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Défaire le genre des représentations médiatiques et des dispositifs numériques

Réflexions méthodologiques sur l’analyse des images et des textes
Nelly Quemener et Virginie Julliard

Résumés

Combinant une approche en cultural studies et en sémiotique de la communication et des médias, les démarches de recherche que nous avons déployées dans nos travaux n’ont eu de cesse de se confronter à la difficile question des manières de saisir les rapports de pouvoir et d’identifier comment ils se matérialisent dans les discours. Aussi, en s’appuyant sur plusieurs de nos recherches antérieures, le présent article dessine-t-il une réflexion sur les problèmes méthodologiques liés à l’opérationnalisation d’une approche en genre pour l’analyse de textes et d’images, produits et circulant dans les médias grand public, sur les plateformes et dans les dispositifs numériques.

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Texte intégral

1En s’appuyant sur plusieurs recherches antérieures, le présent article dessine une réflexion sur un ensemble de problèmes méthodologiques liés à l’opérationnalisation d’une approche en genre pour l’analyse de textes et d’images, produits et circulant dans les médias grand public, sur les plateformes et dans les dispositifs numériques. Combinant une approche en cultural studies et en sémiotique de la communication et des médias, les démarches de recherche que nous avons déployées dans nos travaux n’ont eu de cesse de se confronter à la difficile question des manières de saisir les rapports de pouvoir et d’identifier comment ils se matérialisent dans les discours. Aussi, au travers du récit de nos cheminements théoriques et de nos méthodes respectives, cet article propose-t-il de revenir sur les difficultés « en pratique » de l’étude des images, des textes, des représentations et discours au prisme du genre. Il puise pour cela dans nos propres expériences de recherche — l’analyse de débats attestant de la conflictualité autour des définitions du genre et de la « différence des sexes » sur Twitter (désormais X) (Julliard, 2018b), des dynamiques d’échange au sein d’une chaîne YouTube marquée à l’extrême droite (Quemener, 2021c, 2022) ou encore, plus classiquement, de la production d’identités et/ou de performances de genre sur des sites de rencontre par affinité (Bourdeloie, Julliard et Quemener, 2013), dans des émissions de divertissement et les médias d’information (Quemener, 2014 ; Dakhlia et Quemener, 2017 ; Quemener et Dakhlia, 2018).

2L’objectif est de voir dans quelle mesure les problèmes concrets d’une approche en genre des phénomènes communicationnels amènent à renouveler les cadres d’analyse et les méthodes en sciences de l’information et de la communication. D’une part, cette démarche implique de réfléchir aux meilleures manières de saisir les modalités par lesquelles les rapports de genre opèrent et se (re)produisent. D’autre part, elle cherche à éviter l’écueil de faire d’une approche en genre une grille de lecture figée en amont de la confrontation au terrain. À ce titre, les expériences de recherche évoquées dans cet article ont chacune donné lieu à des tensions au moment de l’acte d’interprétation des corpus. Ces tensions sont le fruit de la rencontre entre des matériaux discursifs et symboliques souvent complexes, traversés par des dits et des non-dits, des formes explicites et implicites, des effets de condensation et d’éclatement, et le regard de la chercheuse ayant adopté des « lunettes » en genre (Julliard et Saemmer, 2022), qui l’amènent à donner du sens à certaines dynamiques, récurrences et lignes de fracture en termes de genre. Ces expériences de recherche ont ainsi été l’occasion de développer des méthodologies spécifiques, dont l’objectif est à la fois de repérer, d’identifier, de saisir et de donner à voir les logiques de présence/absence par lesquelles les rapports de genre s’imposent, et de réfléchir à la façon dont ces logiques éclairent sous un jour nouveau et déplacent nos cadres d’analyse. Selon les méthodes déployées, selon la nature du matériau étudié, elles nous ont en outre confrontées au difficile exercice de la démonstration et de la « preuve ». Comment rendre compte de dynamiques parfois insidieuses et implicites ? Comment justifier de porter son attention sur telle absence ? Comment faire sens avec une récurrence que seule la familiarité avec une certaine intertextualité permet de saisir ?

Genre et espace public : du macro au micro

Un espace public conflictuel

3Appréhender le genre dans les médias et la communication implique d’interroger la définition même du genre et d’envisager différents niveaux d’analyse. Comme nous l’avons souligné ailleurs (Julliard et Quemener, 2014), le genre n’est pas selon nous un objet qu’il serait possible de saisir au travers d’une analyse différenciée des hommes et des femmes, par exemple. Il est avant tout un rapport social, c’est-à-dire un principe organisateur des relations entre les groupes, des pratiques sociales et des phénomènes communicationnels. L’étude du genre peut alors prendre deux directions. La première, développée dans cette partie, trouve son inspiration du côté des écrits du féminisme matérialiste (Delphy, 1982 ; Guillaumin, 1992). Elle consiste à mettre à l’épreuve et au jour l’hypothèse d’une structuration de la formation sociale par le genre — une structuration que les travaux sur l’intersectionnalité (hooks, 1990 ; Hill Collins, 2016/1990 ; Crenshaw, 2005/1994) et l’articulation des rapports sociaux (Hall, 2013/1980 ; Lindner, 2012 ; Bilge, 2016 ; Quemener, 2021a) invitent à penser dans ses liens co-constitutifs avec la classe, la race ou encore la sexualité. Comme le montrent des études récentes sur le secteur médiatique, cette structuration se dessine dans la division du travail journalistique (Damian-Gaillard, Frisque et Saitta, 2009 ; Damian-Gaillard et Saitta, 2011) ou scénaristique (Lécossais, 2020). Les recherches portant sur la médiatisation des transidentités (Espineira, 2014), des féminismes (Dalibert, 2014a, 2014b) ou encore des femmes racisées dans le sport (Olivesi et Montañola, 2018) soulignent par ailleurs qu’elle peut se loger dans les configurations de la parole publique, faites d’inégalités d’accès, de logiques de visibilisation/invisibilisation, de processus de (dis)qualification ou de normalisation.

  • 1 À titre d’exemple, les travaux d’Ilana Eloit (2017, 2020) retracent la genèse d’un sujet politique (...)

4Pour saisir cette structuration et voir la mesure dans laquelle elle façonne les pratiques de médiatisation et les logiques transmédiatiques de circulation de textes et d’images, nous nous appuyons pour notre part sur l’approche par la sphère publique telle que développée par Nancy Fraser (2001/1992). Plutôt qu’un espace de discussion entre pairs, Fraser dessine une sphère publique structurée par des hiérarchies et des rapports de domination, notamment de genre et de classe, au sein de laquelle certains groupes, c’est-à-dire les femmes et les classes prolétaires, sont exclus ou se voient accorder une moindre légitimité, et certaines problématiques, à l’instar des violences conjugales, se trouvent renvoyées du côté de la sphère privée. Parmi les ressorts de ces logiques d’exclusion et de moindre publicisation se tient une distribution inégale des ressources et surtout des gratifications symboliques. Les femmes auraient ainsi été évincées de la sphère publique libérale républicaine en France, non seulement parce qu’elles ne bénéficiaient pas des mêmes moyens matériels d’accès, mais aussi parce que cette sphère publique se réalisait au travers d’un ethos valorisant la virilité, la rationalité, la fermeté, en opposition aux qualités dites « féminines ». Face aux inégalités d’accès à la sphère publique dominante, Fraser envisage la multiplicité des publics et des forces de contestation à partir de la notion de contre-publics subalternes. Les contre-publics subalternes constituent un ensemble d’arènes publiques discursives, concurrentes de la sphère publique dominante et bourgeoise, au sein desquelles des problèmes jusque-là considérés comme de l’ordre privé se voient élevés au rang de problèmes publics, des expériences de subordination trouvent un terrain d’expression et de formulation et de nouvelles subjectivités voient le jour1.

5L’intérêt de l’approche par la sphère publique de Fraser est qu’elle permet d’envisager la dimension structurelle des inégalités de participation au débat public, en même temps qu’elle souligne le rôle joué par les représentations et les processus de (dis)qualification genrés. Elle ouvre la voie pour penser les logiques d’inclusion et d’exclusion, de visibilisation et d’invisibilisation, et leurs effets sur les interprétations du monde à disposition. Cette approche souligne en outre la dimension non unitaire et même conflictuelle de l’espace public en insistant sur la multiplicité des espaces de discussion et de formulation des « problèmes ». La force des contre-publics subalternes est à ce titre de produire des contre-discours et des micropolitiques à même de déstabiliser et de reconfigurer la sphère publique bourgeoise. Elle est de faire advenir de nouveaux sujets politiques, de nouveaux ethos et donc de nouveaux codages symboliques de la personne habilitée à participer et à parler. La proposition de Fraser invite à l’étude des luttes pour la visibilité (Voirol, 2005) et pour la reconnaissance — terme que Fraser (2005) emprunte à Axel Honneth (2013/1995) pour évoquer les luttes advenant sur le terrain des représentations plutôt que sur le terrain de la redistribution économique, et l’émergence de sujets politiques basés sur la revendication d’identités subalternes. Tout l’enjeu est de voir qui participe au débat public et quelles sont les logiques de circulation des marges au centre des différents groupes sociaux et des thématiques qu’ils sont susceptibles de porter.

6L’approche fraserienne de l’espace public propose enfin une formalisation du niveau « macro » des pratiques médiatiques et numériques. Elle ouvre la possibilité d’une démarche « par le haut » qui consiste à appréhender de façon relationnelle et chronologique les processus de médiatisation, les logiques de représentation ou encore l’apparition de signes, de termes ou d’expressions particulières au sein d’un vaste ensemble de pratiques symboliques et discursives. Ainsi, bien qu’elle-même s’intéresse peu au caractère normatif des modalités d’intervention dans le débat public, les discussions qu’elle a suscitées invitent à l’examen, à une échelle localisée, du rôle constitutif des dispositifs médiatiques et technosémiotiques dans l’avènement de certaines dynamiques de circulation, de certaines modalités expressives et de certaines représentations (Julliard, 2019). Plutôt qu’une confrontation entre hégémonie et contre-hégémonie, entre sphère publique bourgeoise et contre-publics subalternes, il s’agit en outre d’envisager la conflictualité et la circulation des textes et images au sein et entre des espaces publics ainsi que la dimension co-constitutive de ces dernières (Dalibert, Lamy et Quemener, 2016). Tout l’enjeu est alors de se doter des outils pour appréhender la conflictualité telle qu’elle se distribue et saisir des regroupements contradictoires ou complexes.

De l’espace public au dispositif

7Dans nos propres travaux (Julliard, 2012 ; Quemener, 2014), ces différentes dimensions de l’approche fraserienne se sont d’abord traduites par une attention portée aux conditions matérielles (techniques, langagières, sémiotiques) d’apparition dans le débat public de certaines thématiques ou questions jusque-là indicibles ou invisibles, celles-ci pouvant impliquer la création de nouvelles procédures de délibération institutionnalisées ou de nouveaux dispositifs de mise en visibilité. Qu’est-ce qui est visible et comment cette visibilité se transforme-t-elle ? Par quels processus et dans quelles conditions des enjeux jusque-là exclus de la sphère publique dominante finissent-ils par émerger ? Il s’agit alors d’examiner les styles, les esthétiques, les registres communicationnels par lesquels certains publics se réalisent et tentent de faire entendre leur voix (Berlant et Warner, 2018/1998 ; Warner, 2002), et la propension de ces derniers à reconduire ou au contraire à remettre en cause les modalités hégémoniques d’intervention dans le débat public (Young, 2011/2001, p. 145 ; Cervulle et Julliard, 2018). Loin de cantonner l’approche fraserienne aux luttes féministes, minoritaires, antiracistes ou écologiques auxquelles elle est souvent rattachée, nous avons en outre examiné, dans le sillage de travaux récents (Kunert, 2017 ; Raymond, 2022, la façon dont la rhétorique de la subalternité circule des marges vers d’autres marges et s’impose comme une rhétorique parmi d’autres jusqu’à devenir l’instrument d’un discours victimaire et de pratiques de disqualification de groupes minorisés (Julliard, 2017 ; Quemener, 2022). Se dessine ici une dimension importante de l’analyse, qui consiste en la mise en récit d’une conflictualité opérant au niveau du langage, des styles et registres communicationnels et de leurs effets potentiels sur la configuration du débat public.

8D’autres de nos travaux se sont attachés à dresser des cartographies des systèmes sémiotiques et discursifs et à dessiner une configuration « globale » des pratiques. Ils opèrent alors un glissement d’une entrée par l’espace public ou la sphère publique dominante vers une entrée par les dispositifs médiatiques et numériques. L’étude de la médiatisation des décès de célébrité (Dakhlia et Quemener, op. cit. ; Quemener et Dakhlia, op. cit.) a par exemple été l’occasion d’examiner les logiques de circulation des hommages et de célébration à l’œuvre dans les médias d’information, envisagés dans une perspective transmédiatique — émissions de télévision, presse quotidienne en ligne, portails d’actualité, sites d’information-pureplayers, etc. Comme le souligne Marion Dalibert (2014b, 2020), ces médias d’information constituent l’une des modalités privilégiées de matérialisation de l’espace public et autant d’opérateurs de publicité à travers des logiques d’événementialisation. Comme tout autre espace public, ils sont traversés d’une part par des conflictualités internes. Ils sont le terreau d’une multiplicité de voix, possiblement contradictoires, qui s’expriment selon les modalités de prise de parole autorisées par les dispositifs médiatiques. Ils se forment d’autre part dans la complémentarité et parfois dans l’opposition avec d’autres espaces publics, les médias d’information pouvant être envisagés dans leur relation aux médias de divertissement — eux-mêmes étant abordés dans leur multiplicité et leurs contradictions internes. Tout l’enjeu a été, dans le cas de cette recherche, d’explorer les formes de conflictualité et de circulation transmédiatique, c’est-à-dire de voir dans quelle mesure certains discours et certaines représentations circulaient, se renforçaient ou s’affrontaient au sein de différents dispositifs médiatiques et entre eux, créant autant de logiques de célébration et de régimes de valorisation des vies et des morts, articulés à la production d’identités et de catégories.

9L’approche par l’espace public nous a par ailleurs conduites à examiner de plus près la configuration même de l’actualité et des débats publics ainsi que les processus ou dynamiques par lesquels certains sujets se voient érigés en sujets incontournables ou d’importance. Quels sujets sont désignés comme dignes d’attention et de discussion ? Qu’est-ce qui est érigé en « problème » ? Au-delà des logiques de visibilisation/invisibilisation, il s’agit d’apprécier les formes intenses de médiatisation, de circulation ou de discussion à l’œuvre par exemple dans les logiques de célébration post-mortem que nous venons d’évoquer ou encore dans l’élévation, au sein des communautés antiféministes, de certaines personnes au rang de figures repoussoirs — les personnes trans ou des personnalités telles que l’ancienne ministre de l’Éducation Najat Vallaud-Belkacem (Julliard, 2018a, 2018b). Si ces « intensités » (Quemener, 2018, 2021c, 2022) nous intéressent, c’est que le degré et le type d’attention portée à certains sujets ont des effets constitutifs. Ils participent de l’élaboration collective de l’importance accordée à ces sujets (Molotch et Lester, 1996/1974 ; Grossberg, 1992, 2010) ainsi que de la valorisation ou au contraire de la disqualification de certaines vies, de certaines morts, de certains corps (Butler, 2010). L’un des enjeux de l’étude de ces « intensités » et de leurs effets sur la configuration du débat relève de la façon dont les normes d’intervention dans les débats publics autant que les dispositifs de production et de médiation de la conflictualité sociale agissent sur les sujets susceptibles d’être abordés, sur ce qu’il est possible d’ériger en « problème » et sur les formes concrètes de l’échange — selon les ethos, les réactions ou encore les expressions émotionnelles qu’ils favorisent et autorisent.

10Cette approche par l’espace public dessine enfin une dernière dimension d’une analyse en genre des phénomènes communicationnels. Toute la question repose sur la façon dont la frontière entre privé et public s’actualise dans différents dispositifs médiatiques et numériques, au travers des pratiques qu’ils accueillent. Certains dispositifs d’écriture numérique, à l’instar de X (anciennement Twitter) ou de YouTube, ne présentent pas de barrière d’entrée et semblent pouvoir être aisément investis pour y déployer des discours inaudibles ou moins audibles ailleurs, par exemple des revendications féministes (Jouët, 2022 ; Bruneel, 2020). Toutefois, certaines recherches ont aussi montré comment se reproduisait un ordre du discours dans ces espaces réputés moins soumis à un « droit d’entrée » : organisation d’attaques ciblées pour faire suspendre un compte — particulièrement préjudiciables aux personnes minorisées en raison de leur genre, de leur sexualité, de leur race, etc. (Dupré et Carayol, 2020) —, suppression abusive de contenus en raison du faible investissement des plateformes dans la modération (dont témoigne par exemple le recours à une main-d’œuvre exploitée et à la modération automatique) (Grison et al., 2023). Elles complètent les travaux en sciences de l’information et de la communication qui, dans la continuité de la critique féministe constructiviste du modèle libéral de l’espace public bourgeois, soulignent les formes de normalisation à l’œuvre dans les médias sur les questions ayant trait aux sexualités ou au genre. Plutôt que de postuler la dimension nécessairement subversive des pratiques minoritaires, il s’agit de considérer les processus par lesquels des personnes minorisées en raison de leur genre ou de leur sexualité n’ont accès aux espaces de publicité les plus visibles qu’à la condition de correspondre aux représentations les plus circulantes, ce qui interdit toute possibilité de rendre largement appréhendables certaines réalités vécues (voir le dossier coordonné par Amato, Pailler et Schafer, 2014, dans Hermès).

Sémiotique du genre, performance et dispositifs

De l’approche constructiviste à l’approche poststructuraliste

11L’approche par l’espace public esquisse un premier niveau d’analyse, celui de la structuration des pratiques autant que des systèmes symboliques et discursifs qui soutiennent les hiérarchies et participent de formes d’exclusion. Il reste toutefois à préciser les modalités par lesquelles les textes et les images cristallisent, en même temps qu’ils produisent, ces rapports de pouvoir. Pour répondre à cette question, nous avons composé et bricolé avec plusieurs approches complémentaires. Les écrits de Stuart Hall (2008/1982, 2008/1995, 1997) sur les effets de l’idéologie dans les médias dessinent une première voie d’inspiration structuraliste et gramscienne. Celle-ci invite à voir dans le langage et les systèmes symboliques qui forment les pratiques médiatiques l’un des modes de condensation et de matérialisation des rapports sociaux. Pour Hall, les rapports sociaux se logent dans la matérialité langagière, c’est-à-dire les lexiques, les répertoires ainsi que les apparentes « unités » forgées à partir d’éléments et d’expériences dispersés. Ils constituent et sont constitués par des « grammaires » qui donnent sens aux événements, produisent des classifications et des assignations — par le genre, la race ou la classe — au travers de l’attribution de rôles, d’identités, de places correspondant aux attendus souvent réducteurs du groupe dans lequel une personne ou une pratique est projetée. La dimension idéologique relève alors de la production du « sens commun », sensible dans les allants de soi, dans les processus de naturalisation de la différence — par exemple de la « différence des sexes » ou de la différence raciale — et dans la relégation, dans les marges des discours, d’autres interprétations possibles du monde. Elle est aussi le ressort et le terreau d’une conflictualité, d’une lutte, qui s’incarne dans ce que Hall nomme « les politiques de représentation », par lesquelles certaines voix contestent les discours dominants et proposent une vision du monde alternative, et les « politiques de l’identité » visant l’affirmation d’une différence, la défense et l’imposition d’un point de vue situé.

  • 2 L’appropriation que Lauretis fait des travaux de Charles Sanders Peirce est développée dans plusieu (...)

12L’approche par la « technologie du genre » développée par Teresa de Lauretis (2007/1987) ouvre quant à elle une perspective poststructuraliste, d’inspiration à la fois peircéenne2 et foucaldienne. Abordant le genre comme une représentation et la représentation du genre comme sa construction, Lauretis insiste sur les « différences sémiotiques » qui constituent les représentations hégémoniques du masculin et du féminin au cinéma et définissent le genre de façon binaire. Ces représentations hégémoniques importent, car elles forment les horizons de subjectivation et les modèles d’identification à disposition des publics. Selon les termes de Lauretis, elles « en-gendrent » dans le sens où elles constituent la palette des représentations à partir desquelles les « sujets réels » façonnent leur genre. L’approche par la technologie du genre propose alors une démarche qui consiste à déconstruire les systèmes de signes pour souligner leur pouvoir définitionnel et rendre compte de « l’idéologie » qu’ils produisent. Elle implique en outre, dans le sillage des travaux de Michel Foucault, d’aborder les représentations, ici cinématographiques, comme des appareils discursifs participant de la production des savoirs et des subjectivités et reconduisant un « ordre du discours ». Elle dessine à ce titre des pistes intéressantes pour la réflexion sur la matérialisation des rapports de genre, soulignant combien les rapports de pouvoir, ici les rapports de genre dans leurs articulations possibles avec les rapports de classe ou de race, sont toujours « dans » et « hors » les représentations, « dans » et « hors » les systèmes discursifs et symboliques qui les produisent et constituent. Dit autrement, les rapports de genre se logent certes dans ce qui est exprimé, visible et dit, mais aussi dans les non-dits et dans tout ce que les systèmes discursifs et symboliques laissent de côté. Ils façonnent ce qui est donné à voir et à entendre, en même temps qu’ils constituent le « hors champ » et sont constitués par lui.

13Une dernière approche, articulée à la proposition de Lauretis, emprunte la voie tracée par Judith Butler (2005/1990, 2009/1993, 2004/1997) et met l’accent sur les actes du langage et du corps qui font le genre. Dans ses écrits, Butler propose d’envisager le genre comme une « performance ». Avec ce terme, il s’agit de saisir le genre tel qu’il est en train de se faire et tel qu’il se constitue au travers des actes qui lui donnent vie et sens — des actes qui sont compris comme la citation de pratiques faisant autorité. Le genre perd ici tout caractère biologique : il est une activité, un « faire », qui s’inscrit dans une continuité de pratiques. Il a en outre des effets performatifs, c’est-à-dire qu’il instaure la réalité qu’il énonce et qu’il incarne. Ce disant, Butler s’approprie la conception de la performativité des actes du langage développée par John Langshaw Austin (1970/1962) pour l’élargir. Loin de se plier à une définition uniquement linguistique, la performativité butlerienne implique les actes du corps qui participent des systèmes de signification et font à leur tour advenir une « réalité » pouvant excéder et contredire la « réalité » instaurée par le langage. Elle ouvre la voie pour penser l’articulation du langage et des pratiques corporelles et voir la mesure dans laquelle celle-ci produit et trouble les modes de catégorisation et l’intelligibilité du sujet. Elle invite par ailleurs à une relecture des modalités du pouvoir et des capacités d’agir. Selon Butler, les dispositifs de pouvoir, opérant telles des scènes de contraintes, ne formatent jamais complètement les corps et les pratiques. Ils sont sujets à des improvisations et à des déplacements, inhérents à l’acte de citation qui constitue la performance et à l’impossible reproduction de l’identique. L’acte de citation devient alors le ressort du pouvoir d’agir et est porteur d’un potentiel subversif.

14Comme le soulignent Liesbet Van Zoonen (1994) et Rosalind Gill (2007), l’intérêt des approches poststructuralistes est d’insister sur la dimension constitutive des médias, leur propension à produire des savoirs, des visions du monde et des subjectivités. Il ne s’agit plus simplement d’envisager la prégnance des stéréotypes ou des représentations réductrices de la masculinité et de la féminité, mais bien de saisir la façon dont une conception binaire du genre et les normes qui la soutiennent s’imposent et dessinent l’horizon des modalités de subjectivation. L’autre intérêt de ces approches est de faire la part belle à la dimension itérative de la production du genre — autrement dit, au continuum de pratiques qui constituent la réalité du genre en même temps qu’il ne cesse de l’actualiser. Ces approches conduisent ainsi à aborder les textes et les images qui forment nos corpus en tant qu’ils matérialisent ce continuum et nous renseignent sur la conflictualité, les déplacements, les interstices constitutifs du genre. En mettant l’accent sur la puissance d’agir des corps, elles amorcent enfin une réflexion sur les modalités contemporaines de circulation et d’incorporation des féminismes, montrant combien les corps féminins célébrés dans les cultures populaires condensent et dessinent des contradictions, entre empowerment et reproduction des normes de beauté, de blanchité, de validité (McRobbie, 2004, 2009).

Sémiotique du genre et analyse des représentations

15Les trois approches que nous venons d’exposer ont alimenté nos propres perspectives de recherche et ont fait l’objet d’appropriations situées en sciences de l’information et de la communication, visant à les opérationnaliser. Nous avons pour notre part tenté de dessiner les contours d’une sémiotique du genre (Julliard, 2013) en articulant une sémiotique communicationnelle avec une approche en étude de genre pour penser la façon dont les dispositifs d’écriture médiatique — notamment numérique — autorisent une certaine matérialisation du genre, ce qui permet aux rapports de pouvoir de se reproduire au travers de répertoires et d’articulation de signes dans différents registres sémiotiques (linguistique, iconique, sonore, etc.). La sémiotique du genre dialogue ainsi avec les propositions théoriques esquissées plus haut en même temps qu’elle les opérationnalise pour l’étude des textes et des images. Elle est une sémiotique communicationnelle qui, dans la filiation de la sémioclastie de Roland Barthes (1957), s’intéresse à l’étude des « symboles naturalisés » et à leurs effets constitutifs sur ce qui paraît « naturel » ou « allant de soi », saisissant le travail des signes sur le « réel ». Elle s’inscrit également dans le sillage de la sociosémiotique, qui situe la production du sens dans un contexte social, les textes et les images étant des « surfaces discursives » donnant accès aux processus sociaux qui les ont fait advenir, et qu’il nous intéresse d’étudier (Verón, 1987). Elle tire enfin profit de la sociosémiotique des médias (Jeanneret et Souchier, 2009) et des travaux sur l’écriture numérique (Bouchardon, 2014) et le potentiel d’action du texte numérique (Saemmer, 2015), qui invitent à ne pas abstraire la matérialisation discursive et sémiotique des dispositifs médiatiques dans lesquels les signes s’inscrivent.

16La sémiotique du genre vise par conséquent à affûter la compréhension des façons concrètes, matérielles par lesquelles les rapports de pouvoir se constituent discursivement, à l’échelle des signes. Elle dévoile les logiques de citation de normes et leurs éventuels déplacements, rendant compte de la façon dont certains assemblages de signes se cristallisent, au fil de circulations médiatiques qui sont aussi l’occasion de leur défigement. Il s’agit de rendre compte des ambivalences, des contradictions, des « troubles » ou « bouillages » du sens, au travers d’une attention portée aux phénomènes d’énonciation tels que l’implicite, l’ironie, la polyphonie, ainsi qu’aux assemblages plurisémiotiques, véritables sources de contradictions, autorisés par les dispositifs d’écriture qui leur donnent forme. Dans le sillage de travaux en sémiotique pragmatique (Boutaud et Verón, 2007 ; Lambert, 2013 ; Saemmer, 2016), tout l’enjeu est en outre d’examiner la relation entre les signes et les pratiques interprétatives favorisées par ces dispositifs, c’est-à-dire les convictions, les croyances, les normes sociales, les habitus collectifs, les noyaux d’appartenances qui influent sur les hypothèses d’interprétation, autant que les dispositifs — médiatiques, numériques, scientifiques — dans lesquels ces hypothèses trouvent à se formuler (Julliard et Saemmer, op. cit.). La sémiotique du genre s’inscrit enfin dans le champ des études de genre. Elle se propose de saisir les altérations que convoque le principe d’itérabilité (Butler, 1993/2009) selon lequel la (re)production médiatique du genre opère. Elle fait ainsi du contexte (interdiscursif, technique, sociohistorique) un élément central pour la compréhension des rapports de pouvoir et déduit l’incidence des nouveaux outils d’écriture proposés par les réseaux sociaux numériques sur la possibilité de telles altérations (au travers des gestes et des pratiques qu’ils autorisent, prescrivent ou suggèrent).

17Dans nos travaux, nous avons pu mettre en exergue que, dans les sites de rencontres amoureuses et amicales visant à réunir les personnes autour d’activités culturelles et de loisirs communes, les espaces d’écriture offerts aux inscrit·e·s (formulaires de présentation), le cadrage de l’écriture (chartes de modération, conseils pour rédiger un texte de présentation ou choisir une photo de profil), les signes calculés automatiquement à partir de l’identité de genre renseignée lors de l’inscription (couleur de profil, image de profil par défaut) alimentent une définition binaire et différentialiste du genre, ce qui participe à la production de la « différence des sexes » (Julliard, 2013 ; Cervulle et Julliard, 2013). Dans le cas précis des dispositifs d’écriture numérique, les possibilités d’expressions genrées peuvent aussi se doubler d’expériences de navigation différenciées, l’identification des identités sexuelle et de genre au moment de l’inscription pouvant donner lieu à des parcours distincts — comme en témoignent par exemple les « bulles de filtre » sur certains réseaux sociaux tels que TikTok — et à une palette d’expériences sémiotiques singulières, ce qui rend ensuite difficiles leur confrontation et la restitution de l’expérience des différents publics. Cette réflexion sur les expériences mérite d’être articulée avec les recherches sur les algorithmes de recommandation et de modération, qui soulignent combien ces derniers renforcent et produisent les positions des utilisateur·trice·s dans les rapports de pouvoir. Dans sa thèse, Fred Pailler (2019) montre par exemple que les catégories sexuelles produites par les sites de rencontre ont pour principal effet d’éviter spécifiquement à la catégorie des « hommes hétérosexuels » d’être confrontés à des contenus sexualisant les hommes, d’une part, et d’être eux-mêmes érotisés comme possibles objets de désir, d’autre part.

18En articulation avec une sémiotique du genre, nous avons par ailleurs esquissé une analyse de la production discursive de l’idéologie dans la communication et les médias, au travers de l’étude des représentations et discours. Ici, il s’agit de passer de la question de la matérialité langagière à celle des « chaînes de signification », expression utilisée par Hall (2008/1995) pour évoquer des associations de termes et de signes — par exemple le terme « noir » associé à la « menace » ou à la « sauvagerie » — et leurs effets de sens, plus ou moins disqualifiants. L’étude des représentations et discours médiatiques au prisme du genre met l’accent sur les ensembles de mots et de signes qui façonnent la perception des événements, des pratiques et des groupes et la compréhension des termes du débat public, ce qui donne parfois l’illusion du consensus. Elle partage avec l’analyse du discours un questionnement d’inspiration structuraliste sur la capacité des discours à constituer et à organiser la réalité sociale au travers des logiques d’assignation et des modes de catégorisation (Husson, 2016). Elle puise par ailleurs dans les Mythologies de Roland Barthes (op. cit.) pour mettre au jour les opérations de naturalisation et la production d’allants de soi à l’œuvre dans les systèmes symboliques (Julliard et Kunert, 2023. Au-delà, elle permet de saisir les unités apparentes du discours et la cohérence des représentations en tant qu’opérateurs de l’idéologie dans les médias. Comme nous le soulignons à la suite de Hall (2008/1977), cette « unité » est le produit d’une construction : elle relève d’une objectivation d’éléments fragmentés de la société, qui rend intelligible le monde social et dessine un système central de significations. Elle n’opère en outre jamais seule. Elle prend forme dans l’articulation sociale du texte, c’est-à-dire dans la complémentarité de ses significations avec les significations dominantes qui circulent par ailleurs et dans son insertion dans les réseaux de connotations (Grossberg et Hall, 1996). Elle se confronte enfin à des formes de contestation, des résistances ou des contre-discours qui, par leur seule présence, signalent sa dimension idéologique et tentent d’imposer d’autres définitions, d’autres visions.

19Tout l’enjeu de l’étude des représentations et des discours au prisme du genre est donc de déceler les traces et les conditions de la conflictualité sociale et de voir dans quelle mesure elles s’accompagnent d’une réarticulation des « chaînes de signification ». Il est de saisir les interprétations hégémoniques tout autant que les conflits de définition, les ambivalences, les contradictions idéologiques qui travaillent les représentations de l’intérieur. Au-delà, l’étude des représentations et des discours porte attention à la façon dont les discours et représentations orientent le regard, au travers des régimes du visible et du dicible, et constituent des savoirs qui s’incarnent dans les figures de la masculinité, de la féminité, de la francité (Lécossais, 2015) et les conceptions idéalisées de la communauté du « nous » et de la nation, souvent marquée d’un point de vue genré (Dalibert, 2015 ; Dalibert et Quemener, 2016). Dans le sillage de Hall et de Lauretis, elle aborde les représentations et discours en tant qu’ensemble d’énoncés obéissant à des règles de fonctionnement communes et en tant qu’appareils discursifs participant de la production des savoirs, des subjectivités et des définitions du genre. Au fil de nos travaux, cette étude des représentations et des discours intègre enfin un questionnement sur les logiques de valorisation et la distribution de l’attention (Quemener, 2018, 2021c, 2022). Il s’agit alors d’examiner la mesure dans laquelle les discours et représentations participent des emballements et de processus d’intensification qui désignent les sujets d’importance, les choses qui comptent, et dessinent le cadre autorisé et valorisé des réactions publiques. Loin d’être neutres, ces réactions, par les performances et les dynamiques relationnelles qu’elles engendrent, sont à leur tour productrices de genre, au sens où elles façonnent des comportements, des attitudes, des manières de se constituer en interlocuteur·trice dans la relation aux autres membres des groupes dans lesquels elles adviennent.

Les dimensions performatives et affectives du genre

20Ces approches complémentaires esquissent un programme de recherche à la charnière d’une approche constructiviste, poststructuraliste et pragmatiste. Elles s’intéressent aux rapports de domination et de subordination que les systèmes de signification légitiment et construisent, en même temps qu’elles insistent sur les effets instituants de ces derniers. Les travaux auxquels elles ont donné lieu permettent à ce titre de préciser les différentes dimensions de ces « effets ». Ceux-ci relèvent tout d’abord de la palette des performances qui se réalisent dans les dispositifs et participent de la fabrique du genre — que cette performance soit produite par l’intervention d’un·e invité·e sur un plateau de télévision ou par l’agrégation de textes, d’images, de gestes dans une publication sur un site de rencontre, YouTube ou X. Ils dessinent les horizons de subjectivation au travers des identités, des comportements, des manières d’habiter les corps qui sont donnés à voir, certains pouvant venir troubler le cadre binaire de la « matrice hétérosexuelle » telle que l’évoque Butler (2006/1990). Dans le sillage de Lauretis, les « effets » recouvrent ensuite la question des modes d’adresse, c’est-à-dire des manières par lesquelles une émission, un film, un commentaire constituent le sujet spectateur·trice ou le sujet de l’échange. Il s’agit alors d’interroger les formes d’interpellation verbale ou non verbale des matériaux analysés et la possibilité de réplique qu’un texte, une représentation — au sens de Lauretis — ou une performance — au sens de Butler — constitue. Il s’agit en outre de voir dans les modifications de ces interpellations une possible force de déstabilisation ou de déplacement. Un film, en substituant à un public imaginé au masculin un public de spectatrices, met en œuvre par exemple la possibilité de nouvelles subjectivités. Les effets peuvent enfin être appréhendés dans leur dimension politique. Dans nos travaux sur l’humour (Quemener, 2012, 2014), l’appropriation de la notion de performance s’accompagne d’une réflexion sur les « excès », les mises en scène hyperboliques, qui signalent la part d’artifice de la masculinité et de la féminité et des catégories binaires du genre. Ces mises en scène parfois spectaculaires défont les processus de naturalisation du genre, en même temps qu’elles ne cessent de produire à leur tour du genre et un discours sur le genre. Sans présager de leur caractère subversif, toute la question repose sur la façon dont elles participent de l’actualisation de la définition et des savoirs sur le genre.

21Nos travaux les plus récents dessinent une approche complémentaire en s’intéressant aux dynamiques de regroupement et d’agrégation ainsi qu’aux échanges parfois intenses suscités par la publication d’une image, d’un texte ou d’un commentaire sur les réseaux sociaux et les plateformes numériques. À partir de Butler et de Derrida, Sara Ahmed (2004) souligne le caractère performatif des émotions en discours, un énoncé produisant un objet de dégoût appelant validation — a fortiori dans des contextes d’échanges publics tels qu’en offrent les réseaux sociaux numériques — qui, une fois manifestée, produit une « communauté d’émotion ». Dans nos travaux sur les communautés émotionnelles qui prennent part au débat sur la question de savoir si une « théorie du genre » serait à l’œuvre en France (Julliard, 2018a, 2018b), l’investissement émotionnel de la « différence des sexes » et des catégories sexuelles et de genre minorisées trace des frontières entre les communautés politiques et sémiotiques. Les visées pathématiques font signe vers des communautés politiques qu’il s’agit de mobiliser en recourant à des répertoires de signes clairement reconnaissables, en empruntant à des pratiques d’écriture partagées. Dans nos autres travaux sur les commentaires YouTube de la chaîne de Dieudonné, personnalité issue du monde de l’humour, accusée d’antisémitisme et condamnée à plusieurs reprises pour propos injurieux (Quemener, 2021c, 2022), les effets relèvent davantage de logiques d’entraînement et de réactions en chaîne, provoquées par les expressions de soutien ou de rejet envers Dieudonné, les personnalités ciblées par ce dernier et les intervenant·e·s de la chaîne, ou par l’affirmation d’un avis ou d’une opinion arrêté, formulé sur un ton assuré et péremptoire, sur un sujet polémique. Ces échanges souvent virulents forment ce que nous proposons de nommer une « communauté réactive », c’est-à-dire une communauté qui se constitue en opposition à un « ennemi extérieur », assimilable à un prétendu « système », et se caractérise par une forte propension à la conflictualité interne et par la valorisation de la réaction pour et par la réaction. Cette réflexion sur les « communautés réactives » ouvre à l’examen des processus par lesquels des discours disqualifiants, tout particulièrement les propos sexistes, homophobes et antisémites, se voient collectivement autorisés en tant que marque et gage de nouvelles formes de respectabilité, ici antisystème, et des ethos de genre, faits d’agressivité, de posture défensive et de violence verbale, qui se trouvent valorisées.

Des « bricolages méthodologiques » et leurs limites

« Faire parler » les matériaux de recherche

22L’approche théorique que nous venons de déployer fournit des clés très utiles pour faire sens avec les différentes dimensions des « terrains » ou « matériaux » qui ont pu nous intéresser. Elle n’en laisse pas moins en suspens tout un ensemble de questions sur les manières concrètes d’analyser ces derniers. Dans la partie qui suit, nous revenons sur les méthodologies déployées dans nos travaux respectifs, sur les dilemmes auxquels l’étude du genre dans la communication et les médias nous a confrontées ainsi que sur les tactiques mises en œuvre pour les contourner. La difficulté de la mise en pratique d’une approche en genre réside dans le fait que les rapports de pouvoir ne « collent » pas pleinement à la matérialité langagière et aux chaînes de signification formées par les discours et représentations. Ils les traversent, les constituent, les façonnent en même temps qu’ils sont traversés, constitués, façonnés par eux. Toute la question est alors liée au lien qu’il est possible d’effectuer entre la problématisation qui sous-tend la recherche, qui implique une attention portée aux rapports de pouvoir, l’aspect parfois hétérogène et éclaté du matériau de départ, en termes de registres sémiotiques — texte, images, GIF, vidéos, sons — ou encore de sources — presse en ligne, émissions télévisées ou radiophoniques, dépêches AFP, publications dans un réseau social numérique —, et l’organisation interne que la constitution d’un corpus exploitable — c’est-à-dire appréhendable, avec des enjeux singuliers, dès lors qu’il est volumineux — et sa visualisation permettent de dégager. Dans quelle mesure l’articulation de tel hashtag avec tel syntagme et une photographie représentant tel objet ou telle personnalité ou telle scène dessine-t-elle et participe-t-elle des rapports de genre ? Par quels processus et sous quelles conditions ce motif devient-il significatif pour le chercheur ou la chercheuse ? Qu’est-ce qui, dans la relation au corpus, permet de faire de telle récurrence ou telle dynamique un indice des rapports de pouvoir ? Dans cet ensemble de problèmes méthodologiques se joue une tension entre le matériau lui-même, le regard de la chercheuse, ici façonnée par les études de genre, et l’acte interprétatif qu’exige l’analyse de tout matériau discursif et symbolique, celui-ci puisant dans différentes dimensions — socialisation et espace culturel de la chercheuse, cadre théorique de prédilection, expérience de la confrontation aux corpus, etc. — et activant des « filtres interprétatifs » (Coquelin et Saemmer, 2022).

23L’un des enjeux de la réflexion que nous menons depuis plusieurs années consiste à ne pas présager de ce que dit le matériau et à mettre en place des méthodologies qui permettent de « faire parler » ce dernier sans pour autant lui faire dire ce que nous souhaiterions entendre. Aussi les travaux présentés dans cette partie adoptent-ils des démarches complémentaires et déploient-ils des sortes de garde-fous permettant de se prémunir contre les formes d’interprétation abusive. Ils s’attachent tout d’abord à l’étude de corpus importants de textes, d’images, d’émissions, d’articles, sélectionnés de sorte à rendre compte de phénomènes dans leur globalité. L’objectif est de repérer des régularités, des motifs, des logiques de répétition et de circulation. Il est de créer les conditions d’une compréhension à la fois des dynamiques propres à un ensemble vaste de textes et d’images, et de pratiques plus localisées, susceptibles de faire sens au regard de cette compréhension et de la contextualisation permise par de gros corpus (plusieurs centaines de milliers de tweets dans le cadre de nos travaux sur les débats en ligne, plusieurs dizaines de milliers de commentaires dans le cadre de nos travaux sur la chaîne de Dieudonné). Quoique la constitution de corpus importants n’échappe pas à la nécessité d’opérer une sélection sur la base de critères communs — les tweets comportant tels mots-clés, les commentaires d’une chaîne YouTube, les publications afférentes à l’ensemble des personnalités décédées au cours d’une année —, elle vise à mesurer le périmètre d’un phénomène (et par exemple à comparer l’intensité des échanges relatifs à telle thématique), à réduire les risques de biais inhérents à une démarche ciblée et à permettre une confrontation entre différents niveaux d’analyse ou différentes époques. Les travaux présentés se distinguent en outre par le rôle central qu’ils accordent aux « bricolages méthodologiques » (Lécossais et Quemener, 2018). Il ne s’agit pas de présager de l’organisation interne d’un corpus, mais bien de tester plusieurs modes d’organisation, au travers d’opérations de visualisation, de dépliage ou de description, et de faire émerger des lignes de tension, des dynamiques, des agencements spécifiques.

24Si ces méthodologies exigent parfois des compétences en informatique, dans le traitement automatique des textes ou des images pour opérer des tris thématiques par exemple, elles comprennent également des outils bricolés à partir de simples tableurs ou des plongées, d’inspiration plus ethnographique, dans le matériau. Leur caractère innovant relève alors non pas tant des outils que de la réflexion qui sous-tend leur usage, laquelle porte sur le statut des éléments composant les matériaux analysés et l’explicitation des critères analytiques des chercheuses. Dans une conception structuraliste et gramscienne, héritée de Hall ou de Fraser, les régularités et les transformations des corpus étudiés peuvent être appréhendées comme le symptôme tout à la fois des (dis)continuités historiques, des luttes pour l’hégémonie ou des luttes pour la reconnaissance, autrement dit des rapports structurants et de leur possible reconfiguration. Dans le sillage de l’inspiration derridienne de Butler, ces régularités et transformations sont envisagées comme le fruit de la différance, c’est-à-dire des déplacements inhérents à toute répétition de normes et de pratiques faisant autorité, et des politiques de représentation, revêtant un caractère plus stratégique et marquant une volonté de rupture. Il s’agit de voir dans les matériaux médiatiques ou numériques étudiés autant de traces d’actes de répétition et d’indices du passé révolu et du présent à venir, formant une sorte de continuum de pratiques que l’analyse se charge de recomposer. Au-delà, l’identification de ces régularités, de ces récurrences et de ces déplacements ne saurait complètement suffire à la compréhension des rapports de genre et de leurs articulations aux autres rapports sociaux. Chez Butler et Lauretis, les rapports de genre peuvent certes être assimilés à une construction sémiotique ou discursive, mais ils se logent également dans l’implicite des régimes de monstration, dans les régimes du dicible et du visible. La mise en récit des corpus a alors pour objectif de rendre compte autant des systèmes symboliques et discursifs qui définissent le genre que du « hors champ », de « l’irreprésentable », du regard qui se dessine « en creux » de ces systèmes. Elle peut par exemple impliquer de déduire de l’ensemble des représentations à disposition celles qui échouent à advenir dans tel ou tel dispositif médiatique, qu’elles aient été esquissées puis censurées, modérées ou invisibilisées ou qu’elles n’aient pas même été formulées.

Une contextualisation par le corpus

25Dans le cadre de nos recherches sur les débats qui se déploient sur les réseaux sociaux (Julliard, 2018a, 2018b), l’une des difficultés consiste à définir en amont de la collecte les mots-clés qui nous permettent de recueillir un matériau signifiant. Aussi, dans le contexte de notre étude des débats relatifs à la « théorie du genre » ou à la « PMA » sur Twitter (désormais X), nous avons été conduites à définir un large ensemble de mots pour ne pas « passer à côté » de phénomènes éclairants notre objet. Il en résulte que les tweets récoltés constituent une première base beaucoup trop large, qu’il nous faut ensuite parcourir pour y découper le corpus à proprement parler. Ce parcours dans le matériau recueilli est précieux, car il permet d’identifier les premières récurrences, les premiers phénomènes d’intensification (publications exponentielles sur une courte période), et d’opérer une correction des mots-clés pour la suite de la collecte. Une autre difficulté réside dans le fait que l’API Twitter — au travers de laquelle nous collectons le texte des tweets et leurs métadonnées au fur et à mesure de leur publication pour garantir une certaine exhaustivité du corpus — ne renvoie pas les images, de sorte que celles-ci doivent être collectées dans un deuxième temps, avec le risque que les tweets aient été supprimés entre temps et que l’image ait disparu. Cette difficulté technique n’est pas anodine au regard de notre intérêt pour le « hors champ » et « l’irreprésentable » dans la matérialisation sémiotique des rapports de pouvoir. En effet, un certain nombre de tweets parmi les plus violents à l’encontre de Najat Vallaud-Belkacem peuvent faire référence à une image qui a été supprimée et qui perdure dans le tissu de ses citations. Pour exemple, la sexualisation « exotisante » de la ministre de l’Éducation nationale persiste en ligne sous une forme euphémisée qui peut être difficilement perceptible pour les internautes qui n’ont pas vu les photomontages pornographiques mettant en scène la ministre voilée auxquels certaines de ces publications font référence (Julliard, 2018a). Délimiter le contexte dans lequel circulent les publications sur les réseaux sociaux (fils de conversation, communautés fluides se lisant sans se suivre, sites Web et autres plateformes où les publications continuent de circuler, parfois remaniées, réarticulées à d’autres publications) et en rendre compte présente ainsi l’intérêt de mieux esquisser les régimes de visibilité et d’énonciation.

26Ces recherches appareillées informatiquement ont permis d’étendre une approche sémiotique communicationnelle qualitative à des corpus volumineux de plusieurs centaines de milliers de tweets. Des comptages simples peuvent être opérés automatiquement pour caractériser le corpus et donner des éléments permettant de choisir des points d’entrée (nombre de comptes qui publient, classement des comptes qui publient le plus, classement des hashtags par nombre d’occurrences et par compte, etc.). Grâce à cette approche statistique, il a été possible d’accorder un poids aux phénomènes que nous observons et que nous reconnaissons comme signifiants pour l’analyse au regard de nos études antérieures (par exemple la disqualification d’une ministre au regard de son identité de genre). Ensuite, nous apercevant que les statistiques peuvent invisibiliser des éléments peu représentés dans le corpus, mais très signifiants pour l’analyse — une image publiée une seule fois et supprimée, mais qui continue d’inspirer de nombreuses publications bien après sa suppression —, nous avons été amenées à considérer quels étaient les éléments invisibilisés — par exemple, des formes sémiotiques au travers desquelles l’aversion pour la ministre de l’Éducation nationale s’exprime de manière particulièrement brutale — et à évaluer leur rôle ainsi que leur importance pour l’analyse.

27L’absence ou la rareté de certains signes ou combinaison de signes est signifiante, mais ne peut être interprétée qu’à travers le repérage d’une économie de signes qui rentre difficilement dans un système de comptage simple. Dans le cadre du débat relatif à la « théorie du genre », Najat Vallaud-Belkacem est constituée en objet de détestation en vertu d’une assignation raciale, mais le lien n’est pas toujours explicité, en particulier du fait des conditions générales d’utilisation de Twitter (désormais X) qui interdisent les propos haineux fondés sur « la race, l’origine ethnique ou la nationalité » par exemple. Toutefois, le lien peut être suggéré de différentes manières. La publication d’un contenu explicitement sexiste ou raciste (qu’il soit ou non supprimé) peut créer un précédent et placer le tweet dans un interdiscours auquel se référer par la suite. L’inventivité déployée par les discours sexistes, homophobes, transphobes ou racistes et leur usage de l’implicite (en particulier le sous-entendu et le présupposé qui engagent les interlocuteur·rice·s mobilisant leurs compétences pragmatiques et les faisant entrer dans une relation de connivence avec le compte publiant) rendent difficilement repérables les propos les plus signifiants pour l’analyse. Ces difficultés ont néanmoins le mérite de remettre en question l’importance conférée à la représentativité chiffrée des phénomènes et l’intérêt de considérer aussi la façon dont l’absence peut se voir, se saisir.

28Les choix méthodologiques effectués pour l’analyse de représentations et discours médiatiques dessinent quant à eux autant de tactiques permettant d’organiser le regard et le récit de corpus parfois denses et de saisir les différents leviers et ressorts de leur transformation. Dans quelle mesure les représentations médiatiques dessinent-elles une structuration par les rapports de genre ? Comment cette structuration se matérialise-t-elle et se transforme-t-elle ? L’une de ces tactiques consiste à adopter une approche sociohistorique en sélectionnant le corpus sur la base de critères temporels. Dans nos travaux sur l’humour (Quemener, 2014), il s’est ainsi agi d’étudier, à partir des archives audiovisuelles de l’INA, la quasi-totalité des sketches produits dans le cadre d’émissions de talkshow des années 1990 et des années 2000, de sorte à couvrir un temps relativement long et à y déceler ce qui pourrait constituer les modalités de déplacement des régimes symboliques et discursifs. Cette démarche présente une visée d’exhaustivité et implique une pratique de visionnage intensif, soutenue par un guide permettant une prise de note harmonisée et l’identification des récurrences et d’éventuels changements ou contrastes qu’un visionnage flottant ne permettrait pas de repérer. Elle fait reposer sur le corpus, ici médiatique, la charge de désigner ce qui est significatif, au sens où celui-ci est travaillé par des événements, des apparitions, des surgissements et des logiques de répétition. Le corpus nous raconte alors une histoire, il permet de dessiner des généalogies et d’identifier des (dis)continuités. Dans les événements, les crises et les ruptures qui le travaillent, il suggère des lignes de tension et des rapports de force et signale une partie de ce qu’il laisse du côté de la non-représentation et de l’invisibilité. D’un point de vue méthodologique, une telle démarche repose sur une appréhension relationnelle et évolutive des discours et représentations.

29L’autre tactique repose sur une démarche d’inspiration cartographique qui vise à positionner les systèmes de représentation les uns par rapport aux autres dans une dynamique relationnelle. Il s’agit de dessiner les espaces et les relations entre les espaces afin de rendre compte des modalités de l’énonciation et des contextes d’apparition. Cette cartographie implique de porter une attention aux dispositifs qui matérialisent ces espaces, façonnent les univers de possibles et déterminent les contours des énoncés, des pratiques et des corps qui adviennent. Dans notre étude de la médiatisation des célébrités (Dakhlia et Quemener, op. cit. ; Quemener et Dakhlia, op. cit.), nous avons ainsi produit une analyse quantitative d’un corpus tiré d’une base d’archives transmédiatiques nommée OTMedia de toutes les annonces et publications afférentes aux décès de l’ensemble des personnalités dont la mort a été médiatisée durant l’année 2012. La démarche a consisté à comptabiliser les articles, dépêches et posts pour chaque personnalité, à les classer par source et par média et à établir des chronologies, de sorte à identifier où et comment l’événement surgit et la mesure dans laquelle il relève de rapports structurants ou d’invariants. La compréhension de l’événement a en outre impliqué de prendre en compte les morts faisant l’objet d’une faible attention journalistique et numérique. Ces points aveugles de la médiatisation des décès en disent long sur les régimes d’appréciation des vies et des morts, certaines étant célébrées et valorisées, d’autres étant tout simplement ignorées. Une telle méthode a pour vertus de permettre de dresser une cartographie des représentations et des discours à disposition à une période donnée et de leur circulation entre des espaces bénéficiant d’une publicité plus ou moins importante. Elle porte une attention particulière à la façon dont les dispositifs établissent les ressorts de la publicisation qu’ils participent à façonner. Elle implique d’aborder les dispositifs non pas simplement comme des ressorts de régulation des échanges, mais aussi comme des opérateurs de publicisation.

Apports et limites

30Les méthodes que nous venons de présenter s’avèrent efficaces pour identifier la configuration de l’attention, les régimes de valorisation implicites qui la régissent ainsi que les absences, les non-dits, les disqualifications auxquels elle donne lieu. Elles tentent d’esquisser des stratégies pour faire face aux difficultés concrètes de l’analyse du genre dans les médias. Il s’agit par exemple de composer avec les incomplétudes des corpus, les implicites du matériau discursif récolté, et son hors champ, en créant les conditions de leur identification et d’une réflexion sur leurs effets (leurs effets sur les autres éléments du corpus et sur le sens dominant de ce dernier). Le choix d’une analyse macro et micro, qui se traduit méthodologiquement par la constitution de corpus souvent volumineux, participe à ce titre de cette identification et de cette mise en perspective. Parce que l’analyse de tels corpus requiert de longues phases d’exploration, voire une imprégnation d’inspiration ethnographique, pouvant s’étendre sur plusieurs années, elle crée les conditions pour une acculturation à la communauté de pratiques et au vocabulaire, aux motifs, aux logiques argumentatives qui les façonnent. Elle facilite la formulation d’hypothèses quant au sens de propos ou d’images reposant sur l’implicite et les non-dits. En cela, les corpus importants sont la manière par laquelle nous dessinons un contexte permettant une meilleure compréhension de textes, des images, des phénomènes advenant à des échelles localisées. Comme le suggère Grossberg (2006), le contexte n’est plus alors le point de départ, mais la finalité de l’analyse.

31Ces différentes méthodologies ont toutefois aussi montré leurs limites. Les travaux menés sur les phénomènes de médiatisation d’importance nous ont par exemple conduites à interroger la pertinence d’une approche par l’événementialisation et de son opérationnalisation au moyen d’outils quantitatifs. Quoique produisant des résultats tout à fait intéressants, cette méthodologie ne permet pas de saisir de façon tout à fait satisfaisante les ressorts de l’emballement médiatique et les effets (émotionnels, idéologiques, économiques) de cette abondance de textes et d’images. En appréhendant les pics d’attention comme la cristallisation et le symptôme de tensions existant dans le monde social, les formes de visualisation auxquelles elle donne lieu peuvent en outre avoir tendance à aplanir les rapports de pouvoir au détriment des dynamiques, des processus et des conditions par lesquels ces derniers émergent. Aussi les méthodologies déployées ont-elles les avantages et les inconvénients de la proposition théorique évoquée plus haut. En partant de l’hypothèse d’une structuration des systèmes symboliques et discursifs par les rapports sociaux, elles créent d’une part les conditions pour donner ces derniers « à voir » et rendre compte des exclusions et des disqualifications qu’ils produisent. En faisant de cette structuration un élément pré-discursif, doté d’une antériorité — ce dont témoigne l’idée d’historicité et de reconduction de normes —, elles prennent d’autre part le risque de figer les rapports de pouvoir qu’elles sont censées déconstruire. L’écriture scientifique alimente quant à elle ce postulat, au travers du récit des tensions que les représentations, les textes et les images « condensent », « cristallisent », des normes, des stéréotypes qu’ils « répètent » et « reproduisent ». Aussi cette réflexion sur les limites des méthodes déployées nous conduit-elle à renverser progressivement certaines des propositions sur lesquelles elles s’appuient. Il s’agit alors de mettre l’accent sur la puissance du non-dit et d’insister sur les effets constitutifs des troubles dans le genre plutôt que de rappeler la norme par rapport à laquelle ce trouble se forge.

  • 3 Dans le cadre de la mobilisation Black lives matter, des scénographies ont vu le jour pour remplace (...)

32Au-delà, nous nous sommes interrogées sur notre responsabilité à mettre en circulation, dans les contextes scientifiques, et pour répondre à l’exigence d’illustration de nos propos, des textes et des images de nos corpus qui donnaient à voir les rapports de domination. Comment parler des normes de genre sans participer à les instituer ? En effet, il apparaît que répondre à cette exigence scientifique d’illustrer nos propos pour étayer l’interprétation que nous privilégions des phénomènes auxquels nos corpus nous donnent accès, entre parfois en contradiction avec notre démarche qui reconnaît un pouvoir d’agir aux représentations — et qui reconnaît donc les souffrances que la circulation de certaines images peut engendrer quand une catégorie de personnes n’apparaît que sexualisée ou brutalisée3 et les sentiments d’offense que certains propos ciblés, parfois énoncés sous couvert d’humour ou de brimades complices, peuvent susciter — et plaide pour une ouverture des représentations à d’autres régimes de visibilité. Récemment, nous avons ainsi fait le choix de ne plus mentionner certains comptes pour ne pas leur donner plus de publicité qu’ils n’en ont déjà au regard de la politique des algorithmes de recommandation (et quand bien même les choix de nom offriraient-ils un éclairage intéressant sur le phénomène étudié) ou de ne pas donner à voir les images les plus infamantes pour convaincre de la brutalité des attaques en ligne par respect pour les victimes. Nous avons en outre abordé avec précaution les modalités de publication des travaux cités précédemment, qui portent sur les réactions en chaîne suscitées par des personnalités controversées et condamnées à plusieurs reprises pour « injures » et « appels à la haine », dont la notoriété repose justement sur le mode de la polémique. La publication scientifique pourrait alors participer indirectement à alimenter et à renouveler l’attention publique portée à ces dernières et à refaire circuler leurs propos.

Conclusion — Affect, émotion et genre

33Pour conclure, il nous semble pertinent d’esquisser les pistes que nous avons explorées pour répondre à certains des dilemmes évoqués dans cet article. Dans nos travaux les plus récents (Julliard, 2018b, 2022 ; Quemener, 2021b, 2022), nous tentons d’opérationnaliser une approche par les émotions et les affects. Celle-ci nous amène à poursuivre notre questionnement sur la matérialité du genre et, de façon plus générale, des rapports de pouvoir. Le genre est-il le produit des discours, comme le suggère Butler ? Quid de la performativité de l’invisible, du non-dit, du silence (Sedgwick, 2008/1990) ? Dans quelle mesure appréhender les effets des textes et des images au-delà de la seule signification ? L’approche par les affects s’inscrit dans la complémentarité et la continuité de celle que nous venons d’évoquer en appréhendant le genre comme l’effet des textes, des images, des représentations et en mettant l’accent sur le pouvoir constitutif de ces derniers. Elle ajoute toutefois un niveau d’analyse. Les textes, les images, les discours, les représentations ne produisent pas seulement de la signification, ils opèrent aussi en tant qu’action déclenchant à leur tour une action. Il s’agit alors d’interroger la force de la pratique et de déployer une approche relationnelle et agencielle des mots, des signes, des actes qui font le genre, de sorte que le genre devient un effet d’une dynamique de réactions en chaîne. En d’autres termes, l’approche par les affects propose d’appréhender les mots, les signes, les actes en tant qu’ils sont traversés et générés par des logiques d’entraînement et d’intensification. La signification n’est plus la seule à agir, elle est un effet parmi d’autres, de sorte qu’au-delà de ce qui est dit, ce qui importe est aussi ce que le fait d’intervenir dans un espace médiatique ou numérique fait en advenant.

34D’un point de vue méthodologique, cette approche par les affects et les émotions nous amène à déployer des outils permettant d’observer la façon dont les textes et les images, inscrits dans les dispositifs médiatiques et numériques, agissent les uns sur les autres, se distribuent à l’échelle temporelle et spatiale, participent de la configuration de l’attention et de la valorisation de certains ethos, de certaines manières de réagir et d’intervenir. À ce titre, elle s’articule parfaitement à une approche par l’espace public. Dans le cadre de l’étude de grands corpus, elle consiste à s’intéresser aux logiques de circulation des images et des textes au sein de différents dispositifs et espaces ainsi qu’aux agencements et aux dynamiques d’agrégation qu’ils dessinent. Elle donne le primat aux articulations, complémentarités et contradictions opérant entre le niveau macro et micro des pratiques. Si cette approche par les affects et les émotions nous semble pertinente, c’est en outre qu’elle refuse de reconduire une forme de binarisme entre l’en-dedans et l’en-dehors discursif. Elle s’inscrit dans la filiation des recherches en analyse du discours qui, dans une perspective pragmatique, s’attachent à l’étude des visées pathémiques des énoncés, qu’éclaire la compréhension du contexte de communication, plutôt qu’aux seules marques explicites dans le lexique (Paperman, 1995 ; Charaudeau, 2000). Cette approche fait du contexte de communication un élément central de la compréhension des signes physiquement présents et dessine une démarche cartographique qui insiste sur les dynamiques spatiales autant, voire plus, que sur les dynamiques sociohistoriques, au sein desquelles les textes, les images, les discours et les représentations sont une possibilité parmi d’autres de matérialisation du genre. À une échelle plus micro, cette approche par les affects s’intéresse aux processus de sémiotisation des émotions dans les dispositifs médiatiques et surtout d’écriture numérique et propose de voir dans les expressions d’émotion autant d’indices des formes autorisées et même valorisées, à une période et dans un contexte donnés, de l’expression du ressenti. Elle ouvre à ce titre des perspectives nouvelles pour appréhender la matérialisation du genre et des rapports de pouvoir et elle invite à mettre au travail et à l’épreuve de nouveaux terrains les phénomènes collectifs évoqués plus haut, les « communautés émotionnelles » ou « réactives », c’est-à-dire les communautés qui se forgent autour d’expressions d’émotion — de dégoût, de haine, de rejet ou de plaisir — et de réactions en chaîne, valorisant certains comportements genrés.

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Notes

1 À titre d’exemple, les travaux d’Ilana Eloit (2017, 2020) retracent la genèse d’un sujet politique lesbien au travers d’une étude de la presse et des différents collectifs qui se forment dans les années 1970 et 1980 en France.

2 L’appropriation que Lauretis fait des travaux de Charles Sanders Peirce est développée dans plusieurs de ses textes (1984, 1985), non traduits en français.

3 Dans le cadre de la mobilisation Black lives matter, des scénographies ont vu le jour pour remplacer, dans les cortèges, les images de corps noirs violentés (Cases Rebelles, 2020).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Nelly Quemener et Virginie Julliard, « Défaire le genre des représentations médiatiques et des dispositifs numériques »Communication [En ligne], vol. 40/2 | 2023, mis en ligne le 14 décembre 2023, consulté le 13 mai 2025. URL : http://journals.openedition.org/communication/18028 ; DOI : https://doi.org/10.4000/communication.18028

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Auteurs

Nelly Quemener

Nelly Quemener est Professeure des universités au CELSA – Sorbonne université et membre du laboratoire GRIPIC. Courriel : nelly.quemener@sorbonne-universite.fr

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Virginie Julliard

Virginie Julliard est Professeure des universités au CELSA – Sorbonne université et membre du laboratoire GRIPIC. Courriel : virginie.julliard@sorbonne-universite.fr

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