix) et sur le privé, voire sur l’intimité de la personne politique. On est dans des stratégies de conquête de pouvoir où jouent, comme l’a montré Rosanvallon, à la fois la distinction et le principe d’identification. Cela mène à une peopolisation dont traite également l’ouvrage (en se fondant sur les travaux, entre autres, de Christian Delporte et de Jamil Dakhlia). Elle apparaît à travers l’appui offert aux politiciens par des vedettes ou l’imitation des vedettes effectuée par les politiciens ; la présence massive de ceux-ci dans les magazines people ; la tendance des autres médias à imiter cette presse people en traitant les personnes politiques comme des stars dont on veut dévoiler l’intimité. Enfin, une troisième phase consiste dans la construction numérique de la célébrité : « Troisième âge : vers une célébrité numérique ? ». Elle étudie la façon dont les médias numériques (réseaux sociaux, selfies), et la culture populaire dont ils se nourrissent, sont utilisés par les acteurs politiques pour faire fructifier leur capital — et comment leurs interventions sont rediffusées par les médias traditionnels, « brisant la logique antérieure de la médiatisation » (p. 22), dans une recherche de profits politiques en termes de succès matériels et symboliques.

3Le choix des sujets, comme dans tous les volumes collectifs de contributions rassemblées portant sur des sujets divers, est vaste et parfois quelque peu aléatoire. Ainsi la première partie est-elle composée d’un article de Sidonie Verhaeghe sur un cas particulier, celui de Louise Michel, et d’une étude de portée générale, « La fabrique des personnalités politiques ». La grande qualité des deux textes compense cependant le caractère un peu disparate de cette partie, qui aurait sans doute gagné à proposer une étude supplémentaire de cas au-delà de la problématique singulière fort bien traitée dans l’analyse de Verhaeghe, centrée sur une célébrité féminine issue des milieux socialistes et ouvriers et érigée en symbole par ses contemporains. L’article suit de près la construction de la notoriété de cette figure exemplaire à travers les différentes périodes de sa vie, de sa participation à la Commune, qui lui vaut un procès et la pose en révolutionnaire, jusqu’à sa détention en Nouvelle-Calédonie et aux années qui suivent l’amnistie des Communards. De tous les discours étudiés, y compris les correspondances, les poèmes et les chansons, ressort la construction d’une image de militantisme socialiste, de représentante d’un peuple en lutte contre l’oppression — « la Vierge des opprimés ». L’auteure montre que malgré diverses querelles sur la figure de Louise Michel, elle reste une figure populaire « parce qu’à travers elle la communauté politique révolutionnaire se met politiquement en scène […] et réaffirme ses valeurs et ses revendications » (p. 48).

4Cet article est suivi d’un texte-phare de l’ouvrage, qui serait sans doute plus approprié en ouverture : « La fabrique des personnalités politiques. De l’exemplarité à la singularité » de Christian Le Bart. Il montre en s’appuyant sur des exemples précis la modification progressive du rôle de la célébrité en politique : « La fabrique des personnalités politiques. De l’exemplarité à la singularité ». Il présente d’abord la célébrité « impersonnelle » liée au rôle de l’acteur politique, donc à l’institution, plus qu’à sa personne. Néanmoins, avec le développement des médias, cette logique institutionnelle cède la place à une construction de la célébrité qui n’est pas subordonnée à l’institution et à ses contraintes, mais valorise au contraire l’écart, l’authenticité, faisant de la visibilité une valeur en soi. Le texte éclaire la nature et les enjeux des modalités de présentation de soi dans l’espace public en les suivant au fil du temps — d’abord, à la fois effacement de soi dans une logique de la représentation, et affirmation de soi pour se montrer digne de la fonction ; puis valorisation de la singularité qui demande de manifester une « dissonance institutionnelle », une distance au rôle, réduisant le langage autorisé à une langue de bois et l’adhésion parfaite au rôle politique à un déficit de proximité.

5Le deuxième volet de l’ouvrage aborde une période plus tardive où la célébrité devient une stratégie de conquête du pouvoir, encourageant la starisation sous ses divers aspects. Mireille Lalancette et Vincent Raynaud s’interrogent ainsi sur la mobilisation des stars dans les campagnes électorales de l’Amérique du Nord, qu’ils évoquent à travers divers exemples dans une analyse comparative entre les États-Unis et le Canada. Lorsque des célébrités se mobilisent en faveur d’un candidat, il y a transfert de leur attrait sur celui qu’ils appuient. Se fait jour alors une « célébrification politique » particulièrement importante aux États-Unis, dominée par la culture du divertissement, alors qu’elle est beaucoup moins prégnante au Canada en raison de différences dans la culture politique et la régulation du financement des candidats. Nicolas Mary, lui, aborde dans « La starisation de Rachida Dati dans la presse magazine » un traitement médiatique qui instrumentalise la vie privée et fait de la visibilité ainsi acquise une ressource politique pour la première femme issue de l’immigration qui accède au poste de ministre. La mise en scène de la « Cendrillon des HLM », et de sa grossesse en l’absence d’un père déclaré, participe d’une peopolisation qui suscite la curiosité. Cependant, l’auteur avance que Dati a été en fin de compte victime du star system et a été exclue symboliquement du champ politique à partir du moment où elle n’a plus figuré que dans la presse people — et non dans la presse d’information. En fin de compte, la starisation ne lui aurait guère profité. Enfin, Jamil Dakhlia s’interroge sur les effets de la starisation de Marine Le Pen et d’autres membres de son parti pour comprendre s’ils ont servi la stratégie de dédiabolisation du Front national. Dans un article intitulé « Le diable s’habille en people : les liens entre la “dédiabolisation” du Front national et la vedettisation de ses dirigeants dans Closer », il examine dans quelle mesure le traitement de trois leaders d’extrême droite les banalise en les présentant de la même façon que les autres figures politiques. L’auteur considère que l’approche empathique du magazine qui insiste, par exemple, sur la féminité de la présidente du Front national ou sur son image de femme du peuple en en faisant un atout, contribue à sa relégitimation aux yeux de l’électorat.

6Enfin, la troisième partie s’interroge à partir des figures de Justin Trudeau au Canada et d’Emmanuel Macron en France sur l’effet des nouvelles technologies sur la fabrication de la célébrité politique. C’est ainsi que Miryam Durocher et Mireille Lalancette examinent à travers la théorie de la médiatisation un sujet original : la pratique des selfies chez Justin Trudeau. Elles cherchent à comprendre comment elle fait sens dans le domaine politique et comment elle participe à la célébrité du premier ministre du Canada (p. 131). L’égoportrait est considéré comme un moyen de communication qui produit une identité partageable en ligne — et donc comme un mode rhétorique de présentation de soi. La « marque Trudeau » profite alors également à son parti : ce branding qui joue sur la proximité entend en effet établir une relation de confiance avec le public, qui rejaillit sur le parti. L’article examine la façon dont cette construction d’une image de soi se déploie différemment sur différentes plateformes et montre le rôle des médias dans sa circulation et les effets produits. Les chercheuses s’interrogent en conclusion sur le degré d’innovation de l’image de la personne politique ainsi produite, notant qu’elle reste prise dans le carcan de la tradition (bon père de famille, dirigeant masculin, position de contrôle).

7L’article de Pierre Leroux et Philippe Riutort, « Construire la célébrité en politique : la pré-campagne d’Emmanuel Macron », entend montrer que la construction de la personnalité publique de Macron s’est effectuée par une « exposition médiatique intense » plutôt que par la « construction progressive d’un crédit qui renverrait à une capacité personnelle » (p. 148). Il analyse dans cet objectif la pré-campagne de l’actuel président français, en s’interrogeant sur les tenants et les aboutissants d’une ascension médiatique peu commune, « macronmania » parfois commentée par les médias eux-mêmes. L’article suit les toutes premières étapes de la couverture médiatique qui transforme en célébrité une personnalité politique encore bien loin d’être aux mannes du pouvoir. Il montre comment est projetée une image de dynamisme et de modernité et associe cette image à une nouvelle économie fondée sur l’inventivité et la création, faisant de Macron une véritable icône médiatique. Tout en mettant en garde contre la simplification d’un processus de médiation complexe dans le champ politique, l’article conclut en disant que « cette mise en visibilité » peu commune pour un acteur politique nouvellement arrivé lui a conféré un statut qui l’a aidé ensuite à mener une campagne plus traditionnelle avec la création de son mouvement En marche.

8Après ces analyses qui s’attachent de façon précise à un homme politique (Trudeau, Macron) et aux modalités et effets de leur sur-médiatisation, l’article de François Hourmant, « Le nouvel ordre corporel à l’heure de la célébrité politique », se penche sur une originale « grammaire des corps médiatiques » qui autorise une montée en généralité. Il souligne la désacralisation du corps présidentiel au profit d’un effet d’authenticité et de proximité, dont Nicolas Sarkozy serait un exemple type. L’image valorisante est désormais construite non par l’incarnation de la fonction, mais par une « exhibition de la personne » (p. 170). L’auteur s’étend sur les stratégies d’embellissement, sur les marques d’émotion dont les larmes, sur l’affichage de la virilité et le défi qu’il pose aux femmes, sur la façon dont la presse people s’empare des corps et sur la manière dont l’écriture journalistique prend désormais en compte l’apparence physique non seulement chez les femmes, mais aussi chez les hommes : on décrit des corps pour révéler les coulisses, on les décrypte pour dévoiler « le jeu des ambitions et des frustrations » (p. 184). L’auteur conclut son article en abordant l’importance croissante de la corporéité et la mutation des représentations par ce nouvel ordre corporel nourri par la peopolisation, qui se développe en démocratie depuis les années 2000. L’analyse du traitement des corps prolonge ainsi de façon intéressante l’analyse des images entreprise dans les autres contributions.

9Cet ouvrage, qui se clôt par une conclusion mettant en avant l’importance et l’actualité des grandes questions soulevées par le rôle de la célébrité dans le champ politique et par celui des médias traditionnels et nouveaux dans une mutation politique spectaculaire, nourrit une réflexion féconde sur l’évolution de la présentation de soi dans les démocraties contemporaines. Elle en analyse les modalités variées et changeantes dans leur contexte culturel et souvent dans une perspective genrée, et offre un instrument de travail et de réflexion précieux pour les spécialistes de science politique, de communication, de rhétorique, ainsi que pour toute personne désireuse de mieux comprendre sur les mutations présentes de notre société démocratique.