1Le présent article propose d’aborder l’histoire des sciences de l’information (SIC) et la place attribuée aux vecteurs numériques à partir de recherches effectuées sur des espaces insulaires (La Réunion, Maurice, Madagascar, Union des Comores, Mayotte, Les Seychelles). L’observation porte sur les dynamiques d’institutionnalisation des SIC (à La Réunion et dans son rayonnement indiaoncéanique), à la fois cognitive et sociale (Palermiti et Polity, 2002). Elle concerne le lien entre l’histoire digitale et la recherche en SIC, tout en prenant en compte une généalogie des propres représentations des chercheurs à propos des technologies de la communication dans cette zone géographique, y compris avant l’arrivée d’Internet.

2Nous postulons en effet que la question de la place prise par l’analyse des dispositifs numériques en SIC s’inscrit dans une approche réflexive plus globale. Nous tentons de mettre en exergue que la part consacrée au digital dans les aspects de formation et de recherche de la filière SIC de l’Université de La Réunion s’inscrit, comme ailleurs, dans la dynamique d’une demande sociale et institutionnelle. Ces recherches se déclinent désormais en de nombreuses thématiques : production, réception des médias, transformations de la sociologie des groupes professionnels du secteur de l’information et communication, convergence des supports, pratiques et usages culturels, analyse des controverses environnementales et des mobilisations numériques, formes d’engagements en ligne, etc. Ayant trait à des écosystèmes informationnels régionaux dépendant des stratégies de « l’ordre mondial » des GAFAM (Smyrnaios, 2017), elles ne sont pas sans rappeler les approches relatives à la globalisation du local du landscape médiatique d’Appadurai (2015). Les positionnements des chercheurs de cette région du monde oscillent, in fine sans tensions apparentes, entre prisme technologique, lié à leur discipline, dans leur lecture du social, et constat de la singularité de leurs terrains lorsqu’ils mobilisent des concepts infocommunicationnels.

3Aussi le traitement de la focale « digitale » nous semble-t-il indissociable de l’historiographie des SIC qui se sont développées sur des terrains indo-océaniques, à partir de leur implantation à l’Université de La Réunion au début des années 1990. Un tel décentrement du regard s’opère en retraçant la généalogie de cette filière et de ce cursus, dans leurs aspects scientifiques, pédagogiques et institutionnels.

4Dans une première partie, la genèse de la filière « information-communication » de l’Université de La Réunion est, pour ce faire, reprise.

5La deuxième partie soulève la question de la singularité de la recherche produite depuis cette aire géographique. En effet, les chercheurs basés à l’Université de La Réunion, associés à d’autres collègues appartenant à des réseaux de coopération scientifique régionale, nationale ou internationale, pensent souvent leur travail comme « spécifique ». La relation entre leurs objets d’étude et leurs cadrages théoriques et méthodologiques de recherche est abordée ici.

6La troisième partie analyse la démarche de ces chercheurs en SIC qui ont souvent envisagé la sociohistoire locale comme déterminée essentiellement par le développement des moyens techniques de communication, s’inscrivant ainsi dans un courant dominant de la discipline. Cette perspective régionale des SIC, qui n’est pas exempte de contradictions, est alors discutée, tandis que l’évocation d’autres champs théoriques prospectés par les chercheurs récemment nommés à La Réunion permet d’entrevoir de nouvelles problématisations.

7La conclusion résume l’apport que pourrait constituer, pour le champ « infocommien », cette expérience « périphérique » par rapport à un centre scientifique européano ou occidentalo-centré, sans toutefois céder à l’évocation récurrente de la singularité ou à l’assignation au local. Mais ne serait-ce que parce que ces questionnements sont posés, peut-être plus ici que dans des lieux hexagonaux de recherche (propose-t-on une réflexion épistémologique singulière sur les SIC à partir d’autres régions de France métropolitaine ?), ils participent bien à une certaine heuristique de la discipline autour des questions de globalisation du local (ibid.). L’article pourrait aussi s’intégrer dans un ensemble de réflexions contextualisées récentes sur les SIC à l’œuvre à l’échelle mondiale, notamment en provenance de pays dits du « Sud » (Kiyindou, 2016 ; Cabedoche, 2017 ; Atenga, 2018 ; Miike et Yin, 2022 ; Cabedoche et Ngono, 2023). La contribution de cette discipline à la compréhension de la pensée postcoloniale contemporaine y est interrogée dans le même sens (Solbiac, 2018 ; Idelson, 2018).

9Enfin, il convient de préciser qu’appartenant nous-même à cette sphère de recherche, nous assumons une certaine subjectivité d’auteur. Cette réflexivité, qui ne dispense pas d’un effort de distanciation, nous conduit avec Hennion (2010) ou Latour (2000) à penser que le fait d’être intégré, au sens d’attachement, à ce groupe social nous permet malgré tout d’appréhender — d’une manière située — les processus de socialisation et d’institutionnalisation que nous analysons.

Genèse et institutionnalisation des SIC à La Réunion autour des technologies de l’information et de la communication puis du digital

10Nous nous inscrivons dans une démarche d’historicisation de la discipline, telle qu’elle est proposée par Boure lorsqu’il s’interroge sur le rapport entre passé et présent, à partir de « l’enracinement des faits, des pratiques, des auteurs, des œuvres, des textes dans leur contexte historique de production, étant entendu que ce dernier articule les dimensions scientifiques stricto sensu et les dimensions sociétales » (2006, p. 277). Fleury et Walter, qui questionnent la notion d’interdisciplinarité à propos des SIC, insistent également sur le caractère d’ « hétérogénéité […] constitutive de leur existence et qui fait qu’elles sont composées d’histoires diverses et contrastées, selon les lieux et spécialités » (2010, p. 150).

11Il s’agit pour nous d’apporter un éclairage — très partiel — à cette historicisation des SIC francophones, à partir d’un lieu de recherche relativement excentré de l’Europe continentale, et tout en y intégrant l’objet « digital », qu’il apparaisse central ou non dans l’évolution de ces recherches situées. Une telle historicisation des SIC dans l’océan Indien est retracée à différentes étapes du développement de la discipline dans cette région. Les travaux des premiers chercheurs en SIC à La Réunion (Simonin et Watin, 1992) interrogent et problématisent le lien entre échelles nationale et régionale de la recherche. À l’occasion d’autres rencontres scientifiques, cette recherche d’un outre-mer « relevant de l’irreprésentable, de l’insituable [dérangeant] parce que son découpage géographique est hanté par une lourde mémoire historique » (Idelson et Magdelaine-Andrianjafitrimo, 2009, p. 11), est analysée dans ses aspects scientifiques et institutionnels (Idelson, 2002, 2003, 2008a ; Idelson et Magdelaine-Andrianjafitrimo, op. cit.). Nous verrons aussi comment le développement des SIC dans l’océan Indien relève d’une articulation de logiques scientifiques, politiques et économiques. Ainsi, depuis trois décennies, les chercheurs ont forgé des outils d’analyse pour penser, dans ces « ailleurs » académiques et dans leur complexité, ces multiples situations chronologiquement postcoloniales d’un local excentré, mais aussi — précisément sous l’effet du digital — en voie de déterritorialisation et par conséquent de globalisation contemporaine (Idelson, 2018, p. 200).

13Nous souhaitons montrer que l’approche des processus communicationnels à l’œuvre sur le territoire réunionnais est pensée dans la mouvance de l’essor institutionnel des SIC françaises, à la fin des années 1970. Une quinzaine d’années plus tard, Jacky Simonin est donc le premier chercheur en SIC nommé à La Réunion. C’est un sociolinguiste de formation, membre fondateur du Groupe de recherche sur l’analyse du discours (GRAM) de la Société française des sciences de l’information et de la communication (SFSIC). Il s’intéresse à l’analyse interactionnelle du discours ainsi qu’aux processus langagiers en lien avec le social (Bachmann et Simonin, 1983) et bâtit les premiers cours d’infocom à La Réunion en s’appuyant sur un courant émergent de la sociolinguistique interactionniste inspiré par Garfinkel, Sacks, Schefgloff, Goffman ou par l’ethnographie de la communication (il traduit en français des textes de Gumperz et sollicite Winkin ainsi que d’autres collègues pour donner des cours dans le cursus réunionnais). Pour lui, les technologies de l’information et de la communication, l’informatique et, plus tard, le digital sont à considérer comme des objets que l’on peut aborder par l’interdisciplinarité et à l’aide d’une approche sémiologique au sens large. Ainsi la question du corpus numérique est-ekke abordée assez tôt :

[…] la gestion des corpus, c’était le début de l’informatique, on s’est intéressé à la constitution des corpus et comment les traiter. Aujourd’hui, avec les médias et Internet, et ce qu’offrent les moyens technologiques actuels, etc., les progrès dans ce domaine sont considérables (entretien, 23 février 2011 ; Simonin, 2011, p. 24).

14Avant d’être nommé à l’Université de La Réunion, Simonin exerce à l’Université de Villetaneuse qui fera partie, avec Bordeaux et Grenoble, des premiers établissements développant des filières professionnelles en communication. En effet, dans la foulée de la création des sections 52^e et 71^e du Conseil national des universités impulsées par Robert Escarpit, le ministère de l’Enseignement supérieur crée des diplômes de maîtrise sciences et techniques (MST). Cette création correspond au début à la demande institutionnelle en formation professionnelle dans le domaine de la communication. Le lancement de la filière Infocom à La Réunion participe de cette même dynamique.

15La notion d’institutionnalisation des SIC a été travaillée dans son aspect global (notamment par Olivesi, 2007). Selon Fabioni (cité dans Fleury et Walter, op. cit., p. 45), une discipline ne se réduit pas à sa seule production de connaissance scientifique, elle dépend d’un contexte institutionnel et d’un système d’enseignement. Ces deux « ordres historiques » seraient d’ailleurs en perpétuelles tensions (ibid.), tout comme varie son découpage épistémologique en fonction des systèmes nationaux universitaires. L’Université de La Réunion s’inscrit dans cette organisation nationale, mais des demandes spécifiques locales, ayant participé tout autant à l’institutionnalisation des SIC dans la zone, apparaissent à partir de la décennie 1990.

16À la fin des années 1980, une licence Techniques documentaires (TEDI) est lancée, mais ne fonctionne que quelques mois. L’Université de La Réunion souhaite ensuite proposer un diplôme d’études universitaires sciences et techniques (le « Deust Communication ») effectif en janvier 1989. Trois postes de maître de conférences sont obtenus auprès du Ministère. La période relève de l’instauration des plans quadriennaux de développement de l’enseignement supérieur, et les premières licences et maîtrises Infocom seront mises en place dans l’établissement à la rentrée 1992‑1993. Un diplôme d’études supérieures spécialisées (DESS « Communication dans l’océan Indien ») étoffera l’offre de formation en 1994. Ce diplôme fera suite à une demande de formation qualifiante, à l’échelle locale, de chargés de communication, réunis en association. Enfin, la réforme LMD (Licence Master Doctorat) aboutira au remodelage des maquettes en 2005‑2006, allant jusqu’au doctorat ; la licence professionnelle « Métiers de la communication » verra le jour la même année. Elle est aujourd’hui très orientée vers la communication digitale.

17L’orientation des contenus pédagogiques hybridera ainsi des enseignements disciplinaires et professionnalisants (communication d’entreprise, journalisme et métiers de la médiation culturelle). Comme dans d’autres établissements nationaux, l’organisation de ces maquettes ne se fera pas sans tension, entre formation à et par la recherche et paradigmes utilitaristes et, à certains égards, technicistes.

19Parmi les acteurs-clés de cette institutionnalisation, au moment des décentralisations, la Région Réunion prend à sa charge l’accompagnement du « désenclavement » du territoire. La collectivité régionale soutiendra le développement des infrastructures du réseau Internet, par exemple en construisant un téléport satellitaire livré en juin 1997, peu avant l’arrivée des câbles sous-marins dans la zone du sud-ouest de l’océan Indien. À cette période, cette demande inclut désormais la télématique, « première technologie à s’affranchir de l’analogique » (Paquienséguy, 2020, p. 40), qui progressivement aboutira au déploiement dans l’île de supports digitaux.

20Toujours concernant le volet pédagogique, des enseignements axés sur le digital et les réseaux vont ainsi être intégrés dans le cursus à partir de la rentrée 2000‑2001. Ces matières sont soit professionnelles, avec notamment des travaux dirigés consacrés à la pratique de logiciels utilisés dans les entreprises d’information et de communication (notamment la publication assistée par ordinateur), soit théoriques avec des cours de sciences de l’information et de la communication. Par exemple, l’unité d’enseignement intitulée « Multimédia et société » propose de retracer l’histoire d’Internet selon une approche sociologique (Castells, 2001) et un point de vue plus critique et distancié du numérique (Breton, 2000 ; Wolton, 1999). Cet enseignement, rebaptisé quelques années plus tard « Approches critiques de la société de l’information », intégrera une dimension d’analyse des transformations liées à l’apparition des réseaux socionumériques (RSN) et des GAFAM, notamment à propos du « désenchantement », de la privatisation et de la merchandisation d’Internet (Badouard, 2017).

22D’une manière plus distanciée, depuis la création de la filière infocom à l’Université de La Réunion, les technologies numériques sont appréhendées et discutées comme des objets qui participent à façonner et à questionner concepts et théories. Les thématiques plus récentes de l’intelligence artificielle ou des humanités numériques, au sein des digital studies, sont abordées à l’aune des SIC dans l’enseignement de L3 « Approches critiques de la société de l’information numérique » (évoqué supra). Les recherches en SIC produites à partir de l’Université de La Réunion s’insèrent dès leurs premiers travaux dans une dynamique interdisciplinaire du LCF (cf. infra).

23La recension bibliométrique des chercheurs en SIC sur la plateforme d’archive ouverte pluridisciplinaire (HAL) situe l’essor des publications consacrées au digital à partir de 2006‑2007 (figure 1). Toutefois, il convient de souligner les biais de visibilité que comporte cette recension, qui est loin d’être exhaustive. En effet, les articles et ouvrages produits durant la décennie 1990 n’y apparaissent pas. On constate de même qu’à partir des années 2000, certaines publications présentant une réflexion épistémologique développée ne sont pas répertoriées, alors que figurent dans l’archive des comptes rendus plus sommaires, par exemple de journées d’étude, ou des rapports annexes. Pour cette raison, nous privilégierons une observation plus qualitative de la production en évoquant, dans les parties suivantes, quelques articles ou chapitres d’ouvrage qui nous paraissent plus significatifs pour notre propos.

24L’essor de la filière information-communication est aussi lié à une demande sociale et institutionnelle de formations techniques et professionnelles dans laquelle les technologies digitales vont croître à partir de 2000, tant dans les recherches que dans les contenus des enseignements professionnalisants ou liés à la recherche.

25Cette institutionnalisation cognitive et sociale (Whitley, cité dans Idelson et Noël-Cadet, 2009, p. 206) est alors étayée par des structures formelles d’organisation de la recherche et de la pédagogie. Elle dépend également de structures sociales de reproduction et de légitimation, à l’échelle locale, en lien avec les financements publics inhérents. Le développement des professions de la communication, prégnant dans des contextes insulaires géographiquement isolés, et contribuant, comme évoqué supra, à l’essor du tertiaire, va donc renforcer une telle logique d’institutionnalisation sociale des SIC dans l’océan Indien.

SIC et digital à La Réunion et dans l’océan Indien : quelles singularités ?

26Dès leurs premières productions, les chercheurs basés à l’Université de La Réunion questionnent une épistémologie des SIC « depuis » leur lieu de nomination, considérant explicitement ou implicitement que leurs terrains façonnent leur recherche. Il s’agit ici de discuter l’articulation entre la production de connaissances scientifiques et les territoires d’où elle émane (Le Marec, 2002). Ainsi, lors du congrès de la Société française des sciences de l’information et de la communication de 1992, deux chercheurs de La Réunion présentent une communication intitulée « L’espace public réunionnais : une opportunité pour problématiser certaines problématiques établies » (Simonin et Watin, op. cit.), proposant déjà de revisiter, à partir du terrain et d’objets communicationnels réunionnais, le concept normatif habermassien. Une décennie plus tard paraît le premier ouvrage, de la collection « Univers créoles », intitulé Communication et espace public (Watin, 2001). Dans certains chapitres, des chercheurs de métropole ou du Canada sont associés à leurs collègues locaux afin de décliner des thématiques telles que « Médias de masse et journalisme », « Réception sociale de la télévision » (Proulx et Wolff, 2001), « Communication politique » (Mouchon et Simonin, 2001). Le propos consiste à exemplifier, à l’aune de recherches indianocéaniques, les « théories et méthodes » du champ des SIC « qui gouvernent les réflexions et travaux des chercheurs sur le terrain réunionnais » (Watin, op. cit., p. VI).

27Cette vision qui vise à appréhender l’île comme un « laboratoire social » (id.) a été longtemps partagée par les chercheurs de La Réunion qui reprenaient alors à leur compte la formule de l’école de Chicago. Elle s’est cependant élargie à des approches comparatives avec d’autres territoires insulaires de l’océan Indien, notamment Madagascar, les Seychelles et Maurice, abordés comme des « communautés périphériques » (Simonin, 2002a) (voir infra), ainsi que par des travaux plus récents proposant de retracer des récits de vie d’acteurs locaux, évoluant dans les sphères politiques et médiatiques, recontextualisés à des échelles nationales et mondiales.

28Apportons ici une précision de dénomination géographique : plusieurs termes sont employés par les chercheurs pour désigner leurs terrains du sud-ouest de l’océan Indien ; il peut être ainsi question d’indo-océanie, d’indiaocéanie ou d’indianocéanie, utilisés à la forme adjectivale. Le terme « Indianocéanie », le plus utilisé dans la présente contribution, est issu de plusieurs substrats linguistiques. Il a été proposé dans les années 1960 par le poète mauricien Camille de Rauville, qui voyait dans son usage le moyen de réunir des populations insulaires hétérogènes, mais qui partageaient une histoire et des valeurs, notamment autour d’une francophonie teintée d’humanisme littéraire. « Néologisme géopolitique », repris par la Commission de l’océan Indien (COI, organisation intergouvernementale qui regroupe cinq États membres de cette région), le vocable, même s’il n’a rien d’un concept scientifique, va peu à peu s’insérer dans la sphère universitaire, s’institutionnalisant en quelque sorte dans divers champs, dont précisément celui de la science. Il est utilisé dans les revues, colloques, manifestations scientifiques, avec somme toute une « fonction symbolique, politique et scientifique — sans cesse interrogée et renégociée » (Idelson et Molinatti, 2022, p. 80). Ainsi, « le recours à l’Indianocéanie alimente en permanence la réflexion sur la réalité sociale et géographique précisément explorée par les chercheurs » (id.).

29Dès les premières recherches en SIC, d’un point de vue méthodologique, le questionnement portant sur la (dé)territorialisation apparaît fécond lorsqu’il permet de questionner les outils d’enquête forgés en Europe et parfois difficilement applicables dans des contextes comprenant une sociologie des usages et une démographie bien différentes des pays occidentaux du Nord. Par exemple, dans un numéro de la revue Réseaux consacré à la vaste enquête européenne « Les jeunes et l’écran » (Pasquier et Jouët, 1999), la mise en œuvre locale de cette étude permet de discuter de la pertinence de cadrages théoriques et méthodologiques dans un contexte d’outre-mer caractérisé par une « culture de pauvreté ». Le questionnaire proposé aux jeunes Réunionnais leur apparaît ainsi quasi lunaire (Wolff, 1999). On y souligne la relative défiance des jeunes enquêtés appartenant majoritairement à des familles défavorisées :

Les questions relatives, entre autres, à l’équipement de la maison ou de la chambre à coucher faisant défiler, à côté du très démocratique téléviseur, ordinateur, modem-internet, téléphone portable et autre caméscope, engagent un ensemble de postulats sur l’organisation de l’espace domestique et de son équipement et véhiculent des implicites sociaux et culturels certains (ibid., p. 22).

30La mise en avant de la singularité territoriale par les chercheurs en SIC de La Réunion pourrait somme toute s’inscrire dans le champ de la discipline qui regroupe en une seule thématique « territoires, médias et communication », pour reprendre l’appellation d’un domaine de recherche développé par Pailliart (2014) ou Raoul (2020). Cependant, il est alors ici question de territoires intégrés géographiquement à un ensemble national. Par exemple, pour Pailliart, « les médias en région participent […] de ce quadrillage du territoire national mené par l’État en fonction de ses intérêts » (ibid., p. 119). Dans cette perspective, les médias d’information sont considérés comme infra-nationaux, alors que les chercheurs de La Réunion vont décrire le paysage médiatique indianocéanique comme relevant d’autres échelles insulaires et excentré du pôle européen.

31Un tel décentrement de regard est en permanence revendiqué, notamment lors « d’états des lieux de la recherche » réguliers, afin de « questionner » les espaces publics et plus précisément leurs sphères journalistiques. Simonin dresse d’abord le constat d’une « ethnogénéricité informationnelle » (2008, p. 38) qui ressort des analyses d’une douzaine de références de publications en SIC produites depuis l’Université de La Réunion : cette ethnogénéricité serait engendrée par certaines particularités dans la pratique du journalisme dans l’océan Indien, avec une hybridation, quasiment constitutive, du fait et du commentaire analysée dans les corpus, et d’une manière générale dans « l’interaction constante entre […] logique d’acteurs et logique de structure » que l’on peut repérer dans « la dynamique des pratiques sociales, ici socio-discursives » (ibid., p. 40). L’autre dimension particulariste concerne la question de la réception que les chercheurs abordent sous l’angle des « communautés interprétatives » (des territoires indo-océaniques), observées selon une approche du type ethnographique. De telles communautés partagent un passé colonial, ayant appartenu aux empires français et britannique, mais interprètent les contenus médiatiques, chacune en fonction de sa sociohistoire (ibid., p. 45). L’appréhension des objets digitaux s’effectue selon cette même tradition des études culturelles qui prennent en considération l’approche sociohistorique des producteurs et des publics ; les chercheurs s’intéressent à la réception des RSN par ces communautés, à leurs perceptions de l’événement médiatique, à celles du traitement médiatique des crises sanitaires (Chikungunya et COVID-19), aux usages d’audioguides téléphoniques à La Réunion (Noël-Cadet, 2007) ou encore aux diasporas « connectées » issues de cette région du monde (Simonin, Watin et Wolff, 2009).

32Ainsi l’analyse des pratiques des usagers des médias prime-t-elle parfois celle des dispositifs techniques. Par exemple, l’intérêt des chercheurs pour une station radiophonique de grande audience comme Radio FreeDom se manifeste par une volonté de connaissance quasi anthropologique de ses auditeurs. Même si c’est grâce à l’apparition de la téléphonie digitale mobile qu’a été rendu possible un système d’interactions permanentes entre la radio et ses auditeurs, ce sont précisément ces modes de sociabilité, caractéristiques d’un processus de coproduction de l’information, qui sont avant tout observés. La notoriété et la présence forte de ce medium radiophonique dans l’île interrogent en permanence sur la porosité entre sphère privée et sphère publique au sein d’une société insulaire d’interconnaissance (Simonin et Wolff, 2010 ; Idelson, 2016).

33Plus globalement, Simonin convoque les « points clefs » de l’approche anthropologique d’Appadurai que sont « l’observation des mutations mondiales » et « la production de la localité » (2008, p. 48). Les terrains du sud-ouest de l’océan Indien peuvent aussi être explorés par l’analyse de la médiation culturelle de leurs traces patrimoniales (numériques ou non) souvent partagées par une histoire commune (par exemple entre le Mozambique et La Réunion, [Noël, 2019]).

34Dans le même esprit, le recueil de sociobiographies d’acteurs des médias (en particulier des journalistes), dans la perspective de rapprochement entre perspectives micro- et macro-sociologiques, offre des clés de compréhension de ces parcours individuels et professionnels saisis au sein de structures sociétales indianocéaniques (Idelson, 2014). La focale générationnelle de tels récits de vie permet d’analyser les transformations des pratiques professionnelles, notamment au prisme des dispositifs numériques.

35L’hétérogénéité de ces sociétés insulaires rend possible la conduite de travaux à dimension comparative. Une première grande enquête régionale est effectuée à l’issue de la visite du pape Jean-Paul II dans l’océan Indien en 1989. L’événement d’une envergure considérable mobilise les médias de chacune des trois îles de la visite : Maurice, Madagascar et La Réunion. Au sein d’un programme de recherche, des chercheurs de ces trois territoires mais aussi européens ou nord-américains croisent leur regard : « C’est ainsi que la construction médiatique d’événements dans un espace public local, qui fait l’objet d’analyse sociopolitique et textuelle des performances médiatiques, guide l’ensemble de ces travaux » (Simonin, 2002a, p. 7).

36D’autres enquêtes réalisées en diachronie sur la presse en ligne réunionnaise et mauricienne déploient une double comparaison, géographique et temporelle. L’une d’entre elles, consacrée à l’environnement médiatique local (La Réunion) et national (Maurice), réinterroge une grille de catégorisation des supports en ligne (Rebillard, 2002), datant d’une vingtaine d’années ; elle propose de la réajuster à l’aune des transformations et des reconfigurations numériques de ces médias régionaux de l’océan Indien. Cette recherche s’appuie sur des données métriques (audiences, zones géographiques de réception, etc.) ainsi que sur des ethnographies des rédactions en ligne récentes, complétées par une douzaine d’entretiens. La question de la (re)localisation des contenus et des publics y est sous-jacente (Idelson, 2022).

37Depuis deux décennies, les chercheurs problématisent ainsi ce qu’ils définissent dès le début de leurs travaux comme des espaces publics émergents des îles de l’océan Indien. Ces espaces ont été très souvent appréhendés à partir d’enquêtes sur leurs médias d’information, tant du côté des producteurs médiatiques que des récepteurs (les communautés interprétatives). Signalons que ces approches par le terrain se raréfient en raison de la diminution des moyens budgétaires octroyés aux centres de recherche et à la difficulté d’insérer des projets dans des programmes nationaux de plus grande échelle.

38À l’issue de cette deuxième partie, nous avons donc formulé l’hypothèse selon laquelle les chercheurs basés à La Réunion pensaient leurs travaux dans une perspective singulière et située. Dans la partie suivante, une autre hypothèse avance l’idée que les scientifiques appréhendent les moyens de communication comme étant déterminants dans le développement des territoires indianocéaniques, s’insérant ainsi dans des paradigmes généraux propres aux SIC. Ces deux postures (revendication de singularité des travaux et insertion dans le champ des SIC) peuvent paraître sinon contradictoires, du moins en tension. Elles font pourtant l’objet de réajustements permanents qui témoignent, selon nous, d’une dynamique de recherche à l’œuvre depuis ces lieux de recherche. En fonction de leur propre trajectoire de recherche (par exemple sociolinguistique interactionniste pour le fondateur de la filière à La Réunion), les chercheurs peuvent mettre à l’épreuve des concepts issus de l’interdisciplinarité propre aux SIC discutés à partir de leurs terrains. Ceux-ci n’en restent pas moins insérés dans un champ disciplinaire, académique car institutionnalisé à l’Université de La Réunion, comme lorsqu’ils convoquent l’approche constructiviste événementielle de Verón (1981) appliquée à l’analyse des médias indianocéaniques. Ils considèrent alors que la construction médiatique d’un événement est étroitement corroborée au type d’espace social dans lequel cet événement survient.

39Pour autant, avec le recul et l’arrivée de nouveaux chercheurs à l’Université de La Réunion, certaines analyses produites au début des années 1990, notamment celle ayant trait à l’émergence de l’espace public local, sont discutées, voire revisitées au fil de publications plus récentes (voir perspectives infra).

Déterminisme technologique et numérique en question(s)

41Nous formulons donc l’hypothèse que les recherches en SIC menées depuis La Réunion ont longtemps envisagé la sociohistoire locale comme étant déterminée essentiellement par le développement des moyens techniques de communication antérieurs au digital-Internet. Les chercheurs ont ainsi qualifié la décennie 1970 de période « charnière » durant laquelle « les généralisations des communications » (Watin, op. cit.), à entendre comme développement des transports aériens et des moyens de télécommunication (avec l’arrivée de satellites stationnaires, à partir des années 1990), auraient bouleversé la société locale.

42Les technologies de l’information et de la communication (qualifiées alors de « nouvelles » [NTIC]) ont été ainsi considérées comme le vecteur d’un espace public émergent et de l’ère naissante d’une « modernité réunionnaise » (Wolff et Watin, 2010). Ce basculement est attribué aux conséquences d’un investissement massif de transferts publics depuis la métropole vers La Réunion, dans le cadre d’une politique d’assimilation avec la France, impulsée par Michel Debré, ancien premier ministre du général de Gaulle, durant les deux décennies de sa députation réunionnaise (1963‑1983).

43Le propos dominant est que les technologies de l’information et de la communication vont créer à La Réunion un « télescopage » entre une société issue du modèle de la plantation et une société « moderne » rentrant de plein fouet dans une économie tertiaire, sans passer, comme en Europe, par l’étape d’une révolution industrielle (dans laquelle Habermas situe l’émergence de l’espace public européen) (Simonin, 2002a). Les chercheurs décrivent alors un « nouveau mode de sociabilité », propre à une « modernité réunionnaise », et considèrent que cette transformation, à l’origine de l’espace public local, se serait produite à partir des années 1970, avec l’essor de la presse lycéenne, des radios libres puis l’ouverture de l’audiovisuel public, considéré comme autant de « brèches médiatiques » (Wolff, 1999 ; Watin et Wolff, 1995 ; Wolff et Watin, 2010).

44Ce n’est qu’assez récemment que des contre-propositions de cadrage analytique ont été effectuées. Elles considèrent qu’une sphère de débat public existait dès le début du xix^e siècle à l’île Bourbon, notamment chez certains notables inspirés de la tradition des Lumières, puis au cours du xx^e siècle, avec des formes d’expression militantes et culturelles. Ainsi, l’avocat et premier journaliste réunionnais Nicole Robinet de La Serve lance des journaux Le Furet (1832) et Le Salazien (1833), certes publiés dans la clandestinité, mais qui constituent déjà une invite à un débat sur une plus grande autonomie revendiquée vis-à-vis du pouvoir colonial. De la Serve fonde également l’association des Francs-Créoles, aux visées abolitionnistes et en opposition à l’aristocratie foncière.

45La sociohistoire réunionnaise du xx^e siècle révèle de même des espaces de discussion constitutifs de l’espace public local et se situant donc bien en amont des technologies de l’information. L’approche sociobiographique évoquée supra rappelle, à travers les récits de vie de certains acteurs interrogés, les meetings et lieux d’expression où s’exprime la revendication pour l’accession au statut de département, revendication s’appuyant sur une classe ouvrière conséquente à La Réunion (dockers du port, cheminots, ouvriers agricoles des usines sucrières, petits planteurs) aspirant à bénéficier des avancées sociales du Front populaire. Aux côtés de cette classe populaire bien organisée, une classe moyenne émerge à la même période ; elle est composée de petits commerçants et d’employés de la fonction publique qui, influencés par le modèle des luttes sociales en métropole, vont renforcer le mouvement syndical réunionnais (le syndicat PTT, notamment, est très actif à La Réunion). Ces lieux d’échange et de luttes revendicatives sont donc antérieurs à la période 1970 qui, par ailleurs, sera celle de l’éclosion de revues militantes, proches du mouvement autonomiste et anticolonial gravitant autour du Parti communiste réunionnais du leader Paul Vergès. Pourtant à l’origine de la départementalisation, le mouvement, en association avec d’autres groupes progressistes antillais et guyanais, de la départementalisation, va exprimer, dès le début des années 1960, sa déception par rapport aux mesures prises par la métropole relativement à ses nouveaux départements et territoires d’outre-mer (DOM-TOM). C’est l’une des raisons pour lesquelles il va revendiquer la voie de l’autonomie pour ces territoires.

46Dans le contexte de guerre froide et de décolonisation des pays africains, communistes et autonomistes réunionnais vont alors être la cible du pouvoir « debréiste » ; Michel Debré, pour sa part, prône l’assimilation totale (évoquée supra) avec la métropole. On assiste à la saisie de publications communistes et au verrouillage de l’audiovisuel public (radio et télévision) interdit d’accès aux opposants jusqu’en 1981. Des recherches plus récentes s’intéressent à ces formes d’expression qui se manifestent, dès les années 1960, en dehors de la sphère médiatique établie : meetings dans les quartiers, revues militantes culturelles (dont certaines sont publiées à partir de la métropole par des Réunionnais issus de l’émigration, comme ceux appartenant à l’Union générale des travailleurs réunionnais en métropole), supports parallèles (par exemple, en 1963, le film Sucre amer du réalisateur Yann Le Masson, diffusé clandestinement pendant dix ans). Ces espaces en marge, officieux, marqueraient les prémisses d’un « espace public oppositionnel » (Negt, 2007), « mosaïque » (Neveu et François, 1999) qui se manifeste dans des « interstices communicationnels ».

47De tels marqueurs constitutifs d’un espace public local se situent par conséquent antérieurement aux NTIC et à l’arrivée d’Internet dans l’île. Nous postulons que cet angle mort sociohistorique a été générateur d’artefacts dans les recherches en SIC réunionnaises. Autrement dit, même si les chercheurs en SIC de La Réunion ont bien pensé l’histoire de son développement en lien avec les moyens de communication, en évoquant la singularité socioéconomique du territoire, c’est la chronologie de leur analyse qui va, avec le recul, être questionnée.

48Pour autant, malgré cette mise en avant du rapport entre technologies et développement, d’autres approches de terrain vont se distancier d’un certain déterminisme technique. Il s’agit pour les chercheurs d’intégrer les pratiques sociales et culturelles d’appropriation des technologies de l’information et de la communication, en se situant dans le courant critique des media studies au sein des cultural studies (Hall, 2017/2007 ; Proulx, 1998). Les programmes de recherche tels que « Les jeunes et les écrans » (évoqué supra) ou « Les familles et la télévision » sont conduits au sein du LCF dès la fin des années 1990 et durant la décennie 2000. Ils concernent l’usage des médias et ont recours à des méthodes ethnographiques issues de l’anthropologie de la communication pour observer l’appropriation des nouveaux dispositifs médiatiques, non seulement localement, mais aussi dans une perspective d’analyse de comparaison — quantitative et qualitative — internationale. L’enquête in situ, menée dans les familles de l’écart isolé de Mafate (auquel on ne peut accéder qu’à pied par des sentiers abrupts, cf. couverture 1), se revendique également de courants nord-américains d’observation, « de l’intérieur » des usages (Lull, 1990) ou encore du courant critique (Wolff, 2000, p. 9). Elle analyse ainsi finement, dans ses aspects ethno-économiques, les pratiques des habitants de ce hameau montagneux de La Réunion lorsque certains d’entre eux, pouvant désormais accéder aux programmes payants des chaînes satellitaires, adoptent des stratégies propres pour payer les abonnements ou pour dissimuler les antennes paraboliques afin de ne pas décevoir les touristes avides de lieux « vierges » (ibid.).

50La démarche principale qui guide l’ensemble des travaux a trait à une interrogation principale : « comment observer les flux informationnels et culturels qui circulent dans ces machines à communiquer que sont les Tic et qui comprennent médias de diffusion de masse et médias interactifs ? » (ibid.). Mais l’on retrouve dans le propos des chercheurs le même questionnement quant à l’application des concepts infocomiens appliqués sur des terrains indianocéaniques exposés au phénomène de globalisation :

C’est le contexte de La Réunion qui nourrit ces réflexions. L’ancrage dans un site singulier présente le double avantage d’une réflexion empiriquement et théoriquement située […] On assiste, ici et ailleurs, à un brouillage des genres, des formats narratifs et discursifs. Il en résulte une remise en cause des modèles de description et des typologies dont on peut avancer qu’historiquement ils sont en majorité des « modèles-produits » conçus au sein de formations sociales et discursives occidentales. Se poser la question des modèles de description (appliqués à Maurice, Madagascar et à La Réunion) n’en est que plus pertinent.

Or, non seulement les trois sociétés qui entrent actuellement dans le champ d’observation sont bien sûr différentes tout en ayant un passé partagé, mais ce sont de surcroît des sociétés où « tout bouge en même temps », chacune à sa manière, selon des rythmes propres, en tous les cas différenciés de la France métropolitaine, des outre-mer français […] et de toute autre région du monde. Chacune de ces sociétés se caractérise par un mouvement brownien spécifique (ibid., p. 11‑12).

51Les chercheurs interrogent de manière récurrente les « potentialités offertes par les “Nouvelles” Technologies de la communication » ainsi que leurs perspectives « pour l’aménagement du territoire et de réduction des inégalités sociales » (Watin, 2008, p. 111). Dans leurs études sur les médias locaux en ligne, ils s’essaient parfois à une historicisation à l’échelle régionale, périodicisant par exemple les phases de déploiement du numérique dans les supports et décrivant les différentes stratégies des entrepreneurs qui oscillent, depuis 1990, entre promesses du Web journalisme, désenchantement et adaptation à la concurrence des GAFAM (Idelson, 2008b, 2022). Ils doivent alors, à chaque article ou à chaque colloque se tenant à l’extérieur de l’île, rappeler les traits contextuels de leur terrain d’étude. Il convient de reconnaître que l’approche est parfois distanciée concernant les promesses des technologies de l’information et de la communication en lien avec les politiques régionales publiques qui prônent une « Réunion numérique » pour tous grâce à l’accès aux réseaux ainsi qu’un désenclavement du territoire (Watin, op. cit., p. 114‑115). Les conclusions des analyses peuvent s’avérer critiques par rapport aux discours enthousiastes des aménageurs, lorsque, par exemple, elles considèrent que « les T.I.C. semblent plutôt participer à la reproduction, voire à l’accentuation des déséquilibres territoriaux et sociaux » (ibid., p. 121).

52Les représentations modernistes et technicistes autour de « l’ouverture sur le monde » et du « désenclavement » sont également repérées dans les discours ministériels ou ceux des élus locaux à chaque présentation de nouveaux dispositifs techniques : inauguration de la télévision en 1965, installation d’une régie couleur, liaisons hertziennes de télédiffusion, liaisons satellitaires à partir de la décennie 1990 (Télécom 2, Eutelsat W2, Intelsat), arrivée de la télévision numérique terrestre en 2011, etc.

53Le volet pédagogique de l’histoire du digital au sein de la filière SIC de l’Université de La Réunion nous conduit à présent à observer l’évolution des centres d’intérêt actuels de recherche des étudiants qui, depuis une dizaine d’années, sont devenus des usagers réguliers des RSN. Nous nous sommes demandé si leurs propres pratiques (à partir du niveau master) conditionnaient ou non leurs choix d’objets de recherche, récapitulés dans les tableaux ci-après.

54Ces indicateurs sont très incomplets et les données présentent plusieurs biais. La catégorisation en objets relatifs au « digital » ou au « non digital » concernant les choix des étudiants est à considérer avec prudence. Elle peut toutefois révéler quelques tendances d’orientations nouvelles, surtout si l’on compare les tableaux de la période 2017‑2023 à celui de la liste des 21 sujets de maîtrise en SIC préparées en 1994 et dans lesquelles la question du numérique n’apparaît pas encore, du moins dans les titres.

Tableau 1

Mémoires de maîtrise en sciences de l’information et de la communication — 1994, Université de La Réunion
1	Le processus de médiatisation d’une rumeur à La Réunion
2	La télévision à La Réunion. L’évolution de la télévision ; un espace public émergent
3	Les marqueurs de créolité dans l’espace public médiatisé à La Réunion. Analyse linguistique et sémiologique d’un corpus publicitaire et de presse de 1976 à nos jours
4	Rumeurs et presse écrite à La Réunion. Analyse du traitement médiatique de rumeurs locales recensées entre 1978 et 1994
5	Culture d’entreprise à EDF. Île de La Réunion
6	Île de La Réunion. Musée Léon Dierx. Le passé et l’avenir de la modernité, un espace (du) public
7	Quatre ans d’éditoriaux du sud magazine réunionnais Plein Sud. Analyse de contenus de 22 discours médiatiques écrits
8	Affichage publicitaire et Espace public
9	La médiatisation d’EDF Réunion. Du service public vers une entreprise citoyenne ? Analyse d’un corpus de presse, de 1976 à 1993
10	Genèse d’une radio locale créole à travers une histoire de vie. La participation de radio Pikan, média créé en 1982, à l’émergence d’un espace public réunionnais
11	La Libération des ondes : un processus en cours à l’île Maurice. Médias, pouvoirs et revendications. Analyse d’entretiens qualificatifs réalisés auprès de divers acteurs locaux
12	Zamal : entre tradition réunionnaise et culture juvénile
13	Télévision publique et lien social à La Réunion
14	Le parrainage. Étude d’un cas pratique à La Réunion sur le groupe Cadjee : l’opération Concorde
15	Émergence d’un espace public à La Réunion. Le transport aérien
16	« Point de vue », une émission de débat dans un espace public émergent
17	Le comportement vestimentaire d’un groupe socioprofessionnel. Analyse de discours du personnel de la Banque de La Réunion
18	La communication politique locale à La Réunion et dans le sud de l’île ou les politiques de proximité : étude de la troisième circonscription
19	Une journée pour y penser toute l’année. Analyse du traitement médiatique d’un corpus de presse réunionnais sur le 1er décembre : Journée mondiale du sida (1988‑1996)
20	La promotion du sport à La Réunion. La médiatisation d’un événement sportif local : le Tour Automobile
21	Médiatisation d’un mouvement social de protestation à La Réunion (mars 1997). Métaphores et discours journalistiques

Sujets des maîtrises en information-communication préparées en 1994

55Concernant les six dernières années de données disponibles, des projets de mémoire ont pu être comptabilisés dans la colonne « non digital », et comprendre à certains endroits de l’analyse un lien avec la question de la visibilité numérique. C’est par exemple le cas de ces sujets « Assignations stéréotypées de la femme dans la publicité : l’ère de la dénonciation » (2019), « Construction médiatique des identités nationales autour de l’avant-match et des hymnes nationaux. Cas de la France (Coupes du monde de football 1998 et 2018) » et « Le cadrage journalistique autour du différend entre Mayotte et Les Comores dans la presse réunionnaise » (2020). Il y a moins d’équivoque dans un sujet comme « Des fans médiateurs culturels ? Étude de cas du groupe Facebook : “Gouzous, fous de gouzous, mi aim azot” » (2021), même si la problématisation y concerne davantage la sociographie d’un groupe de fans que l’analyse du dispositif numérique par lequel ils s’expriment.

56Si l’on se focalise sur les projets de recherche des étudiants de l’année universitaire 2022‑2023, on retrouve une majorité d’objets qui vont, dans l’ensemble, avoir un lien plus ou moins éloigné avec la sphère numérique, et ce, même si les corpus sont récoltés sous des formes dématérialisées. Dix projets de masters sur 28 ainsi qu’une thèse soutenue sur deux (pour la période 2021‑2022) problématisent une dimension essentiellement digitale de l’objet de recherche (figure 3). L’ethnographie en ligne et les recherches sur les traces numériques s’inscrivent ainsi peu à peu comme méthodes qualitatives problématisantes de recherche en contexte numérique (Millette, Millerand, Myles et Latzko-Toth, 2020). Si plus de la moitié des mémoires concernent des terrains hors ligne, les travaux sont souvent couplés à des analyses de corpus en ligne. « Le monde en ligne est intrinsèquement dépendant de ce qui se passe dans le monde hors-ligne » (Pasquier, 2020, p. 8), et la frontière entre les deux se révèle poreuse, à La Réunion comme ailleurs. En vue d’ensemble, si le digital traverse à présent, ne serait-ce que partiellement, la plupart des recherches infocommunicationnelles, il n’apparaît pas systématiquement comme un objet de problématisation.

Tableau 2

	Mémoires de master en sciences de l’information et de la communication — 2022‑2023, Université de La Réunion
1	Évolution du sens communicationnel du maquillage sur les RSN. Influenceuses sur Instagram
2	La professionnalisation des conseillers dans la communication politique
3	Discours communicationnels autour du développement personnel
4	Représentations et discours dans les médias satiriques
5	Agroféminisme et médiactivisme
6	La question de la visibilité de la communauté LGBT au sein de l’espace public réunionnais
7	L’évolution des discours sur la contraception en France
8	La dimension sociale du jeu-vidéo, choix économiques et politiques
9	La féminisation dans la danse urbaine
10	L’expansion de la culture pop coréenne en France
11	La production de sens dans l’industrie littéraire
12	Image et représentation de la femme dans les productions d’une entreprise de communication à Maurice
13	Les algorithmes d’intelligence artificielle : l’utilisation dans le secteur public (automatisation de l’administration)
14	Les espaces hétérotopiques : constructions de sens autour d’un lieu public
15	Sociologie de l’influenceur
16	Dimension genrée de la pratique du fait divers
17	Économie sociale et solidaire à La Réunion : dimension communicationnelle
18	Réception des films sud-coréens en France (depuis 1990) et discours des fans sur Internet
19	Illectronisme et démarches administratives
20	Les mangas et animés en France depuis 1970, représentations des politiques et des médias
21	Stratégie de communication religieuse au sein du monde occidentalo-colonialiste : problématique théologico-islamique au sein de l’EP français
22	Médiation culturelle de la question raciale à La Réunion
23	Représentations sociales de la voiture à La Réunion à travers le phénomène du tuning
24	Représentations magico-religieuses chez les Malbars à La Réunion
25	La communication dans les compétitions de jeux vidéo histoire
26	Podcasts radiophoniques, place des publics dans la création
27	Le Barahatanatyam comme pratique sociale et culturelle
28	Les effets de la publicité chez les enfants
Thèses en SIC soutenues —2021‑2022 — Université de La Réunion
1	Émergence et médiatisation des controverses sociales à l’ère des réseaux socionumériques. Le cas de Bois Blanc (La Réunion) et de Tim Hunt (Grande-Bretagne)
2	La légitimité d’une expertise scientifique à l’épreuve de sa médiatisation. Le cas de la controverse sur la gestion du risque d’attaques de requins à La Réunion (2011‑2015)

Dix projets de mémoires sur 28 et 1 thèse soutenue sur 2 (en gras sur le tableau) problématisent essentiellement des objets de recherche en lien avec le digital

57Par ailleurs, le cursus infocom de l’Université de La Réunion se révélant, à l’instar de ceux d’autres établissements du supérieur, particulièrement attrayant (avec notamment des débouchés professionnels dans la plupart des métiers qui exigent dorénavant des compétences pratiques et analytiques en lien avec le digital), les effectifs étudiants (multipliés quasiment par trois) ont connu un essor important au cours des cinq années. Il s’est ensuivi un recrutement de quatre enseignants-chercheurs dont les orientations de recherche offrent de nouvelles perspectives théoriques, mais sans qu’y soit inclus nécessairement un aspect digital.

58De nouvelles orientations de recherche en SIC, à partir d’objets, traversés ou non par le digital, se dessinent à l’Université de La Réunion. Elles montrent qu’un temps d’appropriation des terrains indianocéaniques est nécessaire pour les chercheurs nommés, mais que, in fine, ces lieux de recherche sont appréhendés au prisme de leurs diverses approches théoriques.

Conclusion

60Cette synthèse partielle de plus de trois décennies de recherches indianocéaniques en SIC a présenté quelques traits saillants de différents programmes. Elle a permis d’aborder les représentations de singularité que partageaient les chercheurs à propos de leur travail ainsi que de poursuivre une réflexion sur ce rapport centre-périphérie, dans lequel la dimension plurilingue des sociétés créoles de l’océan Indien est par ailleurs prise en compte.

61Deux aspects théoriques sont ressortis d’une telle historiographie : le premier est la prégnance d’une approche empirique interactionniste qui a souvent guidé les recherches non systémiques et plutôt orientées vers des études du type microsociologique goffmanienne. D’un autre point de vue interactionniste, les sociobiographies (évoquées supra) d’acteurs médiatiques se situent pour leur part dans une perspective éliasienne. La seconde caractéristique est le souci constant manifesté par les chercheurs de légitimer la singularité dont ils se réclament en l’inscrivant dans une perspective disciplinaire, empreinte de comparativisme, plus large :

La diversité de leur contexte socio-historique, doublement inscrit dans une zone géographique particulière et dans une histoire coloniale singulière lie de manière spécifique chacune de ces entités [de l’outre-mer français] à la métropole. De ce fait, toute approche globale court le risque de produire une connaissance exogène sinon exotique, biaisée de surcroît par un occidentalo-centrisme tellement patent lorsqu’on le vit « là-bas ». Il nous faut donc encourager une anthropologie du politique fondée sur des investigations de terrain, des ethnographies longues et minutieuses. Une anthropologie empirique […] qui garde en ligne de mire une perspective comparative : mettre en regard les pays avoisinants au sein d’une région (Pacifique, Caraïbes/Amérique du Sud, océan Indien) et comparer ces outre-mer français. C’est à ce prix et à ce coût qu’on peut espérer gagner en généralité, éclairer en retour un centre aveugle de ses marges sinon de lui-même (Simonin, 2002c, p. 83).

62Dans le même temps, la présente contribution a tenu à aborder la thématique du digital en SIC, « avant le digital » pour reprendre l’un des axes problématisants de ce numéro de Communication, à partir de recherches situées. Elle a tenté d’historiciser le rapport entre histoire des pratiques de chercheurs régionaux et implantation universitaire d’une discipline, ces deux historicisations nous paraissant étroitement corrélées (Fleury et Walter, 2020, p. 249).

63Ainsi, une épistémê des SIC francophones peut sans doute s’appréhender en fonction de multiples pratiques de recherche, dont celles situées dans l’océan Indien qui contribuent, comme d’autres, à la construction et à la justification d’un savoir. La singularité évoquée ici s’inscrit dans un ensemble indianocéanique au sein duquel une réflexion épistémologique est entamée depuis quelques années, en lien aussi avec d’autres disciplines (littérature, anthropologie, histoire, géographie). Les travaux sur les « médias des îles de l’océan Indien » (Comores, Mayotte, Madagascar, Maurice, La Réunion, Seychelles) suivent des cadrages effectués par une mise en contexte locale ou régionale, par exemple des productions journalistiques, autour des concepts évoqués d’ethnogénéricité informationnelle et de communautés interprétatives (Simonin, 2008), cadrage aux filiations littéraire et anthropologique (ibid.).

64Les pratiques sont propres à des itinéraires de chercheurs, lesquels s’inscrivent dans des courants théoriques (par exemple centrés sur les approches interactionnistes, l’anthropologie de la communication, les théories de la réception ou l’analyse des discours et récits médiatiques pour les objets indianocéaniques, puis beaucoup plus récemment l’étude de sciences, les gender studies ou les post-colonial studies), provenant, à différentes périodes, de divers lieux plutôt nord-américains et européens, mais également appartenant à d’autres continents (Amérique du Sud, Afrique, Inde). Ces différentes approches sont alors, en quelque sorte, implémentées aux objets infocommunicationnels indianocéaniques.

65Le digital (ou le « numérique ») comme champ d’études propre, même s’il apparaît de plus en plus prégnant, traverse bien d’autres champs. Sans qu’il soit question de l’occulter, nous avons envisagé que son historiographie indianocéanique, au sein des SIC, ne pouvait permettre d’aborder les transformations liées au numérique qu’à l’aune d’une approche plus panoptique.