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Hors thème

Les réseaux de femmes entrepreneures : des ressources face à la vulnérabilité et des espaces d’empowerment ?

Delphine Dupré et Claire d’Hennezel

Résumés

La littérature sur le genre au travail montre que les inégalités entre les femmes et les hommes sont façonnées par des mécanismes symboliques, relationnels, communicationnels et organisationnels. Parmi les ressorts de ces inégalités, l’accès aux ressources du réseau joue un rôle notable. En France, à partir des années 2000, des dispositifs de réseaux de femmes plus ou moins formalisés ont été déployés dans l’objectif de devenir le « pendant féminin » des réseaux masculins. Le présent article analyse des dispositifs qui ciblent les réseaux de femmes entrepreneures et, à partir d’une perspective communicationnelle, cherche à savoir si les échanges qui se déroulent au sein de ces réseaux peuvent contribuer à remédier à une certaine « vulnérabilité relationnelle » engendrée par la solitude, l’incompréhension de l’entourage et les problématiques professionnelles spécifiques rencontrées par les entrepreneures. Est également soulevée la question de savoir si cet entre-soi féminin peut s’avérer un facteur d’empowerment, entendu comme un « processus dynamique qui favorise une prise de conscience permise par une lecture éclairée des mécanismes du sexisme ordinaire et du sexisme organisationnel ». En s’appuyant sur l’analyse de 25 entretiens semi-directifs, cet article montre que les réseaux favorisent l’émergence d’un entre-soi féminin bienveillant et soutenant, propice au soutien moral et à la constitution d’espaces de discussion sur le travail. Ces réseaux favorisent également la prise de conscience des ressorts des inégalités de genre, laquelle alimente ensuite des actions de sensibilisation de l’écosystème entrepreneurial. Sont enfin discutées certaines limites qui viennent réduire le potentiel émancipateur de ces dispositifs d’entraide.

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Texte intégral

1Depuis plusieurs années, la littérature sur le genre au travail montre que les inégalités entre les femmes et les hommes sont façonnées par des mécanismes symboliques, relationnels, communicationnels et organisationnels. Parmi les ressorts de ces inégalités, l’accès aux ressources du réseau joue un rôle notable. En France, à partir des années 2000, des dispositifs de réseaux de femmes plus ou moins formalisés ont été déployés dans l’objectif de devenir le « pendant féminin » (Lapeyre, 2017) des réseaux masculins. À l’instar de certains dispositifs de « gestion de la diversité », ces réseaux destinés en priorité à des cadres ont été associés à une « néolibéralisation du féminisme » (Prügl, 2015). Des travaux critiques considèrent en effet qu’ils reproduisent des formes d’élitisme et favorisent chez leurs membres l’intériorisation de normes comportementales adaptées aux enjeux des organisations contemporaines : compétition, surinvestissement, hyper responsabilité, etc. Sous couvert de promotion de l’égalité, ils aboutiraient ainsi à l’émergence de nouvelles formes de contrôle social des femmes (Lapeyre, op. cit. ; Pochic, 2018).

2Dans le présent article, nous analysons des dispositifs qui ciblent des publics plus vulnérables que les cadres des grandes entreprises : les réseaux de femmes entrepreneures exerçant leur activité en France. Nous étudions ces réseaux féminins à partir d’une perspective communicationnelle qui analyse le rôle structurant des interactions et des pratiques langagières en contexte professionnel (Boutet, 2001 ; Bonneville et Grosjean, 2012). À partir de ce prisme communicationnel, nous nous demandons si les échanges qui se déroulent au sein de ces réseaux peuvent contribuer à remédier à une certaine « vulnérabilité relationnelle » (Cohen, 1997) engendrée par la solitude, l’incompréhension de l’entourage et les problématiques professionnelles spécifiques rencontrées par les entrepreneures.

3Nous nous demandons également si cet entre-soi féminin peut s’avérer un facteur d’empowerment, entendu comme un « processus dynamique qui favorise une prise de conscience permise par une lecture éclairée des mécanismes du sexisme ordinaire et du sexisme organisationnel » (Lapeyre, op. cit., p. 95). Dans la littérature critique, l’empowerment se manifeste par l’acquisition de plusieurs formes de pouvoir : le pouvoir intérieur (prise de conscience de sa propre valeur), le pouvoir de (capacité d’action), le pouvoir avec (capacité d’agir collectivement) et le pouvoir sur (influencer autrui ou son environnement) (Bacqué et Biewener, 2015 ; Guétat-Bernard et Lapeyre, 2017). Ces quatre formes de pouvoir peuvent s’acquérir par la participation à des espaces de discussion réservés aux groupes subalternes, qui permettent de prendre la mesure de sa propre valeur et des mécanismes d’oppression, ce qui constitue le prélude à des actions collectives (Lewis et al., 2015 ; Saiget, 2015).

4Dans la première partie, nous présentons notre cadre conceptuel sur les rapports de genre au travail. Nous effectuons également un tour d’horizon de la littérature critique sur les réseaux de femmes. La deuxième partie est consacrée à la présentation de notre questionnement de recherche et à la méthode d’enquête mise en œuvre. Dans la troisième partie, nous détaillons les principaux enseignements de l’analyse des 25 entretiens semi-directifs de notre corpus. Notre enquête à visée exploratoire suggère que les espaces d’échanges virtuels ou en présentiel fournis par ces réseaux, sous la forme d’ateliers, de formations ou de rencontres informelles, permettent de compenser l’absence de collectifs de travail. En suivant les catégories identifiées par Laurent Filliettaz (2022), nous montrons que les phénomènes de communication qui traversent ces réseaux s’inscrivent dans des registres socio-relationnels (soutien moral, sociabilité professionnelle et relations affinitaires) et épistémiques (transmission des règles et « ficelles » de l’entrepreneuriat, partage des compétences, discussions sur la qualité du travail). Participer à ces réseaux permet aux femmes entrepreneures de renouer avec les pratiques langagières que l’on trouve en milieu professionnel, en y ajoutant une dimension affinitaire et élective. Ces réseaux favorisent également le recul critique des entrepreneures sur les ressorts des inégalités de genre au travail. Ce processus alimente ensuite des actions de sensibilisation de l’écosystème entrepreneurial. Enfin, nous discutons des limites de ces dispositifs d’entraide en matière d’empowerment.

Un tour d’horizon des travaux sur les rapports de genre au travail

L’influence du réseau dans la reproduction des inégalités de genre en contexte professionnel

5Le travail demeure un champ structuré par des rapports de genre dont découlent des inégalités : ségrégation des emplois, écart salarial, « plafond de verre », harcèlement sexuel, etc. (Laufer, 2014 ; Bereni et Marry, 2019). De nombreux travaux en sciences humaines et sociales s’attachent à identifier et à mettre au jour les mécanismes à l’origine de ces inégalités de genre. Dans une monographie approfondie d’une entreprise, Guillaume et Pochic précisent que « les discriminations dont les femmes font l’objet se nichent à la fois dans les modèles managériaux dominants, les pratiques informelles de gestion des carrières et les dimensions culturelles et symboliques du pouvoir dans les organisations » (2007, p. 98). Les inégalités de genre relèveraient moins de discriminations dites « directes » que de l’existence d’un modèle d’emploi présumé « neutre » (Laufer, 2005, 2014) qui désavantagerait les femmes de manière discrète et pernicieuse.

6Ce modèle « masculin neutre » se révèle défavorable aux femmes pour plusieurs raisons qui ont été identifiées dans la littérature : difficultés à se conformer aux temporalités « masculines » en raison des charges domestiques et éducatives qui restent en grande partie assumées par les femmes (Bittman et Wacjman, 2000 ; Méda, 2008 ; Trancart, Georges et Méda, 2009), absence de role models féminins (Guillaume et Pochic, 2007), exigence d’accepter la mobilité géographique en début de carrière qui pénalise les mères de jeunes enfants (Guillaume et Pochic, 2009 ; Pochic, Peyrin et Guillaume, 2011), représentations associées au leader qui renvoient symboliquement à des qualités attribuées culturellement au masculin (Gadéa et Marry, 2000 ; Connell et Ridley, 2019) et, enfin, le sujet du présent article, c’est-à-dire le rôle déterminant des réseaux. Bruna et Chauvet précisent que « le réseau social d’un individu joue un rôle-clé dans son itinéraire professionnel, car il médiatise son accès à des ressources stratégiques » (2014, p. 170).

7Les théories structurales montrent que les réseaux apportent de nombreuses ressources grâce aux « liens faibles » (Granovetter, 1973), c’est-à-dire aux connaissances qui permettent d’accéder à des informations « non redondantes ». Ainsi, « seuls [les individus] avec qui on entretient une relation caractérisée par un lien faible, c’est-à-dire ceux que l’on voit rarement ou avec lesquels on n’a pas de relations très intimes, vont apporter de nouvelles informations ou opportunités à l’individu » (Baret, Huault et Picq, 2006, p. 94). Ces théories mettent également en exergue les « trous structuraux » qui permettent à des individus de se positionner en tant qu’« intermédiaires » entre deux réseaux. Dans cette configuration, l’intermédiaire « sera une sorte de pont, un point de passage obligé entre deux contacts qui sont, ou ont eux-mêmes, des accès à des ressources différentes » (ibid., p. 95).

8Les réseaux masculins sont à la fois informels, développés dans le cadre des pratiques sportives et de loisirs (Boni-Le Goff, 2010), et plus formels, car liés aux sphères de la socialisation professionnelle. Ils sont sources d’informations et d’occasions d’emplois (McDonald, Lin et Ao, 2009). Le jeu de la cooptation au sein des réseaux favoriserait l’avancement de carrière et la promotion. Guillaume et Pochic pointent le rôle de l’homosocialité dans le phénomène du plafond de verre : « Le présupposé de “l’acceptation par les pairs” est pénalisant pour les femmes dans un monde d’hommes plutôt porté à l’entre-soi et à la promotion des mêmes » (2007, p. 91).

9Les femmes tendent à être exclues de ces réseaux, notamment en raison de l’homophilie qui irrigue les relations : « […] les analyses sociologiques de réseaux montrent l’inverse de ce qu’affirme l’idéologie des réseaux : en règle générale, la vie relationnelle est homophile et l’on ne parvient pas à créer des liens, à se coordonner avec autrui, sans tenir compte, explicitement ou implicitement, des appartenances de classe sociale, tout comme d’autres appartenances » (Lazega, 2012, p. 274). Cette exclusion résulterait également de la difficulté des femmes à prendre part aux espace-temps où se créent ces relations homophiles (en soirée après la journée de travail, dans des activités sportives non mixtes, etc.). En raison de leur socialisation genrée, elles ne maîtriseraient pas forcément les normes langagières en vigueur dans ces réseaux, comme certaines formes d’humour (Codello et Patry, 2022), de camaraderie « virile » ou une franchise « abrupte » (Guillaume et Pochic, 2007). La difficulté à s’adapter à certaines cultures communicationnelles masculines pénaliserait les femmes dans leurs efforts d’intégration.

La création de réseaux professionnels destinés aux femmes

10Pour pallier ces difficultés et favoriser un accès égal aux ressources, des « réseaux de femmes » ont été créés. Ces structures ont pour ambition de devenir le « pendant féminin » (Lapeyre, 2017) des réseaux masculins. Afin de remédier au plafond de verre et de favoriser la progression des carrières des femmes, le mentoring de cooptation et les affinity groups sont apparus dans les organisations nord-américaines dans les années 1980-1990 (Bruna, 2013 ; Bruna et Chauvet, op. cit.). En France, les réseaux de femmes cadres se développent dans les années 2000, sous l’impulsion, d’une part, de la législation relative à l’égalité professionnelle (Boni-Le Goff, op. cit. ; Laufer, 2014) et, d’autre part, des discours promouvant l’égalité de genre et la « gestion de la diversité » comme facteurs de performance économique (Bereni, 2011 ; Sénac, 2015).

11Ces réseaux de femmes peuvent être positionnés sur un curseur en fonction de leur taille et de leur degré de formalisme. Dans leur revue de littérature, Scotto et Tiffon (2019) identifient plusieurs catégories : réseaux par secteurs économiques (femmes cadres dans la finance, dans l’aéronautique, etc.), réseaux par fonction (cadres, assistantes, etc.), réseaux d’anciennes étudiantes de grandes écoles, réseaux de femmes cadres intra-entreprises, réseaux avec une dimension internationale, etc.

  • 1 « Le mentoring favorise l’acculturation organisationnelle et l’apprentissage fonctionnel de la parr (...)

12Ces réseaux s’organisent autour de « soirées de réseautage », d’ateliers sur des thèmes spécifiques ou encore de conférences de femmes dirigeantes perçues comme de potentielles role models. Des espaces de discussion permettent d’échanger des « bonnes pratiques » et d’expliciter les « secrets de fabrication » des carrières féminines (Lapeyre, op. cit.). Conscients du rôle déterminant joué par les mentors, certains réseaux proposent à leurs membres des dispositifs de tutorat/mentoring1.

13Ces réseaux de femmes créent les conditions propices au développement de relations affinitaires, de confiance et de solidarité, comme l’observent Scotto et Tiffon : « […] la spécificité de ce réseau féminin réside peut-être moins dans l’échange des informations que dans le partage d’expériences et les relations de soutien et de confiance accrue qu’il semble créer entre les membres » (op. cit., p. 84).

Les dispositifs réservés aux femmes cadres : emblématiques d’un « féminisme de marché » ?

14Si ces dispositifs font l’objet d’appropriations diverses, potentiellement émancipatrices (Lapeyre, 2017), ils présentent également des limites qui ont été identifiées dans les travaux scientifiques actuels. Les critiques adressées aux réseaux de femmes cadres s’apparentent à celles qui ciblent les politiques de « gestion de la diversité » (Landrieux-Kartochian, 2007 ; Sénac, op. cit.). Ces dispositifs ont été associés à un « féminisme de marché » (Squires et Kantola, 2012) ou « féminisme néolibéral » (Fraser, 2011 ; Prügl, op. cit.), dans la mesure où les idéaux féministes sont « récupérés », « digérés » par le capitalisme néolibéral puis vidés de leur potentiel émancipateur. Dans cette veine, les réseaux de femmes ne remettent pas en cause les mécanismes structurels, matériels et socioculturels des rapports de genre pour les subvertir, mais conduisent les femmes qui aspirent à des positions managériales à adhérer aux normes comportementales dominantes des organisations néolibérales (hyper responsabilisation individuelle, investissement temporel sans limites, autonomie « contrôlée », etc.).

15Ces dispositifs s’inscriraient en priorité dans une politique de « gestion des talents » et présenteraient donc une dimension élitiste, comme l’explique Pochic : « […] le féminisme de marché tend à concentrer l’action des directions sur le sommet de la hiérarchie, avec le risque de générer une “égalité élitiste” réservée en priorité à une minorité de femmes très dotées » (2018, p. 47). Dans la même veine, si ces réseaux peuvent se révéler favorables au développement de la carrière des « talents », leurs effets positifs ne « ruissellent » pas le long des échelons inférieurs de la hiérarchie (Charpenel, Demilly et Pochic, 2017).

16Qu’en est-il dans les domaines où ces logiques financières néolibérales sont moins pesantes ? Les réseaux de femmes peuvent-ils déboucher sur des formes d’empowerment dans des environnements moins marqués par les exigences de rentabilité et de performance ? Comment les « échelons inférieurs » ou les femmes n’occupant pas des postes de cadres peuvent s’approprier ces dispositifs de réseaux féminins ? Les limites des réseaux de femmes cadres mises en lumière dans la littérature nous ont ainsi amenées à prendre pour objet de recherche les réseaux de femmes entrepreneures.

L’entrepreneuriat au prisme du genre

  • 2 À titre d’exemple, la Revue de l’entrepreneuriat a consacré un numéro spécial aux femmes entreprene (...)

17Depuis plusieurs années, des travaux scientifiques ont démontré que le champ de l’entrepreneuriat était traversé par des logiques genrées2 (De Bruin, Brush et Welter, 2007 ; Brush, De Bruin et Welter, 2009 ; Santoni, 2016). Les entreprises dirigées par des femmes tendent à être plus petites que celles créées par des hommes et n’emploient pas forcément de personnel (Lebègue et Constantinidis, 2016). Elles présentent un taux de croissance plus faible et se déploient majoritairement dans le secteur des services (Boutillier, 2008 ; Santoni et Barth, 2014). Les ressorts de l’entrepreneuriat féminin résideraient dans la recherche d’accomplissement et d’indépendance ainsi que dans la volonté de mener à bien un projet (Constantinidis, 2010). Les entrepreneures tendraient à privilégier des relations plus proches, de confiance et conciliantes avec leurs salariés et leurs clients. Elles feraient également face à des difficultés communes, dont « le manque de compétences en gestion, le manque de reconnaissance et de soutien, le réseautage, le manque de financement au démarrage » (Santoni et Barth, op. cit., p. 88). Elles doivent également composer avec des « conflits de temporalités » inhérents à la conciliation des obligations professionnelles, familiales et éducatives.

18Le réseau revêt une importance certaine pour l’activité entrepreneuriale, notamment en amont du processus de création (Grosseti et Barthe, 2008 ; Chabaud et Ngijol, 2010). Il permet « d’accéder à des informations et connaissances utiles, de bénéficier de conseils et de soutien moral, d’acquérir des ressources spécifiques, notamment au niveau financier, de développer ses contacts professionnels, ainsi que d’identifier et d’exploiter de nouvelles opportunités d’affaires » (Lebègue et Constantinidis, op. cit., p. 409). Les pratiques de réseautage présentent un caractère genré. En effet, Constantinidis précise que si les femmes sont moins présentes dans les réseaux d’affaires traditionnels, leurs réseaux seraient composés de « liens forts » et affinitaires. Elles adhèrent à ces structures pour satisfaire en priorité des besoins relationnels (De Céglie et Hassani, 2018). Du fait de leur composition, les réseaux masculins favoriseraient l’accès à des ressources plus variées et valorisables pour le développement de l’activité entrepreneuriale.

Une enquête qualitative auprès d’entrepreneures membres d’un réseau de femmes

  • 3 Équipe de recherche Communication, Organisation et Société (2018), « Vulnérabilités au travail : un (...)

19Cette recherche exploratoire s’inscrit dans une perspective communicationnelle qui vise à « comprendre le fonctionnement et l’évolution de différents types d’entités sociales — entreprises privées du secteur marchand, administrations, services publics, collectivités locales, structures associatives — par l’étude des phénomènes informationnels et communicationnels qui les traversent et les structurent » (Bouillon et al., 2007, p. 10). Il s’agit ici de comprendre comment les pratiques communicationnelles, telles que définies précédemment (Boutet, op. cit. ; Filliettaz, op. cit.) au sein de ces réseaux, peuvent permettre de faire face à des situations de vulnérabilisation3. Nous interrogeons la manière dont des entrepreneures exerçant leur activité en France se représentent le rôle de ces réseaux de femmes dans la trajectoire de leur travail indépendant. Nous nous demandons également si les interactions qui se déploient dans ces réseaux féminins peuvent constituer des ressources pour faire face à une certaine vulnérabilité relationnelle, qui désigne, d’après Cohen, « non seulement [le] peu de relations, mais encore des relations non susceptibles d’offrir un véritable système d’échange de biens et de services variés » (op. cit., p. 6). La « vulnérabilité relationnelle » dont les femmes entrepreneures peuvent faire l’expérience renvoie au sentiment d’isolement associé à l’activité entrepreneuriale (Ottmann et al., 2019), aux difficultés inhérentes aux pratiques de réseautage féminines et aux obstacles qu’implique l’engagement dans une nouvelle trajectoire professionnelle.

20De plus, nous nous demandons dans quelles mesures les pratiques de communication au sein de ces réseaux peuvent contribuer à faire advenir un processus d’empowerment. Nous retenons dans le cadre de cet article une acception critique développée dans l’un des numéros des Cahiers du Genre consacré à cette thématique, à savoir que l’empowerment désigne un « processus d’accès au pouvoir » passant par une prise de conscience préalable à des actions collectives visant une transformation profonde des systèmes de domination (Bacqué et Biewener, op. cit. ; Guétat-Bernard et Lapeyre, op. cit. ; Guérin, 2017 ; Léon, 2017).

Démarche méthodologique et terrain

L’approche compréhensive

21Cette recherche est ancrée dans une approche compréhensive qui désigne à la fois un paradigme et une méthode d’enquête fondés sur l’engagement et l’empathie (Sifer-Rivière, 2016). Les travaux relevant de cette perspective s’attachent à rendre compte du point de vue des personnes interrogées, de leurs représentations, de leurs croyances et de leur vécu. Il s’agit d’analyser le sens que les enquêtées donnent à leur expérience d’entrepreneures et de membres d’un réseau de femmes. À rebours des perspectives qui préconisent d’instaurer des relations empreintes de distance et de neutralité entre enquêteur·rice et enquêté·e, l’approche compréhensive se base sur l’engagement émotionnel : « L’enquêteur qui reste sur sa réserve empêche l’informateur de se livrer. Ce n’est que dans la mesure où lui-même s’engage que l’autre à son tour pourra s’engager. Pour cela, c’est l’exact opposé de la neutralité et de la distance qui convient : la présence, forte bien que discrète, personnalisée » (Kaufmann, 2016, p. 52). Cette posture nous a paru essentielle compte tenu de notre thématique de recherche. Les participantes nous ont raconté des événements biographiques et professionnels douloureux qui ont contribué à leur décision d’entreprendre (épuisement professionnel, dépression, problèmes conjugaux et parentaux, etc.). Adopter une posture « neutre » aurait pu être vécu comme une attitude froide et aurait porté préjudice à la dynamique des entretiens.

L’échantillon des entrepreneures

  • 4 Les réseaux qui ont participé à l’enquête sont les suivants : Femmes des territoires, Les Premières (...)

22Une liste des différents réseaux de femmes entrepreneures œuvrant en France a été réalisée à partir d’une recherche sur Internet. Nous avons sollicité ces réseaux pour leur demander de relayer notre appel à entretiens, en contrepartie d’une restitution des principaux résultats de l’enquête. Sur la vingtaine de réseaux sollicités, sept ont accueilli favorablement notre requête4 et ont accepté de transmettre notre appel à leurs membres. Nous avons ainsi pu effectuer des entretiens semi-directifs avec 25 femmes entrepreneures.

23La plupart des répondantes ont entamé une activité entrepreneuriale depuis moins de deux ans et certaines sont encore dans la phase de lancement de leur entreprise, ce qui explique probablement leur disponibilité pour notre enquête. Les activités évoquées s’inscrivent dans le secteur des services (psychologie, art thérapie, hypnothérapie, soins à la personne, mais aussi conseil aux entreprises, comptabilité, expertise qualité, etc.) Il s’agit de femmes âgées de 30 à 50 ans qui ont entrepris un parcours entrepreneurial soit pour changer de métier, soit pour exercer leur activité d’origine de manière indépendante.

Tableau 1

Prénom fictif

Âge

Activité entrepreneuriale

Situation familiale

Jeanne

40 ans

Développement personnel, thérapie

Mariée, un enfant

Nadine

45 ans

Développement personnel par la nature

Sans enfant

Amélie

38 ans

Coaching, accompagnement par l’art.

Célibataire, sans enfant

Aline

42 ans

Thérapie, accompagnement à la gestion du stress

Mariée, trois enfants

Claude

40 ans

Écrivain public

Mariée, trois enfants

Françoise

53 ans

Conseil aux entreprises (qualité et réglementation, secteur alimentaire)

Mariée, deux enfants

Élisabeth

43 ans

Conseil aux entreprises sur le développement durable

Mariée, trois enfants

Caroline

47 ans

Services informatiques

Mariée, sans enfant

Anna

32 ans

Développement personnel

Célibataire, sans enfant

Nadia

34 ans

Conseil développement numérique du secteur de la santé

Célibataire, quatre enfants

Rafaëlle

38 ans

Comptabilité

En couple, sans enfant

Laurine

36 ans

Accompagnement, thérapie

Mariée, un enfant

Marion

34 ans

Gestion de projets de communication

Sans enfant

Catherine

46 ans

Conseil en management

Mariée, sans enfant

Michaela

52 ans

Conseil aux entreprises

Divorcée, deux enfants

Annabelle

33 ans

Conseil en recrutement

Mariée, un enfant

Valentine

47 ans

Conseil aux entreprises

Sans enfant

Laureline

47 ans

Conseil en ressources humaines

Divorcée, un enfant

Natacha

35 ans

Conseil en gestion financière

Mariée, deux enfants

Laurine

30 ans

Gestion de projets de communication

En couple, sans enfant

Rose

40 ans

Coach en développement personnel

En couple, un enfant

Maelys

25 ans

Graphisme, communication

En couple, sans enfant

Marina

37 ans

Prestations de secrétariat pour les entreprises

Mariée, un enfant

Emmanuelle

50 ans

Conseil en communication

Mariée, deux enfants

Léna

34 ans

Thérapie, développement personnel

Mariée, sans enfant

Caractéristiques des entrepreneures interrogées

24La composition de notre échantillon diffère des caractéristiques de la population des femmes entrepreneures décrite par l’Institut National de la Statistique et des Études Économiques (INSEE)5. Il se compose uniquement de femmes diplômées de l’enseignement supérieur qui occupaient des fonctions de cadres dans des entreprises privées ou des organisations publiques. Contrairement aux enquêtes réalisées par Nakara (2020) ou Karimi (2020), nous avons interrogé principalement des femmes blanches qui appréhendent l’entrepreneuriat non pas comme une « nécessité » pour répondre à leurs besoins matériels, mais comme une voie pour atteindre un certain degré de développement personnel. Même si ces femmes n’appartenaient pas à la catégorie des classes populaires, la décision de se lancer dans l’entrepreneuriat les place dans une situation de vulnérabilité pour plusieurs raisons : manque de soutien de leur entourage, solitude inhérente à l’activité d’auto-entrepreneure, difficulté à transformer un métier qu’elles apprécient en activité professionnelle rentable, etc.

Les entretiens : passation et système de codage des réponses

  • 6 Le guide d’entretien se trouve en annexe.

25Notre démarche s’appuie sur des entretiens semi-directifs. Le guide d’entretien est composé de questions correspondant aux principaux thèmes de notre étude6. Les 25 entretiens se sont déroulés soit par visioconférence, avec le logiciel Zoom, soit par téléphone. D’une durée de 45 minutes à 1 h 15, les entretiens ont été transcrits avant d’être analysés avec la méthode de la théorie ancrée (Glaser et Strauss, 2017). Une première phase de codage dit « ouvert » nous a permis « d’étiqueter » notre matériau et de classer les verbatims dans un ensemble de thèmes. Ces derniers proviennent à la fois de la littérature et de l’analyse progressive des entretiens. Nous avons par exemple distingué plusieurs thèmes relatifs aux apports ou aux bénéfices des réseaux de femmes (visibilité, partage de compétences, soutien moral, etc.). Une deuxième phase de codage « axial » a consisté à articuler les différents thèmes relevés au cours de la phase d’analyse précédente : les affects associés aux expériences au sein de ces réseaux et les différentes formes d’empowerment, les interactions entre entrepreneures et leurs effets sur l’activité professionnelle, etc. Nous rendons compte des résultats de cette analyse dans les parties suivantes.

Principaux enseignements de l’enquête

Le choix de l’entrepreneuriat : s’extraire des contraintes du salariat et se réaliser professionnellement

26Avant de se lancer dans l’entrepreneuriat, la plupart de nos répondantes occupaient des postes stables et bien rémunérés dans des entreprises privées ou dans des institutions. Ces femmes adhèrent aux croyances contemporaines qui promeuvent le travail comme source d’épanouissement et de réalisation personnelle (Linhart, 2015). Au fil du temps, elles ont observé une dégradation de leurs conditions de travail et se sont retrouvées dans des environnements très éloignés de leur idéal d’accomplissement par l’activité professionnelle.

27Les entretiens expriment un sentiment de « perte de sens » lié à l’absence de valeurs « humaines » :

  • 7 Tous les prénoms ont été modifiés pour garantir l’anonymat des répondantes.

Cela faisait déjà un moment que je songeais à quitter mon entreprise. Quand je suis arrivée dans cette entreprise on était 50, et à la fin on était 250. Donc en 10 ans l’entreprise a explosé et c’est chouette, sauf qu’il n’y avait plus le côté humain du début. À la fin, cela n’avait plus de sens, j’avais l’impression de travailler uniquement pour faire de l’argent, alors que ce n’était pas la raison d’être de l’entreprise au départ (Jeanne7, 40 ans, développement personnel).

28L’insatisfaction face à des formes d’autonomie « sous contrôle » (De Gaulejac, 2005) est récurrente dans notre corpus. Elle est exprimée par d’anciennes cadres qui avaient l’impression de faire face à des paradoxes entre leur autonomie procédurale et la dimension contrainte des pratiques de reporting, des objectifs chiffrés et du contrôle managérial :

Dans mon poste de salariée, je pensais avoir de l’autonomie parce que ma direction hiérarchique me le faisait passer ainsi. Mais au fond, quand j’ai analysé la situation, je me suis dit qu’en fait je n’en avais pas tant que ça. Et aujourd’hui je sens que j’ai davantage d’autonomie parce que je maîtrise et que je suis responsable… Même si j’étais sur un poste de cheffe de service, je trouve que c’est totalement différent car aujourd’hui je suis responsable, mais dans le sens noble du terme (Nadine, 45 ans, développement personnel par la nature).

29Ce qui est exprimé dans les entretiens fait écho aux travaux sur la souffrance des cadres face à la perte de sens de leur travail (Courpasson et Dany, 2016 ; Graeber, 2018). Des répondantes comme Amélie mentionnent également le poids de la pression temporelle et des rythmes de travail intenses :

Mon quotidien était loin d’être simple. Je me levais à 4 heures du matin et je rentrais à 11 h du soir. Parce qu’à l’époque j’avais des déplacements sur toute la France, combinés à une ambiance de travail pas forcément optimale en termes de reconnaissance. C’était propre au groupe où je travaillais. Je me déplaçais énormément, je devais prendre le train, l’avion… c’était extrêmement fatigant (38 ans, coaching par l’art).

30Pour d’autres répondantes, le choix de l’entrepreneuriat résulte d’expériences négatives liées aux rapports de genre. Certaines rapportent avoir été malmenées dans des « bastions masculins » (Zolesio, 2009) peu enclins à faire une place aux femmes. Une répondante a dû faire face à des discriminations raciales et une autre, à des discriminations liées à la grossesse. Enfin, plusieurs répondantes évoquent un souhait de changement devant les difficultés engendrées par la conciliation des exigences professionnelles et familiales et devant les problèmes de « charge mentale » et de « stress permanent » qui en découlent :

Je n’étais vraiment pas bien pendant deux ans et je n’arrivais pas à comprendre pourquoi. Maintenant, avec du recul, je me rends compte que pour moi c’était compliqué en tant que maman de trois enfants avec un mari qui était souvent absent, de gérer les doubles vies, la vie professionnelle et la vie privée. Et en même temps, il y avait aussi toute cette pression dans l’entreprise (Claude, 40 ans, écrivain public).

  • 8 Dans les entretiens, ce terme fait référence à une forme prononcée d’épuisement professionnel. Nous (...)

31Si la lassitude face à leur ancien emploi durait depuis un certain temps, la décision de s’engager dans une activité entrepreneuriale a été déclenchée par une période de « pause », imposée par un burnout8 ou un congé maternité, propice à la réflexion critique et à la prise de recul. Bien qu’elles aient dû composer avec la baisse de leurs revenus, ces femmes vivent le travail indépendant comme une source de « liberté », d’autonomie plus « authentique » et de « créativité ». Elles bénéficient également d’une plus grande « fluidité » dans l’articulation de leurs activités professionnelles, familiales, éducatives et de loisirs. À côté de ces aspects positifs, nos répondantes racontent avoir rapidement fait face à des problèmes qui les ont incitées à solliciter l’aide de plusieurs acteurs, notamment des réseaux de femmes entrepreneures.

  • 9 Les Coopératives d’activité et d’emploi proposent à leurs membres de développer leur activité indép (...)

32Ces femmes doivent à la fois démontrer la preuve de leur « expertise métier » et réussir à jongler avec les différentes dimensions de leur travail indépendant : se faire connaître, utiliser les réseaux sociaux pour mettre leurs services en visibilité, gérer leur comptabilité, développer leur portefeuille clients, etc. En parallèle de l’accompagnement et des conseils prodigués par les coopératives d’activité et d’emploi9, des formations offertes par Pôle Emploi ou des espaces de coworking, les réseaux de femmes entrepreneures proposent à leurs membres des ateliers en présentiel ou en visioconférence sur des thèmes variés : comment créer son entreprise, améliorer l’utilisation des réseaux sociaux, créer un site Web, mieux comprendre le cadre juridique de l’entrepreneuriat, etc. Au-delà de ces sources d’apprentissage top-down, les enquêtées s’accordent sur le fait que la richesse de ces réseaux provient des rencontres et des bénéfices d’ordre relationnel.

La communication au sein des réseaux étudiés : source de relations affinitaires et de soutien

33Dans les entretiens, il apparaît que la participation à ces réseaux peut prendre plusieurs formes : assister à une formation en présentiel ou à distance, se rendre à un dîner festif, participer à des rencontres ou à des groupes de paroles qui visent explicitement à créer des liens entre entrepreneures. Ces espaces de discussion permettent de tisser des liens d’entraide et de solidarité ainsi que des relations affinitaires, notamment pour celles qui ne sont pas épaulées par leurs proches.

34Des répondantes racontent ainsi que leur projet entrepreneurial a été accueilli favorablement par leur entourage, notamment par leur conjoint. Toutefois, chez la plupart de nos répondantes, l’annonce de la décision de se lancer dans une activité indépendante a provoqué des réactions négatives chez les proches, s’étendant d’une certaine méfiance à la réprobation explicite. Le choix de l’entrepreneuriat est jugé risqué et irrationnel, surtout lorsqu’il implique une reconversion dans un métier du care perçu comme « marginal ». Pour ces femmes, l’apport essentiel des relations tissées au sein du réseau réside dans la confirmation de leur ressenti :

Dans mon entourage, les gens étaient assez sceptiques par rapport à mon changement d’activité. Certains ne comprenaient pas que je sorte d’une situation confortable, salariée avec un bon salaire, avec des avantages, pour me mettre dans une activité qu’ils jugeaient risquée et où il n’y avait pas forcément de besoins. Dans ce réseau, j’ai trouvé du soutien et des exemples qui m’ont aidée à réfléchir (Aline, 42 ans, accompagnement à la gestion du stress).

35Sur ce point, les dispositifs numériques jouent un rôle important. Les portraits et témoignages publiés sur les sites Web de certains réseaux de femmes sont évoqués dans les entretiens. C’est la lecture de ces portraits qui a conduit nos répondantes à prendre conscience que d’autres femmes partageaient la même expérience et les mêmes émotions. Elles rapportent s’être ainsi senties confirmées dans leur décision d’entreprendre.

36Participer aux différentes activités du réseau (formations, ateliers, séances de discussion, soirées) donne la possibilité de nouer des relations de confiance et d’entraide, basées sur une logique de choix et d’affinités. Ces relations, que l’on pourrait associer à l’éthique du care (Ibos et al., 2019), sont vécues comme une solution de rechange à la dureté des relations de travail traditionnelles :

On est plutôt dans un réseau bienveillant où l’on choisit avec qui on a envie de discuter, d’aller plus loin dans les confidences. Par rapport aux relations de travail qui sont très codifiées, très hiérarchisées, là on libère la parole. On peut dire ce qu’on veut sans être jugé (Caroline, 47 ans, services informatiques).

37Par comparaison avec les échanges en visioconférence, les rencontres en présentiel sont considérées comme nécessaires pour entretenir cette dynamique d’entraide et de soutien. Des répondantes reconnaissent le rôle de ces rencontres en face à face dans le développement de relations de soutien et regrettent que les horaires tardifs de ces rencontres ne soient pas toujours compatibles avec leurs responsabilités familiales et éducatives. La pandémie de COVID‑19 a par ailleurs porté un lourd préjudice au fonctionnement de ces réseaux. Des répondantes rapportent avoir eu l’impression de manquer de soutien pendant la crise sanitaire.

38Ces discussions se déroulent dans une ambiance décrite comme « bienveillante », rappelant la littérature sur les safe spaces et les espaces non mixtes (Lewis et al., op. cit.), même si les réseaux étudiés dans notre enquête ne revendiquent pas ces appellations : « C’est vrai qu’il y a une sécurité d’être entre femmes. Une bienveillance, pas de jugement, pas d’incohérence entre le discours à l’intérieur et l’extérieur. Pas de dissonance » (Anna, 32 ans, développement personnel).

39Les écueils de la mixité dans les espaces de discussion et de délibération, comme la monopolisation de la parole par les hommes, l’exacerbation des performances de genre ou encore le sentiment d’une faible légitimité à s’exprimer, ont conduit à la constitution d’espaces réservés aux femmes ou aux groupes subalternes, notamment dans les sphères dédiées au militantisme syndical et associatif (Karpowitz, Mendelberg et Shaker, 2012 ; Paoletti et Rui, 2015 ; Jacquemart et Masclet, 2017). Loin d’aboutir à des phénomènes de ségrégation, ces espaces réservés procurent une sécurité émotionnelle qui permet à leurs membres de s’engager dans un dialogue respectueux et de s’exprimer librement, sans dénigrement. Au sein de ces espaces, l’atmosphère de solidarité et les valeurs partagées créent les conditions propices à la prise de conscience de sa propre valeur et au développement de relations d’entraide.

40Les activités proposées par ces réseaux permettent de rompre l’isolement et de développer la dimension socio-relationnelle du travail (Boutet, op. cit. ; Fillietaz, op. cit.). En échangeant sur leur parcours, leurs motivations et leurs difficultés communes, les femmes interrogées développent un sentiment d’appartenance et construisent une identité professionnelle. Les interactions qui prennent place au sein des espaces de rencontre de ces réseaux représentent une source de soutien social, à l’image des bénéfices procurés par les relations entre collègues dans des contextes organisationnels (Bonneville, 2012 ; Linhart, op. cit.).

Le réseau comme espace d’apprentissage collectif

41Dans les entretiens, les réseaux de femmes sont décrits non seulement comme des espaces de soutien moral et de rencontres affinitaires, mais aussi comme des lieux d’apprentissage collectif et de partage des connaissances. Les échanges qui se déroulent lors des formations, des rencontres ou des ateliers contrebalancent l’absence de collectifs de travail, dans la mesure où ils s’inscrivent dans la continuité des différentes pratiques langagières structurant les relations entre collègues. Les pratiques évoquées dans les entretiens relèvent des dimensions épistémique (partage des connaissances) et praxéologique (conseils pratiques pour la réalisation d’une tâche, aide à la résolution de problèmes concrets) de la communication interpersonnelle en contexte organisationnel (Filliettaz, op. cit.).

42Les pratiques de communication décrites dans nos entretiens suggèrent que les réseaux de femmes peuvent favoriser l’émergence « d’espaces de discussion » sur le travail indépendant. L’approche psychodynamique du travail accorde une importance centrale à ces espaces de discussion qui permettent la transmission des « ficelles du métier » (Dejours, 2016/1992) ainsi que l’expression du jugement d’utilité et de beauté sur le travail. La nécessité de maîtriser une large palette de compétences pour mener à bien l’activité entrepreneuriale conduit les enquêtées à solliciter les autres membres des réseaux pour obtenir des conseils pratiques :

Par moments c’est un peu difficile de devoir prendre des décisions toute seule. Donc c’est important d’être entourée et d’être ouverte à ce que les autres peuvent nous conseiller. Quand on n’y connaît rien, cela peut vite devenir du chinois, donc c’est important de bien s’entourer pour avoir des retours d’expériences (Jeanne, 40 ans, développement personnel).

43Au sein de ces réseaux, il est également possible de « tester des prestations », de diffuser des « sondages » ou de soumettre de nouvelles idées à la critique des autres femmes entrepreneures, dans une ambiance « bienveillante ». La logique du « don » décrite par Marcel Mauss et qui désigne la triple obligation de « donner, recevoir et rendre » se révèle très présente dans nos entretiens :

J’ai la possibilité d’échanger des connaissances et des compétences pour aider une autre femme sur quelque chose que je maîtrise et me faire aider sur quelque chose que je ne maîtrise pas. C’est cet échange d’expériences que je trouve hyper important aujourd’hui. Se positionner en tant qu’expert c’est hyper important et c’est ce que je retrouve dans ce réseau, et cela correspond à mes valeurs (Amélie, 38 ans, coaching, accompagnement par l’art).

44Ce partage des compétences peut être favorisé par les fonctionnalités des dispositifs sociotechniques utilisés par ces réseaux pour mettre leurs membres en relation :

On a une plateforme où l’on peut échanger ensemble et il y a un petit onglet qui s’appelle « coup de pouce », donc chacune y va de sa question, de ses besoins. Je pense que si je pose une question, quelqu’un me répondra (Léna, 34 ans, thérapie, accompagnement).

45Le programme des formations et les temps d’échange en visioconférence proposés par les réseaux contribuent de manière importante à l’acquisition de nouvelles connaissances et compétences. Le format webinaire constitue un facteur de conciliation des temps familiaux et professionnels. Il est d’ailleurs décrit comme une « bénédiction » qui procure aux femmes les mêmes possibilités de développement que les hommes qui, d’après les représentations de nos répondantes, peuvent se permettre de rentrer tard à leur domicile après une formation ou la participation à un repas d’affaires, car ne pèsent pas sur eux les mêmes charges éducatives.

46La littérature souligne que les espaces de parole rendent possibles la confrontation des différents points de vue sur la qualité du travail (Clot, 2015) ainsi que la négociation du sens attribué aux événements qui surviennent au cours de l’activité professionnelle (Loriol, 2009 ; Bonneville et Grosjean, op. cit.). Ces travaux font écho à nos entretiens. Au sein de ces réseaux, la remise en question des écueils du monde professionnel et la recherche commune d’un travail épanouissant et « humain » à travers l’entrepreneuriat constituent un socle d’opinions et de représentations partagées. Ce sont surtout les répondantes en milieu de carrière et en reconversion dans des métiers du care qui déclarent apprécier ces conversations critiques sur les effets pervers du monde du travail contemporain. Dans leur ancien emploi salarié, les espaces permettant une mise en débat du travail et des conditions d’exercice de l’activité étaient rares. Nos répondantes évoquent ainsi le plaisir de prendre part à un groupe marqué par une certaine homophilie, favorisée par le fait de partager la même vision du monde et du travail :

Dans ce réseau, j’ai trouvé des personnes accessibles, disponibles, avec des valeurs d’entraide et de solidarité. Je dirais également des valeurs de cohérence, du sens. Cette question du sens du travail, je l’ai retrouvée chez des personnes que j’ai rencontrées et ça nous a rapprochées (Marina, 37 ans, prestations de secrétariat pour les entreprises).

47Quelques répondantes se sont toutefois révélées indifférentes aux bénéfices de ces lieux d’homophilie. Elles expliquent « s’ennuyer » dans ces réseaux. Cet « ennui » provient du fait qu’elles ne s’identifient pas aux mêmes valeurs. En raison de leur parcours biographique, elles souscrivent davantage à une logique « d’assimilation » (Kanter, 1977) des normes d’emploi relevant du « masculin neutre » et ne trouvent pas dans ces réseaux les ressources adaptées à leur conception de l’ambition. Nadia a ainsi l’impression de cumuler plusieurs « déterminismes » liés à son genre, à son origine ethnique et à son milieu social modeste. Le sentiment de ne pas avoir eu les mêmes chances que ses camarades de classe issues de familles « blanches » et favorisées a décuplé son désir de réussite. Elle s’identifie alors aux trajectoires professionnelles rectilignes et brillantes des travailleurs de la Silicon Valley, d’où elle puise ses role models. Dans ce contexte, sa conception de « l’ambition », basée sur la réussite économique et sociale, s’avère trop éloignée idéologiquement des représentations qui circulent au sein des réseaux de femmes de notre enquête, qui privilégient « l’épanouissement personnel » et la « cohérence des valeurs » plutôt que le « chiffre d’affaires ».

Des espaces de discussion propices aux pratiques communicationnelles sur les rapports de genre

48Au-delà du partage des compétences et des échanges sur le sens du travail, ces espaces de discussion favorisent également la communication et la réflexion des entrepreneures sur la question des rapports de genre et la façon dont elle s’inscrit dans leur parcours individuel.

49L’une des spécificités des réseaux de femmes entrepreneures est de proposer des ateliers et des temps d’échange consacrés aux enjeux du genre et à leur effet sur l’activité indépendante. Les répondantes âgées de 45 à 60 ans, qui estiment avoir eu une éducation genrée traditionnelle, expliquent que ces discussions collectives leur ont « ouvert les yeux » sur la réalité des rapports de genre et leur ont fourni des ressources pour exprimer leur ressenti et transgresser certaines exigences normatives contraignantes :

Participer au réseau m’a ouvert les yeux. Il y a plein de choses que je ressentais mais que je n’arrivais pas à exprimer. Ce n’est pas normal de se faire couper la parole, d’entendre : « Toi tu n’as pas d’ambition parce que tu as déjà une famille dont tu dois t’occuper, donc qu’est-ce que tu irais faire dans l’entrepreneuriat ? » Les femmes entrepreneures ont tendance à faire passer la vie de famille avant. Sachant que le boulot d’entrepreneure est un boulot à 100 %, elles sont toujours coincées entre leur vie de famille et leur travail. Certaines s’encouragent et disent : « Mais ton mari, si le repas n’est pas prêt à 19 h ce n’est pas grave, tu lui dis que tu étais avec un client et puis affirme-toi ! » (Caroline, 47 ans, services informatiques)

50D’autres répondantes racontent également avoir pris conscience du poids des stéréotypes de genre, de l’autocensure et du manque de légitimité, à la fois dans leur parcours biographique et dans leur travail quotidien :

On se met des freins en tant que femmes, on est moins sûres de nous. Moi par exemple quand je dois faire un devis, j’échange régulièrement avec mon mari parce que je me suis rendu compte que sinon je me fixais des prix trop bas. Il me dit : « Mais non, tu vaux plus que ça, il faut que tu montes », etc. Et en fait il a raison, puisque ça n’a jamais bloqué lorsque j’ai suivi ses conseils. Quand je discute avec des adhérentes de l’association, on se rend compte que c’est vraiment un point commun (Michaela, 52 ans, conseil en management).

51Par ailleurs, les discussions au sein du réseau peuvent susciter un processus de resignification (Paveau, 2019), qui renvoie au fait d’assigner un sens positif à des attributs négatifs associés traditionnellement au féminin. Laurine, qui nous livre sa conception de « l’ambition », a enrichi sa réflexion grâce aux échanges collectifs sur le genre. Forte de cette prise de conscience, elle réinvestit désormais les ressources acquises grâce au réseau dans sa pratique professionnelle pour accompagner et soutenir d’autres femmes entrepreneures :

Souvent, j’entends dire que les femmes n’osent pas et je pense que ce n’est pas par manque d’ambition. C’est peut-être justement parce que l’on a une ambition très élevée, peut-être trop même, et du coup elle est plus difficile à atteindre. Il y a aussi le fait que l’on en attend davantage, on n’est pas prêtes à sacrifier notre vie de famille au passage, ce qui fait que l’on y va plus lentement mais avec une vision plus large de la chose et avec une ambition plus élevée. Donc l’ambition est peut-être différente, elle n’est pas en termes de résultats ou de chiffre d’affaires, mais elle est plus en termes de qualité de vie et d’épanouissement personnel. Et je dirais au final que les femmes ont plus d’ambition (Laurine, 36 ans, accompagnement et gestion de carrières).

52Certains entretiens se révèlent toutefois plus contrastés. C’est la connaissance préalable du sexisme irriguant le monde du travail qui a conduit des répondantes à solliciter des réseaux de femmes entrepreneures. D’autres entrepreneures ont intégré le réseau en étant amplement sensibilisées aux inégalités de genre, parce qu’elles y ont fait face au cours de leur existence. Au sein de ces structures, elles cherchent donc plutôt de l’écoute, de l’entraide, des conseils et des relations affinitaires entre femmes afin de « rompre leur isolement ».

53Aux ateliers de sensibilisation aux problématiques du genre s’ajoutent des actions opérationnelles de lobbying à destination des différents acteurs de l’entrepreneuriat :

On sait qu’en général les hommes restent tard au bureau, alors que les femmes doivent jongler avec les horaires de la crèche, l’école, etc. Donc on va sensibiliser les acteurs qui vont financer ces entreprises dirigées par des femmes à ne pas poser des questions du type « qui va garder les enfants pendant que madame travaille ? » (Caroline, 47 ans, services informatiques).

54D’autres réseaux entreprennent un travail plus intersectionnel, en réalisant des actions pour faciliter le travail des femmes entrepreneures en milieu rural :

Avec le réseau, on a organisé une rencontre avec des structures d’aide au financement. Chacune a pu nous dire comment elle accompagnait. On nous a également offert trois séances de comptabilité par des experts-comptables. En tant que coordinatrices du réseau, on est censées aussi aller à la pêche aux informations. Le principe, c’est d’aller rencontrer les structures qui accompagnent ou qui financent les projets entrepreneuriaux en milieu rural, puis les mettre en relation avec nos adhérentes (Marion, 34 ans, gestion de projets de communication).

Le « business » : point faible des réseaux de femmes

55La capacité des réseaux de femmes à faciliter l’accès au capital social nécessaire au développement de l’activité entrepreneuriale a été évoquée lors des entretiens. Les répondantes s’accordent sur le fait que ces réseaux sont consacrés en priorité à « l’entraide » et non au « business ». Cette ligne de démarcation entre, d’un côté, les réseaux de femmes dédiés aux relations homophiles et bienveillantes et, de l’autre, les réseaux d’affaires traditionnels et mixtes réservés au développement du « business » apparaît de manière explicite dans les entretiens. Si certaines répondantes ont réussi à rencontrer de futurs clients et partenaires de travail par l’intermédiaire du réseau de femmes, elles concèdent devoir s’adresser à des réseaux d’affaires pour étoffer leur portefeuille clients et trouver des occasions d’affaires :

Les coordinatrices du réseau de femmes m’ont bien fait comprendre que ce n’était pas un réseau pour booster le chiffre d’affaires. Je ne le fais pas pour cela, mais bien sûr que ce réseau peut potentiellement m’apporter des clients. En fait, c’est un peu la loterie. Mais je ne participe pas forcément à ce réseau pour le chiffre d’affaires. Je participe à d’autres réseaux où l’adhésion est beaucoup plus chère et où on est obligé de se recommander. Mais ça par contre je le fais uniquement pour le business (Rafaëlle, 38 ans, conseil en gestion financière).

56Pour certaines enquêtées, il s’agit d’un point positif et d’une condition nécessaire au maintien d’un climat bienveillant et de soutien au sein des réseaux de femmes :

J’ai bien aimé l’état d’esprit du réseau, je trouvais qu’il y avait quelque chose de simple, c’était sans chichis, assez naturel dans les relations par rapport à d’autres réseaux très business, très formels, très dans l’apparence. Donc on n’est pas dans une attitude frontale de business. On n’est pas dans un club d’entreprises où il faut avoir une image impeccable. Ce qu’on aime, c’est être entre nous, lever nos verres et passer de groupe en groupe pour discuter avec des personnes que l’on a vraiment choisies (Laureline, 47 ans, conseil en ressources humaines).

  • 10 D’après Sébastien Geindre, le Business Network Initiative est « un réseau de recommandation dont l’ (...)

57Pour développer les aspects associés au « business », les répondantes expliquent avoir recours à plusieurs structures et réseaux d’affaires en complément des réseaux de femmes. Par exemple, Élisabeth s’est inscrite dans un espace de coworking « mixte » pour obtenir des conseils auprès d’autres professionnels et rencontrer des partenaires de travail. Des répondantes consacrent plusieurs soirées par semaine à des réseaux d’affaires, comme le BNI10, pour développer leur portefeuille clients. La spécialisation des réseaux implique d’en fréquenter plusieurs en parallèle, ce qui constitue un obstacle pour certaines répondantes qui sont des mères de jeunes enfants :

Il faut savoir gérer son investissement au sein des réseaux car c’est très chronophage. Pour chercher des clients, je vais devoir faire de la prospection et intégrer un deuxième club d’entreprises. Mais d’un autre côté, je ne veux pas non plus passer toutes mes soirées sans ma fille. Je suis prête à consacrer deux ou trois soirées à mes clientes, parce que certaines ne sont disponibles que le soir, mais pas davantage. Si je rajoute les réseaux, cela devient très compliqué (Jeanne, 40 ans, développement personnel).

58Préserver le réseau des rapports de compétition conditionne probablement le maintien d’une ambiance bienveillante, mais il s’agit également d’une limite, particulièrement pour les mères de jeunes enfants qui peinent à s’engager dans plusieurs réseaux en parallèle. Si les dimensions d’entraide et de soutien comptent particulièrement pour les femmes que nous avons interrogées, ces réseaux se révèlent toutefois insuffisants pour fournir l’ensemble des ressources nécessaires à la conduite de l’activité entrepreneuriale. Ces réseaux sont particulièrement utiles au moment où les femmes démarrent leur activité et ressentent le besoin d’être entourées et rassurées, mais les limites de ces dispositifs conduisent progressivement les entrepreneures à se rapprocher de réseaux mixtes pour le développement de leur activité (Lebègue et Constantinidis, op. cit.).

Conclusion

59Pour les femmes qui ont accepté de participer à notre recherche, l’entrepreneuriat représente non seulement une bifurcation de trajectoire prometteuse pour s’extraire des contraintes d’un travail peu épanouissant, mais aussi un parcours complexe, marqué par l’incertitude, l’incompréhension de l’entourage, la solitude et l’expérience quotidienne des « ascenseurs émotionnels ». Ce terme, mentionné de manière récurrente dans notre corpus, désigne le fait de ressentir en alternance des affects positifs, impulsés par le sentiment de réaliser un travail passionnant, et des moments de doute et de découragement intenses face aux difficultés à convertir une activité stimulante en source de revenus stables.

60Les expériences relatées dans les 25 entretiens de notre étude exploratoire entrent en résonance avec les pratiques de communication structurant les collectifs de travail, comme le soutien moral, l’entraide ou le partage de connaissances. Ces pratiques, qui ont été amplement décrites dans la littérature sur les organisations (Bonneville et Grosjean, op. cit. ; Clot, 2015 ; Linhart, op. cit.), émergent lors des formations, des ateliers, des temps d’échange et des rencontres informelles. Ces dispositifs rendent également possible la constitution « d’espace de discussion » et de négociation du sens du travail (Dejours, 2016/1992 ; Loriol, 2009). Ces réseaux compensent ainsi l’absence de collectifs de travail et représentent bien une ressource face à la vulnérabilité des entrepreneures.

61Par ailleurs, l’ambiance bienveillante et les marques de soutien social qui caractérisent ces réseaux créent les conditions propices à l’émergence de discussions critiques sur les ressorts des inégalités de genre en contexte de travail. Au cours des ateliers dédiés ou des échanges informels, les répondantes rapportent avoir pris la mesure de l’influence des stéréotypes de genre et ont développé des ressources pour y faire face. Ce processus de « conscientisation » ainsi que les actions du réseau pour sensibiliser l’écosystème de l’entrepreneuriat aux problèmes rencontrés par les indépendantes font écho à trois formes de pouvoir constitutives de l’empowerment : le pouvoir intérieur (prise de conscience des mécanismes d’oppression), le pouvoir avec (actions collectives) et le pouvoir sur (agir sur l’environnement et le système contraignant) (Guétat-Bernard et Lapeyre, op. cit.).

62L’analyse des entretiens a également mis en lumière quelques limites de ces dispositifs en matière d’empowerment. L’aspect « sécurisant » et le soutien social des réseaux de femmes reposent sur le partage de valeurs communes et d’une vision du travail caractérisée par la critique des effets délétères de la financiarisation ainsi que sur la valorisation de l’épanouissement personnel et des dimensions « humaines » de l’activité professionnelle. L’homophilie et l’entre-soi bienveillant de ces réseaux impliquent donc une cohérence idéologique. Ces dispositifs ne peuvent donc pas constituer des ressources face à la vulnérabilité pour les entrepreneures qui adhèrent à une vision plus libérale du féminisme et de la réussite économique.

63Par ailleurs, la délimitation entre les réseaux féminins « d’entraide » et les réseaux mixtes « business » reconduit la catégorisation entre les attributs assignés culturellement au féminin (relations sociales, écoute, attention, soin) et au masculin (travail, pouvoir, commandement, etc.). Parce qu’ils se spécialisent dans les aspects relationnels, ces réseaux d’entrepreneures ne peuvent pas être considérés comme le pendant féminin des boys’club (Delvaux, 2019), ces espaces de socialisation où se jouent la consolidation d’une identité masculine commune, la création de liens homophiles et le partage de ressources clés pour le développement des carrières. Cette démarcation claire ne relève toutefois pas forcément d’une volonté délibérée de la part des entrepreneures. Constantinidis y décèle les effets conjugués de la socialisation de genre et de la ségrégation des emplois : « […] le statut d’emploi salarié des femmes et leur sous-représentation à des postes de direction limiteraient par la suite leur accès aux réseaux d’affaires et aux réseaux sociaux d’entrepreneurs » (op. cit., p. 129).

64La présente recherche pourrait être prolongée par des enquêtes auprès de dispositifs féminins qui parviennent à concilier l’entraide et le business. Au-delà des apports conceptuels pour la recherche sur le genre au travail, étudier ces phénomènes pourrait avoir une visée pragmatique, c’est-à-dire permettre d’identifier des pistes d’action et de réflexion pour améliorer l’accompagnement des femmes entrepreneures.

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Annexe

Canevas utilisé pour les interviews

Tableau 2. Guide d’entretien exhaustif

Thèmes

Questions associées

Raisons du choix de l’entreprenariat

Pourquoi avoir choisi l’entreprenariat ? Qu’est-ce qui vous a mené à l’entreprenariat ?

Avez-vous une expérience du salariat ? De la fonction publique ?

Avez-vous fait face à de nouvelles difficultés avec l’entreprenariat ? Est-ce que cela vous a permis au contraire de résoudre d’anciens problèmes ?

Changements par rapport au salariat ou à la fonction publique

Par rapport au salariat, qu’est-ce qui a changé ? Votre travail vous paraît-il plus intéressant ? Est-ce qu’il a davantage de sens ? Est-ce que votre rythme de travail a changé ?

Relations avec les partenaires professionnels

Est-ce que vos relations avec vos partenaires ont changé depuis que vous avez créé votre entreprise ? En est-il de même avec votre équipe ?

Conciliation travail/hors travail

Est-ce qu’avoir votre entreprise facilite votre organisation ? Disposez-vous d’une plus grande autonomie ?

Est-ce que cela facilite la conciliation vie pro/perso ?

Est-ce que cela favorise une meilleure gestion des éventuelles contraintes familiales ?

Questions introductives sur le réseau de femmes

Pourquoi avez-vous décidé d’intégrer ce réseau ?

Pouvez-vous me parler du fonctionnement de ce réseau ?

Pouvez-vous me parler des activités internes au réseau (réunions, formations, cafés, réunions conviviales et informelles) ?

Le réseau comme source de relations professionnelles et stratégiques

Est-ce que le réseau vous a permis de rencontrer de potentiels clients ? De potentiels partenaires de travail (clients/financeurs/fournisseurs/administration) ?

Le réseau comme source d’informations stratégiques

Est-ce que le réseau vous a permis d’obtenir des informations utiles, des conseils pour la création d’une part et la gestion de votre entreprise d’autre part ? Des informations vous permettant d’améliorer vos méthodes de travail ? Des informations stratégiques (nouveaux marchés ? clients potentiels ?)

Des « signaux faibles » (opportunités et risques) ?

Le réseau comme source de soutien, d’entraide, de relations affinitaires

Est-ce que le réseau vous a permis de nouer des relations affinitaires avec d’autres femmes entrepreneures ? Est-ce que ces relations peuvent vous apporter du soutien ? Si oui, dans quels domaines (commercial, psychologique/moral, financier, « réseautage ») ?

Le réseau comme source de visibilité

Est-ce que le réseau a apporté une plus grande visibilité à votre activité professionnelle ? Est-ce que les membres du réseau peuvent relayer certaines informations/problématiques propres aux femmes (ou à la création d’entreprise au féminin) et les rendre ainsi plus visibles ?

Prise de conscience des rapports de genre

Est-ce que les échanges au sein du réseau vous ont conduit à percevoir différemment certains aspects de votre travail ?

Est-ce que ces échanges ont suscité une prise de conscience du sexisme ?

 

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Notes

1 « Le mentoring favorise l’acculturation organisationnelle et l’apprentissage fonctionnel de la parrainée par le biais d’une transmission, essentiellement informelle, de croyances, normes, savoir-faire techniques et postures comportementales » (Bruna et Chauvet, op. cit., p. 173).

2 À titre d’exemple, la Revue de l’entrepreneuriat a consacré un numéro spécial aux femmes entrepreneures en 2015 : https://www.cairn.info/revue-de-l-entrepreneuriat-2015-2.htm.

3 Équipe de recherche Communication, Organisation et Société (2018), « Vulnérabilités au travail : une approche communicationnelle », billet de carnet de recherche Hypothèses, dans Abécédaire des vulnérabilités, https://cos.hypotheses.org/activites-scientifiques/vulnerabilites-au-travail-une-approche-communicationnelle.

4 Les réseaux qui ont participé à l’enquête sont les suivants : Femmes des territoires, Les Premières Dordogne, Willa (ex. : Paris Premières), Femmes entrepreneures, Andere Nahia, Association des femmes entrepreneures d’Europe et Les audacieuses.

5 https://www.insee.fr/fr/statistiques/5229846.

6 Le guide d’entretien se trouve en annexe.

7 Tous les prénoms ont été modifiés pour garantir l’anonymat des répondantes.

8 Dans les entretiens, ce terme fait référence à une forme prononcée d’épuisement professionnel. Nous ne discutons pas ici de la pertinence scientifique du concept de burnout, mais utilisons les expressions employées par les enquêtées pour rendre compte de leur ressenti de la manière la plus fidèle possible.

9 Les Coopératives d’activité et d’emploi proposent à leurs membres de développer leur activité indépendante avec un statut « d’entrepreneur salarié », ce qui leur permet de percevoir un salaire et de bénéficier de nombreuses ressources : https://bpifrance-creation.fr/encyclopedie/differentes-facons-dentreprendre/entreprendre-autrement/cooperatives-dactivites.

10 D’après Sébastien Geindre, le Business Network Initiative est « un réseau de recommandation dont l’objectif affiché est clairement de stimuler le CA de ses membres en facilitant leur mise en relation. Né en 1985 aux États-Unis et introduit en 2004 en France, il fonctionne sur la base de groupes locaux où ne siègent que des entrepreneurs non concurrents » (2013, p. 294).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Delphine Dupré et Claire d’Hennezel, « Les réseaux de femmes entrepreneures : des ressources face à la vulnérabilité et des espaces d’empowerment ? »Communication [En ligne], Vol. 40/1 | 2023, mis en ligne le 28 août 2023, consulté le 03 octobre 2023. URL : http://journals.openedition.org/communication/17300 ; DOI : https://doi.org/10.4000/communication.17300

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Auteurs

Delphine Dupré

Delphine Dupré est postdoctorante en sciences de l’information et de la communication, Université Bordeaux Montaigne, chercheuse associée au laboratoire MICA (UR 4426) et au LERASS (EA 827). Courriel : delphine.dupre@u-bordeaux-montaigne.fr.

Articles du même auteur

Claire d’Hennezel

Claire d’Hennezel est enseignante à l’IUT Bordeaux Montaigne, co-responsable du parcours publicité, docteur en sciences de l’information et de la communication, chercheuse associée au MICA. Courriel : claire.dhennezel@u-bordeaux-montaigne.fr.

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Droits d’auteur

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