- 1 Cet article inédit est une traduction révisée et augmentée d’un texte précédemment publié en italie (...)
1Le présent article1 se concentre sur le concept d’échec dans le cadre de l’étude des médias — notamment les médias numériques —, de leur évolution et de leur appropriation dans le contexte social. L’attention portée à la notion d’échec par rapport aux médias numériques contribue de manière efficace à déconstruire les discours qui dominent aujourd’hui autour du processus de numérisation, généralement décrit comme un phénomène largement bénéfique, avantageux et voué au succès. En effet, la plupart des reconstructions concernant l’histoire des médias numériques et l’analyse de leurs conséquences sociales se concentrent principalement sur les aspects liés à leur succès et aux appareils qui sont devenus populaires. Les périodisations qui en découlent ont alors comme point de départ le moment où ces appareils ont été mis sur le marché, comme si leur commercialisation équivalait en tant que telle à leur adoption généralisée, impliquant un succès répandu de manière uniforme. En revanche, les technologies numériques abandonnées — parfois même celles qui étaient populaires dans une période historique donnée — sont reléguées aux marges des reconstructions historiques, à l’instar d’épisodes de moindre importance qui auraient été en quelque sorte prédestinés à disparaître pour différentes raisons. Ainsi les processus d’abandon des médias numériques sont-ils à peine théorisés, au nom d’une rhétorique du succès et du rythme constant de l’innovation technologique, qui n’autorise aucune pause. En d’autres termes, la plupart des historiques concernant les médias numériques les présentent comme un phénomène gagnant, bénéfique et efficace.
2Dans le présent article, nous voudrions au contraire contribuer à la « normalisation » des discours sur l’innovation portés par les médias numériques en abordant le phénomène de l’échec dans toutes ses dimensions, et non seulement comme une étape nécessaire et préparatoire à l’inévitable succès final des médias. Ce n’est que récemment qu’une partie de la littérature en sciences humaines et sociales a commencé à s’intéresser de plus près aux cas où les moyens de communication ont été abandonnés ou sont devenus obsolètes, aux erreurs et aux problèmes liés à l’innovation, aux trajectoires médiatiques oubliées et aux utilisations marginales ou résiduelles de certains médias, qui, tout en étant répandus dans le passé, se sont révélés par la suite comme des « échecs ». Toutefois, le concept d’échec des médias numériques n’a presque jamais été explicitement traité et les études existantes sur le sujet restent encore aujourd’hui largement déconnectées entre elles et mal structurées. L’apport de cet article est donc double. D’une part, il s’agit d’offrir une synthèse théorique de différentes perspectives scientifiques qui ont récemment attiré l’attention sur la dimension d’échec de l’innovation, en particulier en relation avec les médias numériques. D’autre part, il s’agit de proposer quatre thèses/hypothèses spécifiques sur lesquelles la recherche future sur la dimension de l’échec des médias numériques pourrait à notre avis se concentrer, une sorte d’« agenda » qui puisse offrir un point de vue en partie inédit pour comprendre la relation entre les médias numériques et la société.
3Pour ce faire, l’article est structuré de la manière suivante. Dans la première partie, nous commençons par souligner l’apparition, dans les années 1990, d’un discours dominant sur l’évolution des médias numériques, centré sur leurs aspects bénéfiques et les formes de leurs succès. Cela nous permet d’introduire un cadre analytique qui invite à reconsidérer attentivement la dimension de l’échec pour l’étude des médias numériques. Nous allons ensuite présenter des domaines d’étude particuliers qui ont vu le développement d’un intérêt spécifique pour les erreurs et les formes d’échec, à savoir les science & technology studies (STS), l’histoire de la communication, l’archéologie des médias et l’étude de l’esthétique artistique postnumérique. Dans la troisième partie de l’article, nous allons développer le paysage théorique précédemment esquissé à travers la présentation de quatre thèses éclectiques sur l’échec dans les médias numériques — thèses qui, du fait de leur nom, sont un hommage aux dix eclectic theses proposées par l’historien des technologies David Edgerton (1999). Tout comme Edgerton a reconsidéré de manière critique l’historiographie de l’innovation technologique anglo-saxonne, nous aimerions inviter l’historiographie des médias et plus généralement le domaine des media studies à reconsidérer certaines des hypothèses les plus courantes sur l’évolution des moyens de communication numériques, précisément à travers une perspective centrée sur l’idée d’échec.
4Dans les discours les plus communément répandus, les technologies numériques et l’ensemble des processus de numérisation de la société contemporaine sont considérés comme des phénomènes gagnants et irrésistibles, associés de plus en plus nettement aux idées de succès (économique et social), de progrès, de puissance et d’un avenir inéluctable auquel notre société numérique semble aspirer. Une telle exaltation de la dimension « triomphante » du numérique plonge ses racines dans la première phase d’appropriation sociale du réseau Internet et est illustrée par deux ouvrages qui ont beaucoup marqué cette époque : Being Digital de Nicholas Negroponte (1995) et The Second Media Age de Mark Poster (1995). Les deux textes affirmaient qu’Internet aurait déclenché une révolution démocratique préfigurant la fin des monopoles des médias traditionnels. Ceux-ci auraient inévitablement fini par être remplacés par des infrastructures permettant une distribution horizontale de la connaissance et conduisant à la réalisation d’un capitalisme imaginaire « sans frictions », centré sur une correspondance de l’offre et de la demande et sur l’impossibilité que, dans un marché numérique à concurrence parfaite, de nouvelles positions dominantes puissent apparaître (d’après la vulgate de Bill Gates, qui proposa le terme « frictionless capitalism » au milieu des années 1990).
5Au cours des premières décennies des années 2000, le sentiment d’exaltation lié aux conséquences bénéfiques des médias numériques s’est progressivement estompé, tandis qu’un certain nombre de perspectives critiques sont apparues (Fuchs, 2014 ; Lovink, 2002 ; Morozov, 2011). Ce tournant apocalyptique dans les études sur la numérisation a mis en évidence, entre autres, la concentration de la propriété des grandes entreprises numériques telles que Google, Apple, Amazon et Facebook (au mépris de la rhétorique de la fin des monopoles), l’exploitation des travailleurs, l’augmentation des phénomènes de surveillance, le problème des echo chambers et des filtres ainsi que, plus récemment, la question de l’exploitation des ressources énergétiques et des matières premières pour la fabrication d’appareils numériques et pour la maintenance des services.
6Toutefois, en dépit d’une littérature critique croissante soulignant les conséquences néfastes du numérique, la rhétorique et les discours dominants autour des médias numériques laissent encore peu de place à la problématisation des phénomènes d’échec dans les processus d’invention et d’innovation. Ce qui fait défaut, en somme, c’est une prise de conscience plus nette de l’incertitude que représente l’évolution de la numérisation, procédant par une série d’essais qui s’avèrent souvent erronés ou bien problématiques et atteignant des points critiques, si bien que certaines technologies peuvent être amenées à disparaître et certaines pratiques médiatiques à s’éteindre et à être abandonnées.
7Ce manque de réflexion sur les erreurs et les insuccès dérive en partie du fait que le thème de l’échec n’a été abordé que sporadiquement et à travers des approches disparates de l’histoire et de l’évolution des technologies et des médias numériques, qui n’ont donc pas réussi à en produire une conceptualisation plus approfondie et scientifiquement fondée. En effet, dans l’imaginaire technocapitaliste de la société numérique, les réflexions sur les échecs et les erreurs se sont le plus souvent limitées à une exaltation idéologique des tentatives ratées des start-ups (selon le mantra Fail fast, fail often). Un autre sujet de discussion a été le récit désormais mythique des erreurs, puis des inévitables succès, du fondateur d’Apple, Steve Jobs (Buschow, 2020 ; Cavicchioli et Kocollari, 2021), et de tant d’autres « gourous » du numérique dont les histoires, incroyablement similaires, sont souvent centrées sur la figure d’un héros qui rencontre une série d’obstacles à surmonter pour parvenir à la victoire. En bref, ces exemples confirment l’idée que l’échec n’a de sens et de valeur que dans la mesure où il constitue une étape préparatoire et fonctionnelle à une éventuelle réussite ultérieure.
8C’est dans l’arrière-plan de ce cadre général que s’inscrit la nécessité de « normaliser » la perception du phénomène de l’échec dans les médias numériques. Dans ce but, il faut tout d’abord délimiter de manière plus claire la catégorie de l’échec en la transformant en une perspective d’analyse spécifique, purgée de la charge idéologique — positive ou négative — qui lui est attribuée dans plusieurs perspectives scientifiques liées à l’étude des médias. Comme nous le verrons dans cette contribution, il est important d’aller au-delà de l’« histoire officielle » de la numérisation considérée comme une force inévitablement « gagnante », à travers une analyse la plus complète et la plus plurielle possible de différents cas d’échec, à l’intersection des technologies médiatiques et des pratiques sociales, des cultures technologiques, des choix politiques et des stratégies d’entreprise (Balbi et Magaudda, 2018).
9Au cours de la dernière décennie, il s’est établi une littérature qui a traité sous différentes formes les phénomènes de l’erreur ou de l’échec en lien avec l’innovation et les médias numériques (Krapp, 2011 ; Parikka et Sampson, 2009 ; Nunes, 2011). Cependant, comme cela a déjà été observé par Matthew Bellinger (2016), l’image qui en ressort est loin de constituer un champ conceptuellement homogène. En effet, elle montre au contraire des divergences significatives entre les manières d’étudier les erreurs et les échecs, qui le plus souvent ne parviennent pas à identifier la catégorie de l’échec comme clé d’interprétation de ces mêmes analyses. Cette littérature nous permet néanmoins d’identifier au moins deux perspectives pertinentes à travers lesquelles l’étude des échecs dans le secteur des médias numériques s’est déclinée. D’une part, nous pouvons reconnaître l’« échec » comme une catégorie analytique adoptée par les chercheurs afin de conceptualiser certains des processus qui caractérisent l’évolution des médias numériques au sein de la société. D’autre part, les échecs constituent également des constructions rhétoriques et symboliques, adoptées par les mêmes acteurs participant aux processus d’innovation pour interpréter et donner un sens à des phénomènes typiques de leurs propres domaines d’activité.
10Essayons donc de donner un aperçu de certaines des perspectives qui ont développé des catégories analytiques pour approfondir l’étude des erreurs, des pistes qui n’ont pas fonctionné et des options oubliées dans l’histoire des technologies médiatiques. L’image qui apparaît nous renvoie à une sensibilité commune, qui s’articule néanmoins autour de perspectives et d’approches scientifiques, en particulier celles des études sociales sur les sciences et les technologies, de l’histoire de la communication, de l’archéologie des médias et de l’étude de l’esthétique postnumérique.
11L’accent mis sur le rôle des échecs et des erreurs dans les processus d’innovation technologique est avant tout un élément constitutif des STS, un domaine interdisciplinaire qui, depuis les années 1980, a mis en évidence la manière dont l’évolution technologique dépend de processus non linéaires et hétérogènes (Bijker, Hughes et Pinch, 1987 ; Latour, 1987). En effet, d’après la perspective STS, les innovations ne fonctionnent presque jamais selon un modèle linéaire (de l’invention en laboratoire à la mise en place d’une technologie réussie), mais elles sont plutôt le résultat d’un processus d’alignement constant — voire d’une articulation — entre des éléments hétérogènes qui comprennent aspects techniques, besoins sociaux, attentes culturelles, contraintes économiques et contingences locales. C’est la raison pour laquelle les processus d’innovation ont été décrits comme des formes d’ingénierie de l’hétérogène (Law, 1987). Ce travail d’alignement et d’articulation envisage les échecs et les erreurs comme des composantes constitutives des processus d’innovation.
12L’un des fondements des STS, manifestement influencées par la sociologie des sciences, est l’adoption d’une approche symétrique, capable de rendre compte des théories « gagnantes » tout comme des idées scientifiques qui se révèlent erronées (Bloor, 1976, p. 5). En d’autres termes, il s’agit d’adopter une attitude neutre par rapport au succès ou à l’échec d’une théorie ou d’un paradigme scientifique, et donc même d’une technologie de communication. Par la suite, à la fin des années 1980, l’un des pères de l’actor network theory, Bruno Latour (1993), a utilisé le projet « avorté » d’un métro automatique de Paris, Aramis, pour démêler la complexité en jeu dans les processus d’innovation, en montrant comment un tel échec avait été provoqué par un manque d’alignement entre les aspects techniques, économiques, politiques et culturels de la réalisation de cette technologie.
13À la fin des années 1990, Bowker et Star (2000), spécialistes des infrastructures, ont souligné que les technologies fragiles, défaillantes ou sujettes à des pannes ne sont pas des éléments résiduels ou épisodiques, mais qu’elles sont au contraire inextricablement intégrées dans nos routines technologiques. Les dysfonctionnements et les pannes deviennent ainsi des révélateurs de notre relation aux technologies, car il est souvent plus facile de saisir le rôle fondamental de celles-ci dans le fonctionnement de la société précisément lorsque quelque chose ne fonctionne pas, plutôt que lorsque systèmes et appareils semblent — du moins en apparence — fonctionner correctement. Dans cette ligne de recherche, l’étude des processus impliqués dans la maintenance et la réparation des technologies et des infrastructures a pris une importance particulière (Graham et Thrift, 2007 ; Denis, Mongili et Pontille, 2006 ; Vinck, 2019 ; Henke et Sims, 2020 ; Weber et Krebs, 2021). Cette littérature a été appliquée également au secteur des médias et des communications (Balbi et Leggero, 2020), ce qui a montré qu’on ne peut jamais tenir pour acquis le fonctionnement correct des dispositifs et des infrastructures médiatiques et que, comme cela a été écrit par Steven Jackson :
moving maintenance and repair back to the center of thinking around media and technology may help to develop deeper and richer stories of relationality to the technological artifacts and systems that surround us, positioning the world of things as an active component and partner in the ongoing project of building more humane, just, and sustainable collectives (2014, p. 234).
14Une deuxième perspective analytique significative sur les erreurs, les échecs et les dispositifs obsolètes nous vient de ce que nous pouvons appeler une nouvelle vague de l’histoire des médias qui, depuis le début des années 2000, a poussé vers une déconstruction progressive des discours classiques et des rhétoriques « gagnantes » des moyens de communication. Également inspirés par les travaux de l’historienne de la communication Carolyn Marvin (1988), des chercheurs tels que Lisa Gitelman (2006, 2014) et Jonathan Sterne (2003, 2012) ont remis en question le mythe du progrès linéaire des technologies médiatiques typique des « théories de la diffusion » et ont appelé à la « dénaturalisation » de l’histoire des médias. Cela revient à éviter de concevoir l’évolution des outils de communication à travers une vision linéaire du type « biologique », à l’instar d’un progrès allant du médium simple au médium complexe, ou comme le résultat d’une sélection du type darwinien du « plus fort » sur le « plus faible ». Afin de « dénaturaliser » l’histoire des médias, il est nécessaire de remettre en question les catégories conceptuelles les plus courantes (comme celle de nouveau), en insufflant au travail historique une charge renouvelée de critique culturelle et politique. Dans cette perspective, les « anciens médias » représentent un objet d’enquête historique ambivalent, puisque, comme le note Gitelman :
like old art, old media remain meaningful. Think of medieval manuscripts, eight-track tapes, and rotary phones, or semaphores, stereoscopes, and punch-card programming: only antiquarians use them, but they are all recognizable as media. Yet like old science, old media also seem unacceptably unreal. Neither silent film nor black-and-white television seems right anymore, except as a throwback (2006, p. 4).
15La particularité des vieux médias, des médias abandonnés et des médias « ratés » réside précisément dans le fait que, bien qu’aujourd’hui ils puissent apparaître comme irrémédiablement inappropriés — comme l’affirme Gitelman —, ils restent néanmoins porteurs de pratiques et de besoins médiatiques en quelque sorte cohérents par rapport à leur passé. Ainsi, tout en étant sans doute incompatibles avec la situation présente, ils sont susceptibles d’éclairer l’évolution de notre rapport aux formes de médiation technologique. Sterne (2003) a par exemple mis en évidence le rôle crucial que certains usages médiatiques, disparus par la suite, ont joué dans la construction culturelle des pratiques d’écoute musicale : il suffit de penser à l’écoute au casque des télégraphistes à la fin du xixe siècle ou aux écouteurs collectifs des premiers phonographes d’Edison au début du xxe siècle. Bien que de tels usages et technologies médiatiques aient désormais disparu et puissent donc être qualifiés d’« échecs », en réalité ils ont été transformés en quelque chose de différent. C’est la raison pour laquelle ils sont de la plus haute importance : ils représentent des « cristallisations » technologiques et matérielles (Sterne, 2003, p. 172) de formes de médiation et de transmission de la culture qui appartiennent à un moment historique donné, des formes que nous sommes aujourd’hui en mesure de comprendre précisément à travers la contextualisation des médias anciens, oubliés ou ratés. Mais il s’agit aussi d’objets ou de pratiques qui demeurent dans la société actuelle, bien qu’avec une fonction différente : une vieille console de jeu des années 1980 qui ne fonctionne plus peut être transformée en bibelot et entrer dans le domaine de l’art moderne ; le croassement caractéristique du modem 56 k renvoie immédiatement et avec nostalgie au passé des origines d’Internet ; un son comme celui de l’obturateur mécanique d’un appareil photo analogique (le classique clic), incarnant le concept même de photographie, est repris par les téléphones intelligents (Minniti, 2020). En bref, certains objets médiatiques du passé peuvent acquérir une seconde vie, au moins partiellement indépendante de la première.
- 2 « un moyen pour étudier les nouvelles cultures médiatiques à travers les contributions du passé des (...)
16C’est ainsi que nous arrivons à une autre source d’inspiration pour cette exploration des échecs des médias numériques, représentée par l’archéologie des médias, un domaine de recherche spécifique au sein des media studies (Huhtamo et Parikka, 2011 ; Parikka, 2012). L’archéologie des médias s’appuie sur un ensemble varié d’influences intellectuelles, qui vont des travaux de Walter Benjamin sur la signification de la reproduction technique aux réflexions sur les médias du théoricien allemand Friedrich Kittler, en passant par l’archéologie du savoir de Michel Foucault. L’archéologie des médias se caractérise non seulement par la reconstruction historique du passé révolu des médias, mais aussi par un intérêt particulier pour les aspects moins évidents et plus inhabituels des technologies médiatiques. Cette approche identifie ainsi précisément dans les erreurs, les échecs, les médias disparus et même dans les médias imaginaires le cœur d’un nouveau point de vue décentralisé donnant un sens non seulement aux médias numériques du passé, mais aussi à ceux de la scène contemporaine. Plus que d’autres perspectives, l’archéologie des médias reconnaît que les échecs médiatiques du passé constituent un atout pour mieux comprendre le monde médiatique du présent. Comme l’a écrit l’un des principaux théoriciens du domaine, Jussi Parikka, l’archéologie des médias est, en bref, « a way to investigate the new media cultures through insights from past new media, often with an emphasis on the forgotten, the quirky, the non-obvious apparatuses, practices and inventions » (op. cit., p. 2)2.
- 3 « n’est plus le signe d’un dysfonctionnement, mais plutôt la trace presque nostalgique d’une ère ré (...)
17Dans le cadre d’une histoire alternative des technologies médiatiques, Parikka s’est d’ailleurs particulièrement intéressé à la culture et à la phénoménologie des virus informatiques ainsi qu’aux problèmes et aux échecs qui se sont développés autour de ces phénomènes, en se concentrant sur « how it does not work; how it breaks down; how it frustrates and messes things up; how it disappoints and does not meet up with the expectations that are always rather sublime compared to the mundane everyday » (2016, p. XIV). De même, Peter Krapp (op. cit.) a porté son attention sur l’étude des cultures médiatiques en examinant les formes d’inefficacité dans la communication et en mettant l’accent sur le rôle du bruit, des erreurs et du glitch. Il a ainsi montré que l’évolution des cultures numériques se réalise non seulement grâce au dépassement progressif d’une série d’erreurs et des problèmes, mais aussi à travers les pratiques d’appropriation créative de ces mêmes problèmes et contraintes. C’est notamment le cas du glitch à l’ère numérique qui, selon Thomas Levin, « it is no longer the signal of malfunction but instead the almost nostalgic trace of a bygone era of mechanical reproducibility, one can say that it has become auratic, and as such it suddenly becomes available for aesthetic practices of all sorts » (1999, p. 162)3. Le dysfonctionnement ou ce qui peut apparaître comme un échec prend ainsi un sens productif supplémentaire : il devient une source de nostalgie et un signe tangible (ou plutôt audible) d’une supposée authenticité prénumérique, simplement en raison du fait qu’il rappelle une époque analogique où les dysfonctionnements étaient apparemment plus fréquents, plus ordinaires. Bien que cette glorification du passé analogique des communications (présenté comme plus humain et plus tolérable par rapport au présent) ait été inévitablement transitoire — ayant été supplantée dès les années 1980 et 1990 par une sanctification des débuts de l’ère numérique —, le thème de la productivité du dysfonctionnement et de l’échec, sur lequel nous nous attarderons plus loin, devient ici extrêmement évident.
18Malgré les critiques qui ont été parfois adressées à l’archéologie des médias, en raison de son manque de cohérence, de précision historique et de systématicité, cette perspective nous invite à considérer la dimension matérielle et les détails techniques des médias du passé comme des éléments révélateurs de notre relation avec la médiation technologique de l’expérience. Ce courant a également le mérite d’avoir catalysé une sensibilité répandue, à l’intersection des sciences humaines et des sciences sociales des médias numériques. Cette sensibilité s’est également incarnée dans des formes contemporaines de réappropriation de technologies considérées comme obsolètes, médias résiduels ou rétromédias qui ont acquis un nouveau rôle dans les pratiques d’utilisation et de consommation des médias, comme les vinyles, l’audiocassette ou la console d’arcade (Acland, 2007 ; Niemeyer, 2014 ; Magaudda et Minniti, 2019).
19L’étude de l’esthétique postnumérique a également mis l’accent sur la dimension créative des erreurs et des échecs (Betancourt, 2016 ; Menkman, 2011). Dans ce domaine, l’attention s’est portée principalement sur la relation esthétique entre les échecs et les médias numériques, notamment sur la capacité des échecs et des erreurs à constituer une base de développement pour de nouvelles formes de langage et des formes d’expression dans le contexte numérique. Comme l’a souligné pour la première fois le chercheur et musicien Kim Cascone, l’échec
« has become a prominent aesthetic in many of the arts in the late 20th century, reminding us that our control of technology is an illusion, and revealing digital tools to be only as perfect, precise, and efficient as the humans who build them » (2000, p. 13).
20Pour revenir au cas du glitch, il est utilisé comme synonyme de bug pour indiquer une erreur dans un logiciel, mais on le trouve surtout employé dans le domaine musical pour indiquer un « saut » dans le son d’un vinyle, d’un CD ou plus généralement d’une piste audio analogique et numérique (Sangild, 2004). Ce qui apparaît à tous égards comme un dysfonctionnement technologique très ennuyeux pour ceux qui voudraient écouter une chanson a aussi été réinterprété comme une forme artistique : en effet, certains auteurs ont intentionnellement introduit le glitching dans leurs œuvres musicales, en produisant une piste audio dans laquelle il y a clairement un saut ou un bruit causé par un dysfonctionnement technologique. De même, les dommages délibérément apportés aux vinyles ou aux cassettes (crack et break) afin de provoquer une perturbation temporaire ou permanente ont été expérimentés depuis le début de la phonographie. Nous pouvons affirmer qu’ils s’inscrivent dans la même trajectoire qui conduira plus tard aux performances où les instruments de musique sont détruits au cours d’un concert (Kelly, 2009). Dans ce cas, le dysfonctionnement du support sonore est non seulement délibéré et intentionnel, mais il produit également une signification différente et, d’un certain point de vue, plus riche que la même technologie lorsqu’elle fonctionne normalement. Après tout, un vinyle ou un CD fonctionnel et intact existe à des millions d’exemplaires, tandis que le même produit endommagé à dessein devient unique et acquiert une sorte d’aura conférée précisément par son dysfonctionnement.
21À partir de ce tableau multiple et stratifié des perspectives qui ont examiné les dimensions techniques, sociales et culturelles de l’échec dans le contexte des médias numériques, nous avons identifié quatre thèses qui seront discutées dans les sections suivantes de notre article et qui traitent d’autant de dimensions : le caractère éphémère de l’échec, le caractère éphémère du succès, la productivité de l’échec et l’explicabilité de l’échec. Chacune de ces thèses sera accompagnée d’exemples et de cas d’études tirés de la littérature secondaire et susceptibles d’illustrer ou d’approfondir les hypothèses de la thèse éclectique dont il est question, mais nous espérons que nos lectrices et nos lecteurs pourront y ajouter d’autres exemples ou, mieux encore, qu’ils puissent complexifier et développer ultérieurement les quatre thèses proposées.
22L’échec numérique n’est pas un phénomène monolithique et définitif, mais toujours temporaire et transitoire. L’échec est un processus qui se situe dans le temps et dans l’espace. Une technologie ou une innovation numérique qui aurait échoué dans une période historique donnée peut réapparaître au cours d’une autre et se transformer en succès, ou inversement. Ou encore, un dispositif numérique peut s’avérer « gagnant » pour certains groupes sociaux ou à certains endroits et être un échec dans d’autres contextes culturels.
23Les technologies numériques, tout comme les technologies analogiques, ne sont pas stables et définies une fois pour toutes, mais sont plutôt des objets en évolution et en transformation constantes. Cette logique évolutive, qui correspond également à l’un des principaux discours concernant le processus de numérisation (l’innovation est toujours en mouvement), présente cependant un inconvénient : de plus en plus de médias numériques échouent et sont remplacés. Mais, là encore, l’échec n’est pas éternel, comme nous le rappellent deux perspectives théoriques dans l’étude des médias et des technologies.
24D’une part, les STS susmentionnées ont souligné que les technologies ont un degré élevé de flexibilité interprétative, tout particulièrement dans leurs premières phases de développement (Pinch et Bijker, 1987). Cela signifie que différents groupes sociaux pertinents peuvent penser, utiliser et s’approprier le même support de différentes manières et dans différents contextes. Bien entendu, souvent, les acteurs sociaux qui gravitent autour des inventions numériques (c’est-à-dire les soi-disant groupes sociaux concernés) n’ont pas eux-mêmes une idée précise et définitive des formes que prendront les nouveaux outils et choisissent de leur attribuer certaines significations et d’en écarter d’autres. Toutefois, celles-ci ne sont pas rejetées de manière définitive, car elles peuvent réapparaître plus tard, ce qui permet de relancer une flexibilité qui s’était stabilisée entre-temps (sur la flexibilité interprétative de l’échec technologique, voir Gooday, 1998). D’autre part, les théories de la double birth (ou parfois même de la triple birth) soutiennent que les médias, y compris les médias numériques, naissent plus d’une fois et que chaque renaissance apporte avec elle des significations différentes, jusqu’à devenir la force motrice de la génération de nouveaux médias (Gaudreault et Marion, 2005, 2013). Dans l’histoire des médias numériques, il existe plusieurs exemples de double birth que la littérature a mis en lumière : par exemple, la téléphonie mobile ou sans fil est réapparue au cours des deux dernières décennies du xxe siècle après avoir été lancée entre la fin du xixe siècle et le début du xxe siècle. Au moins depuis la Seconde Guerre mondiale, l’intelligence artificielle connaît des étés et des hivers qui l’amènent à devenir une question cruciale du monde contemporain, pour l’éclipser juste après.
25Un exemple peu connu à cet égard est celui du WAP. En juin 1997, Ericsson, Motorola, Nokia et Unwired Planet se sont associés pour créer le protocole WAP et permettre ainsi aux utilisateurs de téléphones mobiles d’accéder à des contenus et services en ligne par leurs appareils mobiles (Sigurdson, 2001). Les entreprises qui ont lancé le WAP étaient convaincues qu’il reproduirait le succès du GSM, alors qu’il est aujourd’hui considéré comme un cas exemplaire d’échec technologique, pour au moins quatre raisons. D’abord, les services accessibles étaient limités. En effet, le WAP avait été conçu comme une sorte de sous-ensemble du Web, si bien que les utilisateurs ne pouvaient accéder qu’à certains contenus. Ensuite — comme cela a été admis par le responsable même d’Ericsson impliqué dans le projet —, la principale lacune dont le service a souffert était liée au manque d’attention portée à la facilité d’utilisation des téléphones censés surfer sur le Net. Ainsi fallait-il beaucoup de temps pour accéder aux contenus en ligne, les coûts étaient élevés, l’interface présentait de nombreux problèmes et, même après une longue période de pratique, la facilité d’utilisation ne s’était pas améliorée. De plus, les fabricants producteurs de téléphones mobiles avaient imaginé les nouveaux appareils comme des adaptations des téléphones traditionnels (on rappellera le célèbre Nokia Communicator, qui ressemblait même esthétiquement à un téléphone et à un agenda numérique avec clavier), alors qu’il aurait fallu imaginer un objet nouveau, créé spécifiquement pour surfer sur le Net — comme ce sera le cas quelques années plus tard avec les téléphones intelligents. Finalement, avec l’introduction progressive des ordinateurs de bureau ou portables dans les foyers à la fin des années 1990, la norme pour surfer sur le Web devenait la version très riche offerte par les ordinateurs personnels. Par conséquent, une version à bien des égards plus « pauvre », comme celle offerte par le WAP, n’était pas attrayante pour les utilisateurs. En réalité, si l’on adopte un point de vue « global », on s’aperçoit que l’échec du WAP fut principalement une « trajectoire » occidentale, alors qu’au Japon, par exemple, où a été mise en œuvre une norme utilisant un langage plus convivial pour les réseaux, comme le XHTML, ce protocole a connu un succès considérable et a contribué à la diffusion rapide de l’Internet mobile dans le pays. Au Japon, le WAP a même contribué à modifier le rôle et la dimension publique du téléphone mobile. En effet, d’un objet presque exclusivement associé aux sous-cultures des jeunes et considéré avec suspicion et appréhension parce qu’il était capable de subvertir la rigidité des relations sociales préexistantes, le ketai (téléphone portable en japonais) avec accès à Internet est devenu un objet culturel « sérieux », utile pour consulter les courriels professionnels et, à terme, si fondamental pour la société japonaise qu’il a également déclenché des formes de « techno-nationalisme » (Matsuda, 2005). L’histoire du WAP illustre ainsi au moins deux éléments centraux de cette première thèse : premièrement, le fait que surfer sur le Net n’était pas une idée défaillante en soi, au point de réapparaître des années plus tard, et, deuxièmement, le fait qu’un échec est géographiquement localisé, au point que cette même technologie a représenté un échec à un endroit du monde et un succès populaire à un autre.
26Mais quelles raisons expliquent que certaines technologies numériques « ratées » renaissent et connaissent un nouveau succès ? Les causes peuvent être multiples. Une renaissance peut survenir dans une période historique favorable, lorsque certaines conditions économiques et culturelles ont changé ou que de nouvelles technologies sont apparues — comme dans le cas du téléphone intelligent, un nouvel objet mobile, différent des téléphones précédents, qui facilitait la navigation mobile. De nouvelles orientations politiques ou la croissance d’entreprises numériques innovantes peuvent contribuer à réappréhender problèmes et besoins passés sous une nouvelle forme. L’échec peut également se transformer en succès grâce à l’émergence de nouveaux groupes sociaux qui n’avaient pas participé au processus d’innovation initial et qui configurent le même objet dans le présent à partir d’un nouveau point de vue, mettant ainsi en évidence de nouvelles utilisations possibles. Il y a ensuite une autre question, que nous pourrions appeler l’oubli de l’échec et qui est rappelée dans l’étude bien connue que Kenneth Lipartito (2003) a consacrée à l’échec de la première version du vidéophone (ou picturephone) dans les années 1970. Dans certains cas, l’échec est oublié et, quelques années plus tard, des entreprises différentes (voire la même entreprise, comme AT&T l’a fait à plusieurs reprises avec le vidéophone) réintroduisent des idées ou des objets qui avaient été auparavant abandonnés. Cette mémoire courte de l’échec numérique ne devrait pas surprendre. En effet, elle peut s’expliquer en s’appuyant sur la rhétorique de l’échec susmentionnée, qui prévaut dans la culture des start-ups de la Silicon Valley, ou en notant le fait que la plupart des entreprises médiatiques se concentrent aujourd’hui sur la recherche de la prochaine technologie disruptive, ne laissant aucune place au raisonnement sur les causes et les trajectoires historiques des échecs des entreprises médiatiques préexistantes, comme l’a souligné Nora Draper (2017). Le plus intéressant ici reste néanmoins le fait que la mémoire courte de l’échec peut même avoir un effet bénéfique et, de fait, stimuler le retour d’une idée, sa renaissance.
27Tout comme l’échec, le succès est transitoire et parfois destiné à se transformer lui-même en échec. En outre, le succès peut cacher un échec/une trahison. En effet, ce qui peut sembler être un succès représente parfois la trahison d’une idée originale et, en tant que tel, peut empêcher la réalisation d’un objectif imaginé à l’origine. De plus, l’une des conséquences les plus évidentes de la numérisation par rapport à l’univers médiatique antérieur est de transformer celui-ci, ce qui conduit à l’oubli ou au déclin de certaines entreprises, de certaines pratiques culturelles et de certains médias qui avaient pourtant connu le succès.
28Toujours selon les STS, après une période caractérisée par un haut degré de « flexibilité interprétative », l’interprétation sociale d’une technologie tend à se stabiliser, à un point tel que l’on parle de fermeture de la flexibilité lorsque tous les acteurs d’un domaine sont tombés d’accord par rapport à un objet technologique, qui prend ainsi une forme définitive. Mais la flexibilité peut toujours se rouvrir et, ainsi, un média « à succès » peut toujours être remis en question au cours de son histoire ultérieure. Les exemples de succès numériques qui se sont ensuite transformés en échecs, ou en tout cas qui ont décliné sur le marché de la consommation, sont nombreux : pensons au CD ou au minidisque dans le domaine de la musique, à la disquette ou au CD-ROM en tant que supports de stockage d’informations ou au modèle de distribution physique de films en VHS à la Blockbuster, qui a d’abord été employé avec les DVD également par Netflix, pour être ensuite rapidement remplacé par le streaming numérique.
29Un deuxième aspect du caractère éphémère du succès médiatique se trouve dans le fait qu’une idée apparemment réussie peut, en réalité, contenir une « trahison » d’une intuition originale. Dans l’histoire d’Internet (une technologie que nous pouvons sans aucun doute qualifier de succès, au-delà de toutes les questions liées à la digital divide), une trahison évidente d’une idée originale a eu lieu au fil des décennies. L’éthique hacker et la vision contre-culturelle du réseau, se développant surtout à partir des années 1970, ont contribué à la popularisation de l’ordinateur personnel et à une vision du réseau lui-même comme outil capable d’incarner des valeurs socioculturelles communautaires et de rendre la connaissance accessible au plus grand nombre de personnes (Streeter, 2010). Cependant, cette philosophie s’est transformée dans les décennies suivantes en quelque chose de profondément différent, voire d’opposé, trahie tant par la commercialisation du réseau à partir des années 1990 que par l’acquisition susmentionnée de positions dominantes par quelques grandes entreprises — celles-ci adoptant souvent, par ailleurs, une rhétorique centrée sur l’idée de liberté et de démocratie en tant que moteurs de leurs propres affaires. Même si aujourd’hui Internet peut être considéré comme un exemple clair de réussite numérique, plusieurs voix s’élèvent pour souligner que sa configuration actuelle a fondamentalement trahi l’esprit libertaire et anti-autoritaire de ses origines : c’est ce qu’affirme l’un des inventeurs du World Wide Web, Tim Berners Lee, qui, sans surprise, propose des modèles de Web différents par rapport à celui qui a fini par s’imposer.
30Comme le rappelle la deuxième thèse, la relation entre succès et échec croise celle entre analogique et numérique. Il ne fait aucun doute que la numérisation a profondément modifié les médias analogiques dans les trois phases classiques qui caractérisent la trajectoire d’un produit médiatique : la production, la distribution et la consommation. Les nouvelles formes de production, souvent « d’en bas » (du citizen journalism aux vidéos YouTube), les possibilités sans précédent de faire circuler des contenus en ligne, souvent gratuitement (le streaming et le file sharing qui ont eu une influence sur la musique et le cinéma), les nouvelles possibilités de consommation personnalisée (le on-demand ou podcasting radio) suggèrent que nous vivons dans un univers médiatique différent de celui de l’analogique. Par ailleurs, la numérisation n’a pas fait disparaître l’univers médiatique traditionnel, elle ne l’a pas ruiné en bloc. Elle semble au contraire avoir même stimulé certaines « renaissances », comme dans le cas du disque vinyle, de la cassette, du livre en papier ou de la photographie analogique, dont les « secondes vies » illustrent comment les anciens médias analogiques peuvent prendre de nouvelles significations et valeurs culturelles dans le contexte du numérique.
31Mais il est tout aussi indéniable que certaines pratiques quotidiennes associées aux anciens médias sont en train de disparaître, probablement en raison de l’émergence de nouvelles pratiques numériques. Dans de nombreux pays occidentaux et au-delà, l’habitude de lire le journal imprimé devient lentement un phénomène de niche, remplacé par de nouveaux moyens de s’informer par l’intermédiaire des médias sociaux ou d’autres ressources essentiellement gratuites. Après un rebond significatif en 2020 — année de la pandémie —, la consommation de télévision linéaire diminue dans plusieurs pays du monde, remplacée par des pratiques de consommation audiovisuelle plus personnelles, catch-up, dans lesquelles le temps de l’auditeur est plus pertinent que celui imposé par le diffuseur. Il s’agit là de deux exemples de pratiques d’utilisation des médias très populaires au xxe siècle — et même au xixe siècle dans le cas du journal —, mais qui sont en train de se contracter. On ne peut pas parler d’échec pur et simple, mais plutôt de déclin. Or c’est précisément cette perspective du déclin qui pourrait être utile pour traiter les médias numériques. Muira McCammon et Jessa Lingel (2022) ont abordé le sujet en étudiant l’histoire des plateformes Web en déclin ou mortes, un panthéon déjà assez riche en « lieux » abandonnés au fil du temps. Cette catégorie théorique pourrait même se révéler utile pour imaginer un avenir numérique sans téléphone intelligent : à une époque où la plus grande partie de la consommation de médias numériques tourne autour de cet objet, cela semble impossible, mais l’histoire nous enseigne dans un délai temporel variable et difficile à prévoir que des dispositifs numériques autres que le téléphone intelligent vont faire leur apparition. Dans cette perspective, le déclin peut être vu comme une perspective théorique se croisant avec la question de la maintenance : les technologies qui sont en déclin, tout en n’étant pas encore éteintes, posent toujours des questions relatives à leur efficacité, ou au moins au fait de les conserver dans en état de fonctionnement.
32Dans l’histoire des médias numériques, les faux pas et les échecs déterminent l’évolution d’un moyen de communication autant que ses succès. En effet, certains échecs se sont révélés si influents qu’ils ont orienté de manière décisive l’évolution de certains médias et ont représenté des « choix constitutifs négatifs » dans leur développement. Ainsi, l’histoire d’un échec est parfois retenue comme un exemple emblématique à ne pas suivre et, ce faisant, contribue à limiter les choix effectués par la suite. De plus, dans une perspective systémique et « écologique », l’échec est un point de jonction dans un processus qui peut être générateur d’autres chemins à suivre : les entreprises qui échouent se réadaptent, mais les technologies qui échouent laissent aussi la place à d’autres voies d’innovation et de développement.
33Cette troisième thèse souligne que l’échec peut souvent contribuer à un autre type de succès et devenir ainsi productif à de multiples égards. Considérons tout d’abord ce qui a été dit précédemment à propos de l’oubli de l’échec et, pour ce faire, prenons les théories de la path dependency à l’envers. Cette approche théorique a presque toujours examiné les solutions gagnantes qui « fixent » un système technologique dans le long terme : par exemple, le clavier QWERTY (David, 1986 ; Kittler, 1986) est passé des machines à écrire mécaniques de la fin du xixe siècle aux premiers ordinateurs et jusqu’aux téléphones intelligents sans raison technique particulière, mais grâce aux groupes sociaux qui gravitaient autour de ce produit et qui l’ont imposé comme un standard, en en faisant la principale technologie d’écriture de l’univers médiatique — d’abord analogique, puis numérique. Un succès retentissant et durable.
34Essayons cependant d’appliquer l’idée centrale de la path dependency à l’envers : un échec éclatant peut constituer un tel choc au sein d’un secteur médiatique qu’il marquera longtemps les mémoires et, d’une certaine manière, il figera le système en le décourageant de récupérer cet échec par la suite. Pour reprendre une expression introduite par Paul Starr (2004), l’échec éclatant peut représenter un « choix constitutif en négatif ». L’histoire compte (history matters) est un autre des slogans de la path dependency (Arthur, 1989) et il peut donc s’appliquer également dans un sens négatif : l’entreprise, la sphère politique, l’utilisateur final se souviennent parfois d’un échec passé et décident qu’à l’avenir ils n’emprunteront pas à nouveau un sentier qui leur a « brûlé les ailes ». L’échec a donc une qualité générative et préparatoire pour les futures orientations et trajectoires du développement — et une fois de plus, la dichotomie succès/échec apparaît plus compliquée et moins cristalline qu’on ne pourrait le penser.
35Il y a ensuite, même dans l’univers numérique, des cas qui s’avèrent des échecs selon une voie de développement, mais qui génèrent de la positivité dans une autre. Regardons de plus près l’histoire de la 3G. Ce qui est aujourd’hui considéré comme la véritable révolution des réseaux 3G — à savoir la possibilité de surfer sur le Net au moyen d’un téléphone mobile — était une option qui n’avait même pas été envisagée par ceux qui ont développé cette norme. L’idée d’un réseau de troisième génération a émergé au sein de l’UIT en 1992, qui envisageait deux fonctions principales qui n’ont toujours pas été réalisées à ce jour : créer une norme qui pourrait être adoptée dans le monde entier et qui conduirait à une sorte d’itinérance universelle et permettre à un utilisateur de disposer d’un numéro unique et personnel pour la téléphonie mobile, fixe et professionnelle (Green et Haddon, 2009, p. 22-23). Ce n’est qu’entre 1999 et 2001 que de nombreux pays ont commencé à allouer le spectre hertzien pour les réseaux 3G, en attribuant des fréquences et des concessions à des entreprises privées. Les premières infrastructures ont été mises en service en 2001 au Japon, en Corée et en Italie (Srivastava, 2008, p. 20). C’est en particulier Hutchison Whampoa, mieux connue sous le nom de H3G ou simplement de « 3 », qui a mis en œuvre une politique agressive d’acquisition des licences, notamment en Europe et dans certains pays asiatiques bordant le Pacifique. Cependant, au cours de ses premières années de présence sur le marché, même H3G n’a pas identifié l’Internet mobile comme la principale utilisation de la norme 3G, se concentrant plutôt sur la promotion des appels vidéo (avec peu de succès, comme cela s’était déjà produit dans le cas de la téléphonie fixe, d’après l’étude classique sur l’échec de Lipartito, op. cit.) et de la télévision mobile. Mais cette stratégie de marché s’est avérée infructueuse et l’intérêt pour la possibilité de regarder la télévision sur les écrans des téléphones ou pour les appels vidéo s’est rapidement estompé, pour ne réapparaître que récemment. Cette histoire des insuccès dans la conception des usages de la 3G a une importance stratégique pour le développement de ce que l’on appelle aujourd’hui l’Internet mobile : à l’arrivée d’un dispositif d’accès au réseau tel que le téléphone intelligent, les réseaux 3G ont été « remplis » de flux de données, de vidéos, d’images et de tout autre contenu échangé en temps réel par les utilisateurs. Un échec, ou en tout cas un investissement qui ne semble pas avoir débouché sur des usages clairs et généralisés, peut donc servir de base à des technologies ultérieures, pour des habitudes ancrées comme celle de surfer sur le Net avec un téléphone.
36Dans chaque échec apparent, il y a un héritage, affirme Niels Kerssens (2020) dans l’une de ses études sur Euronet, un réseau paneuropéen développé sur les traces d’ARPANET et sous l’impulsion de la Commission européenne dans les années 1970. Aujourd’hui disparu, ce réseau a été imaginé et construit selon la logique de la coopération européenne classique et a laissé un legacy system toujours visible sur la manière de concevoir le réseau ultérieur. Finalement, les échecs laissent des héritages.
37La description des échecs se fait très souvent selon une attitude « téléologique ». En d’autres termes, l’échec d’une technologie des médias est présenté comme un destin inévitable, dû à la myopie politique, aux erreurs flagrantes des entreprises ou à l’impréparation des utilisateurs finaux, comme si une technologie gagnante portait en elle-même les raisons de son succès ou de son échec. L’analyse historique, en revanche, doit pouvoir se transporter dans le passé et, ce faisant, comprendre pourquoi, à un moment donné, des besoins sociaux, des contraintes technologiques ou des cadres culturels donnés ont conduit à des choix qui ne se sont révélés qu’a posteriori des échecs flagrants.
38Contrairement à ce qui est souvent raconté dans les narrations historiques à caractère téléologique (c’est-à-dire qui laissent entrevoir une trajectoire linéaire et un but ultime de l’évolution), les échecs et les succès n’ont pas eu leur destin inscrit dès le départ et tous les mauvais choix faits dans le passé n’auraient pas pu être prévus et évités. Les études susmentionnées portant sur l’archéologie des médias ont souvent souligné que les histoires des technologies auraient pu être différentes, qu’une technologie perdante aurait pu gagner et que celles qui se sont avérées être perdantes ont été même en avance sur leurs concurrents à un certain moment de l’histoire. Gopher, Archie ou FTP auraient pu devenir des technologies dominantes par rapport au WWW — et de fait elles l’ont été, à un moment donné de l’histoire, avant de décliner progressivement lorsque le Web a été mis à disposition gratuitement par le CERN de Genève en 1993 (Fomasi et Balbi, 2023). Les netbooks, petits ordinateurs portables peu coûteux et peu performants, ont été lancés sur le marché par quelques entreprises taïwanaises et en particulier par Acer, qui, grâce à ce succès momentané, est devenu en 2009 le deuxième plus grand fabricant au monde d’ordinateurs portables. Il s’agissait toutefois d’une tendance passagère, qui s’est éteinte avec l’arrivée sur le marché d’une nouvelle génération de tablettes. Ce ne sont là que deux exemples qui montrent que l’histoire des médias numériques aurait pu prendre à plusieurs reprises des directions différentes.
39Mais il est vrai aussi que cette même histoire est remplie d’exemples qui, analysés avec le recul, surprennent par le manque de clairvoyance de leurs protagonistes. L’histoire de l’ordinateur, par exemple, en offre au moins deux. Dans les années 1970, avec l’arrivée des ordinateurs portables, les grandes industries de mainframes, habituées à vendre des appareils très coûteux aux gouvernements et aux multinationales, pensaient qu’il était improbable qu’un nouveau marché de masse basé sur des ordinateurs destinés aux familles et au contexte domestique puisse se développer. On connaît la célèbre histoire de la rencontre voulue par Steve Wozniak avec ses supérieurs chez HP — où il était employé à temps partiel avant de fonder Apple en 1976 — pour leur proposer d’exploiter l’idée de l’ordinateur portable. La direction de l’entreprise déclina l’offre, invoquant des raisons techniques et d’opportunité commerciale (Wozniak et Smiths, 2007). De même, en 1977, le président de DEC, à l’époque premier fabricant d’ordinateurs d’entreprise, déclara qu’il n’y avait aucune raison pour que chaque individu possède un ordinateur à la maison (Gelenter, 1998, p. 61). Ces deux épisodes traduisent en cas concrets ce que Clayton Cristensen (2001) a défini comme le dilemme de l’innovateur, c’est-à-dire la réticence des grandes entreprises ayant acquis une position dominante dans un secteur donné à soutenir des technologies qui pourraient révolutionner leur propre marché et favoriser ainsi l’entrée de nouvelles entreprises concurrentes. Dans cette perspective, ce qui apparaît rétrospectivement comme une erreur de jugement macroscopique se transforme en une stratégie d’entreprise qui a sa propre logique.
40Le dilemme de l’innovateur n’est qu’une première explication plausible de la résistance à un changement qui s’avère par la suite fructueux. Il existe en effet une deuxième raison qui permet d’expliquer les échecs des médias : les hommes politiques, les entreprises, les utilisateurs et d’autres acteurs sociaux ont souvent considéré les médias numériques avec les mêmes yeux (ou plutôt les mêmes lunettes) que ceux avec lesquels ils considéraient les médias analogiques. En effet, il n’est pas facile de renouveler les mentalités et d’opérer des changements de paradigme : on reste souvent attaché à d’anciens systèmes, habitudes, façons d’imaginer et « horizons de pensée », qui ont été spontanément appliqués à une technologie antérieure et que l’on essaie de reproduire pour la suivante. L’un des cas les plus connus dans la littérature est celui de Kodak, qui n’a pas réussi à passer de la photographie analogique à la photographie numérique. Fondée en 1888, Kodak est devenue au cours du xxe siècle le premier producteur de pellicules photographiques aux États-Unis (où elle contrôlait 90 % du marché dans les années 1970) et son nom a longtemps été synonyme de la photographie elle-même, du moins dans les pays occidentaux (en Asie, en revanche, c’est le Japonais Fuji qui occupait une position similaire de privilège économique et symbolique). Kodak a également été la première entreprise à créer un appareil photo numérique dans les années 1970, mais au cours des deux décennies suivantes de nombreux choix stratégiques pour s’affirmer dans le monde numérique se sont révélés erronés. En particulier, selon Henry Lucas et Jie Mein Goh (2009), trois erreurs de gestion ont conduit à l’échec de l’entreprise. Tout d’abord, les cadres moyens ont résisté au nouveau modèle de business (la photographie numérique a en effet éliminé le besoin d’imprimer des photos, en transformant ainsi radicalement la chaîne d’approvisionnement du secteur, qui était liée au processus d’impression sur papier depuis le début et qui voyait Kodak en position dominante). Ensuite, l’entreprise, leader du marché de la pellicule et de l’impression sur pellicule pendant des décennies, était donc plongée dans une culture monopolistique qui n’était pas adaptée aux nouveaux marchés. Enfin, au moins dans une phase initiale, Kodak s’est concentrée sur le marché professionnel plutôt que sur celui de la photographie amateur. En résumé, l’échec de Kodak s’explique aussi et surtout par son incapacité à changer sa culture d’entreprise à un moment de l’histoire où le marché de la photographie était en train de se révolutionner.
41Une troisième et dernière explication de l’échec vient du fait que certaines visions de l’avenir sont considérées comme acquises, uni-directionnelles et en quelque sorte in-évitables. Il existe des exemples intéressants d’échecs dus à un excès de confiance, c’est-à-dire motivés par ce qui semblait être un avenir déjà acquis. En effet, l’avenir et le passé exercent une force prépondérante et magnétique sur le développement de nouvelles technologies (Natale et Balbi, 2014) : très souvent, l’avenir est imaginé comme univoque, en quelque sorte contraint vers une idée qui — on le tient pour acquis — sera celle qui l’emportera. Le macro-phénomène de la convergence des médias par exemple, impulsé et stimulé par la numérisation depuis au moins les années 1980 (Balbi, 2017), a longtemps tenu pour acquis que, tôt ou tard, on aurait été en mesure d’accéder à divers contenus médiatiques au moyen d’un seul et unique device : c’est la théorie de la überbox qui, en fait, a été progressivement désavouée par la multiplication des devices numériques que nous utilisons aujourd’hui. Cet avenir inévitable de la convergence numérique a toutefois alimenté la réflexion politique et, surtout, brûlé d’énormes investissements de la part d’entreprises privées à la recherche du device parfait et unique, avec une intégration forcée et peu judicieuse de différentes fonctions.
42Le projet à but non lucratif One Laptop per Child (OLPC) est un exemple intéressant de vision à sens unique. Lancé en 2005 par Nicholas Negroponte, fondateur du MIT de Boston, il avait pour but de construire et de distribuer un ordinateur portable bon marché, destiné aux pays africains, dont le coût initial prévu était de 100 dollars. Bien qu’environ trois millions de ces appareils aient été distribués entre 2007 et 2015, le projet s’est avéré avoir peu d’effet, a été critiqué et a même fini par échouer pour différentes raisons. En particulier, l’idée de résoudre la complexité des problèmes économiques et sociaux de continents entiers comme l’Afrique (où l’accès à l’eau potable ou à l’électricité, par exemple, reste une question à régler) par l’importation d’une technologie créée pour faire face aux besoins et aux contraintes d’une société postfordiste économiquement riche représentait une erreur non dénuée de préjugés ethnocentriques, voire colonialistes tardifs (Fouché, 2012). Malgré cette trajectoire incertaine, l’opération née autour de l’OLPC a catalysé un vaste intérêt à l’échelle mondiale, en grande partie grâce à la mobilisation, par son promoteur Negroponte, de puissantes mythologies capables de stimuler l’utopie selon laquelle les technologies de l’information auraient pu, à elles seules, résoudre les déséquilibres économiques mondiaux (Ames, 2019). Il s’agit là d’un échec explicable, à certains égards prévisible, mais qui, comme c’est souvent le cas, n’est si criant que rétrospectivement.
43Nous avons observé que l’évolution des médias numériques, comme celle des médias qui les ont précédés, est riche en dimensions qui invoquent la catégorie de l’échec. Il s’agit d’une perspective autre pour étudier les médias d’un point de vue social et culturel, qui suggère une nouvelle façon d’envisager la numérisation. Au lieu d’exalter principalement les trajectoires gagnantes de l’innovation technologique ou d’examiner les échecs et les erreurs uniquement pour les glorifier en vue de succès ultérieurs — selon une rhétorique typique des start-ups de la Silicon Valley —, nous avons développé dans cet article une approche qui adopte plutôt un troisième point de vue : aborder les échecs historiquement, en les interprétant comme des éléments constitutifs au sein de processus flexibles et en constante évolution. Dans cette perspective, la « nature » même de l’échec devient en soi une dimension à remettre « en question », puisqu’un échec apparent est capable de devenir ensuite un succès ou de se transformer en une ressource pour ouvrir de nouvelles voies de développement à l’innovation — tant sur le plan technologique que sur les plans organisationnel et industriel — ainsi que de nouvelles dimensions culturelles et esthétiques. Mais même un succès, toujours momentané et socioculturellement contextualisé, doit être interrogé et suivi dans ses trajectoires à long terme, dans lesquelles les victoires inévitables peuvent souvent se transformer en défaites ou en déclin. Nous avons donc tenté de mettre sur le même plan les succès et les échecs — avec une approche symétrique typique des STS — en les interprétant comme les différentes facettes d’une même dynamique, deux phases alternant dans une relation circulaire, coexistant au sein des mêmes trajectoires d’innovation et d’appropriation des technologies médiatiques. Succès et échec évoluent avec les transformations économiques, politiques et culturelles de la société dans laquelle les médias eux-mêmes font leur apparition et sont utilisés. Cette approche nous permet, comme nous l’avons souligné dans l’introduction de l’article, d’offrir une nouvelle perspective pour « normaliser » la notion d’échec (et, incidemment, démythifier le succès), en valorisant les trajectoires médiatiques qui auraient pu s’imposer mais qui ont disparu et en donnant de l’espace aux étapes du déclin des médias dans le contexte social. Nous espérons ainsi avoir contribué à remettre en cause les récits dominants autour des médias numériques dans le contexte social, centrés sur une idée de succès qui paraît indéfectible et irréversible.