1À partir d’une recherche doctorale portant sur les stratégies de communication et pratiques militantes féministes en France au début du XXIe siècle, le présent article propose d’interroger la manière dont les réflexions et négociations autour de la présentation de soi dans un espace conflictuel participe à construire l’objet de recherche et, plus largement, l’enquête scientifique elle-même.
2En sciences humaines et sociales, nombreux sont les travaux à documenter les différents moments de l’enquête ethnographique (Beaud et Weber, 2012 ; Arborio et Fournier, 2015), à l’image par exemple de ceux de Benjamin Debrez (2010) portant sur l’importance des négociations opérées au cours de l’entrée sur le terrain pour la suite du travail empirique. Cette dimension, qui invite à interroger les « temps » ou les « fronts multiples » des négociations opérées au cours du terrain, a d’ailleurs fait l’objet d’un récent numéro de la revue Cambouis (Aubry, Kuehni et Scalambrin, 2022). Par ailleurs, si les conditions d’accès au terrain ont largement été documentées, la question de la « sortie de terrain » a elle aussi été abordée, bien que de manière plus marginale, ce qui souligne la complexité des « différentes négociations relationnelles » qui structurent ce moment de l’enquête (Ronsin, 2022).
3En plus d’interroger les différents moments du travail ethnographique, d’autres recherches portent sur les relations entre enquêteur·rice et enquêté·e·s. C’est le cas par exemple des travaux d’Isabelle Clair (2016a) qui questionnent, à partir de ce qu’implique de « faire de la recherche en féministe », les rapports de pouvoir dans la relation d’enquête. Cette perspective est également présente dans ses travaux sur la (non-)prise en compte de la sexualité dans les travaux ethnographiques et méthodologiques (2016b) : selon elle, son omission « ajoute à la solitude du terrain l’ignorance de certains dangers que ce dernier renferme » (ibid., p. 62). En ce sens, la chercheuse rappelle d’ailleurs la nécessité de « s’interroger sur l’asymétrie frappante entre le fait que les sociologues fassent parler les autres alors qu’eux/elles-mêmes opèrent des tris qui ne sont pas toujours justifiés au regard de l’administration de la preuve scientifique quand il s’agit de parler d’eux/elles-mêmes » (ibid., p. 65).
4Alors que la prise en compte d’une sexualisation ou de rapports de genre dans la relation d’enquête peut conduire à déployer des « tactiques de désexualisation » (Damian-Gaillard et Trachman, 2015), d’autres chercheur·euse·s interrogent leur désengagement ethnographique à partir de ce prisme. C’est par exemple le cas de Valérie Rolle, qui revient dans un article sur l’« abandon » de son terrain sur les bikers (2017). Selon elle, si la sortie de son terrain peut être appréhendée au travers des rapports de séduction sexualisant la relation d’enquête, la question des rapports sociaux de classe doit également être appréhendée. La prise en compte de ces dimensions passe également par une démarche réflexive pouvant prendre la forme d’une auto-ethnographie (Ellis, 2004 ; Flamme, 2021), à l’image des travaux sur l’endométriose de Marion Coville. La chercheuse, qui s’appuie sur cette démarche, souligne comment celle-ci lui permet « d’explorer d’autres manières de prendre en compte le corps dans la production du savoir » (2022, p. 75).
5Le recours à une démarche réflexive, discutée dans le cadre des savoirs situés (Harding, 2005 ; Haraway, 2007 ; Spivak, 2009) et des méthodologies queers, pose par ailleurs la question, comme le souligne Cha Prieur, d’une « nouvelle injonction à la réflexivité ». Selon iel,
il est possible de différencier deux types de réflexivité : la réflexivité du chercheur et la réflexivité de la recherche. L’une n’exclut pas l’autre mais certaines conclusions peuvent faire partie d’une démarche réflexive pour soi alors que les éléments nécessaires à la recherche relèveraient d’une réflexivité pour les autres (Blidon, 2008 ; Browne et Nash, 2010). L’intérêt est de confronter les deux réflexivités (2015, p. 108).
6Emmanuel Beaubatie invite quant à lui à interroger cette « tendance poursuivie que par les personnes déjà visiblement minorisées (y compris les femmes) » où « le double standard de la réflexivité contribue à les réassigner à une place trop souvent qualifiée de “militante”, en même temps qu’il réifie l’illusion de neutralité de ceux (ou celles) qui ne précisent jamais d’où ils (ou elles) parlent » (2017, p. 395).
7À côté de ces travaux, d’autres recherches portant sur des méthodologies adaptées aux espaces en ligne se sont également développées (Berry, 2012 ; Thoër et Millerand, 2016 ; Barats, 2013). Dans ce cadre, il est ainsi possible de relever des travaux portant plus spécifiquement sur l’identité en ligne du chercheur ou de la chercheuse (Chilbois, 2021) ou encore sur la manière dont ces expositions en ligne participent à construire l’objet de recherche (Pailler, 2019). D’autres études portent encore sur l’accès aux enquêté·e·s par le biais d’espaces numériques, à l’image des travaux d’Anaïs Theviot sur les plateformes Facebook (Theviot, 2013) ou LinkedIn (Theviot, 2021), ou encore sur l’articulation des environnements en ligne et hors ligne pour appréhender le profil des enquêté·e·s (Neveu, 2019). Là encore, l’enquête en ligne peut donner lieu à des études réflexives s’appuyant sur une démarche auto-ethnographique à l’image des recherches de Marc JahJah (2021) sur l’application de rencontres Grindr.
8Une recherche ethnographique apparaît donc contrainte par différents éléments : accès et sortie du terrain, négociations plurielles, relations d’enquête, réflexivité ou encore prise en compte d’espaces mouvants en ligne et hors ligne. Ces éléments ont d’ailleurs donné lieu à des réflexions plurielles au cours de mon terrain de recherche. En effet, dans le cadre de la recherche doctorale menée en sciences de l’information et de la communication sur les stratégies de communication déployées par le collectif féministe #NousToutes en France à la fin des années 2010, j’ai notamment été amenée à opérer plusieurs négociations, dans la présentation de mes recherches ou de mon identité, que ce soit sur des espaces en ligne ou hors ligne. Cet article a donc pour objectif d’interroger les négociations plurielles opérées à différents moments d’une enquête en terrain féministe, en articulant à la fois les espaces et relations au sein desquels cette recherche s’est construite. En quoi consiste cette négociation plurielle ? Comment en rendre compte ? Comment traverse-t-elle les différents moments de l’enquête ethnographique ? Qu’implique cette négociation plurielle pour la construction de la recherche, pour la relation d’enquête et, plus largement, pour la production d’une histoire féministe ? Ces interrogations, qui m’ont accompagnée au cours de mon travail doctoral, sont donc soulevées ici. En vue d’y répondre, je propose de revenir d’abord sur la présentation du collectif féministe sur la période envisagée (2018-2021) ainsi que sur l’approche (n)ethnographique développée pour cette étude. La discussion sera ensuite articulée autour de deux principaux axes : les conditions d’entrée sur un terrain féministe et la négociation des recherches ou de soi opérée dans cet espace conflictuel.
9Le collectif #NousToutes a été fondé au cours de l’été 2018 et s’inscrit dans la continuité des mobilisations féministes contemporaines (Jouët, Niemeyer et Pavard, 2017). Cofondé par les militantes féministes Caroline De Haas et Madeline Da Silva, il ambitionne de « mettre fin aux violences sexistes et sexuelles » et d’élever le niveau de conscience sur cette question. C’est dans ce cadre qu’est organisée chaque année, depuis novembre 2018, une grande manifestation à l’occasion de la Journée internationale de lutte pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes. En se spécialisant « dans la défense de la cause des femmes et en affirmant [son] autonomie organisationnelle et discursive à l’égard de tout autre mouvement ou institution », #NousToutes peut être appréhendé comme l’une des organisations du « pôle associatif » de l’espace de la cause des femmes, communément appelé « mouvement féministe » (Bereni, 2012, p. 36).
- 1 L’utilisation de l’apostrophe fait référence aux travaux d’Emmanuel Beaubatie (2021). Le chercheur (...)
- 2 Du fait de la très grande présence de femmes dans #NousToutes, et bien que le collectif soit mixte, (...)
10Réalisée entre 2018 et 2021, l’enquête sur laquelle s’appuie cette étude a mis au jour quatre périodes. La première d’entre elles (fin 2017-été 2018) correspond à la période d’existence du Groupe F, collectif qualifié d’« ancêtre de #NousToutes » et cofondé notamment par Caroline De Haas. La deuxième période (été 2018-décembre 2018) correspond à une période de « légitimation ». Dans ce cadre, au sein d’un espace de la cause des femmes traversé par des « controverses et anathèmes » (Fougeyrollas-Schwebel, 2005) autour de questions spécifiques comme le travail du sexe/prostitution (Comte, 2010), le port du voile (Dorlin, 2010 ; Pavard, Rochefort et Zancarini-Fournel, 2020, p. 404-414) ou encore celles liées aux questions trans’1 (Sénac, 2019 ; Viennot et Wiels, 2019 ; Espineira et Thomas, 2022), le collectif émergeant a pour objectif de rassembler notamment des associations et collectifs féministes aux positions plurielles, voire parfois opposées. Cet objectif l’amène à s’appuyer stratégiquement à son lancement sur une position de principe : défendre « toutes » les femmes victimes de « toutes » les violences sexistes et sexuelles. La troisième période (janvier 2019-décembre 2020) correspond pour #NousToutes à une volonté de s’inscrire en tant que « référence » de la lutte contre les violences sexistes et sexuelles et de « massifier » en s’adressant non seulement aux actrices du pôle associatif dont il a déjà le soutien, mais également aux nouvelles recrues pouvant avoir une appropriation ordinaire des idées féministes (Jacquemart et Albenga, 2015). Enfin, la dernière période prise en considération (janvier 2021-novembre 2021) correspond à un temps de transmission en interne. Pour faciliter et assurer la pérennité de l’organisation, les fondatrices et membres de la structure nationale de #NousToutes assurent notamment le transfert des ressources organisationnelles et communicationnelles aux nouvelles militantes2.
11En insistant sur une structuration « souple » et « gazeuse », présentée comme différente d’associations loi 1901, #NousToutes fait la promotion d’un engagement « facilité ». Ce discours promotionnel, qui fait écho à ce que Jacques Ion nomme l’« engagement distancié » (1997), rapproche #NousToutes de structures partisanes ou « mouvementistes » comme En Marche ! (EM) (Dolez, Fretel et Lefebvre, 2019) ou la France Insoumise (FI) (Cervera-Marzal, 2021). Pour autant, en soulignant l’implication de militantes ayant des expériences préalables de mobilisation, le travail ethnographique et les entretiens réalisés au cours de cette étude ont néanmoins permis de saisir ce discours comme une véritable stratégie de communication de la part de #NousToutes : il s’agit pour le collectif de recruter largement ainsi que de se positionner par rapport à d’autres organisations féministes.
- 3 Septième formation de #NousToutes à destination du Comité national d’organisation, « Les comités lo (...)
- 4 Septième formation de #NousToutes à destination du Comité national d’organisation, « Les comités lo (...)
12Le collectif #NousToutes est composé de comités locaux (environ 80 pour l’année 20213) relativement autonomes par rapport à la structure centrale de #NousToutes, laquelle chapeaute à l’échelle nationale les orientations politiques et stratégiques du collectif. En septembre 20214, #NousToutes revendique l’implication de 6 000 à 8 000 militantes inscrites sur les boucles WhatsApp. Si ces informations permettent d’avoir une idée approximative de l’ampleur du collectif sur le territoire, elles doivent néanmoins être nuancées. Comme le souligne Manuel Cervera-Marzal à propos de la FI ou de EM, le taux de participation ou le nombre de groupes d’action doivent être divisés par deux : le chercheur rappelle qu’à la différence des partis politiques faisant état d’adhérent·e·s, dans ces structures mouvementistes « l’adhésion est gratuite, se fait en ligne en moins de trois minutes et n’exige aucun engagement actif » (op. cit., p. 186). Les mêmes conditions d’entrée sont observables dans le cadre de #NousToutes, ce qui permet dès lors de mettre en doute le nombre de militantes revendiquées par le collectif.
- 5 Mobilisée pour interroger les frontières de l’espace de la cause des femmes (Bereni, 2007, 2012) ai (...)
13Comme l’indique sa charte de fonctionnement, le collectif #NousToutes est en théorie organisé autour d’une mixité de genre et s’inscrit en ce sens dans la continuité des organisations du pôle associatif de l’espace de la cause des femmes des années 1990, à l’image de Mix-Cité, les Panthères roses ou encore Ni putes ni soumises (Henneron, 2005, p. 103 ; Jacquemart, 2011 ; Jacquemart et Masclet, 2017). Dans la pratique néanmoins, #NousToutes est composé très majoritairement de femmes cisgenres ainsi que de femmes transgenres ou de minorités de genre5. Il est également possible d’observer une mixité d’âge, bien que les plus jeunes militantes restent concentrées dans les comités de lycée ou d’université, à l’image de l’Association pour la taxation des transactions financières et pour l’action citoyenne (ATTAC) (Wintrebert, 2007, p. 27). Concernant l’origine géographique des militantes ou leur lieu de résidence, elles viennent de toute la France en s’organisant localement. Néanmoins, les militantes composant la structure nationale semblent appartenir majoritairement à la région francilienne. En ce sens, #NousToutes rejoint le fonctionnement de collectifs féministes comme Osez le féminisme ! ou d’organisations partisanes ou syndicales.
14Par ailleurs, les militantes de #NousToutes s’avèrent être fortement dotées en capitaux scolaires. Cela s’observe dans les comités locaux, et plus fortement encore à l’échelle nationale. Cette dimension rapproche #NousToutes d’associations comme Osez le féminisme ! (Bouron, 2012, p. 66) et du Planning familial (Romerio, 2019, p. 276-277), ou encore de la nouvelle critique sociale observée par Fabien Granjon à la fin des années 1990 (2001, p. 37). L’enquête réalisée a également permis de souligner la très forte dotation en ressources communicationnelles des militantes de #NousToutes, que ce soit dans une pratique professionnelle ou amateur : ces ressources peuvent d’ailleurs être saisies comme l’une des conditions à la mobilité interne ascendante des militantes au sein de l’organisation.
- 6 Deuxième formation de #NousToutes à destination du Comité national d’organisation, « Histoire et st (...)
15Il est également possible d’observer la multipositionnalité des membres de #NousToutes, et ce, surtout à l’échelle nationale. Cette dimension est particulièrement remarquable au lancement du collectif, lorsque la nécessité de travailler avec d’autres organisations féministes était centrale. Lancé officiellement en 2018, #NousToutes s’inscrit dans des initiatives qui le précèdent. En interne en effet, le collectif est présenté comme le fruit d’une rencontre de cinq militantes féministes dans les locaux de Change.org à la fin de l’année 2017 : Fatima-Ezzahra Benomar, Madeline Da Silva, Laure Salmona, Clémentine Vagne et Caroline De Haas. Ces militantes ont « en commun d’avoir lancé des pétitions sur Change contre les violences ou sur l’égalité entre les femmes et les hommes6 » rassemblant au total près de 700 000 signataires. Elles lancent le 24 novembre 2017, dans le contexte de la circulation massive et transnationale du hashtag #MeToo, une campagne autour du hashtag #SoyezAuRDV à destination du président de la République Emmanuel Macron. En plus de faire bénéficier #NousToutes de compétences pratiques en matière de communication, cette rencontre entre des militantes insérées dans différents pôles sectoriels de l’espace de la cause des femmes renseigne également sur l’importance des réseaux féministes mobilisés par Caroline De Haas, et ce, déjà lorsqu’elle avait cofondé Osez le féminisme ! (Bouron, op. cit.).
16Cette étude s’appuie sur une enquête (n)ethnographique réalisée entre 2018 et 2021 à la suite de deux premières années d’observations exploratoires au sein du pôle associatif de l’espace de la cause des femmes. La formule « enquête (n)ethnographique » permet de souligner la manière dont les observations en et hors ligne ont été, dans le cadre de cette enquête, réalisées conjointement : il ne s’agit pas particulièrement de s’inscrire dans la démarche « netnographique » de Robert Kozinets (2010) élaborée notamment dans une perspective marketing ou dans la virtual ethnography de Christine Hine (2000), mais de faire référence à une démarche ethnographique « classique » tout en soulignant discursivement par la présence de la marque (n) les liens entre les deux espaces en/hors ligne qui peuvent difficilement être appréhendés séparément (Pailler, op. cit.).
17L’immersion sur le terrain a consisté en la participation hors ligne et en ligne à différents événements organisés par #NousToutes, que ce soit des réunions publiques, des formations ou encore les manifestations de novembre. Un carnet de terrain rassemblant l’ensemble des observations menées a été tenu au cours du travail empirique. Au total, 52 séquences d’observation — principalement des observations participantes — ont été réalisées au sein desquelles la position adoptée a évolué, entre observation à découvert et incognito. À côté de la collecte en/hors ligne de données, 33 entretiens semi-directifs ont été réalisés avec des militantes de #NousToutes ainsi qu’avec d’autres se positionnant par rapport au collectif.
18Comme évoqué précédemment, le travail doctoral sur lequel s’appuie cette étude a permis de mettre au jour quatre périodes entre 2018 et 2021 correspondant à l’évolution de la structuration ou de la communication de #NousToutes, ou encore à ses liens avec d’autres organisations féministes. En parallèle, il a été possible de relever différents moments ethnographiques, entre observation exploratoire et entrée sur le terrain. En ce sens, si j’ai stabilisé mon objet de recherche à la fin de ma deuxième année de doctorat, soit à la rentrée de septembre 2019, les observations recueillies avant cette décision doivent être saisies comme un travail exploratoire indispensable à la compréhension de la recherche doctorale.
19La présente sous-partie a pour objectif d’interroger les conditions d’entrée sur un terrain émergeant au cours de l’enquête. Après le retour sur le travail d’enquête exploratoire, il s’agira d’interroger les difficultés liées à l’accès à une partie des militantes du collectif. Enfin, une attention particulière sera portée à l’articulation des observations ethnographiques en ligne et hors ligne.
20Dans le cadre de mon premier mémoire mené en 2016 en études de genre à l’Université Paris 8 – Vincennes-Saint-Denis, j’ai été amenée à réaliser des observations en ligne : il s’agissait alors d’appréhender la manière dont des espaces de débats portant sur le genre et le féminisme peuvent se construire sur la plateforme de vidéos YouTube (Despontin Lefèvre, 2019). Cette première recherche, sur un terrain « complexe », m’a amenée à développer des connaissances en vue de « construire des méthodes adaptées aux objets et aux phénomènes étudiés » ainsi qu’« aux particularités du web » (Barats, op. cit., p. 6). Ce travail a également été l’occasion, grâce à un guide d’entretien élaboré en amont, de mener une première série d’entretiens semi-directifs.
21Par la suite, au cours de mon deuxième mémoire en sciences de l’information et de la communication, j’ai réalisé une enquête sur les mobilisations informationnelles autour de la journée du 8 mars 2017 en Île-de-France. Dans ce cadre, j’ai procédé là encore à une observation en ligne. Le corpus numérique était composé des sites Web et réseaux sociaux numériques de sept collectifs et associations féministes, dont Osez le féminisme !, le collectif Féministes Révolutionnaires ou encore les Effronté·es. Ces organisations participaient à au moins une des trois manifestations organisées pour le 8 mars à Paris cette année-là : ces événements publics m’ont alors permis de réaliser mes premières observations participantes « hors ligne » (Céfaï, 2003 ; Combessie, 2010 ; Broqua, 2009). Là encore, ces approches méthodologiques ont été complétées par une série d’entretiens semi-directifs avec des militantes féministes.
22Ces premiers travaux de recherche en lien avec la production de discours féministes, combinés avec mes différentes années dans le supérieur, m’ont permis de développer une socialisation féministe au sein notamment des pôles universitaires et associatifs de l’espace de la cause des femmes. Par mes camarades de master ou de collectifs féministes, j’ai ainsi commencé à incorporer les « codes » féministes et militants provenant notamment d’espaces que je pourrais qualifier schématiquement de « pro-choix », queers ou encore révolutionnaires. Derrière ces positions, c’est surtout la connaissance des controverses et conflits qui peuvent alimenter le mouvement féministe que j’ai commencé à assimiler. En effet, au cours de cette période, j’ai pu bénéficier de ce que je qualifierais de « formation accélérée », aussi bien d’un point de vue féministe par l’intermédiaire de militantes ayant réalisé un travail de transmission de leurs pratiques passées qu’en termes politiques plus larges, par l’intermédiaire des mobilisations contre la loi Travail déployées au sein de l’Université Paris 8. Cette dimension a été facilitée par le partage de propriété sociale avec les militantes, faisant écho aux travaux d’Alice Romerio (op. cit.) ou de Christophe Broqua (op. cit.) qui travaillent respectivement sur le Planning familial et Act Up-Paris.
23C’est en septembre 2017 que je commence mon doctorat en sciences de l’information et de la communication, toujours dans l’objectif d’interroger les mobilisations informationnelles autour de la journée du 8 mars. L’entrée en doctorat a été marquée par l’émergence du hashtag #MeToo (Cavalin et al., 2022), dans la lignée du MeToo Movement de Tarana Burke (2021). Dans ce contexte, si les débats sur le port du voile ou le travail du sexe/prostitution par exemple animent toujours le mouvement féministe, la question des violences faites aux femmes devient peu à peu centrale. En Île-de-France se constituent alors les AG MeToo MoiAussi Paris, à la suite du rassemblement MeToo dans la vraie vie, lancé par la journaliste free-lance Carol Galand. Dans ce cadre, je rencontre d’autres féministes, plus ou moins intégrées dans différents pôles sectoriels de l’espace de la cause des femmes, ainsi que des « néo-militantes », pour reprendre le terme utilisé par des militantes pour qualifier celles qui ont rejoint les AG à la suite de la diffusion massive du hashtag (Despontin Lefèvre, 2018).
24En plus de me former aux méthodes d’enquête en/hors ligne, ces premières expériences et recherches empiriques sur des objets en lien avec la production de discours féministes m’ont permis d’acquérir des connaissances sur les termes et enjeux des débats qui traversent l’espace de la cause des femmes au milieu des années 2010 en France. Je commence par exemple à identifier les collectifs et associations féministes, leurs liens entre eux ainsi que leurs positionnements sur les sujets clivants du féminisme, et ce, d’autant plus que les actrices féministes se positionnent particulièrement au cours des mobilisations pour la journée du 8 mars, objet de mes premières recherches. De même, je suis attentive à la trajectoire de militantes féministes « identifiées » dans l’espace de la cause des femmes et des minorités de genre. À l’affût de tout « événement » féministe depuis le début de mon doctorat, je commence à resserrer mes observations sur #NousToutes : en concertation avec mes directeurs de thèse, la décision est finalement prise de centrer mes recherches sur ce collectif particulier.
25Lors des premiers mois d’existence de #NousToutes, entre septembre et décembre 2018, j’ai par ailleurs bénéficié d’un accès privilégié au « noyau » central du collectif. Une militante rencontrée au préalable m’a en effet permis d’intégrer différents espaces décisionnels de #NousToutes : une réunion interne de préparation de la marche rassemblant une dizaine de militantes, deux réunions téléphoniques ainsi que des boucles WhatsApp « internes ». La militante s’étant par la suite désinvestie des initiatives de #NousToutes, j’ai eu plus de difficulté à accéder à ces espaces, d’autant plus que le collectif a procédé à de nombreuses restructurations internes. En parallèle, à la suite d’un die-in organisé à Paris à la fin septembre 2018 par #NousToutes, je rencontre une militante des AG MeToo MoiAussi Paris. Cette dernière participe à une initiative collective en vue de se positionner par rapport à #NousToutes et qui ne porte pas encore, à ce moment-là, le nom de #NousAussi : elle m’ajoute à une liste de diffusion en ce sens. J’ai par la suite eu l’occasion de me rendre à une réunion de #NousAussi avec une membre d’un collectif féministe avec lequel je partage des liens affinitaires. Au cours de l’année 2019, je me sens dépassée par les très nombreuses sollicitations de #NousToutes (notamment en ligne) et paradoxalement, je me rends à moins d’événements du collectif. C’est une manière pour moi, à ce moment-là, de prendre un peu de recul sur mon travail de terrain et de finalement stabiliser l’objet de mes recherches.
26Le travail ethnographique a finalement été repris à partir de l’année 2020 lorsque je réalise notamment une observation participante à découvert au sein d’un comité local parisien. Là encore, l’entrée sur le terrain a commencé de manière exploratoire par la participation à un « apéro fémino » et une réunion en février 2020 : il s’agissait alors pour moi de connaître l’activité de la structure avant d’envisager de réaliser une observation participante. La crise sanitaire et le premier confinement entre mars et mai 2020 m’ont ensuite amenée à décaler ma demande. Au début de l’été, je prends contact avec une militante, que je sais être dans le comité local, rencontrée lors des AG MeToo MoiAussi Paris. Elle me présente aux membres de la structure et facilite la prise de contact pour les entretiens. À la rentrée de septembre 2020, je fais une demande d’observation qui sera acceptée sans négociation. Dans ce cadre et jusqu’en novembre 2021, je participe aux événements du comité local, comme les réunions mensuelles, une séance de collage, un pique-nique et une formation donnée par la structure nationale avec d’autres membres du comité. La période sanitaire (et les contraintes liées aux déplacements notamment) m’empêche d’être présente à certains événements, voire m’amène à en suivre d’autres uniquement en ligne.
27Si je n’ai pas eu de difficulté à accéder à un comité local de #NousToutes — excepté en raison du contexte sanitaire et social —, l’accès à la structure nationale de #NousToutes s’est révélé plus compliqué. À l’été 2020, je contacte le collectif pour une demande d’entretien qui est accueillie positivement : j’échange alors avec une militante du national qui a eu une expérience préalable au sein d’un comité local. Je lui demande de faire suivre ma demande auprès d’autres membres de #NousToutes, mais je n’ai pas eu de retour malgré une relance de ma part. De mon côté, je contacte trois militantes sur LinkedIn : alors que l’une d’entre elles décline ma proposition, les deux autres ne répondent pas. Pour la première fois, en janvier 2021, je contacte Caroline De Haas, qui répond par la positive. Bien qu’elle m’indique revenir vers moi, je n’ai pas de retour de sa part malgré mes relances. De même, en juillet 2021, la militante me donne à nouveau son accord de principe sans pour autant poursuivre l’échange. En avril 2022, j’essaye une dernière fois de la contacter, mais à nouveau sans succès. À côté de mes demandes, j’essaye également de passer par une personne qui la connaît, et la réponse est similaire : « Elle va revenir vers toi. »
- 7 Le premier d’entre eux est Mais qu’est-ce qu’elles veulent encore ! Manifeste des féministes en mou (...)
28Les difficultés d’accès à la structure nationale de #NousToutes doivent néanmoins être nuancées. Comme évoqué, la première année d’existence du collectif, j’ai en effet été introduite par une militante féministe dans certains espaces décisionnels, bien que cet accès n’ait pas été pérenne. Par ailleurs, si je n’ai pas eu la possibilité d’échanger avec l’une des cofondatrices de #NousToutes, quatre entretiens avec des membres de la structure nationale du collectif ont été réalisés. Ensuite, la réponse de Caroline De Haas à mes demandes renseigne sur ses pratiques communicationnelles, puisqu’elle fait écho aux conseils qu’elle donne aux militantes de #NousToutes dans le cadre des séances de media training : « Toujours répondre “oui” [aux journalistes], réfléchir ensuite. » Enfin, pour pallier les difficultés d’accès à cette dernière, j’ai également pu m’appuyer sur différents matériaux collectés au cours de la recherche, à l’image d’une intervention qu’elle a donnée dans un séminaire de l’Institut français de presse. Destinée à des étudiant·e·s en communication, cette séance était particulièrement intéressante puisque Caroline De Haas est revenue sur sa trajectoire et ses expériences professionnelles à partir de cette perspective. De même, j’ai collecté les supports de communication dans lesquels elle a pu intervenir, à l’image de tribunes publiées en son nom, des podcasts où elle a été invitée ou des ouvrages auxquels elle a participé7.
- 8 En plus du collectif #NousAussi constitué par rapport à la manifestation organisée par #NousToutes (...)
- 9 Comme indiqué sur leur blogue, les VigilantEs, pour une République laïque et féministe, est « un ré (...)
29À côté des difficultés d’accès au noyau central de #NousToutes, j’ai rencontré d’autres difficultés pour accéder aux militantes de #SansNous ou #PasToutes8. Elles ont concerné d’abord leur identification : les communiqués de presse de ces emboîtements organisationnels ne mentionnaient pas nécessairement les militantes ou collectifs à l’origine de ces initiatives. J’ai veillé à contacter les pages Facebook à partir desquelles les publications ont été diffusées, mais je n’ai pas eu de retour positif à ma demande. Toutefois, une militante du réseau Les VigilantEs9, ayant publié une tribune en ligne à propos de la marche de #NousToutes, a accepté d’échanger avec moi. L’ensemble de ces éléments souligne finalement la manière dont l’accès aux différentes facettes de son terrain peut s’inscrire sur le temps long. Plus encore, il s’agit ici de rappeler comment les « pas de côtés » opérés au cours de l’enquête peuvent être saisis comme des opportunités pour déplacer le regard sur son terrain et interroger d’autres dimensions qui n’étaient alors pas nécessairement visibles.
30Dans le cadre de cette étude, tout comme les observations hors ligne, la démarche en ligne a été caractérisée par une « présence prolongée et régulière sur les espaces observés » en vue de « s’imprégner de l’architecture et du fonctionnement des sites pour mettre en place une méthode de collecte de données adaptée » (Jouët et Le Caroff, 2013, p. 155). Elle a là aussi débuté au cours de mon mémoire sur le 8 mars 2017, avant de s’étendre de manière exploratoire lors de ma première année de thèse marquée par la circulation du hashtag #MeToo. Cette période a consisté en une « lecture flottante » permettant de « se mettre en contact avec les documents d’analyse, à faire connaissance en laissant venir à soi des impressions, des orientations » (Bardin, 2013, p. 126). Par la suite, j’ai été amenée à m’inscrire à la newsletter de #NousToutes, à ses groupes WhatsApp ou encore à ses réseaux sociaux numériques. La « participation » à ces échanges s’est faite dès le lancement du collectif, et cette immersion m’a permis de renseigner l’évolution des usages de la plateforme par le collectif et, de fait, de la participation des militantes.
31Au cours de l’enquête, le travail de terrain s’est parfois relevé être double : alors que j’étais présente lors des manifestations ou réunions publiques par exemple, j’ai été amenée à conduire dans le même temps des observations en ligne sur les boucles WhatsApp du collectif ou ses réseaux sociaux. C’est d’ailleurs cette dimension qui m’a amenée à envisager l’observation (n)ethnographique comme l’articulation d’observations sur plusieurs espaces, plutôt que comme un prolongement du hors ligne vers le en ligne (et inversement). Cette perspective a d’ailleurs été alimentée par les travaux de Fred Pailler. Selon lui, en effet, la séparation en et hors ligne, en plus de « fétichiser le réel », « marque le numérique comme fondamentalement extérieur » au réel hors ligne et « dissimule une série de jugements de valeur sur l’appareillage et ses usages, ainsi qu’une compréhension tronquée et tronquante des phénomènes liés au numérique » (op. cit., p. 43). Dans le cadre de cette étude, qui portait notamment sur les conditions de production de discours féministes en/hors ligne, articuler ces dimensions a en outre permis de sortir de la « “transparence” trompeuse » de la seule ethnographie en ligne où « le champ d’observation est […] plus restreint que celui de l’ethnographie classique car il est réduit aux usages visibles et ne permet pas de saisir les dimensions cachées des usages sociaux des espaces de communication virtuelle » (Jouët et Le Caroff, op. cit., p. 147). C’est d’ailleurs dans cette perspective que des entretiens semi-directifs ont été menés avec les militantes.
- 10 Le Comité national d’organisation (CNO), constitué entre le printemps et l’été 2021, avait pour voc (...)
32S’il importe de veiller à rendre compte des « dimensions cachées » des espaces en ligne, le numérique a également permis de pallier des difficultés d’accès au terrain hors ligne. Dans le cadre de cette étude, cela a notamment été le cas pour accéder aux membres de la structure nationale de #NousToutes. Une fois les militantes identifiées, j’ai par exemple, comme évoqué, consulté leurs profils LinkedIn pour avoir accès à certaines informations, comme leurs emplois et cursus universitaires. Par ailleurs, dans une période de confinements successifs et de restrictions sanitaires, les outils numériques ont pallié les difficultés pour rencontrer « en présentiel » les militantes lors des entretiens (Theviot, 2021). La prise en compte d’espaces en ligne (du moins ceux visibles) m’a également donné accès à différents « moments » du collectif, à l’image des vidéos des réunions publiques ou de formations mises en ligne sur Facebook. Plusieurs d’entre elles ont ainsi été intégralement retranscrites, ce qui permet de citer des verbatim en les contextualisant, et des notes ont été prises sur la majorité d’entre elles. Dans cette perspective, j’ai également eu accès en juillet 2021 à des formations de la structure du national à destination des militantes du Comité national d’organisation10 (CNO). Cet accès a été ici conditionné à mon inscription, au préalable, à la boucle WhatsApp du CNO : les vidéos des formations, initialement diffusées sur Zoom, ont été transmises sur cette conversation via un lien WeTransfer.
33Fréquentant plusieurs espaces féministes, les personnes avec qui j’ai échangé sur l’objet de mes recherches ont pu émettre, au-delà d’un questionnement sur mon travail, des suspicions sur « mon féminisme » — avant même de savoir si j’étais féministe. « Mais comment tu fais pour faire une thèse sur un collectif institutionnel ? » ; « Et tu te places comment par rapport à #NousToutes ? », « Elles sont transphobes quand même, et toi ? », voilà quelques questions auxquelles j’ai été sommée de répondre pour « montrer patte blanche » sur mes intentions — et mes recherches. Inversement, il m’est arrivé d’avoir été « assimilée » à #NousToutes par certaines militantes. Une enquêtée projetait par exemple ses positions féministes sur les miennes : « Oui, nous on pense ça, et elles, elles se positionnent ainsi, pas comme nous. » L’un des sujets, par exemple, sur lequel j’ai particulièrement été interrogée a concerné les « positions intersectionnelles » de #NousToutes. Dans ce cadre, j’ai dû négocier mon discours, voire me contredire en fonction de l’« accusation » — et de l’accusatrice : « Le collectif tend quand même à prendre en compte cette dimension » ; « Oui, c’est vrai, #NousToutes ne se positionne pas de la sorte ». Cette négociation a recouvert deux principaux aspects : le recours, d’une part, à une terminologie spécifique et, d’autre part, à une présentation de soi ou de mes recherches me permettant de me positionner dans un espace conflictuel.
34La présente sous-partie a pour objectif de revenir sur les différentes négociations opérées au cours de l’enquête en terrain féministe. Après avoir abordé la nécessité du recours à une terminologie spécifique adaptée aux enquêtées, je traiterai des différentes présentations de soi opérées sur le terrain et dans la prise de contact des militantes. Ces deux premiers points permettront d’ouvrir une réflexion plus large sur les questionnements autour de la production d’une histoire féministe.
35Comme évoqué précédemment, si #NousToutes se positionne principalement autour de la lutte contre les violences sexistes et sexuelles, le collectif reste traversé par les « controverses et anathèmes » (Fougeyrollas-Schwebel, op. cit.) de l’espace à partir duquel il émerge. La prise en compte de cette dimension s’est révélée centrale pour appréhender la première négociation opérée sur mon terrain de recherche. Au cours de mon travail empirique, j’ai en effet été amenée à « jongler » avec termes employés pour désigner les questions clivantes qui alimentent l’espace de la cause des femmes. Lors des premiers entretiens, j’ai été interpellée sur les termes que je pouvais employer pour évoquer la question du « travail du sexe »/« prostitution ». Lors de notre échange, une enquêtée m’a ainsi reprise, m’expliquant que l’usage de l’un de ces termes impliquait une politique et une position féministes spécifiques, en l’occurrence contraires aux siennes — et qu’elle associait a priori aux miennes. Le recouvrement de ses positions sur les miennes a d’ailleurs été alimenté par l’utilisation d’un « nous » générique pour parler de ses actions ou positions, pouvant faire référence à la fois au « nous, les femmes » ou à un « nous » de connivence. À la suite de ma soutenance de thèse, j’ai d’ailleurs échangé avec cette dernière à propos de ma recherche : cette discussion a été l’occasion, pour elle, de m’inviter à participer à une action qu’elle menait avec son collectif.
- 11 Viviane, militante féministe ayant participé à des actions de #NousToutes, entretien par téléphone (...)
— Et tu parlais des sujets qui divisent dans le féminisme, donc, travail du sexe, prostitution…
— Attends, attends ! Tu dis travail du sexe ?
— Je dis travail du sexe, parce que je suis prise par mes observations, par les revendications… mais justement, c’est ce dont je voulais parler…
— Mais en fait, je t’ai interrompue, mais quand tu dis travail du sexe, tu prends position.
— Mais je… je sais, c’est pour ça qu’après j’ai dit la prostitution.
— Bon ça va alors, je vois pas les guillemets au téléphone11.
36L’échange au cours de cet entretien rappelle les travaux de Jacqueline Comte, qui souligne comment l’utilisation d’un terme ou d’un autre est un enjeu dans les espaces militants, mais également dans la recherche :
[…] les termes « prostitution » et « prostitué(e) » seront préférentiellement utilisés par les chercheurs et chercheuses condamnant ces activités sur une base de jugement moral, ainsi que par les féministes radicales définissant l’ensemble des activités utilisant le sexe des femmes dans le cadre de l’industrie du sexe en tant qu’esclavage sexuel. Alors que les termes « travail du sexe », et « travailleurs/travailleuses du sexe » seront plutôt utilisés par les chercheurs et chercheuses (y compris de nombreuses féministes) qui conçoivent ces activités en termes de sources de revenus que ce soit par nécessité de survie, par désir d’améliorer sa condition économique ou par désir d’exploration sexuelle (op. cit., p. 426).
37Dans un espace traversé par des questions clivantes, « le choix des termes n’est donc pas sans conséquence puisque chacun porte une charge symbolique, laquelle est supportée par le camp qui l’utilise et répudiée par le camp adverse » (id.).
38À partir de ces premières expériences de terrain, j’ai par la suite pris l’« habitude » d’associer systématiquement ces deux terminologies et d’expliquer, lorsque cela m’était demandé, ce choix : il s’agissait pour moi de ne pas présupposer des positions de mes enquêtées (sauf lorsque je les connaissais, si la militante était engagée dans un collectif ou une association positionnée sur la question par exemple). Au cours de la rédaction de ma thèse, j’ai également opté pour cette solution qui m’a permis de rappeler, lorsque le sujet est évoqué, les débats alimentant et traversant le mouvement féministe et de fait également #NousToutes. Ce choix a été justifié d’autant plus qu’il n’empêche pas de rendre compte de la manière dont les actrices féministes avec qui j’ai échangé mobilisent et mettent en action ces catégories.
39Dans la lignée de cette première négociation, j’ai également été amenée à opérer différentes présentations de moi ou de mes recherches au cours de mon travail empirique. Concernant d’abord la manière dont j’ai été amenée à négocier la présentation de mes recherches, cela a davantage touché son énoncé, d’autant plus que celui-ci n’était pas figé, comme évoqué, avant plusieurs années de travail empirique exploratoire. Concernant ensuite la négociation autour de mon identité, cela a touché à la fois la manière dont je déclinais ma position de jeune chercheuse et une dimension autour de mon prénom. J’ai là encore « jonglé » entre une présentation académique, en me présentant formellement comme doctorante ou chercheuse, une présentation liée sur une socialisation affinitaire, auprès de connaissances ou de réseaux de connaissances, et enfin une présentation féministe, en rappelant mon intérêt pour les activités du collectif dans lequel la militante pouvait être engagée. De même, j’ai opéré une négociation autour de mon prénom : selon les personnes rencontrées, j’ai utilisé mon prénom civil — utilisé principalement dans un cadre professionnel — et mon prénom d’usage, identifié « masculin ».
40La négociation de mon identité ou de mes recherches a été construite à partir de trois principaux éléments : l’interlocutrice, le moment de l’enquête et les espaces au sein desquels j’ai été amenée à me présenter. Concernant les moments de l’enquête, j’ai été amenée à adopter une position incognito, notamment lors de mes observations exploratoires ainsi que lors d’événements publics comme les réunions nationales de #NousToutes ou les manifestations. Ensuite, selon les liens que j’avais noués, ou non, avec mes interlocutrices et selon les espaces au sein desquels elles militaient, j’ai été amenée à me présenter différemment : je me suis présentée avec mon prénom d’usage avec les militantes que je connaissais ou que j’avais rencontrées dans des espaces de mobilisation ou privés, mais c’est avec mon identité professionnelle que j’ai pris contact avec les militantes de #NousToutes que je ne connaissais pas. Si je présente ici schématiquement cette négociation, celle-ci s’est avérée parfois plus complexe : il m’est arrivé par exemple de signer de mes deux prénoms ou d’utiliser mon prénom professionnel pour m’inscrire comme « chercheuse » plutôt que comme militante, alors même que j’avais déjà échangé sous mon prénom d’usage avec la militante concernée. Dans un espace traversé par des controverses autour de la question trans’ par exemple, j’ai également préféré utiliser mon prénom civil dans certains cas afin d’éviter des projections de la part de mes enquêtées sur ce que l’utilisation d’un autre prénom pouvait impliquer. Inversement, j’ai parfois été dépassée et n’ai pu opérer cette négociation directement, notamment lorsque j’ai mobilisé mon réseau d’interconnaissance pour être en contact avec d’autres militantes. Ces différents éléments soulignent comment la présentation de soi et de nos recherches est étroitement liée à ces trois éléments qui ne peuvent être appréhendés séparément.
41Par ailleurs, si j’évoque ici la manière dont j’ai négocié hors ligne mon identité dans le cadre de mon travail empirique, cette négociation a également été opérée en ligne. Lorsque j’ai commencé à suivre les réseaux sociaux numériques de #NousToutes, cela s’est fait au départ depuis un compte créé spécialement pour la recherche (Theviot, 2013). Je souhaitais alors, dans une posture de jeune chercheuse en formation, veiller à une éthique de la recherche en ligne ou, du moins, donner la possibilité aux militantes de savoir que j’étais abonnée à leurs actualités en ligne — si elles souhaitaient le vérifier. L’une des difficultés rencontrées a consisté à appréhender les publications de #NousToutes comme centrales (puisqu’elles étaient les seules sur mon mur d’actualités) et, surtout, comme ne répondant à aucun autre discours ou pratique féministe. Articulée à la très forte présence de #NousToutes en ligne ainsi qu’à la « peur » de passer à côté d’une donnée cruciale pour la compréhension de mon terrain, cette pratique de recherche a contribué au sentiment d’« asphyxie numérique » que j’ai développé (Despontin Lefèvre, 2021).
42Par la suite, j’ai commencé à suivre #NousToutes depuis mes comptes personnels — utilisant alors mon prénom d’usage. Le passage de mes premiers comptes vers ces derniers m’a permis d’immerger les publications en ligne de #NousToutes dans un espace numérique particulier, c’est-à-dire à partir de ma propre technosociabilité située, en l’occurrence féministe.
43En ce sens, il importe d’appréhender les traces laissées en ligne (Merzeau, 2009 ; Paveau, 2014), qu’elles soient dédiées — création d’un compte spécifique — ou situées — utilisation de nos propres comptes —, comme partie intégrante des terrains de recherche en ligne. Si s’intéresser à la manière dont le chercheur ou la chercheuse se présente en/hors ligne à son objet de recherche offre la possibilité d’interroger la manière dont on accède à son terrain (Pailler, op. cit.), ce retour d’expérience méthodologique invite alors à questionner ce que la sociabilité organisée techniquement nous donne à voir.
44De manière générale, c’est la connaissance de mon objet de recherche et de l’espace conflictuel au sein duquel il s’inscrit qui m’a amenée à opérer ces négociations. Si celles-ci ont principalement porté sur la manière dont je pouvais percevoir les enquêtées et militantes, ou sur la manière dont elles-mêmes ont travaillé à interroger ma position, j’ai également porté une réflexion sur ce que cela pouvait entraîner sur la relation d’enquête. Comme le souligne Isabelle Clair, les chercheur·euse·s occupent sur leur terrain « une position de pouvoir », particulièrement vis-à-vis de leurs enquêté·e·s : « […] il ou elle définit son objet de recherche, met en place des relations sociales dont lui ou elle seul-e connaît la finalité et qui servent d’abord ses propres intérêts (professionnels notamment), il ou elle tient la plume au moment de rendre publique la description de la vie d’autrui, et tout cela alors même qu’il ou elle travaille à mettre au jour des ordres hiérarchiques qu’il ou elle juge illégitimes » (2016a, p. 72).
45Dans le cadre de mon terrain, cette position de « pouvoir » a évolué à la fois du fait de l’avancée de mes recherches et selon les espaces au sein desquels j’étais investie. J’ai par exemple opéré une réflexion sur la position « surplombante » que je pouvais avoir lors d’entretiens. Il est arrivé au cours de plusieurs entretiens, en off ou dans le fil de la discussion, que des militantes m’interrogent sur #NousToutes : « Qu’est-ce que tu en penses, toi, de #NousToutes ? ». La première fois où cela est arrivé, j’ai été d’autant plus surprise que la militante, tout en mentionnant son envie de s’investir dans le collectif, portait un discours critique sur l’organisation interne et les positions publiques de #NousToutes. Cette position surplombante s’est également traduite par une « validation » de ma connaissance du mouvement féministe par une partie du pôle académique de l’espace de la cause des femmes : des chercheuses travaillant sur les mobilisations féministes m’ont sollicitée à plusieurs reprises pour vérifier certaines informations ou échanger sur leurs hypothèses. Alors que je me voyais surtout comme « jeune » chercheuse en apprentissage, ces échanges m’ont amenée à m’interroger sur ma position et ce que je pouvais renvoyer à d’autres militantes ou chercheuses féministes, et ce, d’autant plus que des militant·e·s féministes se sont également adressé·e·s à moi pour connaître les « enjeux » autour de certains débats.
46Par ailleurs, ces échanges et liens au cours du travail de terrain se sont parfois inscrits dans une « lutte ». Comme évoqué, certaines militantes du comité national partageant entre elles le fait d’avoir une socialisation féministe préalable, voire d’être particulièrement identifiées et positionnées au sein de l’espace de la cause des femmes, n’ont pas répondu positivement à mes sollicitations, ou alors celles-ci ont dû faire l’objet de négociation. Face à ces réticences, j’ai échangé à plusieurs reprises avec différentes chercheuses engagées sur des objets de recherche similaires. Parmi les pistes de réflexion, celle autour de la constitution du savoir féministe, et plus particulièrement de l’histoire du mouvement, est revenue à plusieurs reprises. D’où ce savoir doit-il être produit ? Qui peut participer à écrire l’histoire des luttes féministes ? Qui peut en parler, les actrices engagées dans cette histoire, des observatrices extérieures ? La production de savoir à l’université participe-t-elle à confisquer la parole féministe ? Est-elle en concurrence ? Dans cette perspective, les travaux de Marion Charpenel sur les processus mémoriels féministes permettent d’éclairer ces difficultés. En revenant sur les interactions « collaboratives » et « conflictuelles » entre les différents pôles de l’espace de la cause des femmes, la chercheuse souligne comment « la crainte de voir “leur” histoire confisquée et dépolitisée par l’académie rend les militantes du pôle associatif autonome parfois critiques à l’égard des intellectuels » (2014, p. 250). La prise en compte de ces rapports de pouvoir permet dès lors d’appréhender ces refus au travers d’hypothèses sur les enjeux de lutte autour de la construction d’une histoire féministe.
47À partir du travail empirique réalisé dans le cadre d’une recherche doctorale, cette étude rend compte des négociations plurielles opérées sur un terrain de recherche en vue de permettre l’accès à ses différents espaces et acteur·rice·s y participant. En abordant les difficultés liées à un terrain en tension, cet article aborde les « stratégies » déployées, dont la négociation s’est révélée centrale. Cette négociation a principalement consisté à reprendre les termes de la recherche ou à opérer une présentation de soi différenciée, dans les deux cas, selon les espaces et actrices envisagés, ainsi que selon les moments de l’enquête. Si cette négociation s’est appuyée sur les questionnements autour de la position du chercheur ou de la chercheuse et a permis notamment d’évacuer les suspicions d’un « mauvais féminisme », elle doit en outre interroger la relation d’enquête. Dans le cadre d’une immersion en terrain féministe, cette approche permet ainsi de proposer une réflexion sur la construction d’une histoire féministe au sein du contexte universitaire. Par ailleurs, en restituant le travail exploratoire opéré en terrain féministe et en appréhendant la présentation de soi au sein d’espaces numériques ou hors ligne, cet article a en outre l’intérêt de replacer le travail de négociation plurielle au travers de l’ensemble des moments et espaces de l’enquête. En ce sens, il renseigne par exemple sur la nécessité d’appréhender la première phase exploratoire comme permettant d’accéder à son terrain et aux négociations futures ainsi que d’envisager les espaces en ligne et hors ligne comme nécessairement articulés.