Navigation – Plan du site

AccueilNumérosVol. 39/2LecturesMonique CANTO-SPERBER (2021). Sau...

Lectures

Monique CANTO-SPERBER (2021). Sauver la liberté d’expression

Paris, Éditions Albin Michel
Raquel Fletcher
Référence(s) :

Monique CANTO-SPERBER (2021). Sauver la liberté d’expression, Paris, Éditions Albin Michel

Texte intégral

1Dans son plus récent livre, la philosophe française Monique Canto-Sperber avance qu’il faut soustraire l’aspect moral de la liberté d’expression afin de la « sauver » d’un jeu réel de tir à la corde : d’un côté, des interlocuteurs instrumentalisent la liberté d’expression pour justifier leurs discours offensants, voire haineux ou racistes, et de l’autre, de « prétendus justiciers » (p. 8) tentent de faire taire par l’intimidation (et parfois par la violence) ceux dont les idées dérangent. La liberté d’expression est alors, d’une certaine manière, prise en otage, selon l’auteure. Se servant d’une pléthore d’exemples de l’actualité française et nord-américaine, Canto-Sperber dessine les contours de cette problématique qu’elle nomme « le dilemme de la liberté d’expression » (ibid.).

2Ironiquement, ce phénomène controversé s’avère très présent sur les campus, des lieux où est né l’idéal de la liberté d’expression au début du xixe siècle : « (Il) fut repris dans le monde entier et formulé comme un défi que l’institution universitaire lançait à la société » (p. 33). Malgré cette tradition de favoriser une forte liberté d’opinion, on constate de plus en plus de revendications puissantes, voire intimidantes, sur les campus. Des groupes militants tentent de faire taire les propos dits blessants sans avoir pour autant une définition de ce que l’on qualifie de « blessant ». Dans plusieurs cas, ces revendications hostiles ont mené aux démissions des présidents d’université ou des doyens de département. L’auteure constate aussi que l’augmentation du nombre de revendications a incité des membres du corps professoral à l’autocensure, par exemple à la recomposition du plan de cours pour éviter toute controverse potentielle.

3Ce problème ne concerne pas seulement le milieu universitaire. Les nouvelles technologies et les réseaux sociaux donnent à tout le monde la possibilité de s’exprimer publiquement. Les médias sociaux amplifient le nombre et l’intensité des revendications à la censure. En même temps, ces revendications sont souvent perçues comme des empêchements ou même des attaques à la liberté d’expression, surtout par des personnes blanches. Dans certains cas, des regroupements des minorités ethniques demandent même d’interdire la participation des personnes blanches de toute discussion par rapport à l’identité raciale. Ces observations poussent Canto-Sperber à poser une question provocatrice : la liberté d’expression est-elle encore praticable ?

4Dans le chapitre 3, l’auteure dresse un bref portrait de l’histoire de la liberté d’expression en révélant que les sociétés occidentales démocratiques sont arrivées à la conclusion presque universellement acceptée que la liberté d’expression est un idéal fondamental de la démocratie. Le philosophe anglais du xixe siècle John Stuart Mill demeure le philosophe clé de la liberté d’expression. Il a posé les fondements d’un point de vue libéral qui défend l’idée qu’une société démocratique doit tolérer des opinions divergentes, et ce, même si les propos sont offensants ou erronés : « Les opinions fausses sont en effet nécessaires comme autant les aiguillons incitant à constamment défendre ce qu’on tient pour vrai et à perfectionner les arguments qui le justifient » (p. 146). Cependant, Mill a aussi mis en avant une limite à la liberté d’expression : que les discours qui font « du mal à autrui » soient proscrits. Aujourd’hui, cela fait presque consensus que les fausses nouvelles, la pornographie juvénile, la diffamation et les insultes racistes font du tort à leur cible.

5La définition de cette limite reste toutefois ambiguë : « Aucune loi ne pourra jamais faire la liste de tout ce qui est abject dans l’infinie variété des propos, surtout lorsqu’ils sont prononcés de façon allusive » (p. 61). Sans une définition claire et consensuelle du « mal fait à autrui », Canto-Sperber suggère que des groupes minoritaires peuvent revendiquer la répression des propos quand « la sensibilité de l’interlocuteur est blessée » (p. 40). Elle explique que des minorités ethniques et culturelles, trop souvent des victimes de la discrimination, assument davantage leur identité et revendiquent une meilleure représentation et une meilleure reconnaissance de leurs différences. Bien qu’elle fasse preuve d’empathie envers les minorités, elle dénonce la censure, même dans les cas extrêmes. « Toutes les opinions, même les plus discutables, même les plus choquantes, doivent être tolérées sur les campus comme en société — du moins tant qu’elles sont des opinions, et non des propos de haine travestis en opinion » (p. 55).

6Cependant, Canto-Sperber avance que la liberté d’expression comme valeur conduit à une contradiction : « L’idée d’une liberté dont on souligne la valeur mais dont on limite l’exercice reste paradoxale » (p. 62). Ce paradoxe explique-t-il, en partie, ce qui est en train de se passer actuellement sur les campus comme dans la société en général ?

7Selon l’auteure, le concept de la liberté d’expression comme il a été défini et développé par Mill est arrivé à son terme. L’auteure explique pourquoi : « La réalité de la parole publique à laquelle il se référait était bien différente » (p. 283). Elle introduit trois raisons pour lesquelles la liberté d’expression ne peut pas survivre dans sa forme actuelle.

8La démocratisation de la parole publique par la faute d’Internet et aux réseaux sociaux exacerbe des tensions illustrées :

En moins d’un siècle, nous sommes passés d’un monde où l’accès à la parole publique était le fait d’un nombre assez restreint de personnes éduquées et informées à un monde où… tout un chacun peut bénéficier d’une information en direct, émettre une opinion et la diffuser aussitôt avec l’espoir de toucher un public virtuellement infini (p. 284).

9Les nouvelles technologies, notamment les réseaux sociaux, offrent des plateformes pour véhiculer les messages de haine, souvent sans impunité. Des « foules » d’interlocuteurs qui menacent ceux qu’ils veulent réduire au silence sont protégées par l’anonymat. Les plateformes numériques « échauffant le combat de manière dévastatrice » (p. 8) ne créent pas un environnement propice à une écoute mutuelle. On se trouve donc dans un cul-de-sac.

10Un plus grand pluralisme culturel dans nos sociétés modernes défie les normes sociales :

Lorsque les philosophes libéraux du xixe siècle plaidaient en faveur de la liberté d’expression, le pluralisme dont ils parlaient n’avait trait qu’aux points de vue et opinions. Tandis que ce qu’on appelle pluralisme aujourd’hui ne concerne plus seulement les idées, mais aussi les identités et les cultures (p. 285).

11Prenons l’exemple du Blackface lors d’une production de la pièce de théâtre Othello de Shakespeare. Des revendications à la censure auraient pu accentuer des tensions en produisant des résultats contraires à ce qui était escompté. La censure ou le boycottage d’une telle production, argumente l’auteure, pourrait inciter les réalisateurs à se positionner en victime ou même en martyr pour avoir été la cible de la censure.

12Il n’y a plus de « terreau neutre » en termes de langage : « […] l’emploi [des mots] indique déjà ce qu’on est et de quel point de vue on parle » (p. 287). Pour illustrer ce dernier point, Canto-Sperber donne l’exemple suivant : « […] prétendre que “les hommes” désignent les “êtres humains” au lieu des “mâles” témoigne de son asservissement à la domination masculine » (p. 287).

13Donc, pour « sauver » la liberté d’expression, Canto-Sperber propose une nouvelle gestion de la parole publique basée sur une définition de la liberté d’expression qui écarte le fondement moral. Elle suggère que les vraies valeurs universelles sont celles de la liberté de conscience et de la liberté politique, mais que la liberté d’expression devrait être dorénavant considérée comme un outil pragmatique de la communication qui permettra « le bon fonctionnement de l’échange public » (p. 296). Ainsi peut-on être à l’aise d’empêcher la censure en même temps qu’on « lutt[e] contre les intimidations qui suscitent l’autocensure » (p. 292). Elle fait appel aux acteurs (militants des libertés, responsables d’institutions ou d’entités privées, artistes, humoristes, blogueurs) à s’engager à ne pas limiter les propos, sauf pour deux exceptions : ceux qui ont pour objet de faire taire et ceux qui empêchent le débat public. Aux gens éduqués, informés et créatifs, elle dit qu’il faut « recruter, ou devenir eux-mêmes, non seulement des débatteurs et des citoyens engagés, mais aussi des humoristes, des écrivains, des acteurs talentueux » (p. 330). L’auteure suggère qu’un engagement des citoyens et citoyennes à lutter contre la haine est la seule façon de créer un meilleur partage de la parole publique et un monde où tous les groupes et tous les points de vue peuvent être équitablement représentés.

14L’auteure propose trois « justes moyens de lutte » : « refuser la censure », « s’en tenir à la littéralité des propos », « jamais d’interdiction préventive » (p. 302). Ce sont des propositions pour éviter toute confusion autour de l’ambiguïté du concept du « mal fait à autrui » de Mill. Même si elle suggère que la liberté d’expression ne doive plus être considérée comme une valeur fondamentale, Canto-Sperber tient toujours à l’idée qu’il faut étendre l’accès à la parole au plus grand nombre de personnes. En séparant la liberté d’expression d’une valeur universelle, les sociétés modernes se libèrent aussi de leur recours à la justice inefficace, lente et mal équipée pour trancher sur tous les défis auxquels fait face la liberté d’expression aujourd’hui. « Si elle doit être dans tous les cas le premier recours et sans doute le seul qui permettra pour finir aux deux parties d’être entendues, elle ne peut suffire » (p. 294).

15Dans sa conclusion, Canto-Sperber suggère trois initiatives que les acteurs mentionnés ci-dessus peuvent employer pour atténuer plusieurs problèmes posés à la liberté d’expression exposés dans son livre : faire entendre autre chose (que la haine), délégitimer et désarmer. Sur le premier point, l’auteure admet qu’elle appelle à inonder les réseaux sociaux avec plus de messages, ce qui peut paraître « paradoxal » quand l’espace public est déjà « envahi par les discours » (p. 330). Cependant, l’auteure maintient que la censure n’est pas la bonne solution. Son but est d’étouffer ou de noyer les discours de haine ou des propos délictueux impunis. « La défense des libertés de parler doit prendre des chemins inédits si elle ne veut pas être réduite à l’impuissance devant la violence du monde et les ardeurs militantes de ceux qui ont perdu le goût de la liberté » (p. 330). Les deux autres initiatives suivent le premier. Selon l’auteure, il faudrait délégitimer ceux qui ont perdu ce goût, en les dénonçant publiquement au lieu d’essayer de les censurer. Il faudrait aussi mettre en évidence les éléments inacceptables apparents dans leurs discours, c’est-à-dire les préjugés, et surtout les messages haineux. Finalement, elle propose d’utiliser l’art et l’humour pour désarmer et « neutraliser les discours de haine » : l’humour et l’art peuvent servir, selon l’auteure, de stratégie sémantique pour « atténuer le sens du message et instiller une forme d’impuissance des effets » (p. 328).

16Bien que son ouvrage soulève des questions très pertinentes pour faire face aux polémiques actuelles entourant la liberté d’expression, l’auteure laisse ses lecteurs un peu sur leur faim par rapport aux solutions définitives. Dans cet essai dense, elle touche plusieurs sujets et certaines de ses prises de position restent ambiguës. Ce livre est une exploration bien fouillée d’un enjeu actuel préoccupant. Ce n’est pas pour autant un manuel pour sauver la liberté d’expression. Sa proposition de reconceptualiser la théorie de Mill est confinée à un seul chapitre (26 des 330 pages). Ce n’est pas avant la page 302 qu’elle aborde les moyens de lutter contre les attaques envers la liberté d’expression, et elle consacre moins de cinq pages à l’élaboration de trois idées : résister à la censure, résister à l’interdiction préventive et appuyer la création d’un corps de juges spécialisés. Il est toutefois difficile de voir comment mettre en application ses propositions sans une élaboration ou une analyse plus explicite d’effets réels ou de solutions concrètes.

17En tant que directrice de l’École normale supérieure, Canto-Sperber a été accusée de censure en 2011 quand elle a annulé, jugeant qu’il s’agissait d’antisémitisme, deux conférences organisées par les étudiants en faveur de la campagne pour le boycottage contre Israël. L’auteure écrit qu’elle a pendant longtemps considéré la liberté d’expression comme une valeur démocratique incontestable, mais dix ans après l’événement dans lequel elle a été entraînée, elle dit s’être rendu compte que ce n’est plus applicable dans le contexte actuel : « Le concept de la liberté d’expression eut son heure de gloire quand l’accès à la parole était le privilège d’une population éduquée, partageant des normes communes en matière d’expression publique » (p. 15). Cependant, la société multiculturelle d’aujourd’hui et la démocratisation de la parole par la présence des réseaux sociaux divisent. En conclusion, l’auteure observe que ce débat ne disparaîtra pas : « La confrontation est là pour durer » (p. 310).

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Raquel Fletcher, « Monique CANTO-SPERBER (2021). Sauver la liberté d’expression »Communication [En ligne], Vol. 39/2 | 2022, mis en ligne le , consulté le 01 avril 2023. URL : http://journals.openedition.org/communication/16070 ; DOI : https://doi.org/10.4000/communication.16070

Haut de page

Auteur

Raquel Fletcher

Raquel Fletcher est étudiante au programme de maîtrise en communication publique avec mémoire, Université Laval. Courriel : raqueldfletcher@gmail.com

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Creative Commons - Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International - CC BY-NC-ND 4.0

https://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search