1Dans le présent article, nous interrogeons la posture de l’écrivain en tant que self media et l’émergence d’une figure auctoriale qui inclut les interfaces médiatiques numériques et l’ordre multidimensionnel qui en résulte. L’auto-exposition de l’auteur et l’influence des technologies digitales sur les pratiques de promotion de l’œuvre artistique par l’écrivain lui-même pendant la crise sanitaire de COVID‑19 sont examinées au prisme des approches de la médiatisation (Hjavard, 2004, 2008 ; Hepp, 2013). Un corpus de posts appartenant à dix écrivains roumains qui utilisent Facebook pour promouvoir leurs œuvres a été constitué et analysé. Les écrivains représentent divers genres littéraires et différents degrés d’investissement dans les médias socionumériques. Ils ont été suivis entre mars 2020 et mai 2020, période correspondant au premier confinement.

2Par le biais des résultats empiriques obtenus, nous montrons comment l’écrivain (se) médiatise par l’auto-exposition, la production de soi, le recyclage de l’espace intime et de la biographie personnelle (Baudrillard, 1996) en s’organisant socialement et culturellement. Sous un autre angle, relevant plus de la théorie de la communication, nous sommes amenés à conforter la thèse selon laquelle la médiatisation offre un cadre interprétatif pour penser la pratique médiatique individuelle à large portée – économique, culturelle, sociale, etc. (Couldry et Hepp, 2013) – ainsi que les transformations des modes de communication auctoriaux aussi bien en matière de praxis que d’usage au-delà de la simple technique.

Médiatisation et auctorialité – ancrage théorique

3Devant l’urgence de mieux comprendre la complexité de nos sociétés poly et hypermédiatiques, la première décennie du xxi^e siècle a connu la consolidation d’une approche théorique nouvelle dans le champ de la communication : la médiatisation. Elle agrège un ensemble de travaux de sensibilisation aux problématiques complexes engendrées par le « tournant médiatique » (Lundby, 2009 ; Couldry et Hepp, op. cit. ; Deacon et Stanyer, 2014 ; Strömback, 2008 ; Deuze, 2011 ; Hepp, op. cit. ; Gomes, 2016 ; Krotz, 2009, 2017) qui se traduit principalement par un effet cumulatif de l’essor des médias culminant avec la révolution numérique. À partir des années 2010, un programme de recherche portant sur la médiatisation s’articule autour de deux écoles fondatrices : la tradition « institutionnaliste », qui aborde la médiatisation comme une adaptation des différents systèmes et domaines de la réalité – social, culturel, politique, économique, religieux, etc. – aux logiques des médias (Hjavard, 2008), et la tradition « constructiviste sociale », qui entend par « médiatisation » un processus où l’évolution des technologies de l’information et de la communication entraîne les « transformations de la construction communicative de la culture et de la société » (Hepp, op. cit.).

Auto-exposition et production de soi dans le contexte de la self médiatisation

6La culture de la médiatisation a investi de façon durable l’espace littéraire en poussant l’autonomisation de l’écrivain à prendre de nouvelles formes et expressions devenues plus visibles durant la pandémie de COVID‑19. Il s’agit de pratiques caractéristiques des médias telles que l’exposition et la production de soi au service de la médiatisation de soi.

7L’exposition de soi (ou l’auto-exposition) dans le champ littéraire est étroitement liée à l’évolution des supports médiatiques et apparaît dans la littérature du type journal intime (Herring et Paollilo, 2006 ; Deseilligny, 2010). Elle prend de l’ampleur au fur et à mesure que les médias se développent et que les processus relevant de la médiatisation tels que la starification, la tabloïdisation et la peopleisation infiltrent le fonctionnement du champ littéraire. À travers l’auto-exposition, l’espace littéraire s’approprie la logique médiatique qui le pousse vers la marchandisation des situations individuelles de l’écrivain : ses affects, son ordinaire et son espace intime (Meizoz, 2021).

8L’exposition de soi « à l’écran » est une pratique initialement impulsée par les phénomènes télévisuels de célébrification. Les séries télévisées du type soap opéra et télénovelas, les spectacles Big Brother, ceux de découverte des talents, les journaux télévisés et les talk-shows mondains ont créé une culture de l’exposition de soi et de la curiosité médiatique et ont mis les bases du courant faire soi-même. Ils ont favorisé par la suite l’expression de l’individualisation dans l’environnement numérique, doté d’outils et de leviers pour se produire et se médiatiser soi-même. Ainsi les nouveaux médias sont-ils devenus un lieu de self production de la société (Hidri et Smati, 2013), un espace où les écrivains sont parties prenantes de l’activité de médiatisation en tant que producteurs de contenu et « entrepreneurs » de soi (Cardon, 2010 ; Meizoz, 2021). Avec l’avènement des technologies digitales qui permettent la visibilité publique immédiate et le « faites-le par vous-mêmes » par l’intermédiaire des self media, en l’occurrence les réseaux socionumériques, la médiatisation de soi se déploie comme un nouveau terrain pour la production de soi, résultat de l’exposition de soi cultivée d’abord par les médias anciens et transformée dans une forme d’expression à part entière par les nouveaux médias. Cette hypothèse est mise à l’épreuve au travers de l’étude empirique exploratoire que nous avons réalisée.

Contexte du terrain

9Après la chute du communisme en décembre 1989, le champ littéraire roumain a été soumis à un processus de remodelage de l’éthos de l’écrivain. La dissidence du type « écriture pour le tiroir » pendant le communisme ainsi que le manque de liberté d’expression ont influencé le processus postcommuniste de reconstruction identitaire de l’écrivain roumain. Le revirement de l’image de l’écrivain s’est produit dans l’action de médiatisation au moment où il commence à se promouvoir lui-même dans l’espace public médiatique par la prise de position politique et l’exposition de soi (Cusnir, 2016) sur le fond d’un engouement de la population pour les médias, privée de télévision sous le régime de Ceausescu. Avec le début de cette nouvelle ère de libertés, on peut affirmer que l’écrivain roumain existe en tant que tel lorsqu’il est « vu à la télé ». Il s’agit effectivement d’une particularité du champ littéraire roumain qui s’empare très rapidement des médias passant, pour reprendre le syntagme de Meizoz (2021), d’un « régime de la signature à un régime de la marque ». Les écrivains qui ont une existence sur le marché du livre sont ceux qui se forgent une image médiatique, donc ceux connus du grand public des médias mainstream (presse écrite, radio, télévision).

10Internet a eu une influence majeure et a marqué un tournant dans ce processus. Les écrivains roumains sont devenus des utilisateurs fervents du Web et des réseaux socionumériques notamment par le blogue, le premier technogenre natif de la toile dans la pratique de l’expression de soi.

Méthodologie

12Nous avons fait le choix d’une recherche exploratoire initiale, susceptible de constituer une base pour des travaux ultérieurs plus concluants, attendu qu’il s’agit d’aborder des problèmes et contextes peu traités. Pour ce faire, nous avons monitoré les posts de dix écrivains roumains, cinq femmes et cinq hommes, durant le premier pic de la crise sanitaire de 2020, de mars jusqu’en mai, lorsque l’ensemble de la population roumaine est confiné. Ce choix a été fait dans l’objectif de montrer comment l’écrivain cultive la médiatisation de soi par l’auto-exposition et l’auto-production en tant que stratégies d’individualisation et pratiques d’augmentation de l’audience en vue de la promotion de son œuvre dans une période d’accélération de l’usage des technologies du numérique qui a accentué et même créé des ruptures avec les pratiques antérieures.

13Les critères sous-jacents à la sélection des dix écrivains sont :

1. la notoriété (reflétée dans les ventes de livre et le degré de popularité des auteurs) ;

2. • 5 Douze millions d’utilisateurs en décembre 2021, enregistrés par Zelist Blog Blog Archive Overview S (...)

   la popularité sur Facebook, le réseau le plus prisé en Roumanie5 ;

3. la diversité des genres d’écriture, des professions de base, le sexe et l’âge ;

4. l’animation d’un blogue pour s’autopromouvoir et promouvoir les livres ;

5. le degré d’investissement dans les médias sociaux (actifs et moins actifs).

Le protocole éthique de la méthode auto-ethnographique employée recommande de protéger l’identité des sujets (Tullis, 2016). C’est pourquoi nous avons gardé l’anonymat et codé les sujets de S1 à S10, en ajoutant le genre, f ou m (exemples : S1f, S5m…). Dans le tableau 1, nous avons reporté le profil des écrivains selon les critères retenus.

Tableau 1

Code écrivain	Age	Blogue/Vlogue	Profession de base	Abonnés sur Facebook
Slf	43	blogue journal intime	journaliste, psychologue	43 000 (2020)
S2f	43	blogue parentalité	bloggeuse	132 000 (2020)
S3m	62	-	éditeur de livres, traducteur, producteur d'émissions culturelles à la télévision	39 335 (2021)
S4m	66	-	professeur des universités	107 735 (2021)
S5m	43	-	professeur des universités, activiste politique	8 000 (2020)
S6f	47	site culturel	directrice d'agence de communication	1 806 (2021)
S7f	66	blogue de présentation de soi	professeure des universités	1 136 (2021)
S8f	58	-	psychothérapeute	739 (2021)
S9m	43	-	producteur en télévision	34 904 (2021)
Sl0m	53	vlogue culinaire	journaliste de radio	23 000 (2020)

Profil des écrivains

14Le monitoring des pages Facebook des écrivains à l’aide de la méthode auto-ethnographique a commencé au mois de mars 2020. La méthode consiste à observer les statuts et la dynamique du comportement en ligne des écrivains en temps réel. Nous avons fait ce choix méthodologique pour des raisons qui réunissent les conditions nécessaires à l’analyse des cultures et communautés en ligne (cf. Jouët et Caroff, 2013), c’est-à-dire a) l’autobiographie, b) l’environnement numérique et c) l’encadrement historique du contexte (la pandémie de COVID-19). Par son caractère mémorialistique et narratif et parce qu’elle permet l’analyse de l’expérience et de la vulnérabilité humaines (Holman-Jones, Adams et Ellis, 2016), l’auto-ethnographie offre la possibilité d’établir une tendance sociale et/ou sociétale sur une certaine période, à partir d’une expérience et des événements, au prisme de l’angle de vue d’un individu ou d’une communauté dans un contexte unique (ibid.). Ainsi avons-nous pu observer la posture, les logiques et les récits construits dans les actions de médiatisation de soi des écrivains, liés à un certain événement (la COVID-19), ainsi que les expressions de l’exposition de soi. Nous avons également pu mettre en évidence comment les écrivains en tant que self media ont eux-mêmes re-cadré les informations à partir de l’agenda médiatique, participant activement au processus d’agenda setting (McCombs, 1981 ; Rashi et McCombs, 2017).

15En ce qui concerne la collecte des données, nous avons choisi de monitorer une semaine par mois, la plus marquante du point de vue événementiel :

• 23-29 mars 2020 : la première semaine après la déclaration de l’état d’urgence (120 posts) ;

• 13-20 avril 2020 : la semaine avant et après les vacances de Pâques en confinement (137 posts) ;

• 18-24 mai 2020 : la première semaine après la déclaration de l’état d’alerte (suppression de l’attestation et des horaires de sortie de la maison, obligation du port du masque uniquement dans les espaces fermés) (58 posts).

16Nous avons défini la grille d’analyse suivante :

• nombre d’abonnés : monitoring de la croissance durant la période concernée ;

• influence des événements repères (événements décisifs du point de vue médiatique et sociétal liés à l’instauration de la situation de crise) ;

• codification (identification des codes à la base de la production de sens des récits) ;

• cadrage de l’information par l’écrivain en tant que self media (fonction de l’agenda setting appliquée à la médiatisation de soi afin de déterminer le poids du jeu médiatique individuel dans la structuration d’une réaction des publics) ;

• récurrence des mots-clés par écrivain et pour la totalité des posts par jour (identification du type de récit et le degré de diversification suite au confinement).

17Les données recueillies ont été exploitées à partir d’une base Excel et de la grille précitée. Elles ont fait l’objet d’une analyse thématique. Nous avons choisi cette technique qualitative pour sa polyvalence (Paillé, 2011) et parce qu’elle s’applique de façon déductive et inductive à la fois. Nous avons porté notre préférence sur une approche inductive dans le paradigme compréhensif. En partant du corpus de posts, nous avons repéré et généré les thèmes, les sujets et les codes des récits afin de comprendre l’objet de notre recherche par l’appréhension des éléments listés dans la grille qui, une fois agencés, nous ont facilité la reconstitution du corpus pour sa récontextualisation. L’usage de l’approche par le sens a permis de dégager les significations des logiques médiatiques individuelles et collectives puisqu’elles impose l’idée de « communauté communicationnelle », appréhendée comme sujet de la compréhension du sens (Schurmans, 2006).

Analyse des résultats et discussion

18Avant la crise sanitaire qui débute en Roumanie avec le premier confinement en mars 2020, les dix écrivains enregistraient une activité modérée sur Facebook. Les graphiques 1 et 2 montrent la progression et l’intensité par nombre de posts et par écrivain sur deux semaines choisies de façon aléatoire avant et durant la période pandémique monitorée. On peut également observer le détail de l’évolution au travers du graphique 3, qui compare l’activité sur Facebook des écrivains S1f et S5m, eux aussi choisis de manière arbitraire.

19Comme le montrent les graphiques, le décomptage des posts est fait par semaine. L’analyse suit le même principe pour une meilleure lisibilité et par souci de cohérence avec la démarche méthodologique.

20La première semaine correspond à la période du 23 au 29 mars 2020 et comprend un corpus de 120 posts. Nous avons accordé une importance particulière au premier jour monitoré parce qu’il coïncide avec le moment de la déclaration de l’état d’urgence. Dans les posts des dix écrivains, nous avons identifié les éléments suivants :

• récurrence des mots-clés : père, maladie, virus, Italie, mort ;

• mots-clés sur l’effet des événements de l’actualité : bouleversement, tristesse et peur ;

• récits principaux : peur de l’épidémie et évocation de la mort ;

• récits secondaires : souvenirs liés aux parents et à l’Italie (premier pays très touché par la COVID-19 où réside une diaspora roumaine importante).

21Dans le processus de médiatisation de soi, la plupart des écrivains ont créé des posts à travers l’auto-exposition et à l’aide des informations sur le virus diffusées par les médias mainstream. Il s’agit effectivement d’un re-cadrage individuel de l’information médiatique principale. Pour illustration, nous citons le post de S1f (capture 1).

22D’autres auteurs (S3m, S4m et S9m) s’auto-médiatisent à travers des récits ironiques d’auto-exposition construits sur des jeux de mots liés à des informations relatives aux restrictions de quitter la maison (capture 2) :

23La médiatisation de soi a été réalisée par des informations qui imposaient la distanciation sociale et l’isolement, la préoccupation pour les personnes âgées et les parents.

24Dans ce laps de temps, les écrivains suivis n’ont créé que deux posts sur des sujets purement culturels, c’est-à-dire des sujets qui ont mis au centre la promotion directe de livres. Ils ont été réalisés en format vidéo (S5m, S7f).

25En ce qui concerne l’ensemble de la semaine, nous avons identifié les codes listés ci-dessous. Il est à noter que tous les posts sont construits sur des pratiques d’auto-exposition.

• 24 mars 2020 : La peur d’accepter la réalité de l’isolement/des restrictions. La médiatisation est liée à l’actualité du virus COVID-19 diffusée par les médias : restriction, isolement et protection.

• 25 mars 2020 : Communication en ligne par connexion numérique et lien social numérisé. La médiatisation s’articule autour des actualités sur l’isolement, les restrictions et la scolarisation en ligne.

• 26 mars 2020 : Reconstruction de l’espoir dans l’isolement par le biais de la lecture des livres. Les récits sont majoritairement littéraires et les auteurs se médiatisent eux-mêmes par des directs ou des interviews sur les réseaux.

• 27 mars 2020 : Les livres apportent de l’espoir dans l’isolement. Le récit principal est culturel. Il y a une prolifération d’actions en ligne pour promouvoir les livres par l’auto-exposition.

• 28 mars 2020 : L’espoir de changement via le respect des règles sanitaires imposées par l’épidémie. La médiatisation de l’actualité diffusée sur les médias concernant les consignes de protection.

• 29 mars 2020 : Adaptation familiale en isolement. Les récits sont divers, il n’y a pas d’informations prédominantes ou communes employées dans la médiatisation. Les premiers thèmes liés au couple et à la sexualité apparaissent, d’où une ouverture plus large à des sujets généralement liés à l’espace intime.

26Pendant la première semaine suivie, on a observé que les codes et les récits ont tablé d’abord sur la peur, ensuite sur l’espoir et enfin sur l’adaptation. La plupart des écrivains ont construit leurs posts par le truchement du recadrage des informations qui ont fait l’actualité du jour dans les journaux télévisés, avec accent sur les restrictions imposées par l’état d’urgence.

27Dans la semaine du 13 au 20 avril 2020, les écrivains suivis ont produit 137 posts. Nous nous limitons à présenter les codes puisqu’ils renvoient également aux autres éléments étudiés. Le 13 avril 2020, le code principal est l’isolement à domicile. Par exemple, S2f s’auto-expose par la médiatisation de soi, d’une part, en parlant du quotidien personnel et familial et, d’autre part, en recadrant les actualités diffusées par les grands médias en rapport avec le respect des règles sanitaires, le confinement, le port du masque, etc. (capture 3). En même temps, S2f propose un récit où il se projette dans un avenir sécurisé par rapport à la pandémie, parlant du présent comme d’un passé mémorable mais désagréable. Le public est pris comme participant actif à ce récit.

28D’autres écrivains parmi ceux suivis se sont médiatisés par des récits sportifs, économiques et psychologiques.

29Du 14 avril 2020 jusqu’au 17 avril, les récits ont reposé sur les codes suivants : fêtes pascales, vie de famille en isolement à l’occasion des Pâques orthodoxes, religion et foi, Église orthodoxe roumaine, police nationale et lumière de la résurrection. Il s’agit notamment des posts avec recadrage en clé humoristique et amère de l’information sur l’Église orthodoxe roumaine qui apporte la lumière pascale aux fidèles avec la police nationale pour s’assurer du respect des restrictions (capture 4 de S9m), mais aussi des récits sur les fêtes en isolement où la médiatisation de soi par l’auto-exposition prend la forme d’un texte avec des références livresques. Les écrivains tentent ainsi de donner envie au public de reprendre la lecture promouvant indirectement leurs œuvres. Pour illustration, le post de l’auteur S5m (capture 5).

30Légende : « L’Église orthodoxe roumaine n’a pas compris qu’il aurait été mieux pour la santé de nous laisser regarder le soleil dans les yeux que de nous envoyer la lumière de la résurrection » (traduction du roumain).

31Deux aspects sont saillants dans la semaine d’avant et pendant les fêtes pascales. Premièrement, les écrivains femmes font des posts codifiés autour des actes charitables et des histoires qui relatent le vécu personnel par rapport aux Pâques. On remarque par ailleurs qu’il s’agit de la seule particularité genrée des publications. Deuxièmement, on observe les premiers posts où les écrivains (capture 6) évoquent les théories de la conspiration portées par certains médecins dans le cadre des émissions diffusées par les médias mainstream roumains. Il s’agit notamment de la théorie concernant le génocide des personnes âgées.

32En ce qui concerne l’influence des événements sur les récits, on note une évolution qui passe d’abord par la tristesse, ensuite par l’humour et enfin par l’ironie. Les messages sont codifiés autour de la constellation formée des mots-clés tels que le confinement, la lumière de la résurrection, les Pâques, la famille et les personnes âgées.

33La semaine de passage à l’état d’alerte – du 18 au 24 mai 2020 – rassemble 58 posts. Les thèmes se développent de la façon suivante : isolement et besoin de normalité (18 mai), restrictions (19, 20, 21, 24 mai), peur de la nouveauté de la pandémie de COVID-19 (21 mai), peur du balayage thermique à l’entrée des commerces, mères célibataires en pandémie, école en ligne, (20 mai), la messe des Pâques au bord de la mer (19 mai). Cette semaine est caractérisée par des récits d’auto-exposition qui misent sur le recadrage des informations principales diffusées par les médias — restrictions, confinement, librairies fermées, festivals annulés, école en ligne, etc. (captures 7 et 8). Les narrations sont hétérogènes, introspectives, psychologiques, familiales, culturelles, etc.

34La fréquence des publications est devenue visiblement faible. On remarque l’absence de la promotion des livres. Un changement important pour cette période consiste en l’augmentation d’un tiers en moyenne du nombre de followers par rapport au mois de janvier 2020 pour l’ensemble des écrivains suivis. Les paramètres des autres indicateurs sont les mêmes que ceux observés la semaine précédente.

35Au cours des semaines monitorées, les écrivains se sont médiatisés sur Facebook à travers des récits participant de la promotion de soi par l’auto-exposition, qui demeure la principale forme de promotion, de communication et de médiatisation de soi auprès des lecteurs. Dans la construction des posts, les écrivains s’appuient principalement sur l’extimité, pratique complexe relevant de la dynamique de l’extériorité et de l’intimité, propre à la logique des médias socionumériques (Rouquette, 2008 ; Paveau, 2015).

38L’ensemble des récits construits par les écrivains se nourrissent de ces deux variantes de besoins, très souvent imbriqués. Le besoin général d’extimité est plus visible dans les récits principaux qui traitent de la peur de COVID‑19, de la mort, de l’espoir et de l’adaptation à un nouvel ordre (captures 1, 3 et 7).

39Le besoin d’extimité propre à l’écrivain au service de la médiation de soi est alimenté par des posts de projection de soi où il met son cœur « à nu », voire par des microrécits d’intériorité subjective qui accèdent à la représentation artistique (captures 1, 5 et 8). Les publications puisent dans ce qui représente « le plus profond de soi » pour l’amener à ce qui est « le plus extérieur à soi » (Côté, 2011) afin de créer une sorte d’intimité sociale, propre à l’extimité et à l’écosystème médiatique. Le re-cadrage des informations diffusées par les médias mainstream, qui passent du simple commentaire d’opinion à des micro-narrations sur la base de jeux de mots ou de l’auto-ironie (capture 2, 4 et 6), s’enracine également dans les affects des écrivains entrelacés aux possibilités de l’imaginaire.

40On observe que dans la plupart des récits, l’axe de l’intériorité́ (le soi, son histoire personnelle, son ressenti, en bref, son vécu) croise l’axe de l’altérité (exprimer à l’intention de l’autre) et l’axe de l’actualité (exprimer/s’exprimer sur ce qui se passe au milieu des événements rapportés par les médias mainstream). Cela est révélateur de la force des médias dans le formatage des narrations, où le pouvoir de l’écrivain, c’est-à-dire son œuvre, se voit contourné par la stratégie de médiatisation (de soi).

41Ce tournant que mettent en évidence les pratiques de promotion de soi des écrivains étudiés ne consiste pas seulement à miser sur l’extimité, car elle est ancrée dans l’œuvre artistique et la posture de l’écrivain (Côté, op. cit.), mais aussi à coloniser la posture de l’écrivain par la logique médiatique qui le transforme dans un aucteur. Il s’agit d’une notion renvoyant à un acte promotionnel dont l’écrivain est acteur, à la culture de masse où il devient protagoniste, à une accommodation aux médias (classiques et nouveaux) par le fait qu’il « fait soi-même ». L’inscription de son action dans cette logique lui apporte du capital médiatique, une nouvelle ressource dans la compétition littéraire. Cette tendance est visible également dans le contenu des posts que les dix écrivains ont publiés avant la pandémie (voir les périodes présentées dans les graphiques). Même si avant la crise le fil conducteur a une dominante culturelle (parution de livre, lancement, etc.), les écrivains aboutissent à des récits s’appuyant sur l’exposition de soi et sur la « gestion de la mise en scène créée par soi-même » en vue de l’auto-promotion. Ils « domestiquent » le processus de médiatisation et le transforment en médiatisation de soi. Par exemple, l’écrivaine S1f crée un post accompagné d’un montage de photos avec sa nouvelle coiffure pour annoncer le lancement de son dernier livre. Ensuite, elle diffuse une vidéo en direct avec l’événement. S2f produit des posts qui font référence à sa passion – la parentalité. Elle partage chaque jour sur Facebook un lien vers un article pour les parents écrit et publié sur son blogue consacré à ce sujet.

42L’auto-exposition par l’extimité est donc destinée non seulement à communiquer avec l’autre, mais surtout à intéresser l’autre en vue de la consécration par une auto-consécration qui ne dit pas son nom. L’extrait suivant en est l’expression :

Pendant ce temps, comme tout le monde, j’ai fait face à l’idée de finitude et à ma peur de mort. Inévitable. Et tous ces jours, en lisant quelques critiques de mes livres (certaines à propos de quelques récitations) et quelques messages de remerciements, j’ai eu un sentiment de grande paix : tout n’a pas été vain, je n’ai pas vécu en vain, peu importe quand je mourrai. J’ai laissé une petite trace de bien, et c’est le maximum que l’on puisse espérer en tant que personne médiocre, non touchée par l’aile du génie, qui n’est pas venue au monde avec la lourde tâche de découvrir ou de créer quelque chose de fondamental pour l’humanité. Donc, je pourrais mourir à tout moment, j’ai fait quelque chose de bien, je n’ai pas consommé tout l’oxygène en vain. Cette année, pour mon anniversaire, je veux continuer à multiplier les bienfaits (Extrait 1. S1f : Récit d’auto-exposition, la peur de la nouveauté de la pandémie, source page Facebook de S1f).

43Cela dit, dans le processus de médiatisation de soi, les écrivains analysés soignent les modalités de gestion de leur capital social sur le réseau au travers de la mise en commun des éléments ayant trait à leur monde intérieur (peur de mourir) et par le biais d’une expression à l’attention de l’autre (actes charitables pour marquer l’anniversaire, lectures des critiques de leurs livres, remerciements, traces de leur œuvre, etc.) qui doit les valider et leur apporter des bénéfices quantifiables instantanément sur le réseau, sous forme de technosignes comme les likes ou les émojis ou d’autres modes technodiscursifs tels que les commentaires. Ces modalités reposent sur les trois éléments constitutifs de l’extimité. Ainsi peut-on observer que la médiatisation de soi des écrivains suivis s’inscrit dans un processus d’optimisation du dévoilement de soi qui engage des critères propres aux logiques de fonctionnement médiatique : l’actualité (évaluation de la situation et adaptation au contexte au moyen de l’encadrage des posts en fonction de ce qui fait la une sur les médias mainstream), la reconnaissance (consolidation du prestige symbolique pour conforter la validation d’autrui et l’influence pour se faire remarquer cf. Kent, 2023), le bénéfice du brand et de marketing (catégorisation du contenu afin de se mettre en évidence et de se différencier pour promouvoir son œuvre et consolider sa notoriété).

44Cela dit, les récits produits par les écrivains roumains ne dissocient pas le statut de l’auteur de l’œuvre de celui d’individu dans son univers intime. Cela correspond à ce que Heinich observait déjà à l’égard de l’emprise des médias classiques sur l’auteur qui commençait à conforter la « confusion entre l’œuvre et la personne […], entre valeurs marchandes et valeurs littéraires, visibilité médiatique et talent, littérature et divertissement » (2000, p. 159). Il s’agit ici d’une forme plus forte de médiatisme (ibid. ; Michel, 2003 ; Da Rocha Soares, 2011), c’est-à-dire une expression de l’autorité totale des logiques médiatiques sur les normes et critères appartenant exclusivement au champ de la création littéraire censée légitimer en priorité le statut de l’auteur et sa notoriété.

45La médiatisation de soi de l’écrivain dans le contexte pandémique table sur l’usage de l’extimité exacerbée par le confinement ainsi que sur un changement en cours de la posture de l’écrivain, une posture orientée self media. Cette posture signifie qu’il dispose de ses propres médias (les réseaux socionumériques) et qu’il est son propre média en tant que créateur et diffuseur de contenu. Elle fait de l’écrivain un aucteur marquant une professionnalisation de l’écrivain en homme de média. Ainsi, si on parle plutôt d’une tendance, les caractéristiques des médias socionumériques seraient greffées sur la posture de l’auteur. Le primat de l’influence du storytelling personnel, l’entrecroisement des récits extimes et l’(auto)promotion commerciale, la réinvention à l’« écran numérique » d’une trajectoire individuelle et sociale, l’assimilation du branding et des enjeux marchands consolidés en période pandémique par les pratiques poussées de médiatisation de soi feraient partie intégrante de l’éthos contemporain de l’écrivain.

Conclusion

46Nous avons déployé les changements de la posture de l’écrivain dans le cadre du premier confinement de la crise pandémique de COVID‑19 au prisme de la médiatisation de soi et des pratiques sous-jacentes. L’étude a tenté de mettre en évidence que les logiques médiatiques s’immiscent dans les pratiques d’auto-exposition et de production de soi des écrivains monitorés par différents biais : la façon d’organiser, de présenter et de mettre en valeur l’actualité informationnelle en même temps que la vie intime, l’emprunt des routines de production et de diffusion, des normes et des règles caractéristiques du fonctionnement des médias et la médiatisation de soi qui actualise le double mouvement d’extimité, c’est-à-dire de l’autre comme soi, dans une écriture de soi à soi, et de soi à l’autre et vice versa, dans une écriture de soi pour un public.

47Les écrivains s’approprient la fonction d’agenda setting en mettant leur intimité au goût de l’actualité. Ils « scénarisent » leur œuvre et leur propre vie dans l’espace ambivalent de l’extimité non seulement dans un cheminement communicationnel pour accéder à une signification du ressenti pendant cette période et artistique pour mettre en récit ce temps d’isolation imposé par la pandémie, mais également dans une démarche de conservation et de consolidation de leur capital social pour des raisons d’économicisation de l’image de soi, intrinsèque à la médiatisation de soi.

48Les résultats ont également montré que l’auto-exposition au service de la médiatisation de soi rend l’expérience directe avec l’œuvre secondaire, le jugement portant davantage sur la créativité médiatique de l’écrivain en tant que producteur de « récits-posts » que sur la performativité de l’œuvre en soi et la créativité littéraire qui a moins de force pour légitimer l’auteur en tant que tel. Les écrivains sont amenés à s’autoconsacrer par la médiatisation de soi en faisant preuve de « média-génie numérique », c’est-à-dire en misant sur leur talent et leur capacité de « faire soi-même » en tant que self media.

49Finalement, on peut inférer que l’expérience pandémique a accentué la médiatisation de soi de l’écrivain par l’auto-exposition qui percole le champ littéraire de telle façon que l’image-auteur construite sur le réseau social l’emporte sur l’image-créateur, ce q u i efface toute distinction entre l’auteur créateur de l’œuvre et l’auteur en tant que personne. La médiatisation de soi met en jeu une identité médiatisée qui se construit dans un rapport permanent avec le dispositif technologique et est contrainte par ses caractéristiques intrinsèques.