1Le présent article s’appuie sur certains résultats d’une recherche portant sur l’extrême-droite, obtenus dans le cadre du projet intitulé « Peur de quoi ? L’extrémisme violent au Québec et le paysage médiatique » mené entre 2017 et 2020 (Lefebvre et al., 2020). L’ensemble du projet visait à analyser les liens multiples existant entre les médias et la radicalisation menant à la violence (RMV) et en particulier à examiner les perceptions de la population québécoise à l’égard de ce phénomène, l’influence des médias sur ces perceptions de même que le rôle joué par les médias dans les trajectoires de certains individus radicalisés. En vue d’effectuer cette analyse, l’équipe a recouru à plusieurs approches méthodologiques tant quantitatives que qualitatives. Plusieurs types de radicalisations furent soumis à l’étude, mais le présent article s’attache à l’examen de résultats concernant l’extrême-droite. Il puise particulièrement dans les résultats découlant d’entretiens menés avec des individus radicalisés, d’observations directes d’événements réunissant leurs groupes et de centaines d’heures d’analyse de sites et de productions numériques liés à la mouvance d’extrême-droite, fréquentés par les interrogés. Si nos résultats généraux, dont quelques-uns sont élaborés ici, s’appuient sur cette recherche, l’article retient les propos explicites de trois candidats dont il sera question plus loin. Il s’attelle en particulier à l’analyse de centaines de sites consultés sur une période de plusieurs mois, entre 2018 et 2020, auxquels ceux-ci nous renvoyaient.

2Le concept retenu pour désigner la mouvance complexe de l’extrême-droite sera surtout celui d’Alt-Right. Il s’avère assez complexe de définir ce terme, d’autant plus qu’il s’agit, au départ, d’une autodésignation, puisque c’est Richard Spencer, future figure de proue de ce mouvement, qui le formera en créant le blogue « Alternative Right », à la fin des années 2000. Ce concept deviendra ensuite le nom d’un mouvement informel, l’Alt-Right (Hawley, 2019). Selon Hawley, l’Alt-Right a tout d’abord été un mouvement qui se voulait une solution de rechange à la droite conservatrice traditionnelle, mais s’est ensuite radicalisé et se caractérise maintenant par sa défense du suprématisme blanc, la lutte contre l’immigration pour contrer le « génocide blanc », le racisme et l’antisémitisme (ibid., p. 7). Ce mouvement n’est pas formellement structuré et, bien qu’il dispose de figures de proue à sa tête, comme Spencer, de même que d’idéologies communes, il réunit plusieurs groupes dont les objectifs ou les philosophies diffèrent et qui n’entretiennent pas forcément de liens entre eux, bien que chacun d’entre eux puisse en théorie s’identifier comme se rattachant à l’Alt-Right (ibid., p. 10).

3Ce mouvement a été médiatisé et a pris de l’ampleur durant la campagne présidentielle américaine de 2016, du fait du soutien que Donald Trump, notamment sous l’influence de son stratège en chef Steve Bannon, ancien président exécutif du média d’extrême-droite Breitbart News, lui réservait (ibid., p. 5). Hawley précise que la principale caractéristique de l’Alt-Right est son usage et sa maîtrise d’Internet ainsi que des réseaux sociaux, puisqu’il s’agit d’un phénomène essentiellement virtuel (ibid., p. 4). Ainsi, analyser l’Alt-Right et ses stratégies en ligne semble constituer un choix logique.

4Après deux sections décrivant le contexte et la méthodologie de la recherche, une troisième présente une revue de littérature sur l’usage que l’Alt-Right fait des médias sociaux, dont les analyses sont confirmées par nos propres résultats. Les parties suivantes procèdent à une étude détaillée de l’usage et de la signification des mèmes dans l’univers numérique de l’Alt-Right. Cet article s’appuie sur la théorie selon laquelle le mème est une « unité d’information » (Dawkins, 1976), devenu un objet grapho-textuel réplicable, transformable et polysémique capital dans l’étude de la culture numérique Internet (Shifman, 2013), notamment dans le cas de l’extrême-droite et particulièrement pour comprendre l’attentat de Christchurch. Peu d’études existent sur son usage spécifique par l’extrême-droite, le plus souvent menées par des journalistes qui suivent cette mouvance de près, bien que certains auteurs aient choisi d’analyser les mèmes les plus populaires du mouvement (Woods et Hanner, 2019 ; Glitsos et Hall, 2020 ; Lobinger et al., 2020 ; Heikkilä, 2017). L’attentat de Christchurch reste toutefois très peu étudié alors qu’il constitue, selon nous, particulièrement dans sa dimension mémétique, un événement capital pour comprendre comment l’Alt-Right se pense et développe ses stratégies numériques ainsi que sa dynamique hors-ligne. Il importe de noter que les écrits traitant des mèmes reproduisent rarement leur image, démarche que nous avons pour notre part choisi d’adopter afin d’éclairer l’analyse, tout en brouillant dans certains cas les visages qui s’y trouvent reproduits.

5Plusieurs mèmes créés immédiatement après les attentats de Christchurch sont analysés en détail. Puis, l’étude se penche sur des mèmes auxquels l’extrême-droite a largement recours sur l’ensemble des plateformes, avant de conclure par l’analyse de l’un de ces mèmes reprenant l’ancienne couverture du Daily Stormer. Précisons déjà que tout au long de notre recherche, des informateurs rattachés à l’Alt-Right nous ont fait parvenir des liens renvoyant à des publications en ligne qu’eux-mêmes ainsi que leurs réseaux consultaient, et que cet article opère une sélection des mèmes les plus diffusés dans ce contexte. Ces analyses rendent également compte de la complexité ainsi que de la signification des mèmes pour l’Alt-Right et de leurs conséquences sur l’idéologie elle-même. Notre recherche met en lumière le fait que l’humour et la culture populaire de masse sont habilement utilisés pour maximiser la diffusion de l’Alt-Right, par le biais de la création de mèmes, ce qui est attesté par les recherches existant déjà sur ce sujet. Toutefois, notre étude va plus loin du fait qu’elle montre en plus que les extrémistes mettent à profit ce procédé et ce type de culture dans l’objectif de « désensibiliser » les usagers à l’égard de l’extrême violence, voire de l’horreur en arrière-fond de l’idéologie et d’actes violents commis en son nom, pour mieux la banaliser, nœud de la stratégie cherchant à radicaliser en ligne, les mèmes constituant un élément à ce titre hautement efficace.

Contexte du projet et méthodologie

6Rappelons tout d’abord certains détails concernant le contexte de la recherche ancrée au Québec. Il s’agit des résultats d’une action concertée, à la suite d’un appel de projets lancé par le Fonds de recherche du Québec – Société et culture (FRQSC), dans le cadre du vaste plan provincial de prévention de la radicalisation (Gouvernement du Québec, 2015). L’influence des médias paraît alors centrale dans les trajectoires menant à la radicalisation violente, et le projet vise à vérifier et à documenter cette hypothèse en contexte québécois. Tandis qu’au début du projet en 2016, l’actualité de l’extrémisme violent est dominée par l’islamisme, notamment au Québec, dans le contexte de la guerre en Syrie, on sent déjà que l’extrême-droite tend désormais à occuper le devant de la scène. Avant d’aller plus avant, précisons l’angle conceptuel du projet, soit la radicalisation.

10Des entretiens de même que des observations directes furent donc menés auprès des personnes se rattachant à l’extrême-droite (radicalisés et entourage). Environ 70 personnes ont été soit interrogées en profondeur, soit rencontrées au cours des observations. Il s’agit de groupes et d’individus liés à des réseaux se rencontrant à l’occasion de manifestations, de réunions idéologiques ou amicales. Géographiquement, ces personnes habitent dans différentes régions du Québec. Quant aux entretiens, une approche qualitative par récits d’expérience fut utilisée pour mieux comprendre le rôle des médias de masse et sociaux (MMS) dans le basculement vers la RMV, en identifier les caractéristiques d’amplification et en cerner le rôle dans la formation de noyaux de radicalisation. Les entretiens semi-directifs auprès de personnes présentant un profil de RMV permirent de mieux comprendre les perceptions, les expériences et les processus en cause selon la perspective même des participants (Tewksbury, 2009), en explorant leurs trajectoires biographiques et événementielles, des thèmes généraux, comme ceux de leurs relations familiales, amicales et sociales, ainsi que ceux de leurs parcours scolaire, religieux et professionnel (Giorgi, 1997). Quant aux événements, aux relations interpersonnelles et aux tournants qui avaient pu avoir une signification particulière dans leur parcours vers la radicalisation violente, ces dimensions purent faire l’objet d’une exploration plus en profondeur, selon les personnes rencontrées, en cours d’entretien (Poupart, 1997). Les personnes de l’entourage furent interrogées de manière semi-directive, et autour des mêmes thèmes.

11Pour ce qui est de l’utilisation des MMS, de l’appartenance et du degré d’engagement dans un groupe radicalisé, ces dimensions firent l’objet de questions invitant le participant à l’élaboration et, au besoin, à des questions directives, par exemple, pour mieux comprendre des aspects techniques. Le présent article rend compte des résultats obtenus au sujet de ce dernier aspect, soit l’utilisation des MMS.

Enquêter sur l’influence des médias

12Après avoir mené quelques entretiens avec des profils radicalisés ou ex-radicalisés, nous avons vite compris qu’une enquête portant sur le rôle des médias dans une trajectoire de radicalisation exigeait certes de très longs entretiens, récurrents et échelonnés sur une période de temps suffisante, mais aussi d’être en mesure d’accéder à des contenus fréquentés par les membres de ces mouvances et de les analyser.

14L’un des interrogés de l’Alt-Right, que nous appellerons ici Sébastien (pseudonyme), âgé d’une vingtaine d’années, explique ainsi : « Quand chu [je suis] revenu je regardais les médias pis [puis] j’étais juste enragé parce que je me disais, c’est tout, tout est faux. Ma vie est un mensonge. Tout ce qu’ils disent, c’est juste faux, ça n’a aucun sens. » Sébastien, comme l’ensemble des interrogés de toutes les mouvances, a déclaré passer quotidiennement un grand nombre d’heures en ligne sur des sites et médias alternatifs (« des milliers d’heures » dans les derniers mois, ont confié plusieurs interrogés). Par contre, les interrogés d’extrême-droite se démarquaient pour leur part en acceptant de nous envoyer un nombre incalculable de liens vers des mèmes, des forums de discussion ou des vidéos. Après la guerre en Syrie, les jeunes islamistes, sous haute surveillance, se méfiaient davantage, et l’extrême-gauche était encore plus invisible et prudente.

15Le présent article s’appuie en particulier sur trois entretiens totalisant une vingtaine d’heures d’enregistrements, menés avec des individus de sexe masculin particulièrement engagés dans la production, la diffusion et la consultation de contenus en ligne ; ces entretiens ont eu lieu dans des endroits choisis par les interrogés. Ces trois enquêtés ont accepté de nous envoyer presque quotidiennement des liens renvoyant vers des sites significatifs consultés par des individus appartenant à la mouvance d’extrême-droite, et ce, sur une durée de plusieurs mois. Ces partages étaient accompagnés de commentaires de leur part. La garantie de l’anonymat ne permet pas de nommer ici les groupes auxquels ces individus appartiennent, d’autant plus que le nombre de personnes pouvant être considérées comme radicalisées au Québec est restreint, si on le compare à celui d’autres pays où les corps policiers en connaissent des milliers. Disons simplement que la rencontre d’une personne par l’intermédiaire d’un acteur clé s’intéressant au phénomène de la radicalisation avait constitué l’élément déclencheur ayant suscité l’entrée dans ce milieu très réseauté.

16Pour terminer cette section, il importe d’expliquer le choix d’exposer une analyse détaillée de mèmes comme thématique centrale du présent article. Le rapport de synthèse de la recherche résume ainsi les éléments idéologiques caractérisant l’extrême-droite :

L’ensemble des répondants de l’extrême-droite décrit les médias sociaux comme le mode privilégié de communication de leur idéologie et de leurs opinions sur l’actualité. Tous les participants expliquent avoir pris connaissance des idées et des principaux enjeux de l’extrême-droite au moyen des médias sociaux et y avoir fait leurs classes, c’est-à-dire y avoir progressé dans leur connaissance de cette mouvance, qui se caractérise certes par une grande diversité idéologique, mais au sein de laquelle le rejet de l’immigration directement associée dans les esprits à la crainte d’un génocide des personnes à peau blanche est une théorie rassembleuse. L’importance de leur engage­ment envers les valeurs, les croyances, les objectifs, les moyens et les stratégies prônés par cette idéologie s’est accrue grâce aux médias sociaux (Lefebvre et al., op. cit., p. 25).

17Concrètement, le contenu proposé sur des plateformes aussi populaires que Facebook et YouTube, comme des mèmes, paraissait doté d’un potentiel de radicalisation extrêmement puissant. Selon nos observations, il était diffusé de façon à contourner la censure, atteignait un public large et fidèle et était consulté à longueur de journée par nos répondants. Lorsque l’attentat de Christchurch survient, ces tendances observées s’accélèrent. Le 8 décembre 2020, un rapport de 800 pages sur les attentats de Christchurch remis à Jacinda Arden, première ministre néo-zélandaise, révélait que le terroriste avait envoyé de l’argent au Daily Stormer et à un autre site suprématiste, The Right Stuff, et qu’il fréquentait régulièrement des forums de discussion extrémistes en ligne. Toutefois, ce rapport mentionne également que le tueur s’était surtout radicalisé sur YouTube et Facebook, où les contenus extrêmes, dont la diffusion est facilitée par les algorithmes, circulent très largement par l’intermédiaire de groupes ou de personnalités connus dans ces milieux, comme Stefan Molyneux, dont les publications étaient fréquemment consultées par le terroriste (Lefebvre et al., op. cit. ; Gilbert, 2020).

19Mais pourquoi retenir ici les modes de production culturelle que créent les réseaux s’inscrivant dans cette mouvance, en particulier les mèmes ? Le rapport qui s’élabore au quotidien avec les médias s’avère très touffu et complexe. Certes, les interrogés ont longuement discuté oralement de livres marquants, de forums et de vidéos consultés d’innombrables fois, mais nous ne nous y attardons pas dans le présent article. De plus, certains ont expliqué en détail comment et pourquoi ils produisaient eux-mêmes certains contenus, dans le but de susciter la radicalisation d’autrui. C’est, par contre, après coup que nous nous sommes rendu compte que le matériau le plus significatif prenait sa source non seulement dans de tels entretiens, mais surtout dans la consultation de contenus numériques qui nous étaient envoyés au fur et à mesure par certains interrogés. Si, dans les explications verbales, il était abondamment fait mention des figures, auteurs, vidéos et forums de l’Alt-Right, le contenu en ligne que nous avons consulté nous a permis encore bien davantage d’établir combien les mèmes s’avèrent importants pour cette mouvance. Sur le plan méthodologique, cet aspect ne fait que confirmer l’importance de compléter les entretiens par une observation des pratiques numériques elles-mêmes.

L’expansion de l’extrême-droite sur et par les médias sociaux

21Voici en quoi des recherches existantes rejoignent nos analyses de la mouvance d’extrême-droite au Québec et en ligne. Des chercheurs ont observé comment l’usage des médias sociaux renforce la mouvance d’extrême-droite ; durant la dernière décennie, la majorité des personnes radicalisées ont en effet eu recours aux médias sociaux alternatifs, qui leur offrent plusieurs avantages, que nous résumons en cinq points. Premièrement, ils y trouvent une approbation directe de leurs pairs, puisque les activistes de droite se montreraient plus sensibles à l’effet de leurs dires ou de leurs actions sur leurs semblables qu’à ce qui peut être dit d’eux dans les médias de masse (Wahlström et Törnberg, 2019, p. 5).

22Deuxièmement, ils constituent des réseaux affinitaires tirant profit de la circulation rapide de l’idéologie qui n’est pas construite, de prime abord, de façon complexe, mais présentée de manière à être intégrée rapidement et facilement, puis répliquée par le biais de l’intervention de l’individu sur les réseaux (Taylor, 2015, p. 104). Internet devient donc un lieu d’échanges intenses (musique, écrits, images), de recrutement et de reconnaissance (Koeler, 2014).

23Troisièmement, la nature même des réseaux sociaux est participative (Milner, 2012) et offre, notamment sur des médias alternatifs comme 4chan et 8chan, des espaces peu, voire non soumis à une modération ou à une censure du contenu.

24Quatrièmement, la circulation d’un matériel violent et haineux est facilitée par la structure même de ces réseaux, ce qui engendre, d’une part, une radicalisation en raison du phénomène de « chambre d’écho » et de l’effet de conformité (Sunstein, 2019) et, d’autre part, une « désinhibition en ligne » (Suler, 2004 ; Taylor, op. cit.). Cass R. Sunstein mentionne que l’effet de conformité entraîne la radicalisation d’un groupe partageant les mêmes valeurs et avis, c’est-à-dire que plus l’on fréquente un groupe qui conforte nos croyances radicales, plus ces croyances vont s’affirmer, puis potentiellement devenir extrêmes et violentes (op.cit., p. 86). L’effet de désinhibition présenté par Taylor aide également à comprendre le lien potentiel existant entre les comportements en ligne et le passage à l’acte : en s’appuyant sur une étude menée par Quayle, Allegro, Hutton, Sheath et Loof (2014), il fait en effet remarquer que l’anonymat des réseaux sociaux permet aux individus dangereux (a) de développer des fantasmes violents qui sont parfois annonciateurs d’actes concrets et (b) d’acquérir une expertise et une connaissance par l’interaction avec d’autres individus en ligne. Blakeney, Findley, Self, Ingram et Garrett (2010) font notamment état d’une plus grande désinhibition chez les personnes utilisant le plus des réseaux sociaux comme Facebook.

25En cinquième et dernier lieu, de nombreuses critiques à l’encontre d’8chan et de son rôle potentiel dans la formation de terroristes d’extrême-droite après les attentats en Nouvelle-Zélande, en Californie et à El Paso (Jolin-Dahel, 2019) soulignent notamment combien il s’avère dangereux de laisser s’exprimer un certain nombre d’opinions extrêmes sans procéder au moindre contrôle sur ces réseaux. Comme le montre un récent article du média de masse alternatif Vice (Owen, 2019), par leur dynamique communautaire, participative et non censurée, les activistes d’extrême-droite se regroupent massivement et efficacement sur des réseaux alternatifs de façon à faire circuler leur production idéologique. Owen explique dans cet article que les deux tiers des chaînes d’extrême-droite de Telegram ont été créées en 2019, vraisemblablement, d’une part, sous l’influence de la médiatisation du phénomène de l’Alt-Right et du suprématisme blanc et, d’autre part, à cause des politiques de censure et de bannissement dont fait l’objet le contenu extrémiste sur Facebook, Twitter, YouTube ainsi que de la fermeture de forums comme 8chan après la tuerie d’El Paso (ibid., 2019). Une telle situation pose plusieurs problèmes, notamment celui de l’impossibilité de surveiller et d’étudier le phénomène de radicalisation sur ces réseaux ainsi que celui de l’éparpillement des individus sur d’autres plateformes plus difficiles d’accès et cryptées, comme Telegram, ou encore sur le darknet.

Les mèmes au cœur de la production culturelle d’extrême-droite

27Le terme de mème, forgé par Richard Dawkins dans son ouvrage The Selfish Gene (1976), vient du grec mimeme et il est proposé comme le pendant culturel du gène : de même qu’un gène, un mème véhicule des informations et peut se répliquer, muter, il dépend de son environnement pour survivre et il est en compétition avec d’autres mèmes (Lee, op. cit., p. 92). Un mème est une unité de sens, d’information, construit sur le modèle du gène, mais sur le plan culturel, qui se diffuse et passe d’esprit en esprit en se répliquant et se reproduit, en étant donc, tout comme les gènes, soumis à la sélection naturelle (CNA, 2018 ; Milner, op. cit.). Qu’il s’agisse d’une phrase, d’une idée ou d’une chanson, un mème peut muter, innover, se transmettre ou mourir en fonction de sa réplicabilité, mais la caractéristique du mème est avant tout sa viralité (Milner, op. cit. ; Wiggins et Bowers, 2015). Alors que les mèmes passent dans la culture populaire grâce au développement d’Internet (Lee, op. cit., p. 94), la mémétique devient un domaine étudié par des chercheurs comme Susan Blackmore ou Limor Shifman. Toutefois, ce que l’on désigne aujourd’hui par le terme de mème est bien différent de ce qu’il était initialement dans la théorie de Dawkins. Alors que le mème pensé par Dawkins mutait de façon aléatoire, ce que l’on appelle aujourd’hui un mème sur Internet se caractérise par le détournement conscient d’une image populaire à des fins diverses (Dynel, 2016 ; Wiggins et Bowers, op. cit.). En plus de s’être imposé comme propre à la culture des médias participatifs, il dispose d’un potentiel de viralité (Wiggins et Bowers, op. cit. ; Milner, op. cit. ; Shifman, 2011 ; Church, 2018).

28Comme le précise Shifman, l’étude des mèmes est capitale pour comprendre comment fonctionne la culture Internet, qui exploite bon nombre de mécanismes comme la réplicabilité, la copie, la transformation et l’interconnectivité (2013, cité dans Wagener, 2020b, p. 6). Internet a favorisé la fragmentation des discours en des éléments détachables et surtout recomposables sous la forme d’aphorisation, des phrases courtes qu’exploitent les mèmes (Biardzka et Komur-Thilloy, 2017, p. 25). Ces possibilités de recomposition infinies favorisent la mémorisation et la réplication :

Toutes ces figures et formes sont favorables à la mémorisation et à la reprise et restent en rapport avec ce que la rhétorique antique identifiait sous le label de la memoria (cf. Krieg-Planque 2011). Au plan énonciatif, la « détachabilité » s’associe à la « surassertion », que Maingueneau comprend comme opération énonciative par laquelle le locuteur anticipe le détachement car il repère un énoncé qu’on imagine facilement « reprenable », c’est-à-dire pouvant être mis en relief par rapport à son environnement textuel (2012a, p. 11-15) (ibid., p. 26).

29Un mème s’appuie ainsi sur un imaginaire collectif en exploitant une image, une vidéo, un GIF, une phrase, dont le détournement peut être compris par une catégorie ou un groupe de personnes partageant les mêmes références (Wiggins, 2017 ; Church, op. cit.). Sa survie sur la Toile dépend alors des utilisateurs qui assurent sa réplicabilité et le font perdurer en le partageant, en le transformant ou en l’adaptant à certaines situations. Un mème se caractérise par son imprévisibilité et sa nature polymorphe, c’est-à-dire que n’importe quel séquence, photo, GIF, image ou vidéo peut devenir un mème tant qu’il répond aux critères précédemment mentionnés. Certains objets grapho-textuels spécifiques, comme les GIF, peuvent aussi répondre à la désignation de mèmes s’ils disposent de ces caractéristiques, mais Wagener précise que le GIF est différent puisqu’il dispose d’une courte animation cyclique dont l’usage diffère légèrement des mèmes : il représente de façon plus figurative des émotions ou des réactions dans des échanges communicationnels courts et constitue un autre type d’expression sémiotique capable de polysémie (op. cit., p. 7-9). Toutefois, un GIF peut dans certaines occasions devenir un mème ou exploiter des mèmes déjà existants et constituer un véritable langage numérique (ibid., p. 9).

31Nos interrogés retenus ici ont expliqué ce qui suit à propos des mèmes :

L’affaire c’est qu’y a plusieurs stratégies OK, tu peux essayer de, traitement-choc, c’est-à-dire… Comme souvent les mèmes c’est ça, OK. Le principe d’un mème OK ça j’ai fait des exposés là-dessus, mais en gros, c’est, c’est, j’exploite le processus de catégorisation du cerveau des gens OK… la raison pourquoi un mème c’est aussi efficace, un mème Internet c’est que t’obliges les gens à catégoriser sans savoir. C’est que le jeu quand tu vois un mème c’est : « ah t’essaies de savoir c’est quoi la joke, c’est quoi l’affaire ». Mais si t’arrives à faire décliquer quelque chose et à faire catégoriser les gens, quelque chose qui a un bon think OK (Sébastien).

A meme is kind of a propaganda pack of information you can say. Before we used to have propaganda posters, we have our memes, it’s the same thing, funny pictures, funny ideas, jokes. We spread our memes into the culture and that you know is very effective. Especially over the young people (Julien).

34Un mème concentre en lui-même plusieurs types de contenus, dont le degré de complexité peut varier. Shifman parle en ce sens de « collections » de contenus (2014 ; Rintel, 2014), si bien que leur complexité peut requérir une connaissance minutieuse de la culture qu’ils transmettent et selon deux visées. D’une part, on veut dissimuler sous plusieurs niveaux d’interprétation le message à répandre et, d’autre part, il s’agit de créer des mèmes dont la signification est initiatique et correspond, à l’échelle individuelle, à une récompense : comprendre le mème signifie que l’on a acquis une connaissance que le reste du monde ne détient pas et que l’on est donc reconnu par ses pairs en tant que membre à part entière du groupe. On parle ici de mèmes comportant un niveau élevé de complexité, donnée de recherche vérifiée lors de l’expérience suivante par l’équipe. Nous avons réuni plusieurs chercheurs, dont seulement deux avaient atteint une certaine maîtrise des codes de l’Alt-Right, et leur avons fait visionner une production audiovisuelle de ce mouvement (qui avait été partagée par un informateur). Le reste de l’équipe se montra assez indifférent face à cette création qui lui parut banale. Les deux membres plus au fait des niveaux de signification éprouvèrent des émotions troubles, sortirent de cette expérience de visionnement abattus et confièrent avoir ressenti les effets d’une puissante violence psychologique, générée par la vidéo. On testa ensuite plus largement la réception de cette vidéo par les proches des chercheurs, et une même indifférence fut ressentie. On peut donc penser que certains mèmes circulent sur la Toile, sans que la plupart des usagers en soupçonnent le potentiel dévastateur.

35Enfin, et selon les mots des individus rencontrés, les mèmes permettent de radicaliser en désensibilisant, comme notre interrogé Sébastien nous l’a en effet expliqué :

• 12 Témoignage d’un individu radicalisé.

Mais la première étape c’est juste de désensibiliser, c’est-à-dire d’être capable d’être exposé à des affaires horribles sans juste avoir une réaction de fuite. […] Fait que ce qu’on veut aussi, c’est pas juste de transformer les gens, c’est de radicaliser les gens, c’est-à-dire : on veut que les normies les gens normaux qui sont de bonne foi, euh… vivent ce qu’on a vécu12.

37Notre étude montre que l’Alt-Right a intégré cette stratégie et fonctionne ainsi de façon à enrichir et à améliorer ses tactiques afin de mener de véritables opérations de combat sur les réseaux sociaux. En témoigne par exemple l’un des plus importants threads d’8chan, intitulé « /bmw/ - The Bureau of Memetic Warfare », censé servir de base de données pour répandre les créations mémétiques de l’Alt-Right (Gallagher, 2018). Il importe à présent de s’atteler à l’analyse de certains mèmes.

Des mèmes emblématiques décodés

38Nous soutenons que l’attentat de Christchurch a été façonné par les mèmes et qu’il est en lui-même un mème dont les caractéristiques principales, à savoir la réplicabilité mais surtout la transformation (Shifman, 2013), ont participé à étendre l’hypernarrativité de l’Alt-Right et la manière de penser son action dans une logique postdigitale. Une remarque préliminaire cependant : par le terme de façonner, nous ne sous-entendons pas que l’effet des messages des mèmes sur l’individu est l’unique facteur expliquant l’attentat, puisque cela serait occulter les facteurs sociaux, politiques et psychologiques déterminant le passage à l’acte. Rappelons que nos résultats au Québec dénotaient une dynamique postdigitale combinant les dynamiques en ligne et hors-ligne. Toutefois, nous pensons que la forme de l’attentat a bien été façonnée par la logique mémétique de l’Alt-Right, comme nous allons le montrer.

40On retrouve ici ce que Wagener souligne, à savoir le caractère profondément interdiscursif et polysémique des mèmes, qui sont partagés dans des espaces affinitaires à même de comprendre les références et les implications véhiculées par ces objets grapho-textuels (2020b, p. 6). Les deux mèmes ci-dessus reprennent les codes de la série de FPS la plus populaire au monde, à savoir la série Call of Duty®. Le premier mème est une recréation d’une partie multijoueurs : on y voit la mini-carte dans le coin supérieur gauche, qui permet de s’orienter dans la carte et éventuellement d’y déceler des adversaires. PewDiePie est inséré au premier plan, pour donner l’illusion d’une capture d’écran d’un stream d’une partie, que le youtubeur pratique régulièrement. Le message au centre de l’écran est une dynamique de jeu propre à la série Call of Duty : lors d’une partie multijoueurs en ligne, le joueur qui fait les plus grandes séries d’élimination consécutives tout en restant en vie se voit récompensé par certains bonus, appelés des killstreaks. Ces bonus sont de plus en plus puissants au fur et à mesure de la série, puisqu’il est compliqué de rester en vie pendant une durée importante lors d’une partie. Le bonus le plus important se déclenche après 25 éliminations consécutives et donne droit au déclenchement d’une bombe atomique, qui met directement fin à la partie. Ce bonus est donc très rare et très prestigieux, puisqu’il implique que le joueur a été suffisamment doué pour rester en vie et réussir cette série d’élimination. Ici, le message a donc été greffé sur une capture d’écran de la vidéo du terroriste pour souligner sa série d’élimination, la bombe atomique étant également un topos récurrent dans certains forums ou sites Alt-Right à propos des solutions envisagées pour le Moyen-Orient ou pour l’Afrique, comme nous avons pu le remarquer lors d’études de ces sites. L’angle de la caméra utilisé par le tueur a donc certainement été pensé à l’avance pour permettre ce type de montage et faire en sorte que l’attentat puisse disposer d’une caractéristique sérielle, comme nous le verrons bientôt.

42L’attaque a d’ailleurs été ensuite visuellement reproduite dans le jeu Minecraft, un jeu de construction extrêmement populaire ces dernières années. Il faut comprendre que ce jeu repose pour une large part sur l’initiative et la créativité des joueurs. Certains ont simplement créé cette carte personnelle pour reproduire le contexte de l’attaque, et celle-ci se trouve encore et toujours, en juillet 2021, répliquée sur plusieurs plateformes :

43À la suite des attentats de Christchurch, nos interrogés nous ont aussi aiguillés vers certains de ces mèmes dont nous avons pu constater la puissante propagation. En voici un autre exemple :

44Ce mème est une altération du mème d’origine, que voici :

45Ce montage récupéré sur 8chan est lié à la production mémétique qualifiée de « Memetic Warfare » (Giesea, op. cit.) opérée par l’Alt-Right après l’attentat de Christchurch, le 15 mars 2019. Dans son sillage, cette mouvance a en effet inondé ses réseaux, notamment 8chan, de mèmes banalisant, glorifiant et détournant les images du terroriste ainsi que des lieux de l’attaque, pour se moquer des victimes, des libéraux et des « normies » choqués par l’attentat. Le détournement du mème d’origine (intitulé « When Your Parents Ask Where All Your Money Went »), opéré en remplaçant la tête de la star américaine Zac Efron (populaire auprès des jeunes) par celle du terroriste, et en y ajoutant la légende : « When your parents ask you where all the Muslims went » s’inscrit dans la stratégie de trolling (expliquée ci-après) et de désensibilisation prônée par ce mouvement. Selon nos interrogés, les mèmes sont en effet utilisés dans le cadre d’une stratégie clairement identifiée sous le nom de trolling.

46Le trolling renvoie à un ensemble de pratiques internet qui revêtent tout d’abord la forme d’actes qui peuvent être associés à la tromperie et à la subtilité : il s’agit d’énerver, de rendre fou ou de blesser (virtuellement, même si certaines formes de trolling peuvent aller plus loin) sa cible sans qu’elle puisse percevoir que l’on se moque d’elle, et de déclencher ainsi une réaction de sa part (Urban Dictionary, 2020). Étant donné que ce terme s’avère difficile à traduire en français, nous le conservons dans sa version anglaise. Cependant, le trolling peut revêtir plusieurs formes et la subtilité n’est pas nécessairement une caractéristique intrinsèque à cette pratique, comme en témoigne la production mémétique de la droite radicale. Le trolling implique des menaces, des provocations, et la satisfaction de voir la cible du trolling souffrir (Bishop, 2014 ; Buckels, Trapnell et Paulhus, 2014 ; March, Grieve, Marrington et Jonason, 2017). Par ailleurs les conséquences psychologiques pour l’individu qui en est victime sont similaires à celles du harcèlement lui-même (Feinstein, Bhatia et Davila, 2013). C’est pourquoi certains psychologues associent le trolling à l’expression d’un « sadisme quotidien » (everyday sadism). Et le trolling est lié à des individus dont les personnalités présentent clairement des caractéristiques permettant d’établir qu’ils sont atteints de la Tétrade Noire, nom donné en psychologie à un ensemble de traits de personnalité jugés nuisibles, manifestant notamment un haut niveau de sadisme et de psychopathie (Buckels, Trapnell et Paulhus, 2014). Les stratégies de trolling utilisent ainsi notamment la création ou le partage de mèmes pour déstabiliser, attaquer voire détruire leurs adversaires que ce soit sur le plan virtuel ou hors-ligne, exemplifiant les logiques postdigitales dans lesquels le mouvement s’inscrit.

48Le pouvoir du mème retenu ici, « When Your Parents Ask Where All Your Money Went » modifié par l’Alt-Right, repose sur deux points : premièrement, sa caractéristique humoristique n’est pas altérée, puisqu’il est suffisamment reconnaissable pour passer pour son équivalent utilisé de manière populaire et donc pour être amplement diffusé et à grande échelle. En second lieu, le mème d’origine avec Zac Efron présenté ci-dessous, est d’ordinaire employé afin d’atténuer la conséquence d’un comportement consumériste et dépensier :

49En s’appropriant le mème et en changeant la légende, puis uniquement le visage, les individus radicalisés chercheraient à utiliser l’esthétique et la portée morale du même d’origine, afin de transmettre un message idéologique : à l’instar de l’usage initial de ce mème, l’acte de Christchurch doit passer pour léger, ludique, sans conséquence morale sérieuse et sujet à plaisanterie. Le mème initial est immensément populaire chez les jeunes nés dans les années 1990, tout en étant répliqué pour un public encore plus jeune. L’expression du visage de Zac Efron ainsi que sa posture sur cette photo s’avèrent faciles à caricaturer, à détourner, et possèdent un potentiel humoristique permettant au mème de se répliquer et de devenir viral auprès de son public cible.

50Ce mème illustre une autre caractéristique principale de cet objet grapho-textuel, à savoir sa dimension de sérialité. La nature même des supports de diffusion des mèmes, à savoir les réseaux sociaux et les sites de partage, entraîne une hyperproduction d’objets adaptés à l’utilisation et à la consommation rapides dont le contenu est sans cesse décliné au sein d’un récit qui ne finit jamais de s’étendre (ongoing narrative) (Wagener, 2020a, p. 159). La nature sérielle des mèmes implique la créativité et la participation des individus qui étendent l’horizon et la portée des significations en fonction du récit qu’ils cherchent à soutenir. Le même présenté ci-dessus s’insère ainsi dans une série dont les significations peuvent être différentes selon les utilisateurs et peuvent colporter plusieurs types de discours, parfois antagonistes.

51Ce qui différencie la production mémétique de l’extrême-droite des autres, notamment dans la série ci-dessus, c’est la présence de références idéologiques visuelles ou textuelles couplées au message. Le dernier mème de la série présente par exemple un casque de templier, les références aux croisades étant nombreuses sur les forums consultés par notre équipe, le terroriste de Christchurch ayant aussi fait référence à des batailles historiques célèbres contre les musulmans en inscrivant leurs dates sur ses armes. Ces éléments visuels et idéologiques sont ensuite transférés sur d’autres séries de mèmes dont la charge interdiscursive et sérielle se déploie au sein d’un réseau sériel produisant et soutenant l’hypernarrativité extrême, comme on peut par exemple le voir sur le mème suivant :

53Selon nous, en dédramatisant la portée morale de l’acte terroriste, les membres de l’Alt-Right cherchent à assurer la transformation du sens des attentats, à travers ce mème que les usagers diffusent alors sans réserve. De cette manière, on vide en quelque sorte l’acte terroriste de la terreur qu’il pourrait inspirer, en la substituant par une ironie combinée à une approbation amusée, ce qui nous amène à présenter un autre exemple, dont le visage reproduit lui aussi celui du terroriste ayant sévi en Nouvelle-Zélande.

56Selon Asprem, la récupération de Pepe la grenouille par la communauté 4chan et son rapprochement avec les idées de la droite radicale, puis avec le dieu égyptien des ténèbres Kek, parfois représenté avec une tête de grenouille, s’inscrivent dans la démarche de « meme magic » (que l’on trouve parfois avec un k, en référence au concept de l’occultiste britannique Aleister Crowley) faisant des mèmes des armes culturelles au service d’une stratégie métapolitique dans laquelle la récupération d’un discours symbolique, spirituel et religieux devient nécessaire pour gagner la guerre culturelle, puis politique (ibid., p. 25-30). Pepe est devenu l’un des mèmes emblématiques de l’extrême-droite, mais plus qu’un simple symbole, il a ainsi été quasi divinisé en étant associé au dieu Kek, illustration du bricolage religieux et culturel opéré par ces tendances. L’Alt-Right est ainsi un mouvement dans lequel l’on retrouve des éléments du discours ésotérique et occulte, par l’intermédiaire d’auteurs comme Manon Welles ou Lawrence Murray, convoquant Aleister Crowley ou Austin Osman Spare pour évoquer le pouvoir des mèmes en tant que « sceaux » (sigils, dans la théorie de Spare) dans lesquels on canalise l’énergie de la volonté pour pouvoir influencer le monde réel (ibid., p. 28-29).

57Il nous semble que le mème précédent, représentant le terroriste en Christ, doit être compris à la lumière de cette « occulture » de l’extrême-droite, à savoir de ce mélange de discours et de théories émanant d’auteurs comme Evola, Guénon ou Crowley ou encore d’un ésotérisme influencé par le nazisme comme celui de Savitri Devi ou de Miguel Serrano (ibid., p. 28), notamment en mettant en valeur le symbole du soleil noir que l’on remarque sur le torse du terroriste dans le mème où il est comparé au Christ, signe occulte utilisé par Himmler sur les conseils de Karl Maria Wiligut au château de Wewelsburg et réactualisé par l’écrivain (et ancien Waffen-SS) Wilhelm Landing à partir des années 1950 (Goodrick-Clarke, 2001). En plus de nourrir le cadre idéologique, ces théories contribuent à l’esthétisation du mouvement en l’ancrant dans un héritage historique et en légitimant culturellement ses principes.

Le Daily Stormer, les mèmes et la culture populaire

58L’attentat de Christchurch et la production mémétique de l’Alt-Right utilisent massivement, comme on l’a vu, des références à la culture populaire. Cette dernière partie s’intéresse à l’arrière-plan culturel dans lequel la mouvance puise ses symboles et comment en nous permettant de mieux saisir l’idéologie à l’œuvre derrière des actes comme Christchurch. Le dernier mème dont nous proposons ici l’analyse est un exemple se situant entre initiation et intertextualité, dont la dimension heuristique nous paraît suffisamment importante et synthétique des références et de l’idéologie de l’Alt-Right. Il s’agit de l’ancienne bannière du Daily Stormer, principal site néonazi fondé par Andrew Anglin en 2013. Selon nous, il s’agit d’un mème synthétisant la pensée de l’Alt-Right. Les idées qu’il véhicule circulaient intensément sur les contenus consultés durant les mois précédant l’attentat. Nous l’avons repéré sur le Daily Stormer et même s’il ne fut pas diffusé dans le cadre de l’attentat lui-même, son importance heuristique est considérable.

59Le nom même de Daily Stormer constitue un mème, puisqu’il s’agit d’une déformation de Der Stürmer, journal de propagande nazi dirigé par Julius Streicher à partir de 1923. Tous nos interrogés d’extrême-droite ont mentionné avoir consulté ce fameux média de l’Alt-Right, qui change constamment de plateforme numérique. Un interrogé que nous appellerons Marc explique d’ailleurs que l’ensemble de la démarche du journal relève de la stratégie du mème :

Le Daily Stormer a développé une technique de communication qui relève du trolling, en gros. Puis ils l’assument. Puis, l’idée de base, ici, c’est la sursimplification du discours. Pour tout réduire, non pas à l’absurde, mais à un énoncé : c’est la faute des juifs. Ou bien, puis, ce qui vous cause du problème, bien, c’est, par exemple, des blacks. Ou, tu sais, ce dont on veut pas, bien, c’est de l’immigration, supposons, tu sais, de latinos, ou bien, par exemple, d’arabes, puis, donc… Mais, eux, le Daily Stormer, leur approche, ici, c’est un marketing, si on veut, du trolling. Donc, quand les gens lisent le Daily Stormer, comme moi je lisais le Daily Stormer, puis, ou, les gens, en tout cas, les gens avec qui je discutais dans les forums, par exemple, du Daily Stormer, eux autres, y’a toujours comme une espèce de double vue. Ils savent… Mais, par ailleurs, y’a aussi un aspect sérieux. Donc, l’aspect sérieux ici, c’est qu’il y a un problème avec, par exemple, les juifs. Donc, eux autres, eux autres, puis, là souvent, si par exemple tu les challenges au niveau de ça, ou t’essaies de leur faire déplier cet énoncé-là… Par exemple « Ok, c’est quel type de problème, pourquoi ? ».

62Troisièmement, pour une raison mémétique et participative, le succès planétaire des jeux vidéo et de leur esthétique assure une diffusion ainsi qu’une réplicabilité maximale aux mèmes s’inspirant de ceux-ci et diffusés sur des plateformes largement fréquentées par des joueurs et des membres du mouvement Alt-Right.

63Quatrièmement, l’acteur présenté dans cette bande-annonce est Keanu Reeves, célèbre pour le rôle de Néo qu’il interprétait dans la trilogie (bientôt tétralogie) The Matrix (1999-2003) réalisée par les sœurs Wachowski. Le choix du Daily Stormer de présenter cet acteur n’est pas le fait du hasard, puisque The Matrix sert d’architecture heuristique et esthétique au mouvement Alt-Right, qui utilise, entre autres, le passage dans lequel Néo doit choisir entre la pilule bleue, et continuer sa vie dans la Matrice, ou la pilule rouge, et « se réveiller » afin de percevoir la réalité telle qu’elle est réellement (Kelly, 2017). Le terme de redpill est même passé dans le langage courant de l’Alt-Right, en devenant un verbe synonyme de prise de conscience de la réalité en brisant les illusions créées par les Juifs, les libéraux ou les ennemis de la race en général (Heikkilä, 2017). Dans nos entretiens, l’expression « redpilled » était sans cesse utilisée pour évoquer cette prise de conscience commune aux individus Alt-Right. Loin de constituer uniquement une référence à une saga célèbre de la culture pop, la question du choix illustrée dans la fameuse scène de la pilule bleue et de la pilule rouge du premier volet s’avère déterminante pour comprendre la manière dont se considèrent les radicalisés de droite qui se revendiquent « redpilled » ou éveillés. Pour cela, il convient de saisir la dynamique philosophique à l’œuvre dans ce film, qui inspire le nouveau paradigme dans lequel les membres de l’Alt-Right se situent.

64Néo, un hacker, se voit contacté par Trinity et Morpheus, qui sont persuadés qu’il est l’Élu d’une prophétie tandis qu’il est traqué par une force malveillante, l’agent Smith. Néo va se rendre compte que le monde dans lequel il pense vivre est en réalité une gigantesque simulation produite par une machine, la Matrice, qui a réduit les hommes en esclavage dans un monde en ruines, dans lequel luttent des survivants qui peuvent aller et venir dans la simulation et en sortir pour chercher comment la détruire. Néo est celui qui peut mener ce combat à bien, briser la Matrice et libérer l’humanité de la simulation. Après la rencontre entre Néo et Morpheus, celui-ci lui propose deux pilules : une bleue, qui lui fera oublier leur rencontre et lui garantira qu’il pourra continuer tranquillement sa vie dans la simulation, ou une rouge, qui lui montrera ce qu’il y a au-delà.

65Selon David Gunkel, spécialiste de cette trilogie et qui en fournit une analyse, le dilemme au cœur de la saga a pour objet la nature de la réalité : au choix de Néo, qui se porte finalement sur la pilule rouge et permet son éveil au sujet de la réalité, correspond en miroir celui de Cypher, qui choisit, pour sa part, de se rendormir dans la Matrice de façon à pouvoir fuir la nature épouvantable du monde simulé et se bercer à nouveau d’illusions (2006, p. 197). Le choix est le suivant : s’éveiller et percevoir la nature insupportable de la réalité ou se rendormir et se satisfaire d’illusions, redevenir un simple programme suivant un cadre algorithmique bien déterminé. Comme le rappelle Gunkel, le choix de Néo, en tant que « héros du réel » (Gibson, 2001, p. viii, cité dans Gunkel, op. cit., p. 197), qui se porte sur la vérité insupportable plutôt que sur l’illusion confortable, s’avère logique dans une perspective philosophique occidentale puisqu’à l’instar de l’allégorie de la caverne de Platon dans le livre VII de La République, l’individu fait le choix de sortir, et ce, même si la lumière est insupportable car seuls comptent le Vrai (ibid., p. 199) et la volonté de vérité. Faire le choix de la vérité, dans la philosophie occidentale, est le seul qui importe et qui fait sens (ibid., p. 200). Et cela a son importance dans la logique de l’Alt-Right, qui raisonne suivant un raisonnement dualiste d’acteur et de non-acteur ou de NPC, « non-player character », terme vidéoludique décrivant des personnages contrôlés par le jeu mais n’étant pas dotés d’une volonté propre et ne pouvant sortir de leur algorithme (Sommerlad, 2018).

68En tant que « héros du réel », l’individu « redpilled » comprend que seul le feu peut purifier une société dans laquelle les tensions sont à leur paroxysme. Un interrogé explique en effet ceci :

Intertribal ethnic warfare. That’s where we’re going I mean it’s impossible to… the system we have today is gonna collapse very soon and we either become a totalitarian system, either left or right wings, or something else has to give but we can’t continue like this, it’s just impossible (Julien).

La puissance de l’image

70Notre étude montre que la propagande d’Alt-Right en vient à être, la plupart du temps, réduite à sa forme la plus facilement assimilable et partageable, à savoir une image humoristique et quelques mots-clés faisant partie intégrante du mème. L’échange ci-dessous caractérise par exemple cette dimension : la structure sémantique des phrases s’en tient à sa plus simple expression, puisque l’essentiel de l’idée n’est plus véhiculé par des mots, mais bel et bien par l’image, dont le texte fait uniquement office d’introduction, de paraphrase.

Ignorant les liens de cohérence et la référence à la réalité, qui nous permettent d’argumenter et non pas d’imposer nos croyances par la force, toute médiation logique est abandonnée au profit de l’intensité des représentations. Cette intensité est en quelque sorte potentialisée par une rhétorique de la harangue, de la sommation, de l’invocation. Les affects exprimés sont exagérés, les images et leur mise en scène exacerbées dans leur expression ; soulignées, répétées, inscrites en gros caractères, elles emportent la conviction si bien que des mensonges, s’ils sont suffisamment répétés, finissent par être pris pour des vérités (2004, p. 221).

Conclusion

74Notre recherche a dévoilé l’importance considérable des mèmes pour mobiliser l’Alt-Right, leur création, leur diffusion et leur décodage constituant autant d’occasions, pour les adeptes, d’investir temps et ressources afin d’étendre leur influence, de consolider leur propre identité et de se procurer un sentiment de bien-être, de supériorité et de puissance. Leur nature protéiforme et polysémique en fait des phénomènes complexes, dont la pénétration sur les réseaux sociaux est facilitée par leur esthétique empruntant à l’imaginaire populaire et à la culture des jeunes. Toutefois, il ne faut pas s’y méprendre : loin d’être d’inoffensifs montages vidéo ou picturaux, les mèmes sont pensés comme des chevaux de Troie dans une véritable guerre métapolitique sur Internet, dont la finalité est la radicalisation progressive des individus cibles, des jeunes âgés de 15 à 35 ans, comme l’ont précisé nos interrogés. Les mèmes, qui permettent de désensibiliser à la violence tout en nous y accoutumant, sont aussi conçus comme des armes permettant de blesser aussi bien sur le terrain virtuel que sur celui physique, puisque les partisans de l’Alt-Right sont bien conscients que les conséquences concrètes du trolling peuvent être délétères, voire mortifères. Enfin, notre analyse de ces matériaux numériques révèle que la mouvance d’extrême-droite se déploie selon plusieurs degrés de complexité, la compréhension profonde de certains d’entre eux étant réservée aux initiés. À ce titre, l’univers des jeux en ligne constitue sans doute l’horizon culturel facilitant l’ensemble de ce phénomène, puisque les stratégies du mouvement à l’étude présentent des logiques visuelles, communautaires et ludiques similaires.

75L’attentat de Christchurch représente ainsi la culmination de cette guerre mémétique dans une logique cyclique : il s’agit d’une attaque dont la forme était conçue et inspirée par les mèmes, pensée pour matérialiser les codes propres à l’univers virtuel dans la réalité afin de maximiser leur potentiel de destruction, dont la nature retourne ensuite à Internet grâce à la création d’autres mèmes et de productions culturelles. Le renforcement de l’hypernarrativité de l’Alt-Right se fait donc une logique postdigitale dans laquelle les actions virtuelles sont cesse connectées avec la dimension hors-ligne. L’attentat de Christchurch participe tout autant de cette logique où le virtuel joue un rôle prépondérant, en transformant l’attaque réelle en un ensemble d’éléments détachables et recomposables encourageant la participation des utilisateurs en ligne à la mutation, à la réutilisation et à la diffusion du matériau. Nous avons démontré que cette attaque est un mème en ce qu’elle porte en elle toutes les caractéristiques qui le définissent : elle vise en effet à être répliquée, adaptée et diffusée tout en affichant les codes culturels de l’Alt-Right, en mimant la forme du contenu numérique et les énoncés mémiques pour assurer la « reprenabilité » (Biardzka et Komur-Thilloy, op. cit., p. 25) des éléments de l’action. La production mémétique qui s’ensuit procède au renforcement de cette hypernarrativité tout en insérant les mèmes dans une logique d’action directe : une sorte de continuation virtuelle de l’attaque sur les réseaux en ligne dans une perspective mélangeant trolling et stratégie métapolitique. Ajoutons, pour renforcer la pertinence de la théorie postdigitale dans ce contexte, que des études ont bien établi que l’auteur de l’attentat fréquentait des réseaux hors-ligne, en Europe (L’Obs, 2021).

76Le succès de sa diffusion en ligne et le nombre de ses téléchargements le jour de l’attentat, ainsi que les tentatives postérieures, en Californie, au Texas, puis en Allemagne, de répliquer les méthodes du terroriste de Christchurch (diffusion d’un manifeste et diffusion en ligne d’un attentat), illustrent bien le potentiel destructeur et l’idéologie dangereuse dissimulés derrière ce que l’on croit être de simples montages virtuels. Bien évidemment, les mèmes seuls ne sont pas à l’origine des attentats et ne peuvent être décontextualisés de leur cadre politique et social. Les structures d’Internet facilitant la circulation du matériel haineux, dans un véritable « “contre-espace public subalterne” (Fraser, 1992) à investir, mais aussi un environnement technosémiotique qui sied aux caractéristiques de sa “mécanique narrative complotiste” (Taïeb, 2010) » (Rebillard, 2017, p. 285) pose la question de sa diffusion à plus grande échelle et de ses répercussions. L’enjeu est aussi grand pour les réseaux sociaux : comment repérer ces contenus et empêcher leur diffusion si leurs formes sont si variées ? Et que faut-il mettre en œuvre pour informer les utilisateurs et leur enseigner les clés pour décoder chacun des codes ? L’enjeu de l’éducation et de l’approfondissement de l’idéologie ainsi que de l’usage des réseaux est fondamental dans l’identification et la compréhension des contenus viraux. Comme le conclut notre recherche, l’enjeu est donc de penser la lutte contre l’Alt-Right en se tenant informé des codes à l’œuvre, car la capacité d’adaptation des mèmes rend leur censure difficile sur les réseaux sociaux, étant donné qu’ils peuvent facilement contourner les règles en diffusant tout de même coûte que coûte leur message. Plus que jamais, les médias sociaux se trouvent au centre des stratégies des nouvelles formes d’extrémisme, dont l’Alt-Right est une émanation récente.