1À une époque où beaucoup en appellent au nationalisme et alors que l’Europe connaît à nouveau les affres de la guerre des nations, la recherche de Catherine Roth apparaît tout à fait opportune et féconde. En effet, les avatars de la communauté saxonne au cœur de la Roumanie sont à même d’éclairer, à ses yeux, les nouvelles formes d’interculturalité et de mixité culturelle que connaît et va connaître l’Europe, avec évidemment son lot de questions. Une nation est-elle issue d’un héritage ou d’une construction continue, autrement dit s’agit-il d’une entité culturelle ou politique ? Comment s’effectuent le partage et la transmission de valeurs, de pratiques, de croyances — en bref, le partage d’un même roman national lorsqu’il s’agit de sociétés multiculturelles, comme c’est le cas de nombreuses nations d’Europe centrale ? Si la mise au jour des aléas culturels et idéologiques de la construction-dissolution de la nationalité saxonne au cœur de l’État-nation roumain contemporain est bien la finalité de la recherche, c’est surtout le rôle et les modalités conférés à la communication qui apportent une innovation indiscutable. Il faut reconnaître que la chercheuse bouscule les conformismes franco-français, et en premier lieu le sacro-saint corporatisme disciplinaire de la recherche française et son aveuglante endogamie. Car c’est bien une authentique approche multidisciplinaire et transnationale que nous livre cette étude, en puisant dans des ressources anthropologiques, sociologiques, historiques, linguistiques, etc., hybridité qui sous d’autres cieux a permis l’apparition des cultural studies ou des Medienkulturwissenschaften. Il convient d’ajouter la parfaite connaissance de la chercheuse de la littérature européenne sur la question (Herzfeld, Anderson, Assman, Gellner, Hobsbawm, etc.).

2En second lieu, Roth a le mérite d’écarter le paravent convenu de ce nationalisme politique, hégémonique et méthodologique que s’arrogent cyniquement certains qui ne tolèrent en fin de compte les communautés culturelles zombies qu’au moment de leur extinction, à condition que leur mort cérébrale soit confirmée (bretonne, occitane…), comme si le concept de communauté culturelle était un mot tabou.

3C’est en mettant à plat la relation le plus souvent conflictuelle entre État-nation et communauté que la chercheuse « multisituée » ancre la nationalité, en s’inspirant de Karl Deutsch, dans une « communauté de communication sociale ». D’où l’importance conférée à la fonction des médias mais entendus ici dans un sens élargi, celui d’une définition sémiotique, celle-là même qui permet de déboucher sur le concept de médiacultures. Il s’agit donc de renouer avec le sens originel de médium, entité qui opère une médiation, un passage entre des individus et des ressources culturelles qui se métamorphosent en marques d’appartenance identitaire. C’est à partir d’une batterie d’entretiens que la chercheuse a réussi à mettre au jour les implicites qui tissent au fil du temps cette nation « entre les lignes » que sont les nationalités minoritaires de l’Europe centrale (mais peut-être aussi toutes les nations contemporaines). Car le roman de ces nationalités y relève le plus souvent de médiations invisibles. Certes, du retable au roman, en passant par la presse, tout témoigne d’une identité commune partagée. Mais, dans le même temps, une intimité culturelle enfouie est prise en charge par d’autres médiations plus souterraines. L’Église, le musée, les pratiques sportives, la famille façonnent de façon implicite la même appartenance. Ce que l’analyse dévoile alors, ce sont les mécanismes invisibles de cette réception médiatique élargie, c’est-à-dire les échanges et les va-et-vient constants entre peuple et public.

4Face à l’État historiquement monoculturel et autoritaire, les communautés minoritaires ne peuvent répondre que par cette « nationalité entre les lignes », enfouie, et par le silence. Alors que les institutions nationales irradient continûment une homothétie entre société et culture, les communautés entretiennent à l’intérieur des frontières de l’État-nation des espaces de communication distincts. Espaces de communication qui survivent de façon masquée à l’exil et à l’exogamie puisque la transmission implicite est le fait d’un espace semi-public et clandestin, l’intimité culturelle transmise pour une grande part par la famille. Les acteurs développent ainsi deux registres identitaires, l’un intime, l’autre officiel, entre lesquels circulent des stéréotypes qui éclairent des enjeux identitaires le plus souvent insus. Ils y opèrent comme une endocommunication dans un milieu amniotique perfusant une communauté imaginée avec ses normes morales et comportementales prescriptives, le but ultime étant une pureté-intégrité qui condamne la souillure de l’exogamie et de l’acculturation. Ils viennent fixer une intimité culturelle, mais surtout les frontières entre les cultures.

5En définitive, ce sont les coulisses et les mécanismes souterrains de ce qu’Arjun Appadurai appelle un « ethnoscape » qui nous sont révélés par Roth. Or n’est-ce pas, en définitive, le destin de toutes les communautés en Europe de se métamorphoser en collectifs cosmopolites, mais entendus au sens d’un « cosmopolitisme d’en bas », comme le conçoit Ulrich Beck ? Notre réalité tout entière n’est-elle pas bel et bien devenue « cosmopolitique » ?