COOREN François (2010), « Ventriloquie, performativité et communication. Ou comment fait-on parler les choses », Réseaux, 5(163), p. 33-54.
Marie-Noëlle DOUTREIX (2020), Wikipédia et l’actualité. Qualité de l’information et normes collaboratives d’un média en ligne
Marie-Noëlle DOUTREIX (2020), Wikipédia et l’actualité. Qualité de l’information et normes collaboratives d’un média en ligne, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle
Texte intégral
1Cet ouvrage issu d’un travail de thèse de doctorat se concentre sur l’analyse de la version francophone de Wikipédia et de sa définition en tant qu’encyclopédie en ligne, sur la construction des articles et du modèle éditorial, ainsi que des discours produits par Wikipédia et à son sujet comme ceux de la fondation Wikimédia et de sa communauté.
- 1 La spécificité du système Wikipédia : des procédures et des critères de labellisation des articles, (...)
2Marie-Noëlle Doutreix interroge Wikipédia considéré comme une forme d’encyclopédie hybride, car c’est aussi un site d’actualité qui s’appuie sur des logiques informationnelles propres aux médias d’actualité avec des outils empruntés au journalisme (comme le tri et le traitement de la qualité de l’information), ce qui permet à l’auteure d’interroger Wikipédia comme encyclopédie et média en ligne. C’est tout d’abord le fonctionnement éditorial qui est analysé1. Cela concerne à la fois la reprise des articles et des discours médiatiques que nous retrouvons sous forme de liste des sources utilisées attestant d’une actualisation en continu, puisque les articles sont « aux prises avec l’actualité » (p. 10) ; ils composent avec l’actualité et entrent ainsi en adéquation avec les critères de fiabilité.
- 2 Les pages méta concernent les normes d’édition, entourent la participation des contributeurs, dans (...)
3La première partie de l’ouvrage se concentre sur le travail de terrain qui consiste à étudier les pages méta2 en tant qu’espaces de Wikipédia ainsi que d’articles sur l’encyclopédisme. Il s’agit aussi de voir comment Wikipédia se définit lui-même à la fois comme « œuvre et communauté » dans un article éponyme et dans d’autres articles descriptifs où l’encyclopédie est érigée en principe en opérant une similarité avec le projet d’encyclopédie de Diderot et D’Alembert qui se basait sur une structure éditoriale centrée sur l’accès aux connaissances. Le premier chapitre détaille les conceptions de l’encyclopédisme dans Wikipédia comme double fonction : encyclopédie et média d’information.
4La valorisation de la dimension collective chère à Wikipédia qui se présente comme un projet ouvert se déploie dans un contexte spécifique de production de données en abondance, de diffusion d’information et de découvertes scientifiques. C’est tout le rapport aux connaissances qui se trouve bouleversé par les effets du Web sur l’apprentissage et la mémoire et qui transforme ainsi le besoin de savoir en besoin de trouver la « bonne information » pour justement savoir, et brouillant ainsi les frontières entre connaissance et information actualisées, alors même que ces frontières sont bien établies dans l’activité journalistique.
5À cela s’ajoute le postulat du fonctionnement de Wikipédia (article éponyme) qui s’articule autour de la neutralité, ce qui n’est pas le cas de l’encyclopédie citée plus haut et dont l’engagement était de s’élever contre l’obscurantisme. En effet, l’encyclopédie de Diderot et D’Alembert pour en reprendre l’exemple, qualifiée de biais idéologique dans l’article éponyme, permet à Wikipédia par son mode d’organisation participatif valorisé d’ériger le principe de neutralité comme fonction d’arbitrage propre à la diversité des contributeurs et au caractère anonyme qui fait l’objet de critique. La conception de la neutralité selon les contributeurs vient ainsi compenser ce qui relève du point de vue. Enfin, cette « filiation » avec l’encyclopédie trouve ses racines dans le concept du copyleft qui s’articule autour du libre et qui s’oppose au copyright (droit d’auteur). En ce sens, cela touche également à l’universalisme et à la démocratisation du savoir.
6Le deuxième chapitre ouvre sur les questions propres à la continuité ou à la discontinuité de l’encyclopédie et de Wikipédia qui sont comparés, en interrogeant d’abord les fonctionnalités et le cadre éditorial de Wikipédia : avec l’hypertextualité où chaque article se trouve connecté à d’autres pages ou d’autres articles, même si le système diffère de l’organisation type de l’encyclopédie du savoir. La question de l’homme comme agent ordonnateur des savoirs est ainsi abordée : celui-ci est représenté de manière non concrète comme inachevé et universel dans l’encyclopédie, alors que pour Wikipédia, cela se concentre sur chaque individu.
7Une distinction majeure et essentielle est soulignée : c’est le rapport aux sources et notamment aux sources d’autorité avec l’information comme principe d’organisation. En effet, Wikipédia se base notamment sur des sources médiatiques et journalistiques qui favorisent le prélèvement ou la sélection d’informations précises, tandis que l’encyclopédie repose sur les ouvrages de bibliothèque, ce qui selon l’auteure appelle à une lecture aboutie du texte en question. Cela témoigne d’un changement dans le rapport à l’information et d’un amalgame entre information et connaissance. Le troisième chapitre s’intéresse aux critiques formulées contre Wikipédia, notamment l’ouverture à tous (aspect collaboratif) et l’anonymat des contributeurs. L’auteure montre que ces critiques font apparaître les critères qualificatifs de l’encyclopédie selon l’attente des lecteurs et qui sont ici saisies dans les représentations des contributeurs qui défendent des arguments dans les pages méta (espace critique). Cela permet aux contributeurs de freiner la critique par la résolution des difficultés rencontrées et de voir au-delà des aspects qui définissent Wikipédia, des questionnements d’ordre communicationnel à investir par la théorie de l’acteur réseau pour penser la communication comme en train de construire l’objet : une communication organisante (Cooren, 2010) soulignée par l’auteure.
8La deuxième partie nous offre une analyse des points de continuité ou de rupture de deux formes d’encyclopédie : entre un format plus traditionnel et les caractéristiques de l’encyclopédie numérique. Pour cela l’auteure interroge la recherche de neutralité de Wikipédia, qui veut se distinguer de l’encyclopédie par l’explicitation de ce qu’elle n’est pas par rapport à elle (partiale ou engagée idéologiquement), ce qui permet de formuler et de définir ce qu’elle est (une encyclopédie libre et un média en ligne). Autrement dit, Wikipédia appuie fortement l’idée de neutralité comme but commun, pour se démarquer de l’encyclopédie ce qui permet à l’auteure d’y voir des problèmes communs aux médias journalistiques sur la question de la neutralité. Cela engage d’autres questions également propres au modèle hybride de Wikipédia, que nous retrouvons dans le quatrième chapitre où l’auteure mène une réflexion sur l’épistémologie de Wikipédia par ses logiques d’interaction avec le monde juridique et économique (gratuité) et les valeurs issues du « monde du libre » (p. 96), soit les logiciels libres de l’open source, l’aspect plus matériel (numérique) et son développement technologique autour du wiki (le collaboratif).
9Le concept de vertu épistémique permet à l’auteure de développer une réflexion sur la formation d’un modèle hybride, en train de se faire, et sur son imbrication dans le réel, sur sa régulation en tant que système, autour du critère de qualité en lien avec la neutralité de point de vue. C’est en effet selon l’auteure une réflexion qui porte sur la conception de Karl Popper de la connaissance objective, car Wikipédia s’inscrit dans une pensée libérale sans garantir finalement une totale neutralité. Ce point est notamment développé dans le sixième chapitre, où l’accent est mis sur l’idée de refléter pour un article « l’état de la discussion » (p. 133). Cela permet de répondre à la critique de l’anonymat adressée aux contributeurs, en valorisant l’idée d’une discussion critique dont l’importance est signifiante dans la réponse aux critères de qualité éditoriale par une forme d’évaluation. En ce sens, les critères éditoriaux ne divergent pas complètement de l’encyclopédie, sauf sur quelques points qui font de Wikipédia un objet non défini complètement.
10Enfin, l’auteure souligne la contestation de l’autorité comme gage d’un raisonnement qui n’est pas propre à l’encyclopédie traditionnelle. Pourtant, selon son constat Wikipédia y souscrit, car ses articles reposent sur des arguments d’autorité, et de ce fait éloignent la question de la validité de l’information (l’intention de l’auteur) au profit de la fiabilité (et de la crédibilité) ainsi que de la pertinence (relation entre le besoin d’information et le résultat). Il s’agit pour Wikipédia de viser la fiabilité comme prépondérante, ce qui permet à l’auteure de poursuivre la réflexion sur la question de l’objectivité journalistique empruntée. La neutralité rejoint l’objectivité journalistique par une construction de la pluralité de points de vue, sans en garantir l’impartialité, mais en agissant comme condition possible du discours parmi d’autres et le rendant ainsi crédible et fiable.
11Dans la troisième et dernière partie, il s’agit de confronter l’analyse du positionnement encyclopédique de Wikipédia à des résultats issus de deux corpus de trois cents articles pour saisir l’aspect collaboratif dans ses usages d’encyclopédie ou de média d’actualité, pour comprendre finalement comment le numérique change le secteur journalistique et les pratiques informationnelles. L’auteure choisit l’analyse à la fois quantitative et qualitative et cela permet de voir en quoi la qualité de l’information est liée à la dimension collaborative et quelles sont les variables en jeu qui permettent de souligner les limites ou les points de divergence, et ainsi de distinguer sans pour autant différencier. La catégorisation des articles par portails, qui est effectuée par les contributeurs, renvoie à la forme du réseau sans marquer un ordre de hiérarchie des savoirs ou de liens logiques entre les pages. En effet, les portails Wikipédia renvoient à d’autres articles connectés entre eux ; le lien n’est pas pensé comme un « itinéraire » (p. 166) pour explorer le monde, mais ouvre sur une multitude de possibles. De ce fait l’auteure souligne l’absence d’une préoccupation centrée sur « l’organisation de la connaissance » (p. 167), car les portails renvoient à des domaines et non à des disciplines (p. 168). La distinction entre le journalisme et l’encyclopédie est moins évidente ou apparente ; il faut prendre en considération les changements sur la production d’informations pour assimiler Wikipédia à un média en ligne « visible » (connu de tous). En effet, l’auteure fait ressortir des analyses les usages de Wikipédia qui passent plus par un moteur de recherche que par les portails, ce qui met en valeur la prédominance de l’algorithme qui traduit une préférence pour l’utilité, la facilité d’usage et donc un outil en jeu plus qu’une épistémologie de l’accès à l’information ou à la connaissance qui définit l’encyclopédie (p.169).
- 3 Terme utilisé par l’auteure pour désigner les membres de la communauté Wikipédia.
12Pour finir, les diverses missions liées à l’activité journalistique renvoient néanmoins à celle des wikipédiens3 dans le cas de l’écriture des articles, de la recherche de sujets qui n’ont pas encore été traités, de la mise en forme et de la dimension participative qui mettent en valeur la prégnance et la place accordée à l’information d’actualité dans Wikipédia, qui le rapproche finalement du média d’information en ligne : soit pour l’auteure comment Wikipédia s’approprie l’idée d’un « contrat médiatique fiduciaire » (p. 184). Cette partie se termine sur la question de la participation en lien avec la qualité des articles en dehors des sources, et qui concerne les conditions de publication ainsi que la façon dont est pensée l’actualité dans l’encyclopédie en ligne.
13Cet ouvrage porte sur des questions actuelles concernant des objets hybrides, avec une ouverture aux recherches en communication. Au-delà de l’analyse définitionnelle selon les principes encyclopédiques, l’auteure fait émerger plusieurs réflexions sur les interactions qui définissent un espace numérique spécifique ( qualifié par l’auteure d’ouvert, de libre et de collaboratif), et soulèvent des questions propres à l’information, à la documentation, à la communication et, ici, à la valeur accordée aux discours médiatiques dans le contexte du numérique qui interroge notre rapport à l’information et le statut du document avec l’analyse de la validité, de la fiabilité et de la pertinence. L’auteure conclut sur la question de l’évaluation quantitative de la qualité informationnelle qui reste à approfondir en ce qui concerne les modes participatifs et collaboratifs.
Notes
1 La spécificité du système Wikipédia : des procédures et des critères de labellisation des articles, les fonctionnalités des bandereaux d’avertissement, la protection et la disposition des articles qui servent d’indicateurs justifiant la fiabilité de Wikipédia.
2 Les pages méta concernent les normes d’édition, entourent la participation des contributeurs, dans les pages d’historique et de discussion, les commentaires, etc.
3 Terme utilisé par l’auteure pour désigner les membres de la communauté Wikipédia.
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Laetitia Bastari, « Marie-Noëlle DOUTREIX (2020), Wikipédia et l’actualité. Qualité de l’information et normes collaboratives d’un média en ligne », Communication [En ligne], Vol. 39/2 | 2022, mis en ligne le , consulté le 01 avril 2023. URL : http://journals.openedition.org/communication/16100 ; DOI : https://doi.org/10.4000/communication.16100
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