1Incendies, inondations, mouvements de terrain, retrait-gonflement des argiles (RGA), avalanches, incendies de forêt, etc.1 : en raison du dérèglement climatique, le nombre de catastrophes naturelles a été multiplié par cinq en cinquante ans2. En France, plusieurs dizaines de milliers d’habitations ont été sinistrées en 2018 à la suite d’épisodes de RGA survenus avec la sécheresse estivale3. Ce phénomène est en augmentation en raison de la multiplication des épisodes de sécheresse4.
2Les médias — notamment locaux — constituent un canal incontournable de sensibilisation à ces catastrophes (Anderson, 1997), qu’il s’agisse de sensibiliser la partie de la population qui n’en a pas fait l’expérience ou de les rappeler à celle qui en a déjà connu la réalité (Wachinger, Renn, Begg et al., 2013). Par les « cadrages » (Neuman, Just et Crigler, 1992 ; Mainil, 2015 ; Chauzal-Larguier et Rouquette, 2016) qu’ils opèrent, ils concourent à la diffusion de certaines connaissances et représentations (notamment visuelles) de ces risques (Rouquette et Rateau, 1998 ; Bihay et Rouquette, 2021 ; Rouquette, Bihay et Chemerik, 2021 ; Giacona, Brice et Eckert, 2017) et contribuent à leur gestion (Auer, Schwarz et Seeger, 2016). Ainsi, les choix opérés par les journalistes quant aux sujets à traiter et à la manière de le faire, auxquels renvoie la notion de cadrages médiatiques, influencent les représentations des risques naturels et, par là même, leur perception par d’autres acteurs, dont la population.
3Dès lors, pour que les médias jouent un rôle en matière de sensibilisation et de prévention de ces risques, il faut plusieurs conditions. Il faut — condition sine qua non — qu’ils choisissent de traiter des risques naturels, et ce, aussi régulièrement que possible. En effet, le nombre et la répétition des articles consacrés par la presse au sujet sont plus déterminants que le ton (dramatique, factuel, etc.) employé pour sensibiliser la population (Seydlitz, Spencer et Lundskow, 1994). Il faut, enfin, que les médias approfondissent leur traitement de ces risques, c’est-à-dire qu’ils ne se limitent pas à publier des brèves ou des faits divers à leur sujet.
4Paradoxalement pourtant, l’augmentation du nombre d’aléas naturels ne se traduit pas mécaniquement par celle du nombre d’articles approfondis publiés. En apparence, le nombre important d’articles médiatiques traitant des conséquences des incendies, des inondations ou encore des ouragans semble témoigner de l’intégration croissante de cette thématique dans les médias. Pourtant, une analyse comparée du traitement médiatique accordé à plusieurs risques naturels montre que ce n’est pas vrai pour l’ensemble d’entre eux. En témoigne le peu de place accordée aux conséquences matérielles (fissures de nombreuses maisons) et humaines (propriétaires ruinés) du RGA (Bihay et Rouquette, 2021). Or, loin d’être anodine, cette faible médiatisation du risque réduit l’adoption de solutions d’adaptation à celui-ci et d’atténuation de ses conséquences.
- 5 Cette recherche a été cofinancée par l’Union européenne avec le Fonds européen de développement rég (...)
5En étudiant la couverture des risques sous l’angle de ceux non médiatisés, la présente étude5 offre une perspective d’analyse nouvelle. En effet, les recherches traitant de la médiatisation des risques naturels portent le plus souvent sur l’étude du ton et du vocabulaire employés (Giacona, Martin et Eckert, 2017), sur les photographies choisies (Dootson et al., 2021), sur la place accordée par les journalistes aux explications environnementales et humaines (Le Lay et Rivière-Honegger, 2009) ou encore sur l’accent respectivement donné aux conséquences humaines, sociales, matérielles ou économiques d’un aléa naturel (Miles et Morsen, 2007). Elles n’étudient pas, ou quasiment pas, les catastrophes naturelles médiatiquement invisibles.
6Or cette approche permet de comprendre quelles conditions — rédactionnelles mais aussi sociales — facilitent la prise en compte de tels risques naturels médiatiquement invisibles. Le problème de recherche de cet article est donc le suivant : pour quelles raisons certains risques naturels ne font-ils pas l’objet d’un traitement médiatique approfondi, malgré des dégâts matériels nombreux, conséquents et répétés ? Cette étude s’inscrit dans le questionnement théorique de l’agenda-building (Cobb et Elder, 1971), en se dégageant d’une orientation de recherche sur la question de la sélection des informations publiées, centrée sur les médias, « pour étudier […] le “travail” que les sources officielles doivent consentir pour obtenir cet accès » (Charron, 2009, p. 86) ainsi que les routines professionnelles des journalistes et les relations qu’ils entretiennent avec les sources officielles (administrations, responsables politiques) sur ces questions. Nous pensons que le travail opéré par ces sources ainsi que les routines et relations journalistiques permettent de comprendre les raisons de la non-médiatisation de certains risques naturels.
7Compte tenu de notre problématique de recherche, le choix du terrain d’enquête s’est porté sur le traitement médiatique d’un risque naturel peu visible médiatiquement : le retrait-gonflement des argiles (RGA). Ce choix a été fait à la suite d’une exploration des bases de données de la presse (Factiva et Europresse) visant à quantifier le traitement des sept risques naturels les plus fréquents dans le département étudié : le Puy-de-Dôme. Cette étude quantitative, qui a porté sur l’ensemble des articles référencés entre le 1er janvier 2000 et le 31 décembre 2020, a révélé une grande différence de traitement médiatique selon les risques, notamment entre le RGA et les inondations. Elle montre que si 262 articles ont traité des inondations entre 2011 et 2013, seuls 28 ont parlé du RGA pendant la même période. Ces chiffres sont respectivement de 279 et de 83 articles pour la période 2018-2020. Ainsi le RGA est-il moins traité que les inondations, de 4 à 8 fois (suivant les périodes), bien qu’il représente près de 40 % de la sinistralité sur la période 1995-2015 (soit plus de 450 millions d’euros sur cette période) en Auvergne-Rhône-Alpes. Et même si le Puy-de-Dôme est l’un des deux départements les plus concernés de cette région6. Plus significatif encore, ce phénomène est de plus en plus courant en raison de l’augmentation moyenne des températures et de la baisse de la pluviométrie. En effet, il est lié à la rétractation (en période de sécheresse) et au gonflement (en période de pluie) de terrains argileux, ce qui fait bouger les fondations des bâtiments et fissure dès lors les murs, les dallages et les cloisons de nombreux bâtiments et habitations chaque année7. Alors qu’il est quasiment invisible médiatiquement, il provoque paradoxalement de plus en plus de sinistres.
8Comment expliquer ce paradoxe ? En vue de mettre au jour les — potentiellement multiples — causes de ce faible traitement, deux types de données sont nécessaires.
9Il faut d’abord étudier à quelles occasions la presse parle de ces catastrophes. La première partie vise ainsi à évaluer l’importance accordée à ce sujet. Une analyse des « métadonnées » (Jacquez, 2014) a été mise en place, étudiant notamment les types d’articles (article, brève/filet, dépêche, éditorial…) publiés sur chaque risque, les rubriques dans lesquelles ils sont classés, le fait qu’ils soient illustrés ou non ou encore s’il s’agit d’une une ou non. Le fait que les articles sont issus de la presse quotidienne régionale (PQR) ou de la presse quotidienne nationale (PQN) est aussi examiné pour mesurer à quelles conditions le risque argileux est considéré comme suffisamment important pour être traité par la presse nationale. L’analyse approfondie des cadrages a, pour sa part, porté sur les articles traitant des deux épisodes pris pour référence, à savoir les mois de mai à août 2012 (12 articles sur le RGA) et d’août à novembre 2019 (38 articles). Pour la presse généraliste et les dépêches AFP, ce repérage a pu être fait en ligne. En revanche, pour la presse écrite locale, La Gazette de Thiers et d’Ambert et surtout le quotidien La Montagne (principal titre diffusé régionalement), un dépouillement manuel a été nécessaire. Ce premier travail permet de mesurer précisément la place accordée à ce risque dans les médias écrits.
- 8 L’étude du cadrage des articles consacrés au risque argileux est l’objet des graphiques 6 et 7.
10Une attention particulière a également été accordée aux rares articles qui traitent du RGA en profondeur, pour lesquels les cadrages médiatiques8 de ce risque, comme opérés dans la presse, ont alors été pris en compte. Quatre cadrages ont été étudiés. Le premier, dit de « l’attribution de la responsabilité et du conflit », caractérise les relations entre les parties prenantes en présence et la mention de causes accentuant les aléas. Le cadrage des « conséquences économiques » est utilisé pour les références aux dégâts, coûts et pertes financières, tandis que celui de « l’impact humain » signale les articles mettant l’accent sur le visage humain de l’épisode ou dont le lexique ou les images en accentuent les caractères spectaculaires et/ou dramatiques. Enfin, le cadrage des « prévention et gestion des risques naturels » concerne les mentions des moyens (bassin d’orages, radar météo, etc.) et dispositifs (plan de prévention, campagne de sensibilisation, etc.) de gestion et de prévention des risques, des pratiques à adopter en cas d’épisode, ainsi que celles des procédures de reconnaissance et des démarches auprès des assurances. Des analyses lexicale, thématique, rhétorique, sémiologique et de l’énonciation complémentaires sont ici effectuées pour étudier comment les risques naturels sont caractérisés par la presse et définir les acteurs du risque médiatisés et les principales sources d’informations journalistiques. La dimension iconique est prise en compte en ce qu’elle « participe de la matérialité concrète du phénomène et est susceptible de jouer un rôle important dans sa représentation » (Giacona, Martin et Eckert, 2017, p. 4). La prise en compte de ces cadrages permet d’apporter des réponses à une diversité de questions liées à notre problématique. Faut-il par exemple que l’aléa argileux provoque des dégâts particulièrement importants (ce qui relève d’un cadrage centré sur les conséquences économiques du risque argileux) ou qu’il compte de nombreuses victimes humaines (ce qui tient d’un cadrage centré sur « l’impact humain ») pour qu’il intéresse et soit traité par les journalistes ? Cette analyse des cadrages a été appliquée aux 28 articles traitant d’un phénomène de RGA arrivé dans le Puy-de-Dôme publiés entre 2011 et 2013 et aux 83 articles qui l’ont été entre 2018 et 2020. Ces deux périodes ont été sélectionnées au regard de deux épisodes d’aléas qui constituent des « moments discursifs » (Moirand, 2007), c’est-à-dire qui ont conduit à « une abondante production médiatique [à la fois sur le RGA et les inondations, dont il reste des] traces à plus ou moins long terme dans les discours produits ultérieurement » (ibid., p. 4). Cette analyse de cadrage permet encore d’évaluer dans quels — rares — cas ce risque argileux est susceptible de justifier un article de presse.
11Un deuxième type de données, sur lesquelles nous nous focaliserons principalement dans cet article, est indispensable à la compréhension de cet apparent paradoxe : elles portent sur les pratiques et les contraintes rédactionnelles des journalistes interrogés sur le choix de leurs sujets ainsi que sur les relations qu’ils entretiennent avec leurs sources (politiques, administratives, industrielles, associatives…) en prise avec les risques naturels. L’objectif est « d’analyser la nature des échanges entre les journalistes et leurs informateurs » (Charron, 2009, p. 93) en prenant également en compte les contraintes, motivations et objectifs de ces derniers (Cook et al., 1983). Ce faisant, nous appréhendons les risques naturels, comme ceux environnementaux et industriels, en tant que construits sociaux (Gilbert et Henry, 2009, 2012 ; Rasse et Rasse, 2014 ; Noyer et Raoul, 2011) du fait des discours tenus, mais aussi des arbitrages et relations, voire confrontations, entretenus par une multiplicité d’acteurs (Gilbert, 2003 ; Garcin-Marrou et Le Naour, 2017) concernés par ces risques et/ou leur gestion. L’approche que nous privilégions est donc celle de la « fabrique des risques » (Gilbert, 2003), c’est-à-dire qui tend à considérer que ces risques
résultent d’une « production », d’une « construction » étroitement associée aux jeux de multiples et différents acteurs, à la nature et l’intensité de leurs liens et interactions. […] La définition et la hiérarchisation des risques dépendent de la façon dont différents types d’acteurs vont, à travers divers types d’investissement et en interagissant, mettre en forme des problèmes sous forme de risques, les constituer comme tels (ibid., p. 66-67).
12De ce fait, des entretiens semi-directifs (Derèze, 2019) ont été menés avec des journalistes et d’autres parties prenantes. Les premiers ont été sélectionnés à partir de la liste des auteurs des articles repérés. Les entretiens réalisés ont, par la suite, été mis à profit pour élargir le panel de journalistes rencontrés. Nous avons ainsi interrogé huit journalistes issus de la presse locale écrite (La Montagne) et audiovisuelle (France Bleu Pays d’Auvergne et France 3 Auvergne-Rhône-Alpes). Tous ont été amenés à traiter au moins une fois du RGA et/ou d’un épisode d’inondations dans le Puy-de-Dôme dans leur carrière. En vue de tester une diversité de facteurs pouvant expliquer le traitement limité de ce sujet, les questions qui leur ont été posées ont porté sur leurs pratiques et leurs rapports aux sources, sur leurs propres connaissances et perceptions des risques naturels et de leurs enjeux, mais aussi sur les relations qu’ils entretiennent avec d’autres parties prenantes. Ces dernières ont, pour leur part, été sélectionnées pour prendre en compte autant de facteurs possibles parmi ceux connus dans la littérature pour influencer la perception du risque (Gilbert, ibid. ; Wachinger, Renn, Begg et al., 2013 ; Wakefeld, 2003). Il s’agit principalement d’associations de sinistrés (CatNat 63 et CatNat Cournon Le Cendre), d’organismes publics de surveillance et gestion des risques (Direction régionale du Bureau de recherches géologiques et minières [BRGM]) ou encore de collectivités (principalement Clermont-Ferrand et Cournon-d’Auvergne). Les questionnaires d’entretien à destination de ces parties prenantes se sont pour la plupart focalisés sur les thématiques suivantes : (1) leur connaissance et leur perception des risques naturels, dont celles du RGA ; (2) leurs actions en matière de prévention, de sensibilisation et/ou de gestion de ces risques ; (3) enfin, les relations, parfois conflictuelles, qu’elles entretiennent avec d’autres acteurs autour de ce sujet, dont les journalistes.
13L’ensemble des résultats obtenus peut être regroupé en deux parties complémentaires. La première partie introduit les premiers constats à l’origine de cette recherche. Elle révèle la faible attention accordée à ce risque. La deuxième partie, approfondie dans cet article, analyse les raisons de cette faible médiatisation. La conclusion se concentre alors sur les implications de celle-ci.
14Quels motifs justifient — aux yeux de journalistes — un article sur le RGA, ce phénomène générateur de nombreux dommages matériels mais peu visible ? Cela tient-il à la survenue d’un aléa soudain et touchant de nombreuses victimes ? Faut-il qu’un collectif d’habitants porte une réclamation publique pour une meilleure prise en compte des conséquences de cet aléa ? Faut-il des images spectaculaires ?
15Le premier constat est celui d’une faible médiatisation du phénomène de RGA, au contraire des inondations. Sur l’ensemble des articles retenus pour l’analyse, le RGA ne constitue en effet que 9,5 % de ceux publiés pour la période de 2011 à 2013 (soit 28 articles sur 290) et 23 % pour celle de 2018 à 2020 (soit 83 articles sur 362). De manière tout aussi significative, la presse locale — et particulièrement le journal La Montagne — est presque la seule à traiter de ce sujet. Il suffit de comparer combien de fois il est abordé par la presse locale et la presse nationale pour s’en rendre compte. Dans 82 % des cas de 2011-2013 (28 articles) et 98 % de ceux de 2018-2020 (83 articles), le sujet est abordé par la presse locale, ce qui révèle qu’il n’est pas encore jugé suffisamment important pour bénéficier d’un traitement national.
Graphique 1. Place accordée au retrait-gonflement des argiles dans la presse locale et la presse nationale (2011-2013)
16Plus précisément encore, le Puy-de-Dôme est le principal — pour ne pas dire l’unique — territoire évoqué dans 96 % et 84 % des articles de la presse locale publiés lors des deux périodes. Il n’est évoqué que secondairement, voire très succinctement, dans la PQN (il n’est prépondérant dans aucun article de PQN de 2011 à 2013 et seulement dans 9,5 % de ceux de 2018 à 2020). La PQN se contente de publier la liste de l’ensemble des départements concernés par chaque arrêté de reconnaissance de l’état de catastrophe naturelle, lors de leur publication au Journal officiel. La presse locale joue donc un rôle important en matière de mise en visibilité de ce risque.
17En lien avec ce premier constat, le second constat est que, contrairement à celui d’autres risques, dont les inondations, le traitement du RGA est fonction de la publication des arrêtés de reconnaissance de l’état de catastrophe naturelle. En effet, pour les deux périodes considérées, la majorité des articles retenus suivent de quelques jours la publication des arrêtés au Journal officiel, dont ils relatent les décisions, contrairement à ce qu’il en est dans le cas des inondations.
Graphique 2. Analyse thématique des articles consacrés aux inondations et au retrait-gonflement des argiles dans le Puy-de-Dôme (2011-2013)
Graphique 3. Thématiques des articles consacrés aux inondations et au retrait-gonflement des argiles dans le Puy-de-Dôme (2018-2020)
18Sur les 28 articles de 2011 à 2013 et les 83 de 2018 à 2020 consacrés par la presse écrite au RGA dans le Puy-de-Dôme, respectivement 25 (soit 89,3 %) et 72 articles (soit 86,7 %) concernent les arrêtés ou, dans une moindre mesure, la reconnaissance de l’état de catastrophe naturelle. Les autres thématiques principales des articles tendent aussi vers ce résultat. En effet, 3,6 % de ceux de la première période concernent les comptes rendus de conseils municipaux, dans lesquels le RGA est évoqué succinctement parmi bien d’autres sujets, et ce, le plus souvent parce que la municipalité a déposé une demande de reconnaissance ou encore a été reconnue ou déboutée lors d’une telle demande. Pour la seconde période étudiée, les thématiques principales des dégâts matériels (7,2 %), des indemnisations et assurances (4,8 %) et des sinistrés (1,2 %) renvoient toutes les trois à celle de la reconnaissance, qui reste évoquée dans chaque article et dont elles sont complémentaires. Il en est de même dans le cas des quelques articles approfondis sur le sujet. Ainsi, la plupart de ces articles mettent l’accent soit sur des actions entreprises par des mairies en vue de contester la non-reconnaissance de l’état de catastrophe naturelle de leur territoire, soit sur les réticences des assureurs à indemniser les sinistrés, à l’instar des articles intitulés « Des fissures avérées mais non reconnues » (La Montagne, 9 septembre 2019, p. 8) et « Des centaines de maisons fissurées par la sécheresse » (La Montagne, 16 août 2019, p. 2-3). Ces deux cas révèlent déjà que, lorsque des entrepreneurs de cause (Neveu, 2015) se saisissent du sujet, des articles approfondis sur ce risque sont rédigés par les journalistes (voir infra).
Capture d’écran 1. Article approfondi traitant des recours introduits par 13 mairies (La Montagne, 9 septembre 2019, p. 8)
Capture d’écran 2. Article approfondi traitant des dégâts, des causes, des sinistrés et de leurs problèmes d’indemnisation par les assureurs (La Montagne, 16 août 2019, p. 2-3)
19Loin d’être anodin, ce cadrage ne permet qu’un traitement réduit et superficiel du problème. Comme le montrent les articles publiés sur le risque argileux dans le Puy-de-Dôme, les articles prennent essentiellement la forme de brèves ou de filets, puisqu’ils concernent 57 % de ceux publiés entre 2011 et 2013 et 72 % entre 2018 et 2020. Par comparaison, les inondations font davantage l’objet d’articles approfondis, 34 % de ceux publiés entre 2011 et 2013 étant des brèves ou des filets, contre 19 % seulement de ceux de la période de 2018 à 2020.
Graphique 4. Publication d’un sujet sur le retrait-gonflement des argiles par types d’articles (2011-2013)
Graphique 5. Publication d’un sujet sur le retrait-gonflement des argiles par types d’articles (2018-2020)
- 9 D. B., membre du bureau de l’association Cat Nat 63, interrogé le 29 juin 2021.
20Pourtant, ces cadrages sont inadaptés à un traitement approfondi du RGA. Ainsi, comment pourraient-ils, par exemple, développer des causes ou des questions aussi délicates que celles de l’impartialité des experts évaluant les dommages des habitations ? C’est ce que constate un responsable d’association pour qui les brèves n’ont « aucune portée […] pour interpeller les politiques, l’opinion [sur la nécessité de] légiférer pour mettre en place de nouvelles règles [d’indemnisation] »9. L’analyse des thématiques non choisies à propos du RGA révèle aussi ici que les coûts et gains liés à la mise en place de moyens et dispositifs de prévention des risques ne sont presque jamais traités. L’étude du cadrage des « prévention et gestion des risques » révèle qu’il en est de même des mesures et moyens de gestion et de prévention existants ou qui pourraient être mis en place, tout comme des pratiques à adopter en situation d’aléa. La seule thématique fortement évoquée au regard de ce cadrage est celle des procédures de reconnaissance et/ou des démarches devant être réalisées auprès des assurances, ce qui s’explique encore par la reproduction des extraits des arrêtés, dans lesquels ces procédures et démarches sont évoquées conjointement.
Graphique 6. Thématiques liées aux « prévention et gestion des risques » des articles relatifs au retrait-gonflement des argiles (épisodes de 2012 et de 2019)
21C’est d’ailleurs ce qui a été déjà constaté en explorant la manière dont les journaux ont traité de l’ouragan Katrina, en 2005 (Barnes et al., 2008, p. 604-610) : près de 80 % des articles se sont focalisés sur la réponse à l’aléa et le rétablissement de « la vie d’avant », alors que moins de 10 % d’entre eux ont traité de la prévention et des comportements d’atténuation. Ce constat s’explique par la tendance des médias à mettre l’accent sur les dommages ou encore sur les morts pour obtenir une plus grande attention émotionnelle du public, sans accorder par contrecoup une grande place à la prévention et à l’atténuation des risques (Pasquarè et Pozzetti, 2007). Dans une optique de réduction des risques argileux, comme tout ce qui sert la connaissance des risques et des mesures les plus appropriées pour les prévenir, il est problématique de minimiser la vulnérabilité des populations concernées (Lemyre, Beaudry et Yong, 2017, p. 65-88). A fortiori, ne pas évoquer ces thématiques, notamment du fait de formats éditoriaux réduits, freine cette sensibilisation.
22Ces résultats invitent alors à répondre au paradoxe suivant : comment expliquer que le RGA soit, au bout du compte, l’aléa naturel qui génère à la fois le plus de sinistres en Auvergne et le moins d’articles, excepté lors de la publication des arrêtés ?
23La première explication, relativement banale, de cette faible médiatisation tient à la dimension peu spectaculaire du risque argileux, comparativement aux inondations ou aux feux de forêt à la survenue plus soudaine. Le propos du journaliste suivant est représentatif de ceux recueillis :
- 10 O. C., journaliste à La Montagne, interrogé le 21 avril 2021.
D’un point de vue médiatique, je pense que [la faible médiatisation du retrait-gonflement des argiles] est due au fait que c’est un risque beaucoup moins spectaculaire, qui ne survient pas à un moment donné mais qui se produit sur la durée, donc beaucoup moins visible. […] À part des fissures qui apparaissent dans les murs des maisons, ce qui pose problème, cela va toucher de façon moins spectaculaire les gens, c’est lié à cela. Dans le cas d’une inondation, c’est tout le cours d’une rivière qui va être concerné, cela va concerner au moins une trentaine de communes alors que le retrait-gonflement des argiles va être beaucoup plus localisé, souvent sur des villages… Je n’ai pas de souvenirs de communes importantes qui font l’objet de ce risque10.
24Ce propos renvoie à un autre résultat de notre étude, à savoir la méconnaissance de ce risque par les journalistes (voir infra), la plupart d’entre eux considérant que peu de communes du département sont concernées par cet aléa et qu’il suscite relativement peu de dégâts au regard d’autres risques, comme les inondations ou les tempêtes.
- 11 Ils indiquent les informations légales, le ou les aléas et la période concernés, les règles et déma (...)
25Les analyses lexicale, thématique, sémiologique des images et des cadrages confirment cette tendance. La rhétorique relative aux argiles est neutre. Elle repose sur la reproduction du lexique et d’extraits des arrêtés qui sont factuels11. Au regard du cadrage de « l’impact humain », aucun article sur le RGA de l’épisode de 2012 ne présente un lexique ou, plus largement, de champs lexicaux tendant à exacerber les dimensions spectaculaire et/ou dramatique des événements, tandis que seulement 3 % de ceux de l’épisode de 2019 en comportent. Par exemple, alors qu’il est exclusivement fait référence aux « victimes » et « sinistrés » dans le cas des inondations, les discours de presse parlent uniquement « d’assurés » et « d’administrés » en ce qui concerne le RGA.
- 12 Seulement 10 % des articles de 2011-2013 et 14,5 % de ceux de 2018-2020 sur le RGA sont illustrés, (...)
26De même, les articles relatifs à celui-ci sont peu nombreux à comporter des images12, et plus de la moitié d’entre elles ont une valeur illustrative. Seuls quelques articles sur les associations de sinistrés, qui constituent des exceptions, sont agrémentés d’images de sinistrés qui pointent du doigt les fissures sur leurs maisons. De même, 7,9 % des articles sur les argiles évoquent un exemple humain ou mettent l’accent sur le visage humain de la catastrophe, alors que 41 % de ceux sur les inondations le font. Or, la presse valorise les reportages illustrés par des images spectaculaires, ce qui s’avère donc être un désavantage pour la médiatisation du phénomène de RGA. Un responsable d’association le déplore :
- 13 D. B., membre du bureau de l’association Cat Nat 63, interrogé le 13 mai 2021.
On est plus sûr du reportage sensation. Ce qui plaît, c’est compréhensible… Ils cherchent du spectaculaire. Ce que cherchent les journalistes, c’est « on a un photographe qui peut venir. Est-ce que vous avez des maisons à photographier, des fissures pour montrer un petit peu le phénomène ? » […] Ces articles n’apportent rien de particulier. Ces articles disent juste que des gens sont dans la galère et que les procédures d’indemnisation sont compliquées. J’aurais imaginé qu’ils fassent une étude comme j’essaye de faire [répertorier tous les sinistrés du département]. Je leur en parlais systématiquement et je n’avais pas de retours13.
Capture d’écran 3. Images représentatives des corpus des épisodes d’août à novembre 2019
27Ce constat en rappelle d’autres, dont celui de Bennett (2002) qui voit dans la dramatisation des informations diffusées sur les risques naturels (le risque climatique dans son cas) une véritable norme journalistique. Le caractère spectaculaire d’un aléa est un incontestable paramètre en faveur de sa couverture. Bosk et Hilgartner (1988) y voient un facteur qui favorise l’accès d’un fait de société dans l’arène médiatique, ce qui peut expliquer que des aléas qui ne suscitent pas de sentiment de crainte, d’excitation ou de controverse équivalent en soient exclus (Boykoff et Boykoff, 2007). Pour le dire autrement, le risque argileux répond moins aux objectifs de captation du lectorat que d’autres risques, alors que cette captation est nécessaire à la viabilité économique de l’entreprise de presse.
- 14 O. C., journaliste à La Montagne, interrogé le 21 avril 2021.
28Moins spectaculaire, l’aléa RGA est d’un point de vue journalistique également moins facile à raconter. Ainsi, un journaliste indique « [qu’]il est aussi plus difficile de parler de ce risque peu connu lorsqu’on n’est pas touché. [Il] est plus difficile à appréhender et à expliquer qu’un incendie [par exemple] »14. Il pointe ici la « médiagénie » (Marion, 1997) des risques naturels, à savoir le fait que certains risques se prêteraient davantage (et plus facilement) à une mise en récit médiatique que d’autres. Or, la mise en intrigue des événements a l’avantage de donner sens au réel. Décrire une actualité sous forme d’un récit, avec un début, un milieu, une fin (même provisoire) et des personnages (Tétu, 1999), permet aux journalistes d’inscrire cet aléa dans un cadre, dans un système codé (Marion, 1997).
29La comparaison des épisodes de 2012 et 2019 permet cependant d’affiner l’analyse puisqu’elle révèle que, progressivement, les récits médiatiques de cet aléa se font plus spectaculaires. Les exemples humains et le visage humain sont doucement mis davantage en évidence ou encore les cas d’associations de sinistrés et de leurs membres sont plus régulièrement cités. Ainsi, alors que le cadrage de « l’impact humain » était nul en 2012, il représente 21 % des cadrages du risque argileux dix ans plus tard.
Graphique 7. Place du cadrage « impact humain » dans la couverture du risque argileux, épisode de 2019
30Les journalistes arrivent donc à trouver des images spectaculaires et des victimes pour « humaniser » leurs articles sur ce risque, bien qu’il reste peu traité. Cela montre bien que sa faible médiatisation ne s’explique pas seulement par son caractère peu spectaculaire. D’autres explications restent dès lors à mobiliser.
31A priori, les journalistes ne manquent potentiellement pas de sources d’informations et de systèmes d’alertes. Ainsi, dans le Puy-de-Dôme, de nombreuses communes sinistrées et victimes existent15. Ils ont par ailleurs connaissance de ces « risques au travers des conseils municipaux. Parce qu’il y a un plan de prévention des risques en cours d’élaboration [ou] parce que des experts sont attendus sur le terrain pour étudier tel risque, ces questions vont être traitées entre élus »16. Ils disposent également d’études produites par des observatoires et instituts tels que l’Observatoire régional climat air énergie (ORCAE), qui est chargé par la région de fournir — notamment aux journalistes — des données territoriales fiables sur ces questions17, ou encore le BRGM.
32Il n’est cependant pas possible de comprendre cette apparente contradiction si l’on ne prend pas en compte le type de relations entretenues par les journalistes avec les différentes sources d’informations potentielles sur le risque argileux. Une première catégorie relève des acteurs qu’ils ont l’habitude de côtoyer et de solliciter en raison de leur disponibilité, de leur réactivité et de leur connaissance des aléas naturels du fait de leur profession, en particulier les pompiers, les policiers ou encore les agents d’Enedis, chargés de réparer les lignes électriques. Plusieurs d’entre eux, dont les autorités administratives et publiques ainsi que les services de secours, sont des interlocuteurs auxquels les journalistes recourent quotidiennement dans le cadre de la couverture d’autres sujets, avec lesquels les relations se sont stabilisées dans le temps long et auxquels les journalistes ont donc facilement et rapidement accès par leurs carnets d’adresses. Mais la force de ces relations ne joue pas dans le cas du RGA, car ces sources professionnelles et officielles interviennent moins sur ce type d’aléa — sauf en cas d’effondrement d’un bâtiment ou de fermeture d’une route, par exemple — comparativement à d’autres. Intervenant moins souvent, ils ne peuvent que moins s’en faire le relais. Cette moindre visibilité est l’une des conséquences médiatiques des risques à cinétique lente, c’est-à-dire ceux dont la survenue est si lente qu’il est difficile pour le grand public — ou pour ces professionnels — d’en percevoir la dynamique (Flanquart, 2017) et de les rendre intéressants. Par exemple, E. L.B., journaliste à France Bleu Pays d’Auvergne, insiste lors de l’entretien sur le fait que le risque argileux s’inscrit dans un temps long qui ne se prête pas à de l’information radiophonique, axée sur l’actualité chaude et l’immédiateté.
- 18 Entretien réalisé avec D. B., membre du bureau de l’association Cat Nat 63, le 29 juin 2021.
33Les victimes elles-mêmes relaient peu cet aléa, comme le regrettent les responsables des associations de défense des sinistrés interrogés. Selon eux, des victimes s’associent peu aux actions menées par peur de voir la valeur immobilière de leur habitation déclassée. Un responsable associatif18, qui a entrepris une démarche d’évaluation systématique du nombre de sinistrés dans sa ville et dans le département pour montrer l’étendue du phénomène et, dès lors, y sensibiliser les médias et les élus, constate ainsi que sa démarche n’intéresse pas les sinistrés : « Il y a 15-20 % des gens qui vont se mobiliser […]. Ils sont plus tournés vers la résolution de leur problème matériel et répondent “je ne vois pas mon intérêt”. »
34Ce phénomène de minoration, voire d’invisibilisation, des sinistres de la part des victimes pourrait paraître surprenant. Il est pourtant déjà bien documenté par la littérature, Lambert, Claeys et Arnaud (2017) parlant d’une alliance objective d’agents immobiliers, de propriétaires, d’opérateurs (notaires et assureurs) et d’édiles dans l’objectif d’éviter la baisse d’attractivité d’un quartier et d’une commune. D’après les responsables des associations, une partie des sinistrés s’opposent eux aussi aux démarches de demande de reconnaissance de l’état de catastrophe naturelle par peur de voir la valeur de leurs biens dévaluée.
- 19 Sarah Wakefeld a notamment observé cela en ce qui concerne l’implantation d’une décharge de déchets (...)
35Or, il faut des entrepreneurs de cause pour faciliter — de façon directe (par des actions spectaculaires) ou indirecte (pressions auprès des élus) — l’accès de ces problèmes à l’espace public, car « les problèmes mis en évidence par les médias […] naissent de co-production avec d’autres entrepreneurs et ne sont que rarement le fruit d’un travail totalement autonome des journalistes » (Neveu, 2015, p. 89). Dans le cas d’autres risques naturels ou industriels19, des entrepreneurs de cause ont choisi de porter leur combat de reconnaissance sur le terrain judiciaire, la controverse ayant indéniablement augmenté le traitement de ce risque par la presse (Wakefeld et Elliott, 2003). La controverse emprunte alors des formes connues (recours, victimes, etc.) « qui rendent plus aisée sa prise en charge par les médias » (Henry, 2009, p. 166). Quand de telles plaintes rendent « compte d’une réappropriation forte du problème par des publics non institutionnels, profanes, civils et militants, qui font jouer une redéfinition davantage politisée » (Botero, 2021), le traitement médiatique est facilité, donc favorisé. À l’inverse, la plus grande difficulté à rendre publiques ces plaintes parce qu’une partie des victimes ne le souhaite pas — ou encore parce que cette lecture du problème ne suscite pas l’intérêt des journalistes — ne facilite pas le traitement médiatique de ce risque. Cela fait écho aux propos de plusieurs journalistes qui signalent leur difficulté à trouver des interlocuteurs de référence sur certains risques, dont celui argileux. Cette remarque peut être corrélée avec le manque de dynamisme des associations au chapitre de la communication sur leurs activités et ce risque.
- 20 Entretien réalisé avec M.-Th. B., G.R. et A.J., membres du bureau de l’association Cat Nat Cournon, (...)
36La réticence des habitants à rendre publics leurs dommages est partagée par une partie des maires locaux soucieux de préserver l’attractivité résidentielle et touristique de leur commune (Lambert et al., 2017). Cela explique pourquoi des responsables politiques locaux interrogés hésitent à s’emparer du problème du RGA, alors qu’il suffirait qu’ils décident de s’occuper du sujet pour que les journaux en parlent (Chauzal-Larguier et Rouquette, 2016). En effet, quand ils décident de le faire, ils ont les ressources nécessaires et le savoir-faire suffisant pour s’en faire le relais. Ainsi, une responsable d’association souligne que « le maire de Cournon a beaucoup mobilisé à la fois les médias et les milieux politiques, notamment dans le cadre de la reconnaissance 2015, pour lancer les procédures d’appel. Là, ils ont pris le sujet à bras le corps et se sont engagés20 ». Notre analyse des catégories d’acteurs cités dans les articles révèle à ce sujet le poids potentiel des responsables politiques et administratifs lorsqu’ils décident de s’engager. Ainsi, lors de l’épisode de 2019, sur les 12 articles approfondis consacrés au sujet (le reste étant composé de brèves), 5 (soit 42 %) donnent la parole à des responsables de ces associations, des maires et/ou employés des mairies. Deux d’entre eux sont consacrés à des recours déposés par des mairies en vue de contester la non-reconnaissance de l’état de catastrophe naturelle de leur territoire. En effet, les élus — ici les maires — ont, aux yeux des journalistes, l’avantage de parler au nom de l’intérêt général de leurs électeurs. Une telle position est cependant loin d’être systématique chez les acteurs politiques. Ainsi, même si les aléas liés au RGA sont suffisamment récurrents pour être connus d’une grande variété d’acteurs, leur médiatisation ne va pas de soi. Celle-ci nécessite l’intervention décidée d’acteurs déterminés à publiciser ce problème. Or, au manque de relais d’une partie des parties prenantes s’ajoute la sous-estimation du risque par les journalistes.
37Moins spectaculaires, les aléas des argiles sont — de surcroît — moins marquants. Aucun journaliste interrogé sur les principaux risques naturels de la région Auvergne et le département du Puy-de-Dôme n’a spontanément cité ce risque comme l’un des plus importants (contrairement aux inondations, feux de forêt, tempêtes ou avalanches, par exemple). La plupart des journalistes déclarent ne pas le connaître, même lorsqu’ils en ont traité dans un ou plusieurs de leurs articles. Comment expliquer cet état de fait ?
- 21 Entretien réalisé avec E. L. B., journaliste à la radio France Bleu Pays d’Auvergne, le 2 juin 2021
- 22 Depuis les années 1980, l’augmentation du risque d’incendie est marquée dans le Puy-de-Dôme. Source (...)
38Les raisons de telles méconnaissances sont plurielles. Les premières tiennent aux représentations qu’ils ont de l’Auvergne et du Puy-de-Dôme. Les représentations d’un territoire peuvent, en effet, en partie être incomplètes ou erronées, ce qui peut mener à une minoration de certains risques. Dans leurs travaux sur la médiatisation des avalanches, Giacona, Martin et Eckert (2017) montrent ainsi que le risque d’avalanche est, dans l’esprit des journalistes, corrélé au territoire de la haute montagne, même si cette corrélation est fausse dans les faits. Selon eux, cela explique pourquoi les avalanches des Alpes (haute montagne) sont davantage médiatisées que celles des Vosges (moyenne montagne). Ce constat fait écho à l’acception du territoire donnée par Noyer et Raoul (2011), à savoir un construit social qui existe du fait des discours de différentes instances (y compris les médias) qui l’énoncent en en diffusant des référents de condensation hétérogènes (Bihay, 2019), dont font partie les risques naturels. Or, plusieurs journalistes rencontrés ont exercé dans d’autres territoires avant de travailler dans le Puy-de-Dôme et ils ont conservé des représentations des risques naturels de ce département antérieures à leur arrivée dans celui-ci. Un journaliste21 explique ainsi avoir longtemps exercé dans les Alpes-Maritimes et considère, à tort22, que le Puy-de-Dôme est un territoire bien moins concerné par les inondations, les feux de forêt ou encore le RGA qu’on ne le pense. Pour lui, les tempêtes seraient prépondérantes dans le département. Elles seraient aussi plus pertinentes médiatiquement en raison de la population conséquente concernée.
- 23 Entretien réalisé avec C. L., journaliste à France 3 Auvergne, le 6 mai 2021.
39Deuxième explication, des journalistes indiquent ne jamais s’être penchés sur le phénomène de RGA du fait qu’ils ont développé un intérêt particulier pour d’autres risques, dont ils ont été amenés à traiter au cours de leur carrière. Une journaliste23 souligne par exemple faire de la veille et s’intéresser principalement aux glissements de terrain (auxquels le RGA est pourtant souvent associé), tout en ayant conscience qu’il ne s’agit pas du risque principal pour le Puy-de-Dôme.
- 24 Telles les pannes de courant provoquées par des tempêtes dans plusieurs dizaines de villages en mêm (...)
- 25 E. L.B., journaliste à la radio France Bleu Pays d’Auvergne, interrogé le 2 juin 2021.
40Un troisième facteur de minoration de cet aléa tient à « l’heuristique de disponibilité ». Le psychologue Norbert Schwarz a montré que certains risques étaient surestimés, non parce que certains moyens de transport étaient effectivement plus dangereux, mais parce que les individus se souviennent plus facilement d’un écrasement d’avion que d’un incident de train ou de bus. Or, inconsciemment, notre cerveau associe « facilité à se mémoriser un événement » et « récurrence de cet événement ». Un aléa naturel plus marquant, et dès lors plus mémorisable, sera donc plus fréquemment interprété comme ayant une probabilité importante (Schwarz et al., 1991). Quand un aléa survient à cause d’un RGA, il apparaît de façon moins soudaine, forte et massive que d’autres risques naturels24. Il est dès lors moins mémorisable et repérable par les rédactions. Or, comme l’indique un journaliste radio25 lors de notre entretien, au moment de la conférence de rédaction, cet élément peut inciter à ne pas couvrir cet aléa.
41Ce facteur est aussi renforcé par le fait que le RGA est couvert quasi exclusivement par des journalistes locaux. Parfaits connaisseurs de leurs territoires dans leur diversité, ces journalistes sont en contrepartie moins experts des sujets qu’ils traitent que les journalistes spécialisés. L’idée développée par ces journalistes les plus généralistes est qu’ils n’ont pas besoin de connaître a priori la matière traitée et que les compétences primordiales sont les techniques journalistiques (disponibilité, débrouillardise, rapidité, culot, capacité à être le premier, indépendance à l’égard des sources, etc.). Ces compétences sont pour eux d’autant plus importantes qu’elles permettent d’expliquer clairement les sujets à des publics qui ne connaissent pas ou peu les domaines traités. Chaque journaliste doit donc être capable, notamment quand un événement important surgit, de traiter de n’importe quel sujet (Marchetti, 2012).
42Cependant, cette non-spécialisation a aussi son revers. Elle implique trois choses : une moindre connaissance des risques, une organisation de la rédaction qui ne facilite pas le traitement de ces sujets, un réseau de sources d’informations sur le sujet moins étendu. Ce traitement par des journalistes locaux non spécialistes implique d’abord une plus grande méconnaissance de leur part de risques aussi techniques et complexes à appréhender que le sont les risques naturels argileux, ainsi que des acteurs et dispositifs qui y sont liés (voir infra). Cela d’autant plus que la plupart de ces journalistes n’ont pas suivi de formation scientifique26 avant leur entrée dans les rédactions.
- 27 F.M, journaliste de La Montagne, interrogé le 11 juin 2021.
43Cette non-spécialisation rend, de surcroît, plus difficile l’accès à des sources variées et pertinentes. En effet, la constitution d’un réseau de sources d’informations fiables et de qualité se construit sur un temps long. Elle est facilitée par des contacts réguliers avec les différents acteurs et une connaissance approfondie du sujet. Ce réseau élargi est d’autant plus appréciable qu’il rend les journalistes plus autonomes dans le traitement du sujet. Cette autonomie favorise un traitement plus approfondi et diversifié (Sedel, 2009). À ce sujet, plusieurs d’entre eux font aussi état de leurs difficultés à identifier les sources publiques et à y accéder, notamment du fait de la nécessité de passer par de multiples interlocuteurs et de remonter la hiérarchie institutionnelle pour obtenir des informations. Ces difficultés se seraient d’ailleurs accentuées, selon l’un des journalistes27 rencontrés :
[Lorsque nous choisissons de traiter spontanément d’un sujet comme le risque argileux,] c’est à nous de « gratter », de voir qui pourrait nous apporter des réponses, et c’est là que commence souvent une sorte de combat puisque, depuis quelques années, surtout pour contacter les services de l’État, cela devient de plus en plus compliqué. […] À chaque fois qu’on sollicite les services de l’État, que ce soit moi ou mes collègues, c’est un parcours du combattant. Donc, du coup, comme c’est souvent eux qui regroupent les connaissances sur ce genre de risque, cela freine aussi la possibilité de faire des articles. J’ai du mal à proposer des idées d’articles qui tournent dessus car je sais que cela va être la galère pour avoir les informations. Si l’on a eu, à l’occasion d’un autre reportage ou en se promenant sur Internet ou autre, ou si l’on a vu un truc particulier qui nous touche et qui nous ouvre déjà quelques portes on se lance dedans, mais, sinon, […] naturellement, on va aller vers le plus facile… Et le plus facile, ce n’est pas de monter sur un sujet pour lequel on n’est pas certain d’avoir un interlocuteur pour étayer nos a priori…
- 28 A.B., journaliste de La Montagne, interrogée le 23 juin 2021.
44Cette difficulté croissante à contacter les sources institutionnelles tient aussi, d’après l’un de ses collègues28, à la fusion des deux régions, Auvergne et Rhône-Alpes, puisque depuis 2016 tout est centralisé dans la nouvelle capitale de région du bassin auvergnat : Lyon. Ces difficultés poussent donc les journalistes locaux à préférer d’autres sujets lorsque des choix doivent être posés au sein de leur rédaction.
- 29 E.L.B., journaliste à la radio France Bleu Pays d’Auvergne, interrogé le 5 juillet 2021.
45Moins spécialisés et sensibles à ces risques, ces journalistes doivent aussi faire face à des contraintes professionnelles et organisationnelles propres aux journaux responsables de la couverture d’une région étendue. Un journaliste29 de France Bleu Pays d’Auvergne explique par exemple la difficulté de dépêcher des journalistes sur un territoire aussi grand que l’Auvergne pour couvrir des risques naturels alors qu’ils ne sont qu’une dizaine de journalistes titulaires. Des choix doivent être faits par la rédaction, ce qui explique que des sujets liés aux risques naturels, lorsqu’il ne s’agit pas d’un épisode jugé suffisamment important, passent au second plan, voire ne sont tout simplement pas traités. Le RGA est un risque particulièrement concerné ici. Or, comme le soulignent Bosk et Hilgartner, « l’attention publique est une ressource rare, dont l’allocation dépend de la compétition au sein d’un système d’arènes publiques » (1988, p. 55). De ce fait, les « problèmes doivent lutter pour occuper un espace dans les arènes publiques. Cette compétition est permanente ; [ils] doivent à la fois lutter pour entrer et pour rester sur l’agenda public » (ibid., p. 55).
46Ces freins pourraient être compensés par la création de postes de journalistes spécialisés en matière de questions environnementales dans les rédactions locales. Les rédactions créent des postes spécialisés quand elles souhaitent garantir une « crédibilité » de leur travail, à la fois auprès des sources et des lecteurs parce que ces questions sont désormais perçues comme sensibles et/ou importantes par la rédaction en chef (Marchetti, 2002). Mais le dépouillement attentif des signatures des articles consacrés au sujet montre que ce n’est pas le cas. La journaliste ressource sur ces questions pour ses confrères n’a pas signé d’articles sur le sujet des argiles entre 2010-2012 et 2018-2020, et seulement quatre sur les inondations.
47Pour quelles raisons, finalement, certains risques naturels ne font-ils pas l’objet d’un traitement médiatique, malgré des dégâts matériels nombreux et répétés ?
48Ce faible traitement ne s’explique pas seulement par la dimension peu spectaculaire de cet aléa. Certes, les images de fissures sont moins spectaculaires que celles d’inondations, les conséquences moins immédiates et les causes moins visibles. Cependant, comme l’a révélé l’étude diachronique, les articles consacrés au risque argileux montrent aujourd’hui plus de victimes qu’auparavant. Il est donc, d’un point de vue médiatique, tout à fait possible pour les médias de concilier traitement de ce risque et accent mis sur les difficultés, les problèmes et le vécu des personnes touchées par celui-ci.
49Ce traitement succinct s’explique, en fait, par une pluralité de facteurs. Certains tiennent à l’organisation des médias qui s’emparent le plus de ces questions : les médias locaux. Obligés de couvrir un vaste territoire, les journalistes locaux qui doivent traiter de ces risques sont rarement spécialistes du sujet. Contrairement aux journalistes spécialisés, ils ne peuvent pas s’appuyer sur un réseau de connaissances et une maîtrise du sujet qui permettraient un traitement du risque argileux à la fois varié, approfondi et — surtout — plus autonome par rapport aux principales sources d’informations. Cela d’autant plus dans un domaine dans lequel certaines parties prenantes ne souhaitent pas favoriser une publicisation du problème — par peur de dévaloriser les habitations dans le cas des particuliers ou encore de diminuer l’attrait de leurs communes dans le cas des maires. Qui plus est, les ressources habituelles des journalistes sur les questions des risques naturels — pompiers, gendarmes notamment — ne sont pas non plus amenées à intervenir aussi régulièrement sur les dégâts causés par les aléas argileux que par d’autres catastrophes naturelles, ce qui ne les incite pas à s’en faire le relais auprès des journalistes. Cela, d’autant plus que les journalistes semblent moins sensibles à ce risque qu’à d’autres risques naturels, comme le révèlent les entretiens réalisés. Cela s’explique en partie en raison de l’heuristique de disponibilité (les aléas argileux étant moins marquants que d’autres), mais aussi du fait des représentations qu’ils ont du territoire auvergnat. Toutes ces raisons expliquent pourquoi les journalistes ne sont pas proactifs dans le traitement du risque argileux, alors même qu’il requiert un investissement significatif de leur part.
50À la lumière de ces résultats, il semblerait pertinent de se questionner sur les conditions qui favoriseraient la médiatisation d’un risque peu spectaculaire comme celui du RGA. Parmi les facteurs propices à cette médiatisation, l’un est en voie d’être facilement exploitable. Il s’agit de la description du risque sous un angle conflictuel. Comme le montre la partie diachronique de l’étude, les (rares) articles approfondis sur ce risque concernent principalement les conflits opposant des communes au ministère dans le cadre de procédures de reconnaissance et, encore davantage, ceux existant entre des associations de sinistrés et les assureurs. Or, en matière de risque — qu’il soit environnemental (Botero, 2021), industriel (Henry, 2007) ou naturel, ici —, l’adoption de formes de mise en récit connues (conflits, victimes…) attire « l’attention des journalistes sur le problème » (Henry, 2009, p. 166.). L’avantage d’un tel cadrage est qu’il emprunte des formes de narration de l’actualité d’autant plus faciles à produire — et à lire pour les lecteurs — qu’elles reposent sur des schémas déjà connus (avec la figure de l’accusation, de la défense, la logique du procès, etc.).
51Mais, la multiplication des facteurs qui freinent cette médiatisation l’a montré, l’emprunt aisé de ce cadrage ne peut suffire à lui seul. Il ne peut résoudre les problèmes liés à la difficulté rencontrée par les journalistes locaux à contacter une pluralité d’acteurs du risque, qu’il s’agisse de victimes, de responsables associatifs ou encore de représentants des services déconcentrés de l’État et des collectivités. En la matière, seule une spécialisation d’un nombre croissant des journalistes locaux et/ou la reprise plus systématique de cette problématique par la presse nationale faciliterait un traitement plus régulier et approfondi du sujet. Or, l’histoire de la spécialisation du journalisme sur d’autres questions (les banlieues, avec Sedel, 2009 ; l’immigration, avec Jacquez, 2014) a bien montré toutes les difficultés que les journalistes spécialisés rencontrent pour imposer progressivement leur place et leur légitimité au sein des rédactions, que ce soit pour imposer durablement leur sujet (Comby, 2013) ou parce qu’ils doivent répondre à une suspicion de démarche militante (Jacquez, 2014). Sans ces spécialisations et/ou reprises plus systématiques par la presse nationale, il est — et il restera — difficile aux journalistes les plus sensibles à ces questions de faire évoluer les cadrages médiatiques — administratifs ici — habituels (Sedel, 2009). Il suffit de formuler cette hypothèse en prenant en compte le contexte plus global dans lequel travaillent les journalistes pour mesurer à quel point cette question est difficile. Les difficultés financières que connaît la presse, dont la presse écrite locale, incitent — au contraire — de nombreuses rédactions à passer d’un registre d’article à un autre, à écrire pour le journal papier puis le Web, à maîtriser les images et les mots… Pour le dire autrement, cette situation incite à faire preuve d’une grande polyvalence (Rieffel, 2011). Un tel contexte ne facilite pas la prise en compte des risques naturels qui — tel le risque argileux — sont médiatiquement invisibles malgré leur survenue importante et — surtout — croissante.
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