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Lectures

Annabelle ALLOUCH (2022), Les nouvelles portes des grandes écoles

Paris, Presses universitaires de France
Jean-Pierre Chamoux
Référence(s) :

Annabelle ALLOUCH (2022), Les nouvelles portes des grandes écoles, Paris, Presses universitaires de France

Texte intégral

Préambule : que couvre cet ouvrage ?

1Avant d’analyser cet ouvrage et l’enquête sociologique qui l’a précédé, il faut mettre ce travail en perspective, car il couvre un champ bien plus étroit que ne le promet son titre : en le découvrant, les lecteurs n’auront qu’une vision parcellaire des conditions actuelles d’accès aux grandes écoles françaises ; en revanche, ils découvriront les espoirs, les particularités et les difficultés soulevées par les politiques volontaristes engagées par l’Institut d’études politiques de Paris (familièrement nommé Sciences Po-Paris), l’ESSEC, grande école de commerce de l’enseignement catholique privé français, et l’Université britannique d’Oxford, pour intégrer à leurs cursus, par des voies nouvelles, de jeunes gens sélectionnés dans des milieux populaires, issus notamment d’une première ou d’une seconde génération d’immigrés.

2Ces sélections sont certes différentes du recrutement traditionnel que pratiquent ces établissements, mais ce ne sont ni les premières grandes écoles à le faire ni les seules à poursuivre un tel but, ce que l’ouvrage ne dit pas clairement, à mon avis. Et ce n’est pas par accident que la couverture représente, symboliquement, la porte d’entrée des Sciences Po, au 27, rue Saint Guillaume, à Paris : cette porte est en effet le vrai fil conducteur du livre, ce que confirme sa longue introduction (p. 17-108).

3En réalité, l’ouvrage parle très peu des « vraies » grandes écoles et de ce que cette expression désigne dans le langage courant ; il ne commente que les « dispositifs d’ouverture sociale » volontaristes que la direction de Sciences Po (comme celles d’Oxford et de l’ESSEC) développa à grand bruit, sous l’impulsion d’un directeur ambitieux et médiatique nommé en 1996 : Richard Descoings, qui disparut à New York en 2012, dans des conditions dignes d’un roman d’espionnage.

4Ce programme ambitieux d’ouverture sociale (qu’Annabelle Allouch associe à « une nouvelle morale », p. 27) est ainsi le seul véritable objet de l’ouvrage. J’y reviens plus loin après avoir auparavant situé l’importance politique des grandes écoles françaises, un sujet qui n’est pas abordé par ce livre au titre trompeur.

À propos des grandes écoles…

5Depuis plus d’un siècle, les cadres techniques et commerciaux des entreprises et des grands services publics français ne sont pas, en majorité, formés par nos universités. Cette tâche incombe, principalement, à de grands établissements d’enseignement scientifique ou professionnel, situés pour l’essentiel à Paris et dans quelques grandes villes de province comme Lille, Lyon, Marseille, Grenoble, Nancy, Strasbourg ou Toulouse.

  • 1 L’École normale supérieure, l’École Polytechnique, les Hautes études commerciales de Paris ou l’Éco (...)

6Contrairement à une idée reçue, ces grandes écoles1 recrutent un public bien plus varié que celui qui compose les classes de khâgne et de taupe des grands lycées de Paris, de Lyon ou de Bordeaux à qui l’on reproche souvent « d’être situés dans de beaux quartiers » et de recruter des élèves « privilégiés » par le sort et par l’éducation. En vérité, ces écoles recrutent, depuis longtemps, un public bien plus varié, socialement et scolairement, que celui d’où viennent les élèves des « sciences politiques ». Ce fait patent est malheureusement peu connu, peut-être parce qu’il dérange : la diversité, ethnique et sociale, des élèves des « grandes écoles » françaises a toujours existé ; la variété des formations initiales — provenant notamment des lycées techniques —, la mixité entre garçons et filles et le mixage international des promotions sont entrés dans les mœurs, sans bruit et depuis un siècle. De plus, nos grandes écoles entretiennent un lien, quasi génétique, avec le monde professionnel dans lequel s’insèrent leurs anciens élèves. Pour utiliser un germanisme, nos hautes écoles lient leurs programmes, leurs professeurs et leurs élèves au milieu auquel se destinent leurs élèves. En cela, nos formations d’ingénieur et de management ressemblent à l’apprentissage supérieur dont le modèle le plus abouti, en Europe, est celui des Hochschule suisses ou allemandes.

7Instituées, pour les plus anciennes, depuis bientôt 250 ans, ces formations reposent sur un recrutement postérieur d’un ou deux ans au baccalauréat qui termine notre cycle scolaire. Les classes préparatoires aux grandes écoles (CPGE) dont les élèves répondent aux normes scolaires imposées par les concours qu’organisent les grandes écoles sont principalement centrées sur les sciences physiques et sur les mathématiques pour les écoles d’ingénieurs ; sur les humanités, l’histoire et la philosophie pour les écoles normales-lettres ; et sur l’économie, les sciences humaines et les langues pour les écoles de commerce et de management. Les lycées, publics et privés, choisissent les élèves de CPGE en fonction de leur performance scolaire dans les disciplines propres à la voie qu’ils veulent suivre. Et, depuis des décennies, les grandes écoles admettent des étudiants venant d’autres formations universitaires, françaises ou étrangères, ainsi que dans de troisièmes cycles qui répondent à des besoins professionnels (doctorats spécialisés ou magistères, par exemple), associés à des facultés universitaires, très souvent.

Grandes écoles-universités : des relations tendues !

8Le rapport entre les grandes écoles et les universités françaises n’a jamais été facile : pour dire vrai, une guerre civile larvée empoisonne l’enseignement supérieur français depuis longtemps, au détriment, me semble-t-il, de toute la communauté universitaire, étudiants et corps professoral réunis ! De même, les relations université-industrie sont minées en France, par des réticences que relaient les formations syndicales et une partie significative de la classe politique française. Jusqu’aux années 1960, il était par exemple exceptionnel d’envisager une recherche doctorale au sein d’une grande école sans être inscrit en faculté. De même, une grande école recrutait très peu au sein des facultés. Et les corps enseignants de l’une et l’autre de ces deux branches de l’enseignement supérieur français ne se mélangeaient guère. Les moyens matériels, financiers et humains étaient étroitement différentiés : liens avec l’entreprise, d’un côté, étroite et quasi unique dépendance aux dotations publiques pour l’enseignement et la recherche, de l’autre !

9Sur la longue période, méfiance et défiance caractérisent donc à la fois le comportement des universitaires envers les grandes écoles et celui de ces établissements extra-universitaires face aux facultés ; il en résulte une « guerre picrocholine » centenaire qui est le produit de notre histoire et de notre tradition administrative, guerre intestine que la « sociologie de la reproduction » promue par des normaliens éminents comme Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, notamment, ont savamment argumentée (p. 91 sq.).

10En résumé : tout en visant un niveau académique élevé, les grandes écoles françaises n’ont presque jamais fait partie des universités. Elles ont maintenu leur particularité au fil du temps, vécu en étroite symbiose avec le milieu au sein duquel leurs anciens élèves font carrière. Et elles ont largement essaimé en province (l’école de management et l’École Centrale de Lyon, par exemple).

Différences et similitudes avec Sciences Po

11L’Institut d’études politiques de Paris, familièrement appelé Sciences Po depuis des lustres, est, comme les grandes écoles, un vilain petit canard (aurait dit H. C. Andersen) de l’enseignement supérieur français. C’est au lendemain de la chute du Second Empire de Napoléon III que s’installa à Paris l’École libre des sciences politiques, établissement privé explicitement conçu à l’époque pour entrer en concurrence avec la Faculté de droit de Paris, qui formait hauts fonctionnaires et hommes politiques de notre Troisième République. Jusqu’à la guerre de 1939-1945, cette école libre bénéficia de mécénats. Mais elle fut nationalisée après la Libération en 1944 et rebaptisée : Institut d’études politiques (IEP de Paris) tout en conservant une très grande autonomie. C’est un « grand établissement » unique, géré par la Fondation nationale des sciences politiques, qui en assure la gestion et qui nomme ses dirigeants, grâce à un statut public particulier au sein de la République française.

12Formellement, cela rapproche Sciences Po des grandes écoles ; mais cette similitude est trompeuse car, du fait que la majorité des hommes politiques et des hauts fonctionnaires français est issue de Sciences Po depuis plus d’un siècle et demi, cet institut — et la fondation qui le gère — est le cœur de la vie politique et de la techno-structure française, bien plus que d’autres établissements comme l’École polytechnique ! Sciences Po-Paris est aussi vraiment à part du fait que l’École nationale d’administration (ENA), qui forme les administrateurs civils depuis 1945, est elle aussi issue de l’École libre des sciences politiques. En définitive, le capital de sympathie et d’influence de l’IEP de Paris est unique : il siège au cœur de l’État, au gouvernement et dans l’administration publique qui est truffée de ses anciens élèves !

Sur l’autrice et sur son propos 

  • 2 Cet îlot new-yorkais fut une « usine à fabriquer des Américains » ; on y parqua des millions d’immi (...)

13Allouch enseigne la sociologie à l’Université de Picardie, à Amiens. Les quelques détails biographiques qui parsèment ce livre au cours duquel elle s’exprime parfois à la première personne (p. 69 sq. et 96 sq.) dévoilent qu’elle est d’ascendance marocaine, qu’elle a grandi en grande banlieue parisienne, qu’elle a choisi très tôt d’être sociologue et qu’elle a préparé sa thèse à Sciences Po-Paris, une institution dont elle a partagé la vie quotidienne avant d’orienter ses recherches vers ce que l’on nomme la « diversité sociale » dans le jargon administratif actuel. Ce qu’elle dit de son parcours suffit pour situer l’autrice dans la sociologie contemporaine : elle adhère aux thèses « bourdieusiennes », et la courte citation de l’Ellis Island2 de Georges Perec, placée en exergue de son livre, éclaire son propos : « transformer l’émigrant en immigrant, celui qui était parti en celui qui était arrivé » (Perec, 1980, p. 157-158). En changeant de statut, l’émigrant américain était préparé dans cette île pour intégrer la société qui allait l’accueillir : Ellis Island fut, en quelque sorte, l’un des moteurs du melting-pot américain ! Mais, d’année en année, l’intégration n’est plus aussi simple aux États-Unis qu’autrefois : l’îlot new-yorkais ne joue plus ce rôle ; au contraire, certains Néo-Américains exigent désormais qu’une discrimination positive leur garantisse une créance sur la société qu’ils abordent. Par analogie avec cette évocation de l’immigration américaine, l’ouverture sociale des grandes écoles impliquerait-elle, dans l’esprit de ce livre, une discrimination positive ? Mais revenons en France.

14Nos établissements supérieurs répondent depuis longtemps aux besoins de notre pays comme le font aussi, de l’autre côté de la Manche, les collèges britanniques d’Oxford, de Cambridge (ou d’ailleurs) que ce livre assimile aux grandes écoles françaises. Ces deux systèmes, l’anglais et le français, ont sélectionné et entraîné, chacun par sa propre méthode, ceux qui peuvent aspirer aux plus hautes responsabilités au sein de leur pays. Toutes ces écoles ont intégré de nombreux immigrés, parmi leurs élèves et parmi leurs enseignants comme le philosophe viennois Karl Popper, anobli par la reine en fin de carrière. Ils ont contribué à renouveler l’élite française comme l’élite britannique et intégré le sang frais de brillants sujets immigrés : l’actuel premier ministre britannique, fils de pharmaciens indiens passé par Oxford, en est un bel exemple anglais de nos jours, de même que Carlos Tavares, ingénieur-centralien d’ascendance portugaise très modeste, l’un des plus éminents patrons français de l’industrie mondiale !

15Les vraies grandes écoles ont donc allègrement ouvert leurs portes ; elles s’en félicitent puisque les ingénieurs et les diplômés de ces écoles, principalement scientifiques et commerciales, viennent aujourd’hui de familles bien plus diverses qu’il y a un demi-siècle. En revanche, le problème de l’IEP de Paris est à la fois différent de celui de nos grandes écoles, et unique de son genre en raison de la nature proprement politique de cet établissement : reflet de la société politique française, la Fondation des sciences politiques et le corps professoral de l’IEP sont de purs produits de notre administration républicaine. Surveillée attentivement par le Conseil d’État et par d’autres grands corps où siègent tant de ses anciens élèves, ce grand établissement original n’est pas tenu par les préoccupations, très concrètes, de nos multiples grandes écoles qui s’inscrivent dans un contexte international, compétitif et d’échelle globale. Les grandes écoles sont en réelle concurrence entre elles et avec d’autres établissements, car la formation des ingénieurs et des hommes d’entreprises n’est plus protégée par la langue ni par une frontière politique. Sciences Po-Paris, au contraire, n’a guère de concurrent sérieux dans l’enseignement français, et la fonction publique, les élus, la haute administration et les responsables politiques qui s’y forment sont encore protégés contre la concurrence étrangère, pour le moment du moins… La diversité sociale a donc une autre signification pour Sciences Po-Paris que pour l’École de management de Lyon ou l’École spéciale des travaux publics de Paris dont les élèves sont déjà très divers et supportent, depuis toujours, la comparaison avec des diplômés du monde entier ! Cette différence majeure n’est guère évoquée dans l’ouvrage !

Le vrai sujet du livre

  • 3 Les dispositifs de promotion, de nomination et de sélection qui s’appliquent du bas en haut de notr (...)

16Depuis le début de sa carrière de sociologue, Allouch s’intéresse au personnel et au recrutement des services publics français3. Elle critique « l’empire des classements scolaires » qui s’impose à de nombreuses fonctions, tant dans l’administration que dans des entreprises publiques dont les règles singent celles de la fonction d’État. Mais elle oublie de signaler que cette situation s’explique par notre histoire républicaine : comme les examens académiques, l’accès à la fonction publique et la promotion au sein de celle-ci reposent depuis deux siècles sur des critères objectifs et sur des procédures écrites, anonymes et contradictoires. Cette sélection est associée — assimilée parfois — au mérite scolaire : elle fut un moyen puissant pour casser la vénalité antérieure des emplois publics et pour réduire les privilèges aristocratiques associés à de hautes fonctions publiques, dans la diplomatie, la magistrature ou les hauts grades militaires, par exemple. Cette prime au mérite fut renforcée par la création de l’École nationale d’administration, à un point tel que ses élèves sont, en pratique, conditionnés pour la vie par leur rang de classement à l’issue de leur scolarité à l’ENA, un conditionnement sans doute exagéré, j’en conviens !

17Ce travers ne concerne cependant que la fonction publique et le secteur public français, ce qui explique cette préoccupation majeure de Sciences Po, j’ai dit plus haut pourquoi. Rien de semblable n’existe toutefois dans les autres grandes écoles qui ont depuis longtemps l’ambition de préparer leurs élèves à des emplois compétitifs, à l’échelle internationale. Ce que Bourdieu avait nommé la noblesse d’État (ouvrage cité souvent dans ce livre : p. 42, 52, 122, etc.) est parfaitement étranger à ces établissements, qui espèrent seulement que leurs anciens élèves rencontreront le succès, tant en France qu’au-delà du champ hexagonal.

Quelques points forts…

18Je dois reconnaître qu’Allouch s’exprime avec facilité et que, malgré ses biais que j’ai déjà soulignés, elle connaît son sujet. Elle témoigne d’une bonne maîtrise rhétorique et, sans la connaître, on découvre, en la lisant, une personnalité qui ne peut laisser indifférent. Après sa trop longue introduction (un véritable essai sur la « Politique de la porte »), son livre comporte deux grandes parties, d’une centaine de pages chacune, et une conclusion d’une vingtaine de pages.

19Cœur de l’ouvrage, la première partie est affirmative : « Sélectionner sans reproduire » ; elle résume l’idée maîtresse et la méthode de réforme introduite à Sciences Po par Richard Descoings et par son équipe il y a bientôt trente ans. Interrogative : « une magie sans violence symbolique ? », la deuxième partie introduit des comparaisons entre Sciences Po et deux autres grands établissements (Oxford et l’ESSEC) où l’on décèle des intentions analogues à celles de l’IEP de Paris. Les expériences d’ouverture sociale tentées à Cergy-Pontoise par l’ESSEC et à l’Université d’Oxford éclairent la réforme parisienne et servent de comparaison avec Sciences Po.

… Et des réserves de fond

20J’ai dit pourquoi, en prétendant parler des grandes écoles, Allouch abordait un terrain miné. Mais son approche soulève d’autres interrogations : si son intention avait vraiment été d’étudier l’ouverture des grandes écoles françaises à de nouvelles catégories d’étudiants, elle ne devait pas occulter que ces établissements sont socialement ouverts depuis cinquante ans, que des passerelles nombreuses intègrent des élèves, français et étrangers, issus de formations universitaires ou d’enseignement technique et que de nombreux diplômés de nos écoles d’ingénieur, de commerce ou de management sont d’ascendance étrangère ou défavorisée, pour reprendre cette litote dont l’administration a le secret ! Comme la population française, les grandes écoles ont mué depuis longtemps !

21Mais, de son propre aveu, Allouch s’intéresse surtout à l’Institut d’études politiques de Paris, un établissement qui est lié à son histoire personnelle (p. 96 sq.). On trouve, dans ses conclusions (p. 311 sq.), ce qui la préoccupe vraiment, exprimé malheureusement dans un langage abscons qui tranche avec le style vif et cursif dont elle use ailleurs dans ce livre : il s’agit, me semble-t-il, d’imposer la mixité sociale à l’IEP de Paris, c’est-à-dire de modifier cet établissement de l’intérieur afin d’en remodeler la sociologie dans une vision constructiviste inspirée par Bourdieu, afin d’interrompre la « reproduction sociale » des élites françaises, par un acte délibéré !

  • 4 Plusieurs fois invoquée, la démarche comparatiste est sans grand intérêt ici puisque les vraies gra (...)

22La première partie du livre exprime aussi cette volonté, car elle situe le rôle du sociologue réformateur dans cette perspective. Quant à la seconde partie de l’ouvrage, elle suggère, sous une forme plus ampoulée, qu’en cassant la « violence symbolique » (caractéristique des concours, dit-elle), un nouveau climat scolaire offrirait à chacun le droit d’être différent des autres. Si tel est le propos du livre, pourquoi ne pas l’avoir dit dès le début4 ?

Pour conclure

23Suivant Bourdieu qu’elle admire, notre sociologue fait-elle fausse route ? Son insistance à promouvoir une politique de l’échec (p. 279 sq.) témoigne certes d’un souci respectable : accompagner les difficultés d’autrui. Mais une société vivante doit-elle aligner son système éducatif sur ce seul objectif ? Ne doit-elle pas, plutôt et par priorité, entraîner « les meilleurs d’entre nous » comme l’espéraient les initiateurs révolutionnaires des grandes écoles françaises au début du xixsiècle : Condorcet, Lavoisier, Monge, etc. ? À présent, la poursuite de l’excellence guide, avec l’approbation de tous, la politique sportive : les entraîneurs de rugby, de football ou de ski ; pourquoi en serait-il autrement des professeurs qui entraînent nos plus brillants élèves, qu’ils soient nés en France ou pas ?

24J’espère, pour finir, que les travaux d’Allouch ne dénieront pas l’efficacité et l’utilité des grandes écoles françaises, y compris des Sciences Po, n’en déplaise à leurs détracteurs ! Les angoisses bourdieusiennes n’engagent l’université française ni à coopérer sainement avec le monde productif ni à entraîner nos meilleurs éléments vers l’excellence de niveau mondial. Or, tel fut et est encore le propos des grandes écoles : former des professionnels de haut niveau, capables de tenir leur rang dans le monde ouvert vers lequel beaucoup de nos jeunes diplômés orientent leur ambition ! Le reste n’est que littérature, parfois teintée d’un soupçon de jalousie pour les formations d’excellence, un sentiment de bien mauvais augure pour affronter les vents du large, aujourd’hui comme hier !

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Bibliographie

PÉGUY Charles (1940), Situations, 5e édition, Gallimard, Coll. « NRF ».

PEREC Georges (1995/1980), Ellis Island, Paris, POL/Sorbier, INA.

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Notes

1 L’École normale supérieure, l’École Polytechnique, les Hautes études commerciales de Paris ou l’École Centrale de Paris en sont quelques exemples. Les termes estudiantins « khâgne & taupe » désignent les classes préparatoires scientifiques et littéraires, respectivement.

2 Cet îlot new-yorkais fut une « usine à fabriquer des Américains » ; on y parqua des millions d’immigrants en transit dont Perec disait : « […] je suis venu questionner ici l’errance, la dispersion, la diaspora… le lieu même de l’exil ».

3 Les dispositifs de promotion, de nomination et de sélection qui s’appliquent du bas en haut de notre fonction publique peuvent prêter à sourire : souvenons-nous des moqueries de Courteline ! Mais aussi de la critique pamphlétaire de Charles Péguy qui, bien avant sa disparition en 1914, stigmatisait : « […] le guichet discriminant… celui qui est assis derrière (le bureaucrate) et ceux qui sont debout devant, comme à la parade… là est la grande, la vraie séparation du peuple de France » (1940, p. 157-158).

4 Plusieurs fois invoquée, la démarche comparatiste est sans grand intérêt ici puisque les vraies grandes écoles sont bien différentes de Sciences Po. D’ailleurs, pourquoi autant d’anciens HEC, centraliens, gadzarts, normaliens ou polytechniciens fréquentent-ils Sciences Po depuis des lustres ? N’est-ce pas pour y découvrir ce que leur « grande école » initiale n’offre pas ? Ce qui confirmerait que ces établissements ne sont pas comparables, mais complémentaires !

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Pour citer cet article

Référence électronique

Jean-Pierre Chamoux, « Annabelle ALLOUCH (2022), Les nouvelles portes des grandes écoles »Communication [En ligne], Vol. 40/1 | 2023, mis en ligne le 28 août 2023, consulté le 07 novembre 2024. URL : http://journals.openedition.org/communication/17474 ; DOI : https://doi.org/10.4000/communication.17474

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Auteur

Jean-Pierre Chamoux

Jean-Pierre Chamoux est professeur émérite à l’Université Paris Descartes. Courriel : jean-pierre.chamoux@parisdescartes.fr

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