Navigation – Plan du site

AccueilNumérosvol. 40/2ArticlesIntroduire l’éthique du care dans...

Articles

Introduire l’éthique du care dans l’enquête de terrain

Le cas d’une enquête de terrain en professions animalières
Coline Reille

Résumés

Le présent article traite la question suivante : comment introduire l’éthique du care dans l’enquête de terrain ? Il propose une démarche à la fois réflexive et applicative accompagnant le chercheur ou la chercheuse dans les différentes étapes de son enquête de terrain, en l’éclairant à partir de ma propre enquête de terrain. Il présente notamment la façon dont on peut appliquer des pratiques du care à une méthode d’enquête jusque dans son format de restitution à travers l’écriture de portraits d’enquêté·e·s. Il met en exergue en quoi l’introduction d’une éthique du care dans l’enquête de terrain permet de mieux appréhender certains objets de recherche, parfois invisibles aux yeux de ceux et celles qui n’y prêtaient pas attention, comme ici le travail du care en professions animalières, dont certaines caractéristiques propres au travail du care prodigué à des animaux dits de compagnie ont pu être définies. Enfin, il montre que penser l’éthique du care comme un mode d’enquête est non seulement faisable, mais aussi souhaitable, pour prendre au sérieux notre responsabilité en tant que chercheur·euse, vis-à-vis de nos enquêté·e·s, de nos pairs, de nos étudiant·e·s et de toutes les personnes invisibles. Ce texte illustre une démarche de recherche mobilisant le care à la fois comme objet de recherche, épistémologie et posture de recherche, dans une volonté de cohérence entre valeurs morales, déontologie et actions scientifiques.

Haut de page

Texte intégral

  • 1 La notion d’animal de compagnie évoque un sentiment d’appartenance et de domination sur l’animal q (...)

1Ma recherche vise à observer ce que crée la présence d’un animal dit de compagnie1 dans les relations sociales interspécifiques, dans leur quotidien, à partir des communications, des interactions et de leurs représentations, pour tenter de comprendre quel monde commun (Latour, 2011) animaux-humains et non-humains construisent, dans le cadre de la domestication d’animaux dits de compagnie. Mes enquêtes de terrain des deux dernières années ont visé à intégrer certains milieux professionnels animaliers (refuges animaliers et fourrières, associations de protection d’animaux errants, cliniques vétérinaires, éleveur·euse·s de chiens) et à enquêter dans ces différents lieux à partir d’une démarche ethnographique et écologique du milieu. Cette démarche a un double objectif. Premièrement, elle permet de s’imprégner de toutes les médiations qui font les relations et qui permettent de comprendre les mécanismes d’adoption ainsi que les enjeux sociaux, moraux, administratifs et financiers liés au fait de posséder un être vivant et d’en prendre soin aujourd’hui en France. Deuxièmement, elle permet d’observer in vivo et in situ l’organisation sociale et les dynamiques communicationnelles interespèces qui se jouent dans les différents lieux où évoluent les animaux dits de compagnie et les humains qu’ils côtoient.

  • 2 Mon mémoire en master recherche (réalisé en 2020-2021) portait sur la place des imaginaires sociaux (...)
  • 3 Les difficultés de ces professions seront abordées au cours de l’article.

2Cette approche par les médiations institutionnelles et professionnelles a mis en lumière des enjeux insoupçonnés de ma recherche, qui sont apparus au fil de l’enquête. Tout d’abord, le désenchantement d’une enquête sur des relations faites d’amour, d’attachement et de bienveillance entre les propriétaires et leurs animaux, qu’avait révélé un travail de pré-enquête2, a été provoqué par la découverte quasi immédiate, même si progressive, de la violence et de la difficulté d’évoluer dans le milieu professionnel des animaux familiers3. Ce premier enjeu en révèle un second, plus discret, voire invisible pour celui ou celle qui n’y prêterait pas attention : le travail du care qui est au cœur des professions animalières et les dynamiques de pouvoir qui s’y jouent. Ces deux enjeux forts émanant du terrain ont mis en évidence l’extrême nécessité de s’interroger sur ma posture et mon action de recherche. En effet, comprendre ces enjeux et évoluer sur le terrain tout en préservant les lieux et les acteur·rice·s ne peut être possible sans développer une pensée réflexive et éthique, structurante par rapport à la démarche d’enquête. Les épistémologies féministes, notamment la théorie du care, m’ont permis de définir cette démarche.

Théorie du care, au carrefour des études féministes et des études animales

  • 4 Les études animales, animal studies, consistent à étudier les animaux, notamment leurs rapports a (...)
  • 5 Les pratiques ethnographiques des primatologues au cours des 50 dernières années, notamment les tra (...)

3L’épistémologie féministe qui nourrit tout un pan du courant de recherche des animal studies4, dans lequel s’inscrivent ces recherches, m’a amenée à porter attention à ce type d’enjeu sur le terrain, qui sous-tend des rapports de pouvoir et de domination. En effet, l’histoire des études féministes se lie de bien des façons à celle des études animales. Premièrement, elles ont comme point commun de déconstruire les rapports de domination patriarcaux que les femmes et les animaux subissent respectivement (Fernandez, 2015). Deuxièmement, ce sont les courants féministes qui, depuis le XIXe siècle, se sont engagés dans le respect et la protection du vivant, et plus particulièrement dans la reconnaissance des droits des animaux. C’est aussi l’influence commune de chercheuses en anthropologie et en éthologie qui ont profondément transformé les pratiques de l’enquête de terrain5 au-delà des rapports humains-animaux et qui ont ouvert de nouvelles perspectives de recherches transdisciplinaires entre sciences naturelles et sciences humaines. L’éthique du care s’inscrit dans ce même sillage et conçoit une vision non instrumentale des animaux et de la nature, se référant ainsi à certaines analyses écoféministes (Larrère, 2012), et prête attention aux vulnérabilités humaines et non humaines (Tronto, 2008) qui nécessitent d’être protégées (Ibos, 2019). En ce sens, l’éthique du care rejoint la pensée de chercheuses influentes en études animales, comme Haraway (2019), sur la nécessité d’interroger et de repenser nos rapports aux vivants, pour (r)établir des relations interespèces plus durables et égalitaires. Les savoirs partagés entre études féministes et animales représentent ici le terreau fertile d’une réflexion sur ma propre posture de recherche, ce qui me permet aussi de mieux appréhender l’objet de mon enquête de terrain : les relations entre humains et animaux dits de compagnie.

L’éthique du care, entre objet concret, épistémologie et posture de recherche

4Le care, ce terme anglais polysémique, difficilement traduisible en français, mêlant à la fois les notions d’attention, de soin, de responsabilité, d’inclusion et d’éthique, s’est installé dans le vocabulaire de la recherche et même du politique. Il est d’abord introduit dans le milieu universitaire par des chercheuses féministes américaines, notamment par Gilligan avec son ouvrage référence, Une voix différente (2008/1982), qui questionne l’existence et les différences entre une éthique de justice et une éthique du care à travers le prisme du genre, puis par Tronto (2009/1993), qui nuance l’idée d’une éthique du care comme une question de genre, mais plutôt comme une question de conscience des dépendances, des vulnérabilités et de leurs réciprocités. Des chercheuses françaises en sciences sociales se sont approprié la notion dans les années 2000, comme Paperman et Laugier (2006), qui prennent comme point de départ les différents aspects du care (genre, justice, morale, émotions, sensibilités, vulnérabilités) pour étudier et proposer une politique du care.

  • 6 Chats et chiens principalement.
  • 7 En effet, on retrouve quelques études sociologiques sur l’animal comme travailleur du care (Mouret, (...)

5De nombreuses chercheuses continuent d’approfondir le concept du care, comme Zielinski (2010), Brugère (2021) et Ibos (op. cit.), en illustrant par leurs terrains et objets de recherche les enjeux de pouvoir, de responsabilités et de politiques qui émanent de grandes notions propres au care, par exemple sa professionnalisation. En effet, le travail du care est un objet de recherche régulièrement mobilisé lorsqu’il s’agit d’étudier l’endroit où prend forme l’éthique du care et la façon dont elle se développe. Mon objet de recherche l’aborde du point de vue des professions animalières, où il est question de prodiguer le care à des espèces animales dites de compagnie6, un axe d’étude du care jusqu’à présent peu traité7.

6Le care est aussi mobilisé dans le cadre de cette recherche, en tant qu’épistémologie, notamment du point de vue des « savoirs situés » (Haraway, 2007/1984) et de « l’objectivité forte » (Harding, 1991) qui ont comme point commun avec l’éthique du care, pour le chercheur ou la chercheuse, d’être particulièrement attentifs aux conditions d’élaboration socialement situées dans lesquelles se produit un savoir, mais aussi de rendre visibles la diversité et la vulnérabilité qu’il ou elle observe sur le terrain. En ce sens, ma démarche de recherche s’attache tout particulièrement à la dimension réflexive de l’enquête, en commençant par interroger le dispositif même de l’enquête.

Le pouvoir induit par le dispositif de l’enquête

7Cet article est l’occasion de « quitter » le terrain pour écrire et prendre du recul sur le rapport de pouvoir induit par le dispositif de l’enquête.

Quand bien même on écrit pour les enquêté-e-s, pour faire connaître leur vie, et dès lors contrer leur invisibilité et les images faussées que cette invisibilité concourt à justifier, quand bien même on cherche à faire la preuve des inégalités qui affectent le monde, et dont on est parfois affecté-e soi-même, ce faisant on est susceptible de donner aux maîtres de nouveaux outils pour perpétuer la domination (Clair, 2016, p. 79).

8Produire des savoirs est l’objectif d’un·e chercheur·euse, mais cela engage une responsabilité non seulement vis-à-vis de son terrain et des personnes enquêtées, mais aussi vis-à-vis de celles et ceux qui utiliseraient ces productions de savoirs. Un sujet tel que le care, réapproprié politiquement et médiatiquement, d’autant plus depuis la crise sanitaire et sociale de la pandémie de COVID-19, questionne le rôle du chercheur ou de la chercheuse. J’enquête dans une volonté de vivre la même réalité que les personnes que je rencontre. Rendre publique la description de la vie d’autrui et de tout un écosystème n’est pas un acte anodin. Une fois publiée, l’utilisation ou la réappropriation de ces savoirs ne m’appartient plus. Comment écrire, publier et diffuser un savoir en incarnant une éthique du care ? Comment protéger un écosystème vulnérable, ici le travail du care, d’un monde défensif ? Doit-on et peut-on tout dire dans nos actes scientifiques ?

9Je traite ici de la problématique suivante : comment introduire l’éthique du care dans l’enquête de terrain ? Cet article propose une démarche à la fois réflexive et applicative accompagnant le chercheur ou la chercheuse dans les différentes étapes de son enquête de terrain.

10La première partie de ce texte s’attelle à présenter l’éthique du care comme démarche de recherche, en démontrant comment il est possible d’appliquer des pratiques du care à une méthode d’enquête. La deuxième partie, quant à elle, présente le portrait comme format de restitution d’enquête, cohérent par rapport à une démarche de recherche émanant du care, alors que la troisième partie concerne les portraits de quatre femmes enquêtées, centrales à mon enquête de terrain. Enfin, la quatrième et dernière partie de cette proposition explique comment l’introduction d’une éthique du care dans l’enquête de terrain permet de mieux appréhender l’objet de recherche du travail du care, ici en professions animalières, observé sur le terrain.

L’éthique du care comme démarche de recherche

Faire de l’intime un terrain d’enquête

11Au moment de commencer mon enquête, j’ai choisi d’investir des terrains dans lesquels j’étais déjà impliquée intimement. En effet, certaines parties de ma vie personnelle étaient pertinentes à intégrer dans l’enquête, comme mon activité de bénévolat dans un refuge de chats et de chiens de ma région, l’adoption d’un chat errant par l’intermédiaire d’une association de protection des animaux ou les rendez-vous chez le ou la vétérinaire. J’ai alors commencé à porter un regard nouveau sur ces activités, cherchant à décloisonner vie personnelle d’un côté et recherche de l’autre. En investissant mon terrain d’enquête à travers une ethnographie multisituée, j’ai mêlé entretiens officiels, journées d’observations, rencontres impromptues et échanges informels quotidiens. La participation observante (Soulé, 2007) quotidienne de mon propre environnement, influencée à la fois par de nouvelles et d’anciennes relations interpersonnelles, ainsi qu’une approche de l’enquête comme ensemble de déplacements et de communications (Babou, 2011) sont au cœur de ma démarche de recherche. Accepter des mouvements dans le travail d’enquête, qui m’amène à me « multisituer » moi-même (Baby-Collin, Bourdin et Cortes, 2020) notamment en étudiant les trajectoires et étapes de vie des personnes (humaines et non humaines) que je rencontre, me permet d’analyser les liens existants entre les lieux, les objets, les acteurs et leurs différents niveaux d’interactions. Selon Benelli et Modak, il est aujourd’hui admis en sciences sociales, et notamment en anthropologie, que « la ou le chercheur-e constitue l’outil le plus important du travail de terrain et que toute connaissance mobilise une expérience intime » (2010, p.40). Accepter de transformer mon terrain et d’avoir une influence sur les pratiques et les phénomènes observés, c’est reconnaître produire des « savoirs situés » (Haraway, 2007/1984) tributaires de certaines conditions non seulement propres à l’enquête (contexte économique, culturel et social, potentiels rapports de domination engendrés par les rapports sociaux), mais aussi propres à moi-même en tant qu’enquêtrice, où mon identité (genre, sexe, race, classe sociale), ma sensibilité de chercheuse (nécessairement socialement construite) et plus concrètement mes expériences personnelles (en tant que propriétaire d’animaux, cavalière, cliente d’une clinique vétérinaire, bénévole en refuge animalier, etc.) font partie intégrante des matériaux à analyser.

12Enquêter par le proche s’incarne ici à la fois par une proximité spatio-temporelle et par une proximité personnelle et émotionnelle faite de relations sociales et d’expériences vécues qui pour certaines existaient avant l’enquête, pour d’autres sont survenues pendant, et qui existeront certainement après, rythmant ainsi l’enquête de mouvements perpétuels. Favret-Saada souligne à propos de son objet d’étude, la sorcellerie, l’importance d’être « affectée » par son objet d’étude pour y avoir accès (1990). Le cas d’une étude du care dans les professions animalières le confirme. En effet, c’est parce que j’ai enquêté par le proche que j’ai pu « trouver » et « faire apparaître » le care sur mon terrain. Le travail du care étant un travail de routine, effectué dans la discrétion, la production du care va de soi et ne se voit que lorsqu’elle manque (Benelli et Modak, op. cit.). Les enquêté·e·s ne le racontent pas, c’est la démarche ethnographique qui le révèle. Faire de l’intime un terrain d’enquête a donc favorisé une forte implication sur le terrain.

Faire de la recherche impliquée

  • 8 C’est-à-dire les soirs de captures de chats errants, qui permettent ensuite de vérifier leur état d (...)

13La recherche impliquée a consisté à devenir expérimentatrice et actrice de mon terrain d’enquête. L’incarnation consciente d’une posture d’actrice-chercheuse participe à ma volonté de produire une recherche à « l’objectivité incarnée » (Haraway, 2007/1984). J’ai parlé de mon objet de recherche aux personnes faisant partie de mon terrain, en les impliquant, en leur posant des questions, en leur faisant part de certaines de mes observations et réflexions, mais toujours en m’intégrant dans le quotidien de leurs professions, dans une volonté de continuité et de naturel dans mes relations avec les enquêté·e·s. Prenons l’exemple du refuge animalier : j’alternais des moments entièrement dédiés à l’enquête, comme l’observation de séances avec le vétérinaire comportementaliste du refuge ou des rendez-vous entre la responsable du chenil et de futur·e·s adoptant·e·s, où j’étais alors purement dans un rôle d’observatrice, avec des moments dédiés à mon activité de bénévolat (promenades de chiens, nettoyage de leurs boxes). Cette ambivalence m’a imprégnée de mon terrain, puisque je l’éprouvais physiquement par l’exploration et les usages du lieu, mais aussi socialement, en étant intégrée à une équipe de bénévoles et de salarié·e·s, qui restaient les mêmes interlocuteur·rice·s dans mes différentes phases d’enquête. Si, comme pour le refuge animalier, la recherche impliquée a consisté à prendre du recul par rapport à mon activité de bénévole et à l’intégrer dans un travail d’enquête et d’observation plus classique et structuré, dans d’autres situations, j’ai parfois dû provoquer et mettre en place un système de recherche impliquée. Ce fut par exemple le cas pour l’association de protection des chats errants. Après avoir adopté un chat par l’intermédiaire de cette association, j’ai poursuivi mes échanges avec ses membres et j’ai alors commencé à participer à la vie de l’association en devenant famille d’accueil de chats, en participant aux « soirées trappes8 » et aux régulières interventions de l’association.

  • 9 Son observation de chimpanzés dans leur milieu naturel pendant 25 ans représente l’une des études d (...)

14Une telle posture de recherche m’a donné accès à des discussions, à des événements et à des savoirs auxquels je n’aurais pas eu accès autrement. J’ai par exemple expérimenté et vécu des rapports de domination en tant que jeune femme bénévole ou, à l’inverse, noué des relations d’amitié et de confiance avec certaines personnes enquêtées, ce qui a favorisé des confidences mutuelles et a permis de gommer, au moins en partie, la dualité enquêté·e/enquêtrice. Cette implication fait vivre des moments troublants. J’ai par exemple été invitée à dîner chez des éleveur·euse·s de chiens : comment caractériser la relation ? Terrain d’enquête ou dîner amical ? Si la caractérisation est complexe, la posture de chercheuse est évidente et affirmée : je suis dans la relation, en tant que personne, en intégrant le groupe que j’observe et en en faisant partie. Cette dimension du care s’observe aussi chez certaines primatologues, comme Jane Goodall (1971), qui, en tissant des liens avec certains groupes de chimpanzés qu’elle observait, a su se rendre sensible et attentive à leurs comportements et à leurs affects9. Ces pratiques d’enquête en proximité en primatologie ont profondément transformé les façons d’étudier les relations entre animaux humains et non humains (Despret, 2009), jusqu’à influencer les pratiques de recherche dans d’autres disciplines telles que les sciences de l’information et de la communication en matière d’attention et d’implication du chercheur ou de la chercheuse. En effet, c’est sa qualité d’attention qui rend cette personne attentive dans des moments d’échanges ordinaires. Le Marec, dans sa théorie des composites, définit le terrain comme « une unité complexe organisée par l’approche communicationnelle des phénomènes sociaux et l’objet de recherche construit à travers ce terrain » (2002, p. 39). Il s’agit de ne pas concevoir le terrain comme une zone de prélèvement, mais comme un espace de rencontres où le chercheur ou la chercheuse élabore et construit son terrain à partir de son objet de recherche ainsi que des situations vécues, en considérant les personnes non pas comme des pourvoyeuses d’informations, mais comme des composites complexes et porteurs de mondes qu’il faut prendre en compte et respecter.

Laisser place aux pourvoyeur·euse·s du care dans l’enquête

15Les différentes professions animalières que j’ai pu observer dans mon enquête relèvent du care, d’une part, par l’engagement de leurs responsabilités à l’égard des vies animales dont elles s’occupent : elles sont responsables des actions de l’animal dit de compagnie ainsi que de son bon traitement physique et moral, par la haute nécessité des tâches qui leur incombent (élever, soigner, éduquer, accueillir, porter attention et affection, nourrir, héberger, garantir une hygiène corporelle, etc.). Elles en relèvent, d’autre part, par les compétences qu’elles requièrent. En effet, les pourvoyeur·euse·s du care développent une sensibilité, une connaissance des particularités et des besoins des individus à qui le care est prodigué, qui ne semble ni prévisible ni standardisable et qui provoque une « spécialisation » et une responsabilité unique et indivisible (Paperman, 2011). « Le care semble enclencher une spirale du concernement — répondre toujours “présent !” — sans disposer de moyens d’y mettre un point d’arrêt » (ibid., p. 334). Cela s’est constaté sur le terrain. En effet, me donner l’autorisation de partager concrètement et dans l’action leur quotidien au travail était la seule source de temps que les professionnel·le·s que j’ai rencontré·e·s pouvaient m’accorder dans leur quotidien très chargé, où le don de soi et de son temps libre est normalisé. Pratiquer une recherche impliquée était une solution pour avoir accès à mon terrain, sans pour autant peser dans le quotidien des enquêté·e·s et leur imposer une charge supplémentaire de travail en leur demandant de m’expliquer leurs actions et de les traduire.

16Le travail du care est un travail que Molinier compare au sale boulot « […] qu’on voudrait s’éviter, ce à quoi on ne voudrait pas penser mais qui relève, directement de l’ordre des besoins vitaux. […] on délègue le sale boulot, puis on l’oublie, comme on délègue le care et on l’oublie » (2010, p. 167). S’ajoute à cette comparaison l’invisibilisation du travail. Le travail du care est souvent relégué au rang de « métier passion », qui justifierait un épanouissement au travail malgré un faible salaire ou un manque de reconnaissance en société. Le travail du care en professions animalières ne déroge pas à cette étiquette de « métier passion » et la confirme même largement : le fait d’être en contact avec des animaux dits de compagnie rendrait agréable et positif le travail des pourvoyeur·euse·s du care aux yeux de la clientèle de ces professions, extérieure au quotidien ponctué de tâches ingrates. Ce constat me semble problématique, car cela minimise leurs actions. Cela m’interpelle particulièrement dans le cas des activités associatives d’utilité publique, comme les associations des chats errants qui luttent pour stériliser et soigner les chats des rues. Ce travail bénévole est nécessaire au vu d’une espèce féline qui prolifère dans de mauvaises conditions ; mais il s’agit d’un combat sans fin, épuisant, peu, voire pas considéré ni pris en compte par les collectivités et les communes qui se déchargent sur ces associations, malgré le rôle essentiel qu’elles doivent jouer.

17Laisser place au care dans l’enquête passe par le fait de ne pas parler directement du care aux enquêté·e·s, de ne pas analyser et décortiquer les pratiques du care en arbitrant ce qui est de l’ordre du care ou non, au risque d’influencer, voire de perdre ces pratiques difficiles à saisir et à décrire en cherchant à les nommer, à les définir, à les mettre à distance et peut-être même à les « résoudre ». J’ai souhaité apprendre les professions du care, les expérimenter et les pratiquer comme on ferait un stage de découverte en conditions réelles, guidée par une éthique du care « [qui attache] de l’importance aux contextes, à la matérialité des situations et aux récits subjectifs qui permettent de formuler les questions morales » (Ibos, op. cit., p. 190).

18Quitter une « posture monologique » (Paperman, 2013, p. 53-54) et en même temps le mythe de l’observateur·rice qui aurait accès à la « vérité » pour s’ouvrir à d’autres visions me semble nécessaire pour accéder à des savoirs fragiles. Cela se traduit sur le terrain par l’écoute attentive des différentes voix du care et par « l’ouverture constante aux positions/visions minoritaires » (Puig de la Bellacasa, 2014, p. 39.), qu’elles collent ou non à la définition de ce concept. Dans la restitution de l’enquête, cette posture se poursuit par la mise en récit et l’écriture de ces voix singulières.

Dresser le portrait des personnes enquêtées

  • 10 Clair met en garde au sujet du rapport de pouvoir induit par la dualité enquêté·e/enquêteur·rice : (...)

19Comment traduire et partager l’expérience intime et relationnelle que représente l’enquête de terrain ? Comment « laisser place » au care dans une production de savoirs et, en ce sens, comment déjouer le rapport de pouvoir induit par le dispositif de l’enquête10 ?

20La réalisation de portraits répond par de nombreux aspects à ces questionnements à la fois méthodologiques et éthiques. Le format de restitution de l’enquête qu’incarne le portrait permet d’abord de rendre compte d’une réalité propre au terrain et d’une objectivité incarnée non seulement pour le chercher ou la chercheuse, mais aussi pour l’enquêté·e. Rueda (2014) désigne le portrait comme la mise en place de procédés par lesquels le réel accède au visible. Cette quête du réel, propre à la micro-sociologie, ayant pour objet d’étude empirique des sujets singuliers, permet de traduire la portée humaine et interpersonnelle de l’enquête de terrain. Le portrait, en continuité avec le terrain et par la volonté de mettre en lumière certaines personnes enquêtées sans les déshumaniser, s’ancre dans une épistémologie de l’individu, où l’enquêteur·rice prend au sérieux ce qui lui est montré et raconté, tout en conservant la certitude que l’individu ne pourra jamais pour autant être appréhendé tel qu’il est en lui-même (id.).

21Lahire définit le portrait individuel comme « une nouvelle image du monde social qui ne néglige pas les singularités individuelles et évite la caricature culturelle des groupes » (2005, p. 93). Le portrait permet de considérer les personnes enquêtées non pas comme des pourvoyeuses d’informations, mais comme les porteuses et les témoins de pratiques et d’états qu’elles documentent elles-mêmes, contribuant ainsi à la création d’un terrain d’enquête. Les enquêté·e·s ne sont pas réduit·e·s à leur catégorisation socioprofessionnelle, comme ici travailleur·euse·s du care en secteur animalier, mais sont des personnes dont les expériences comptent. Tout comme les chercheur·euse·s ne sont pas réduit·e·s à leur fonction d’auteur·rice, mais incarnent le discours à travers leur propre expérience de terrain. Le portrait tel qu’il est mobilisé ici ne fait pas disparaître l’enquêteur·rice de l’écriture, mais au contraire intègre son point de vue, comme dans un récit dont il ou elle serait le ou la narrateur·rice. Ainsi, à travers les portraits, je me situe, raconte mes rencontres, mes relations, et témoigne de la confiance qui s’est établie avec les enquêté·e·s et qui conditionne nécessairement les observations faites durant l’enquête.

22Ce travail d’écriture littéraire, situe la production de récits dans les sciences sociales : il s’agit non pas d’une tendance qui réconcilierait les sciences et la littérature, mais d’une expression nécessaire et cohérente par rapport à l’éthique du care. Je tente donc ici d’établir une cohérence entre les choix méthodologiques structurés par l’attention à autrui et un objet de recherche portant sur le travail du care en professions animalières, la méthodologie permettant ainsi de révéler l’objet.

23La difficulté a été de sélectionner les enquêté·e·s dont j’ai dressé le portrait. Je me suis basée sur trois critères : la quantité d’informations que j’avais pu obtenir sur chaque personne, leurs professions et leurs responsabilités afin qu’elles soient les plus diverses possibles et ma propre sensibilité, certaines pourvoyeuses du care m’ayant particulièrement touchée dans leurs parcours de vie et expériences. Mon choix s’est donc arrêté sur quatre pourvoyeuses du care dans quatre milieux bien distincts : une clinique vétérinaire, une association indépendante de protection d’animaux dits de compagnie, un élevage de chiens et un refuge de chats et de chiens.

  • 11 Sur le terrain, la répartition entre les hommes et les femmes dans les différentes catégories profe (...)
  • 12 Réalisés auprès d’un vétérinaire comportementaliste, d’un vétérinaire chirurgien, d’un directeur de (...)

24Dans une volonté de prise en compte de la diversité des individus rencontrés sur le terrain, et ne souhaitant pas nourrir un quelconque stéréotype des pourvoyeur·euse·s du care, je souhaitais ne pas uniquement dresser le portrait de femmes. Mais se défaire de la perspective genrée du travail du care est complexe, entre autres parce que les activités du care sont réalisées en très grande proportion par des femmes, et cette enquête n’a pas dérogé à ce constat11. C’est pour cela que les portraits ci-dessous concernent uniquement des femmes. En effet, provoquer les rencontres et aller volontairement chercher des hommes à enquêter dès le début de l’enquête, et les mettre en avant dans une logique de quota, n’était pas du tout ma volonté et aurait même compromis, selon moi, la démarche ethnographique et immersive de l’enquête. À ce stade de l’enquête, en dehors de certains entretiens qualitatifs semi-directifs12 qui m’ont permis de provoquer l’occasion de rencontrer certaines personnes enquêtées, je n’ai pas encore pu déployer ma méthodologie en intégrant une éthique du care dans l’enquête. En effet, si l’introduction d’une telle démarche à mon enquête fut accueillie avec naturel et ouverture par la plupart des femmes rencontrées sur le terrain, je n’ai pas observé la même volonté de partage et la même énergie du côté des hommes. Cela peut notamment s’expliquer par leurs fonctions, puisqu’ils occupaient soit des postes de direction et à responsabilités qui les rendent alors moins disponibles, même si cela reste à discuter, soit des fonctions supports avec des activités souvent nomades (vétérinaire comportementaliste, éducateur) dont il est plus difficile de suivre le quotidien sans paraître trop intrusive. En revanche, dans un second temps de l’enquête que je m’apprête à franchir, l’étude des dynamiques de genre au sein de ces différents milieux professionnels et associatifs m’intéresse tout particulièrement, et je compte être des plus attentives à la répartition des tâches ainsi qu’aux différents modes de communication, par le prisme du genre, de ces travailleur·euse·s du care. Quant à la classe sociale et à la race des enquêtées, il s’agit ici de femmes blanches toutes d’origine française et de la classe moyenne.

25Ainsi, dans le cadre de cet exercice de portraitiste, il était pour moi peu pertinent de dédier un portrait à un homme encore secondaire dans le déroulement de mon enquête. Cependant, « l’éthique du care n’émane pas seulement des femmes et pas de toutes les femmes » (Molinier, op. cit., p. 162). En ce sens, il me semble très intéressant d’explorer, avec la profondeur et l’intimité du portrait, le fait de travailler auprès d’animaux dits de compagnie et d’en être responsable, sans faire automatiquement de ces professionnelles des pourvoyeuses du care.

  • 13 Les prénoms des enquêtées mentionnés dans la section suivante ont été changés afin de respecter leu (...)

26La réalisation de ces portraits13 a consisté non pas à réaliser un entretien dirigé avec les enquêtées, leur faisant ainsi porter une charge mentale supplémentaire propre à mon travail d’enquête, mais à interpréter et à restituer une enquête de terrain au long cours, organisant et sélectionnant des notes dans mon journal de bord tenu depuis plus de deux ans et portant une attention particulière au contexte situationnel, spatio-temporel et affectif de l’enquête, sur et avec ces femmes.

Les portraits individuels

Agathe, vétérinaire indépendante

27Agathe est une vétérinaire généraliste indépendante de 48 ans du sud de la France. Elle possède avec une confrère vétérinaire son propre cabinet depuis 2006. Cette vétérinaire porte un amour et un respect envers les animaux auxquels je m’identifie. C’est pourquoi je l’ai choisie comme vétérinaire pour mes animaux et l’ai impliquée dans mes recherches. Avant même de commencer à enquêter, nous avions déjà une relation, celle de cliente à vétérinaire, les animaux étant ses vrais patients. Cette nuance elle y tient, et en salle d’attente, ce sont bien les noms des animaux que l’on entend les docteures appeler pour enchaîner leurs rendez-vous.

28Les consultations auxquelles j’ai assisté ont majoritairement toutes témoigné d’une intimité et d’un climat de confiance installés dans la relation entre la vétérinaire, la clientèle et les patients. La vétérinaire s’attelle à chacune de ses consultations à être d’une écoute attentive couplée de questions précises posées aux client·e·s avant d’ausculter l’animal. Le travail d’investigation auprès des humains est nécessaire pour comprendre les maux des animaux et renforce ainsi le besoin mutuel de confiance dans la relation : les client·e·s ne doivent pas craindre le jugement de la docteure s’ils ont mal fait quelque chose, en retour elle doit croire ce que la clientèle lui raconte. Agathe fait souvent le parallèle entre un propriétaire avec son animal et un parent avec son enfant : l’interlocuteur du professionnel ou de la professionnelle de santé et à qui il ou elle donne une prescription n’est pas la personne dont il ou elle prend soin.

29Même si Agathe habite à 45 minutes de son travail, ce n’est pas parce qu’elle quitte son cabinet qu’elle quitte son travail et ses patients : elle a des gardes de nuit ou de fin de semaine, elle passe des appels avec son portable personnel à sa clientèle en dehors de son cabinet et elle assure à la maison les soins de ses propres animaux. Il lui arrive souvent de prendre chez elle des patients le week-end pour pouvoir les garder en observation. Veuve depuis cinq ans et mère de deux garçons âgés de 14 et 17 ans, ses jours de repos et son temps libre leur sont souvent dédiés.

30Mes observations ont montré une femme en action, debout, occupée à plusieurs tâches à la fois : auscultant un patient, recevant les analyses d’un autre, sollicitée par une confrère pour donner un avis médical. Sa charge mentale me paraît importante et continue, mais son sens des priorités et de l’organisation lui permet de garder le cap dans beaucoup de situations. La concentration et l’attention qu’elle porte à chaque relation sont des atouts pour gagner la confiance des maître·sse·s et réaliser le bon diagnostic des patients. La dimension relationnelle du travail d’Agathe me frappe : elle se souvient du nom de ses client·e·s, de ceux de leurs animaux, de leurs départs en vacances, de leurs projets de vie. Elle a toujours une caresse, un mot affectueux ou une friandise pour ses patients, bien qu’elle ait ses affinités, humaines comme animales au sein de sa clientèle/patientèle. Entre deux rendez-vous, il lui arrive de me glisser un commentaire sur sa clientèle : « Cette dame, je l’aime beaucoup, elle s’occupe très bien de ses animaux. »

31Là où la magie opère, c’est lorsqu’elle jongle entre des visites de routine ou des échanges décontractés et des situations d’urgence médicale où chaque minute de la vie d’un animal compte.

32Elle reçoit souvent cette question de la part de sa clientèle : « Qu’est-ce que vous feriez si c’était votre animal ? » Question difficile, qui convoque l’intime mais nécessite une réponse avisée et professionnelle, que j’ai toujours observé Agathe donner.

33Cette vétérinaire se décrit comme passionnée par son travail pas toujours de tout repos. Elle me parle régulièrement de ce qu’elle considère comme la plus grosse contrainte de sa profession :

Dans ce métier, il faut aimer les gens et les relations humaines. C’est le plus difficile, de gérer les gens, c’est pesant parfois. Il y a beaucoup de docteur·e·s qui après leurs stages se spécialisent pour ne pas être au contact des propriétaires. C’est la grande majorité de notre boulot quand on est véto généraliste.

34J’ai effectivement souvent assisté à des incivilités de la part de la clientèle de la clinique : des gens qui appellent le standard avec insistance pour avoir des nouvelles de leurs animaux, qui ne veulent pas payer les frais médicaux jugés trop élevés au dernier moment ou qui sont simplement désagréables.

35Être vétérinaire est une activité professionnelle exercée dans un but lucratif, mais son éthique pousse parfois Agathe à faire des opérations non prises en charge par la clientèle par manque de moyen ou par maltraitance, ou encore à prendre en charge des animaux errants ou abandonnés en souffrance : « Quand on nous emmène en clinique un animal en détresse, retrouvé accidenté sur le bord de la route, on n’a jamais le cœur de le laisser souffrir. »

36Pour Agathe, au-delà de soigner des animaux malades, le ou la vétérinaire a pour mission d’apprendre aux maître·sse·s à bien s’occuper de leurs animaux, à les comprendre et à répondre correctement à leurs besoins. Ce rôle pédagogique est central à son activité et fait d’elle une prescriptrice et un tiers de confiance important sur lequel les propriétaires se reposent beaucoup pour comprendre leurs animaux. Autrement dit, c’est à travers les propriétaires d’animaux que le travail du care se poursuit, une fois la consultation terminée.

Élise, fondatrice d’une association de protection d’animaux errants

37Élise a fondé son association en 2016 dans les Bouches-du-Rhône. Nous nous sommes rencontrées à l’occasion de l’adoption de mon chat, il y a deux ans. Élise m’a donné rendez-vous directement chez elle. L’association n’ayant pas de locaux propres, la maison d’Élise est donc à la fois le lieu de stockage de l’association, le lieu de rendez-vous pour les adoptions, la maison d’accueil, l’infirmerie des chats qu’elle recueille et bien sûr le lieu de vie d’Élise et de sa famille. J’ai rencontré dès mon arrivée à son domicile tous les membres de sa famille interespèces : chats, chiens, enfants, mari et même renard. Élise venait de le secourir, après l’avoir trouvé sur le bord de la route, accidenté par une voiture : « Je sais que les renards sont considérés comme des nuisibles, mais je ne pouvais pas le laisser agoniser, personne ne mérite ça. »

38Mon intérêt pour son travail associatif a rapidement fait évoluer nos échanges sur son activité. J’ai alors commencé à participer à la vie et aux actions de l’association. Élise est une ancienne bénévole d’autres associations de protection animale. Elle a un jour souhaité fonder sa propre association afin d’agir plus rapidement et agilement dans des territoires problématiques, identifiés comme lieux de prolifération de chats errants, et non pris en charge par les communes. Sa démarche autodidacte a nécessité qu’elle s’entoure de bénévoles et constitue un réseau de familles d’accueil, qu’elle trouve des donateur·rice·s pour les frais de son activité, des cliniques vétérinaires partenaires, et qu’elle mette en place des protocoles de prise en charge pour les animaux. Ce travail bénévole lui prend beaucoup de temps et s’additionne à son activité professionnelle. Ancienne conseillère en immobilier, Élise est depuis 2014 assistante familiale et accueille chez elle deux petites filles de trois et six ans dont elle s’occupe. À 42 ans, elle est aussi mère d’un petit garçon de dix ans. Ces deux professions ont des points communs importants : leur imbrication dans la vie personnelle d’Élise et la nécessité quotidienne de son implication, de son engagement et de sa responsabilité envers la vie d’autrui. Élise m’a souvent décrit son travail bénévole comme éreintant : « J’aimerais arrêter l’asso. Ça fait deux ans que je dis ça mais il y a toujours de nouveaux événements qui font que ça se fait pas. Je voudrais que quelqu’un reprenne. Ça m’épuise. […] Je sais pas faire en m’investissant moins. »

39Élise m’a déjà confié ses doutes sur l’utilité de son action et son découragement face à une cause, dont elle n’arrivera jamais seule à venir à bout :

Depuis le début de l’asso on a dû stériliser près de 500 chats, en placer peut-être 200 entre les portées de chatons et les sauvetages. Mais quand je vais dans les zones où je suis pas allée depuis deux ou trois mois, je retrouve toujours autant de chats. Quand je vois ça, ça me décourage.

40Lors de séances de capture, Élise fait preuve de courage pour aller dans des quartiers, pas toujours rassurants et accueillants, de nuit, seule ou parfois accompagnée d’une ou deux bénévoles. Élise n’a pas peur de tenir tête aux habitant·e·s du quartier connu·e·s pour maltraitances sur leurs animaux. Je constate aussi sa témérité lorsqu’elle se fait griffer et feuler par des chats errants apeurés, dont elle veut le bien : « Je le fais parce que personne dans les environs ne s’occupait de tous ces chats maigres, malades, qui mangent dans les poubelles et qui souffrent. »

41L’activité associative d’Élise représente le « sale boulot » que personne ne veut faire, mais dont la prise en charge est rassurante. Cela s’est constaté sur le terrain, un habitant du quartier lui ayant glissé sur un ton de reproche lors d’une soirée trappe : « Ah bah, il était temps que vous veniez, y en a beaucoup là. » Qu’il peut être injuste d’entendre ces mots. Élise se retrouve aujourd’hui avec plus de 15 chats parce que, quand elle n’arrive pas à les placer, ils restent chez elle : « J’aimerais en avoir moins parce que je ne leur accorde pas le temps que je voudrais. Mais personne ne veut adopter la chatte incontinente, le chat aveugle, celui aux oreilles coupées… Je peux pas les laisser. »

42Il est arrivé qu’elle me glisse après une longue session de soins et de nettoyage de chats en quarantaine : « J’ai oublié de racheter des croquettes pour mes chats à la maison. Si tu savais comme je m’en veux. »

43La charge mentale est constante dans son activité bénévole, car c’est aussi elle qui arbitre plusieurs décisions : quel chat va-t-on tenter de domestiquer et de placer en famille ? Lequel est trop vieux/sauvage et va rester dans la rue ? Va-t-on euthanasier ce chat accidenté pour abréger ses souffrances ou tenter de le sauver au risque d’avoir une facture très élevée de frais vétérinaires et d’endetter l’association ?

44Depuis six mois, Élise se charge d’un site problématique. Un homme âgé de 86 ans, qui est décédé dans une commune voisine, avait laissé plus de 60 chats proliférer à son domicile, dans des conditions sanitaires désastreuses. Élise a mis en place tout un protocole sanitaire, avec le soutien financier d’autres associations et de la commune en question, mais ce combat chronophage lui vaut des menaces incessantes de la part du voisinage de ce monsieur, qui la presse et considère que le travail ne va pas assez vite. S’ajoute à cela une gestion managériale qu’Élise réalise sans faire ressentir qu’elle endosse une charge supplémentaire. Elle gère en effet les horaires d’une quinzaine de bénévoles pour aller nourrir les chats, trapper et gérer le local de quarantaine, ainsi que les stocks nécessaires aux bons soins des chats du site.

Lou, éleveuse de chiens

  • 14 Livre des origines françaises des races de chiens.

45Lou est une éleveuse de chiens de 26 ans installée dans le Vaucluse, qui a lancé son activité il y a trois ans. Travailler avec les animaux est une histoire de famille puisque les parents de Lou ont un centre équestre, qui appartenait déjà à ses grands-parents. L’activité professionnelle de Lou s’inscrit dans cet héritage familial d’agriculteurs. Après avoir obtenu un baccalauréat agricole, Lou a commencé à travailler avec ses parents dans l’entreprise familiale, en participant aux tâches quotidiennes de l’élevage et en se formant au métier de monitrice d’équitation. Si je l’ai connue dans le milieu équestre, elle lançait en parallèle son activité d’élevage de chiens pure race bull terrier, homologués au LOF14. Lou a commencé par acheter ses chiens en Espagne et en Russie, qu’elle est elle-même allée récupérer. Elle recherchait des chiens aux pedigrees exceptionnels pour pouvoir leur faire passer des concours de beauté et de dressage. L’objectif était qu’ils obtiennent des prix leur garantissant des qualités et des atouts physiques et comportementaux, une façon pour Lou d’investir son temps et son argent pour construire un pedigree et une lignée à ses animaux, pour pouvoir reproduire ses chiens et revendre leurs chiots à des particuliers ou à d’autres professionnels du milieu canin grâce à sa notoriété.

46Il est arrivé que Lou revende rapidement après son acquisition l’un de ses chiens s’il ne remplissait pas ses attentes, et notamment les standards esthétiques de la race : « J’ai revendu Ramsès. Il avait un bon caractère, mais il était trop trapu. Il m’aurait fait perdre tous les concours. »

47Lou a commencé cette activité en acquérant deux femelles et un mâle. Elle possède à ce jour cinq femelles reproductrices et deux mâles reproducteurs et réalise au moins cinq portées par an.

48Son travail est son lieu de vie. Les chenils de ses chiens sont dans son jardin et les chiots des portées sont au chaud dans son salon. Cette proximité, Lou la décrit comme nécessaire :

Les chiens c’est 7 jours sur 7, 24 heures sur 24. S’il y a un problème, que les chiens se disputent ou qu’une femelle pleine a des complications, je dois être à côté pour intervenir vite. Les portées sont dans la maison avec moi, je dois souvent leur donner le biberon quand leur mère n’a pas assez de lait.

49Si Lou est très proche physiquement de ses chiens et partage son quotidien avec eux, émotionnellement cette proximité se devine moins facilement. Elle ne les décrit jamais comme ses animaux de compagnie et bien qu’elle ait toujours un ou deux chiens qui la suivent partout, je n’ai jamais remarqué de surnoms affectueux ou de gestes tendres envers eux. Quand je la questionne sur ce qu’elle pense de ses chiens, Lou ne s’étend jamais par pudeur, professionnalisme ou détachement : « Oui, c’est un bon chien », « Rosie est une brave chienne ».

50Lou m’explique ce qui l’a motivée à devenir éleveuse :

J’ai toujours vécu parmi les animaux. Travailler avec, pour moi ça c’était évident. Le centre équestre, ça me plaisait pas, y a toujours du monde. Le rapport avec les gens, c’est pas mon truc [rires], donner des cours, tout ça. Là je suis avec mes chiens, tranquille, personne ne m’emmerde et ils sont bien plus faciles à vivre que les humains [rires].

51Lors de ma première visite à son élevage, j’ai constaté qu’il ne manquait rien à ses chiens pour s’épanouir : jeux, peluches, grand jardin, chenils avec boxes protégés de la pluie et même piscine pour qu’ils n’aient pas trop chaud en été. Lou, garante de leur vie et de leur bonne santé, est prudente et ne laisse rien au hasard, surtout en ce qui concerne les normes sanitaires de son élevage. Elle m’explique plus tard avoir perdu deux chiots dans la portée précédente : « À 2 500 €, le chiot ça fait une sacrée perte. »

52Il est arrivé que je sois invitée à dîner chez elle avec certains membres de sa famille, qui élèvent aussi des chiens. Cette soirée décontractée a été l’occasion de découvrir l’envers du décor du métier d’éleveur. En effet, ça a été le sujet principal de discussion du repas : les naissances, les saillies à organiser ou à assister, les chiots vendus ou encore à vendre, les rendez-vous chez le ou la vétérinaire, les changements de législation. Une entraide forte se ressentait entre les membres de la famille, qui se conseillaient et se faisaient part de leurs retours d’expériences. Lou semblait maîtriser tous les codes de ce métier qu’elle a commencé il y a peu.

53Les conditions de travail d’un tel métier ne sont pas faciles. Lou est à son compte, ce qui implique un certain nombre de contraintes et de responsabilités. Elle part peu en vacances, rarement loin, et travaille tous les jours de la semaine sans heures fixes. Je constate un vrai souci de bien faire son métier, passant notamment par l’investissement de son temps et de son énergie :

Dans ce métier, il y a les bons et les mauvais éleveurs. Certains s’en foutent du bien-être de leurs chiens. Ils leur donnent le strict minimum, ils les laissent enfermés toute la journée et font faire des portées à tour de bras à leurs chiennes. Faire les choses bien, ça demande plus de temps et d’argent, mais on a des bêtes épanouies, et c’est bien plus important.

Gaëlle, responsable de chenil dans une association de protection des animaux

54Après des années à travailler dans le milieu équestre, Gaëlle, 33 ans, est aujourd’hui chargée du chenil d’un refuge du sud de la France depuis six ans. Elle fait partie des rares salarié·e·s de l’association. En effet, pour une capacité de 150 chiens et de 50 chats, le refuge compte 5 salariés, pour plus d’une centaine de bénévoles.

55En tant que « responsable du chenil », Gaëlle doit s’occuper des chiens du refuge : nourrissage, nettoyage de boxes, soins médicaux et adoptions ; les sorties du box et les promenades étant à la charge des bénévoles. Malgré le calme et la sérénité de Gaëlle, constamment sollicitée, la charge mentale de son travail est évidente pour toute personne qui prendrait le temps d’évaluer le nombre de ses tâches, multipliées par le nombre de chiens du refuge. Quand je questionne Gaëlle à ce sujet, elle me parle avec humilité de l’amour de son métier, mais aussi de sa frustration :

J’adore ce que je fais, je me sens utile et chaque adoption me fait super plaisir. Mais il y a plein de fois où je me dis que si on avait eu plus de temps pour tel chien, on aurait mieux travaillé son comportement et il aurait pu avoir plus de chance, une vie différente. Une fois qu’on a géré le quotidien et les urgences, c’est la fin de la journée. On remet toujours à plus tard le travail avec les chiens.

56Ce travail dont parle Gaëlle signifie passer des moments avec les chiens, les éduquer, les sociabiliser, leur accorder du temps et de l’attention ; et il permettrait selon elle une meilleure réinsertion des chiens dans leurs nouvelles familles. Cette association enregistre en effet un taux de retour important des animaux après adoption. Ce manque de temps au refuge pour s’occuper individuellement des chiens vient en partie du fait que le refuge fait office de fourrière pour les 18 communes alentour. Lorsqu’un animal est retrouvé errant dans un certain périmètre géographique, c’est l’association qui le prend en charge. Gaëlle doit aussi s’occuper de cette partie du travail, en contactant les propriétaires des chiens trouvés errants. Elle se contente rarement de les appeler :

Quand j’arrive à retrouver le maître, j’essaie toujours de comprendre comment le chien s’est retrouvé dans la rue, si c’est de la négligence ou un concours de circonstances. Il est arrivé qu’on retrouve des chiens en piteux état, la peau sur les os avec des traces de coups sur le corps. Dans ces cas-là, même si on a retrouvé les propriétaires, on fait tout pour que les chiens ne repartent pas et restent avec nous.

57Dans ce type de situation, Gaëlle tente de faire au mieux pour les chiens dont elle croise le chemin, ce qui implique de prendre des décisions basées sur des critères relationnels et contextuels. En effet, réfléchir en situation, c’est se questionner sur la façon de prendre les meilleures décisions, d’un point de vue moral, tout en préservant la vie sociale. Cela se traduit ici concrètement par le dilemme de prendre soin d’un chien maltraité en le gardant au refuge, alors que ses maître·sse·s sont en droit de le récupérer. Dans ce cas, Gaëlle vérifie si les propriétaires sont en règle administrativement (si par exemple leur chien est catégorisé), voire entame des poursuites pour provoquer une enquête pour suspicion de maltraitance.

58Le travail de Gaëlle est éprouvant par de nombreux aspects. Presque tous les jours, des personnes viennent abandonner leurs animaux, pas toujours dans de bonnes conditions, comme lorsqu’elles viennent attacher la nuit leur chien au portail du refuge afin de ne pas régler de frais d’abandon. J’ai souvent vu les salarié·e·s se disputer avec des maître·sse·s souhaitant abandonner leur animal, pour des raisons très souvent jugées arbitraires et injustes pour l’animal (aboiements, manque de temps…).

59Gaëlle ne compte pas ses heures et travaille souvent sur sa pause du midi. À la difficulté d’exercer un tel métier, par les tâches ingrates et physiques, l’agressivité de certains chiens apeurés et même celle des humains venant abandonner leurs animaux, s’ajoute une pression hiérarchique dont Gaëlle parle peu. En effet, j’ai souvent observé le président et le directeur de l’association exercer leur pouvoir sur les salarié·e·s et les bénévoles avec une gestion du personnel paternaliste et patriarcale ponctuée de remarques désobligeantes. De plus, le président de l’association est un homme politique qui n’hésite pas à utiliser l’association comme tremplin dans sa carrière personnelle. Quand je demande à Gaëlle ce qu’elle pense de ce personnage et de sa façon de gérer l’association, elle m’explique avoir connu pire :

C’est vrai qu’il a un côté macho et qu’il aime bien faire sa propagande. Parfois il abuse grave. Mais si tu savais comme il est mieux que celui qu’on avait avant ! Lui, au moins il aime vraiment les animaux. Président d’une association, c’est une fonction ingrate. Il faut savoir charmer les donateurs pour avoir des fonds, et ça il sait bien le faire.

60Si je comprends le point de vue de Gaëlle, il me désole. Je n’ai d’ailleurs jamais vu cet homme, « notre président » comme il aime se désigner, faire autre chose que de la médiatisation. Quant au directeur, il s’occupe essentiellement des équipements et de la sécurité du refuge. Il arrive pourtant que des incidents surviennent, dont ils sont logiquement tous deux légalement responsables, et qu’ils fassent porter la responsabilité à d’autres, souvent dans la violence. Gaëlle ne se prononce pas sur ces épisodes parfois dramatiques et préfère se concentrer sur son travail, notamment sur les adoptions, qui représentent l’une des parties les plus agréables de son travail. Elle a d’ailleurs un jour « forcément craqué », comme elle dit, pour un chiot du refuge il y a quatre ans.

D’une éthique du care au travail du care. Quand l’un permet d’étudier l’autre

61La rédaction de portraits de pourvoyeuses du care a révélé certaines caractéristiques propres au travail du care prodigué à des animaux dits de compagnie. Quatre grandes caractéristiques se sont dessinées : l’effacement d’une frontière entre vie privée et vie professionnelle, la distanciation ou l’absence de distanciation émotionnelle, l’invisibilisation du travail du care par ses pourvoyeuses elles-mêmes et la répartition genrée des tâches et des responsabilités. Ces quatre dimensions sont présentes dans les quatre portraits, mais à des échelles différentes. Elles représentent des pistes exploratoires pour la suite de mon enquête de terrain.

La frontière entre vie personnelle et vie professionnelle

62Cette première caractéristique est certainement la plus facilement distinguable et consiste à observer en quoi la vie personnelle et la vie professionnelle des enquêtées se mélangent et s’influencent. Elle se révèle par l’enchevêtrement du temps et de l’espace de travail dans la vie quotidienne et familiale des enquêtées, que ce soit par des tâches du care ayant ponctuellement ou essentiellement lieu au domicile des pourvoyeuses ou par le nombre d’heures qu’elles consacrent à leur travail qui fluctue selon leurs urgences au sein de leurs journées et nuits. De plus, l’expérience personnelle des enquêtées en tant que propriétaire d’animaux dits de compagnie est centrale à la valorisation de leurs compétences au sein de leurs activités professionnelles, certaines n’ayant eu aucune formation les préparant au métier qu’elles exercent. La charge mentale de ces femmes tient notamment au fait que leurs responsabilités face à leurs bénéficiaires du care sont omniprésentes, continues et sans cesse renouvelées, notamment par le soin à de nouveaux bénéficiaires toujours plus nombreux. Leur sphère familiale se retrouve parfois même impliquée, par leur rythme de vie discontinu et la cohabitation interspèces pas toujours aisée, et ce, particulièrement dans le cas du milieu associatif qui peine toujours à trouver des familles d’accueil bénévoles pour accueillir les chats et chiens secourus souvent malades et peu sociables. Un tel degré d’implication par les pourvoyeuses provoque parfois dans les situations d’excès une action de dépendance « dérivée » ou « secondaire » (Kittay, 2001), où elles se retrouvent parfois dans l’incapacité de répondre à leurs propres besoins, absorbés par les soins et l’attention qu’elles prodiguent aux personnes vulnérables. Elles deviennent ainsi elles-mêmes plus vulnérables et le font peser à leur tour sur leur entourage, leurs conjoints, leurs enfants ou bien même leurs propres animaux dits de compagnie, en oubliant des rendez-vous ou des tâches importantes par exemple.

63Dans le cas de Gaëlle, responsable de chenil en refuge, il est intéressant de noter que le statut salarié, qui plus est dans un lieu physique bien distinct, offre un cadre plus marqué et permet d’établir une distance moins poreuse que pour le reste des enquêtées, à leur compte ou bénévoles.

La distanciation émotionnelle

64La distanciation émotionnelle est la capacité d’une personne à prendre du recul et à se détacher émotionnellement d’une situation en train d’être vécue. Les portraits ont mis en exergue une distanciation émotionnelle bien distincte selon le profil des enquêtées.

65Dans le cas d’une distanciation émotionnelle trop faible, les pourvoyeuses se sentent intimement concernées par la souffrance et les besoins de leurs bénéficiaires. La distanciation émotionnelle peut représenter le risque d’entrer dans un « cercle du care » (Paperman, 2011) duquel elles ne pourront plus sortir. Tout comme il apparaît que celles et ceux qui n’y entrent pas, c’est-à-dire qui détournent le regard au lieu de prendre au sérieux collectivement les besoins spécifiques des bénéficiaires du care, le font à leur détriment et au détriment des pourvoyeur·euse·s, ce que Paperman (ibid.) désigne par l’objectivation du care comme travail de la dépendance. Selon moi, c’est cette dépendance et le haut degré de connaissance des pourvoyeuses des besoins des individus dont elles s’occupent qui intensifient leur implication émotionnelle. En effet, parce qu’elles se sentent indispensables et seules responsables des êtres dont elles s’occupent, les pourvoyeuses sont incapables de se détacher et de se préserver émotionnellement et s’impliquent jusqu’à pratiquement effacer la frontière entre leur vie privée et familiale et leur vie professionnelle et associative.

66Le travail du care est souvent décrit comme pénible et éprouvant, puis les pourvoyeur·euse·s sont perçu·e·s comme les personnes qui en subissent les contraintes malgré l’amour qu’ils et elles portent à leur travail. Or, dans le cas de Lou, éleveuse de chiens, son détachement émotionnel vis-à-vis de ses bénéficiaires contraste avec les autres portraits et témoigne à l’inverse d’une distanciation émotionnelle forte. En effet, s’occuper d’autrui et en être responsable dans une logique utilitaire permet ici de dessiner les limites du travail de care, ou plutôt d’entrevoir la dimension économique dont il ne peut se défaire. Prendre soin d’autrui pour soi-même, c’est-à-dire à ses propres fins, en disposant de vies animales, éloigne-t-il d’une éthique du care ? Si Lou s’occupe de ses chiens avec rigueur et attention, le rapport de domination évident qu’elle exerce sur les êtres vivants qu’elle met elle-même au monde fait sortir les professions d’une classification binaire de ceux relevant du care ou non. Son portrait nuance également les représentations normatives de la féminité et de la maternité. Dans l’imaginaire collectif, et comme cela a pu être reproché à Gilligan dans son analyse genrée d’une éthique du care ou de justice (1982), ces représentations seraient des « valeurs » innées et communes à toutes les femmes, ce qui discrédite au passage les voix d’autres femmes ne se retrouvant pas dans ces représentations. En effet, Lou, par son ambition de réussite entrepreneuriale et financière, questionne : travail et care peuvent-ils aller ensemble ? Y a-t-il des métiers du care ? Ou plutôt des pratiques du care propres à chaque individu ? Et si oui, comment les définir ? À ce stade de l’enquête, force est de constater que le rapport que Lou entretient avec ses chiens est bien différent de celui qu’entretiennent les autres enquêtées avec les animaux dits de compagnie dont elles s’occupent. Qu’elles soient éleveuses, vétérinaires, bénévoles ou responsables de chenil, il semblerait que le poste qu’occupent les pourvoyeuses détermine, au moins en partie, leur attachement envers leurs bénéficiaires et aussi leur distanciation émotionnelle par rapport à leur travail. Quand l’une les fait naître et les éduque pour les vendre, une autre les soigne ou leur cherche une famille d’adoption.

Les pourvoyeuses du care invisibilisent leur travail

67L’invisibilisation du travail du care est un constat indéniable, depuis les premières observations réalisées à ce sujet. La faible implication du politique dans ces enjeux, généralement réduite à présenter le travail du care comme important, mais minoritaire et marginal, conduit à penser que si les problèmes du travail du care ne sont pas abordés, c’est qu’ils n’existent pas. Le portrait d’Élise illustre le travail ingrat, souvent propre aux métiers du care, d’une initiative bénévole volontaire et personnelle de la part d’Élise pour une cause animale totalement invisibilisée, pourtant essentielle au bon fonctionnement d’une société. Il met en avant la nécessité d’appliquer une éthique du care à l’échelle des politiques de territoires qui rétablirait une reconnaissance, un soutien et une équité, que ce type d’actions associatives peine à combler, faute de temps et de moyens.

68Au-delà du contexte sociétal d’un travail du care contribuant à la bonne marche des affaires communes et qui n’accède pourtant pas à la visibilité ni à la valorisation de son utilité (Paperman, op. cit.), il est particulièrement intéressant de relever que les pourvoyeuses du care invisibilisent elles-mêmes leur travail dans leurs discours. En effet, elles exercent leurs métiers sans faire peser à quiconque les grandes variations de tempo, d’énergie et d’émotions propres à leurs professions. Cet art de l’ajustement à des situations toujours particulières caractérise le travail du care et en signe aussi l’invisibilité ou la discrétion (Molinier, op. cit.). En effet, le fait que ce soient elles qui s’adaptent toujours aux situations rend difficilement perceptible la difficulté de leurs tâches aux yeux de personnes extérieures.

  • 15 Verbatim d’Élise, lors d’une discussion entres bénévoles après avoir subi les pressions d’habitants (...)
  • 16 Verbatim d’Agathe lors d’une journée d’observation en clinique, 5 novembre 2022.
  • 17 Verbatim de Gaëlle, après avoir récupéré un chien maltraité par ses maître·sse·s, 18 septembre 2022

69Chacune m’a expliqué ne chercher aucune forme de reconnaissance dans leurs métiers, les besoins de leurs bénéficiaires étant leur principal objectif. « Je le fais pour les animaux15 », « On ne peut pas laisser un animal souffrir16 », « On essaie de toujours faire ce qu’il y a de mieux pour les chiens17 » : ces verbatims témoignent d’un discours commun, celui de rendre les bénéficiaires du care prioritaires sur le reste.

  • 18 Verbatim de Gaëlle, lors de l’adoption d’un chien en refuge depuis deux ans, 24 février 2023.

70Christelle Avril invite à prêter attention dans le travail du care à la mise en avant de « l’amour dans le travail », conférant au travail pénible fait par des femmes le plus souvent de « milieux populaires » une « connotation positive » (2018). Les enquêtées confient leur enthousiasme dans les réussites de leur travail, comme si le reste du temps était le prix à payer : « Je suis trop heureuse que Paco soit adopté. C’est pour ces moments que j’adore mon travail18. »

  • 19 Verbatim d’Élise, lorsque je lui ai partagé mon admiration face à sa dextérité et à son calme la pr (...)
  • 20 Verbatim de Lou, lorsque je lui ai fait remarquer son sang-froid après qu’elle a séparé et apaisé d (...)
  • 21 Verbatim d’Agathe, après avoir consolé une cliente qui venait de prendre la décision d’euthanasier (...)
  • 22 Verbatim de Gaëlle, quand elle décrit ses conditions de travail en refuge, 6 juin 2022.

71Leurs discours, empreints d’humilité, portent un champ sémantique commun : la banalisation de la difficulté de leur travail : « Avec un peu de pratique tout le monde peut le faire19 », « C’est juste une question d’habitude20 », « C’est normal, ça fait partie du travail21 », « C’est la routine, après tu fais plus gaffe [aux bruits et aux odeurs]22 ».

  • 23 Verbatim d’Agathe, quand elle expliquait pourquoi elle n’arrivait pas à cesser l’activité de son as (...)

72Aucune des enquêtées n’a décrit son travail comme essentiel pour la société. Paradoxalement, plusieurs d’entre elles ont pu reconnaître qu’il fallait bien que quelqu’un prenne en charge leurs tâches : « Si je ne le fais pas, personne ne le fera23. »

73Kittay (op. cit.) et Molinier (op. cit.) décrivent la discrétion du pourvoyeur ou de la pourvoyeuse du care comme une condition nécessaire au succès de la relation avec son bénéficiaire. L’enjeu de ne pas pouvoir délimiter clairement quand s’arrête et quand commence le travail du care, d’autant plus lorsqu’il est prodigué à une personne qui ne peut exprimer clairement ses besoins comme un animal dit de compagnie, participe à l’invisibilisation des pourvoyeuses. Il semble qu’il soit propre à celles-ci de ne pas s’enquérir d’être visibles, s’effaçant au profit des causes qu’elles défendent.

La répartition genrée des tâches

  • 24 Cette notion a déjà été introduite dans cet article dans l’argumentation du choix des enquêtées. Vo (...)

74La répartition genrée des tâches au sein du travail du care consiste à observer la répartition du travail et des pouvoirs au sein d’un groupe social du point de vue du genre24. Elle s’est observée sous différentes formes dans leurs expériences. Dans le cas des activités associatives étudiées, les bénévoles sont essentiellement des femmes ou des couples hétérosexuels choisissant de s’investir ensemble dans l’association. Si 70 % des activistes défendant la cause animale sont des femmes (Bailey et Playoust, 2016), force est de constater qu’être bénévole en association de protection animale est une activité genrée. Quant aux hommes salariés du milieu associatif rencontrés dans l’enquête, ils occupent les postes de direction et ne sont que très peu en contact avec les bénéficiaires du care de l’association, ce qui contraste avec le reste de l’effectif des salariées du refuge aujourd’hui exclusivement féminin, couplé au taux très largement féminin de bénévoles évoqué précédemment.

  • 25 Que ce soit par l’INSEE (Institut national de la statistique et des études économiques) ou par les (...)

75Dans l’univers de l’élevage, à ma connaissance, il n’y a pas encore d’études ou de chiffres concernant les profils d’éleveur·euse·s d’animaux dits de compagnie25.

76Un point commun s’observe dans le cas des milieux associatifs et des élevages étudiés concernant une répartition genrée des tâches entre les couples travaillant ensemble. En effet, les hommes sont souvent responsables des tâches annexes aux soins prodigués par les femmes envers leurs bénéficiaires, comme l’installation du matériel et des infrastructures pour les accueillir et les soigner. Les femmes sont en contact direct et physique avec leurs bénéficiaires en leur administrant des soins. Elles sont dans l’interaction et dans la relation. Les hommes, quant à eux, sont en retrait des relations interespèces qui se jouent. Ils sont en revanche à l’écoute des besoins formulés par leurs compagnes concernant l’amélioration du confort des espaces qu’elles investissent pour leurs bénéficiaires (grillages, dortoirs, boxes, infirmerie, etc.).

  • 26 Voir la note en bas de page 13 présentant la proportion des hommes et des femmes dans l’enquête.

77Dans le milieu vétérinaire, les femmes représentent 55,6 % de la population des vétérinaires en France, et 72,4 % dans la population des moins de 40 ans, avec une nette tendance à soigner des animaux de compagnie plutôt que ruraux ou sauvages (Conseil national de l’Ordre des vétérinaires, 2021). De plus, 96 % des employé·e·s et ouvrier·ère·s du secteur vétérinaire (auxiliaires, secrétaires, nettoyeur·euse·s) sont des femmes (Bouziani, 2018). La répartition genrée des tâches et des responsabilités au sein de cette activité professionnelle se dessine sociologiquement et se confirme concrètement dans le cas de cette enquête26.

  • 27 Les métiers du care dans leur ensemble.

78Les répartitions genrées des tâches et des pouvoirs sont intimement liées à l’origine du care comme vision féminine du monde, notamment par la dimension genrée du rapport à la morale, comme a pu l’exposer Gilligan (1982). Comme Le Marec le souligne, c’est notamment « le fait que ces secteurs d’activités27 soient largement féminisés et qu’ils prennent le relais de réseaux familiaux ou de proximité […], [qui] a pu entretenir une confusion entre les débats relatifs au care, au genre, à la sphère domestique et à l’ordinaire » (2020).

  • 28 Les études quantitatives en sont de bons baromètres, comme le montre l’Atlas démographique de la pr (...)

79L’émancipation des femmes occidentales bouleversant ces répartitions genrées, il est des plus importants d’observer avec attention les récentes évolutions des métiers du care28.

Conclusion

80Par cette approche réflexive, j’ai pu définir une méthodologie d’enquête respectant une éthique du care. J’ai rencontré des femmes travaillant dans le secteur animalier dont j’ai pu suivre le parcours professionnel, en partageant leurs expériences quotidiennes, individuelles et singulières. Ma vie personnelle, mon identité et ma sensibilité de chercheuse font partie intégrante des matériaux de ma recherche, réalisée en proximité. Enquêter par le proche s’est traduit sur le terrain par une recherche impliquée, incarnant une posture d’actrice-chercheuse, qui m’a donné accès à des savoirs, à travers l’expérience vécue. J’ai tenté de démontrer en quoi la démarche ethnographique dans une éthique du care révèle le travail du care qui se décrit et se raconte difficilement, et comment la qualité d’attention du chercheur ou de la chercheuse est importante dans des moments d’échanges ordinaires, lui permettant alors de saisir des informations centrales à sa recherche.

81Il était aussi question dans ce texte de démontrer comment le fait d’introduire l’éthique du care dans l’enquête de terrain va au-delà de la posture de recherche, jusque dans ses outils et formats de restitution d’enquête. L’écriture de portraits a permis d’interroger les traces que laisse la rencontre. C’est à travers une approche relationnelle et intime, laissant place à mon individualité et à mes ressentis, que je peux raconter les rencontres qui comptent dans ma recherche, sans chercher à les décrire d’une manière objective, neutre et mise à distance, qui me semblerait feinte. Cette nouvelle perspective d’écriture pourrait aussi s’appliquer à des rencontres animales, toutes aussi centrales et inspirantes dans ma recherche, où l’aspect sensoriel et émotionnel de ces rencontres interspécifiques occupe une grande place. De telles rencontres pourraient ainsi se raconter à travers une forme de récit, s’inspirant de l’écriture de Morizot et de Despret.

82Accueillir et rendre compte de l’expérience relationnelle que représente l’enquête de terrain à travers l’écriture de portraits, intégrant à la fois mon regard nécessairement situé et la mise en lumière de femmes et de leurs expériences, permet d’atteindre une forme de double objectivité incarnée, à la fois celle de l’enquêtrice et celle des enquêtées. Le portrait individuel, à la manière de Lahire, où « chaque individu est le “dépositaire” de manières de penser, de sentir et d’agir » (op. cit.), nuance la catégorisation d’un travailleur ou d’une travailleuse du care. En effet, les portraits ont éclairé comment l’implication émotionnelle des travailleuses du care en professions animalières varie en fonction du rapport qu’elles entretiennent avec les animaux dont elles s’occupent, rapport lui-même déterminé par leurs professions ou activités bénévoles. Entre autres, une éleveuse n’aura pas la même distanciation émotionnelle envers ses chiens qu’une vétérinaire ou bien une responsable de chenil en refuge. La frontière entre vie personnelle et vie professionnelle semble gommée dans le temps et dans l’espace pour toutes les pourvoyeuses du care enquêtées, à différentes échelles selon leurs rôles et tâches. Concernant la question d’une répartition genrée des tâches, elle est à ce stade une piste que je souhaite encore explorer sur le terrain. S’il est difficile de se défaire de la perspective genrée du travail du care, notamment par sa majorité féminine écrasante, ce texte démontre que la désignation de ces professions comme métiers du care n’est pas toujours évidente, notamment à travers les enjeux de pouvoir que représente le fait de disposer de la vie d’animaux à des fins personnelles et financières. Quant à l’invisibilisation du travail du care, elle est encore largement conditionnée par les politiques mises en place, bien que notre société fonctionne en grande partie grâce au travail du care de milliers d’invisibles. Cette invisibilité se traduit au cœur même du travail du care. En effet, les portraits ont mis en exergue la grande humilité et la pudeur de ces personnes, qui pour certaines s’effacent au profit de la défense des droits des animaux dits de compagnie et par le même temps s’invisibilisent et banalisent la grande qualité et la nécessité de leurs missions.

  • 29 Puisant ses origines dans les épistémologies féministes (ce qui a pu porter préjudice à sa démocrat (...)

83Le Marec invite à penser le care comme une « approche permettant de transformer l’ensemble des relations et des formes de production des savoirs » (2020) dans laquelle nous devons engager notre responsabilité à l’égard des publics. Ainsi, penser l’éthique du care comme un mode d’enquête est non seulement faisable, mais aussi souhaitable, pour prendre au sérieux notre responsabilité en tant que chercheur·euse, vis-à-vis de nos enquêté·e·s, de nos pairs, de nos étudiant·e·s et de toutes les personnes invisibles, tout aussi vulnérables que précieux·ses et qui facilitent notre vie quotidienne. Ce texte illustre une démarche de recherche mobilisant le care à la fois comme objet de recherche, épistémologie29 et posture de recherche, dans une volonté de cohérence entre valeurs morales, déontologie et actions scientifiques.

Haut de page

Bibliographie

AVRIL Christelle (2018), « Sous le care, le travail des femmes de milieux populaires. Pour une critique empirique d’une notion à succès », dans Margaret MARUANI (dir.), Je travaille, donc je suis. Perspectives féministes, Paris, La Découverte, p. 205-216.

BABOU Igor (2011), « Le déplacement : une dimension d’analyse et une modalité pour comprendre les relations entre nature, science et société », Questions de communication, 19.

BABOU Igor et Joëlle LE MAREC (2008), « La dimension communicationnelle des controverses », Revue Hermès, 73(3), p. 111-121.

BABY-COLLIN Virginie, Alain BOURDIN et Geneviève CORTES (2020), « Approches multisituées », Espaces et sociétés, 178.

BAILEY Christiane et Axelle PLAYOUST (2016), « Féminisme et cause animale », Ballast, 5, p. 80-93.

BENELLI Natalie et Marianne MODAK (2010), « Analyser un objet invisible : le travail de care », Revue française de sociologie, 51(1), p. 39-60.

BRUGÈRE Fabienne (2021), L’éthique du care, Paris, Presses universitaires de France, coll« Que sais-je ? ».

CARRIÉ Fabien (2018), « “Vraies protectrices” et représentantes privilégiées des sans-voix : l’engagement des femmes dans la cause animale française à la fin du XIXe siècle », Genre & Histoire, 22, https://doi.org/10.4000/genrehistoire.4102, page consultée le 22 septembre 2023.

CLAIR Isabelle (2016), « Faire du terrain en féministe », Actes de la recherche en sciences sociales, 213(3), p. 66-83.

DESPRET Vinciane (2009), « Quand les mâles dominaient… Controverses autour de la hiérarchie chez les primates », Ethnologie française, 39(1), p. 45-55.

DESPRET Vinciane (2013), « En finir avec l’innocence. Dialogue avec Isabelle Stengers et Donna Haraway », dans Elsa DORLIN et Eva RODRIGUEZ (dir.), Penser avec Donna Haraway, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Actuel Marx confrontation », p23-45.

FAVRET-SAADA Jeanne (1990), « Être affecté », Gradhiva : revue d'histoire et d'archives de l'anthropologie, 8, p. 3-9.

FERNANDEZ Jonathan (2015), « Spécisme, sexisme et racisme. Idéologie naturaliste et mécanismes discriminatoires », Nouvelles Questions féministes, 34, p. 51-69.

GILLIGAN Caroll (2008/1982), Une voix différente. Pour une éthique du care, traduit de l’anglais (États-Unis) par Annick KWIATEK et Vanessa NUROCK, Paris, Flammarion.

GOODALL Jane (1971), Les chimpanzés et moi, traduit de l’anglais par Robert LATOUR, Paris, Stock.

GOODALL Jane (1986), The Chimpanzees of Gombe: Patterns of Behavior, Cambridge, Belknap Press of Harvard University.

HARAWAY Donna (2007/1984), Manifeste cyborg et autres essais Sciences, fictions, féminismes, traduit de l’anglais par Nathalie MAGNAN, Paris, Exils.

HARAWAY Donna (2019), Manifeste des espèces compagnes. Chiens, humains et autres partenaires, Paris, Flammarion.

HARDING Sandra (1991), Whose Science? Whose Knowledge? Thinking from Women’s Lives, Ithaca, Cornell University Press.

HARDING Sandra (1993), « Rethinking standpoint epistemology. What is “strong objectivity”? », dans Linda ALCOFF et Elizabeth POTTER (dir.), Feminist Epistemologies, New York, Routledge, p. 49-82.

IBOS Caroline (2019), « Éthiques et politiques du care. Cartographie d’une catégorie critique », Clio. Femmes, Genre, Histoire, 49(1), p. 181-219.

KITTAY Eva Feder (2001), « When caring is just and justice is caring: Justice and mental retardation », Public Culture, 13, p. 557-580.

LAHIRE Bernard (2005), Portraits sociologiques. Dispositions et variations individuelles, Paris, Armand Colin.

LARRÈRE Catherine (2012), « L’écoféminisme : féminisme écologique ou écologie féministe », Tracés. Revue de sciences humaines, 22, p. 105-121.

LATOUR Bruno (2011), « Il n’y a pas de monde commun : il faut le composer », Multitudes, 45(2), p. 38-41.

LE MAREC Joëlle (2002), « Situation de communication dans la pratique de recherche du terrain aux composites », Études de communication, 25(1), p. 15-40.

LE MAREC Joëlle (dir.) (2010), Les études de sciences. Pour une réflexivité institutionnelle, Paris, Éditions des Archives contemporaines.

LE MAREC Joëlle (2020), « Care », Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics, https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/care/, page consultée le 22 novembre 2023.

MICHALON Jérôme (2011), « "L'animal thérapeute". : Socio-anthropologie de l'émergence du soin par le contact animalier », Sociologie. Université Jean Monnet - Saint-Etienne

MICHALON Jérôme (2014), « Panser avec les animaux. Sociologie du soin par le contact animalier », Paris, Presses des Mines.

MOLINIER Pascale (2010), « Au-delà de la féminité et du maternel, le travail du care », Champ psy, 58(2), p. 161-174.

MOLINIER Pascale et Jocelyne PORCHER (2015), « À l’envers du bien-être animal », dans Yves CLOT et Dominique LHUILIER (dir.), Perspective en clinique du travail, Paris, Érès, p. 69-94.

MORIZOT Baptiste (2018), « Sur la piste animale », Arles, Actes Sud, coll. Mondes sauvages.

MORIZOT Baptiste et Alain DAMASIO (2020), « Manières d’être vivant : enquêtes sur la vie à travers nous », Arles, Actes Sud, coll. Mondes sauvages, pour une nouvelle alliance.

MOURET Sebastien (2017), « Apprendre à prendre soin. La centralité du travail dans l’éducation des chiens guides d’aveugle », Écologie et politique, 1(54), p. 87-102.

PAPERMAN Patricia (2013), Care et sentiments, Paris, Presses Universitaires de France.

PAPERMAN Patricia (2011), « Les gens vulnérables n’ont rien d’exceptionnel », dans Patricia PAPERMAN et Sandra LAUGIER, (dir.), Le souci des autres. Éthique et politique du care, Paris, Éditions de l’EHESS, coll. « Raisons pratiques », p321-337.

PUIG DE LA BELLACASA Maria (2014), Les Savoirs situés de Sandra Harding et Donna Haraway. Science et épistémologies féministes, Paris, l’Harmattan, coll. « Ouverture philosophique ».

RUEDA Amanda (2014), « Du portrait cinématographique documentaire au portrait en sciences de l’information et de la communication », Sciences de la société, 92, p. 177-191.

S. A. (2014), dossier « L’agriculture familiale à travers le prisme du genre. Au Nord et au Sud, des avancées pour toutes et pour tous », Pour, 222(octobre).

SOULÉ Bastien (2007), « Observation participante ou participation observante ? Usages et justification de la notion de participation observante en sciences sociales », Recherches qualitatives, 27(1), p. 127-140.

TRONTO Joan (2009/1993), Un monde vulnérable. Pour une politique du « care », traduit de l’anglais par Hervé MAURY, Paris, La Découverte.

TRONTO Joan (2008), « Du care », Revue du MAUSS, 32, p. 243-265.

ZIELINSKI Agata (2010), « L’éthique du care. Une nouvelle façon de prendre soin », Études, 413(12), p. 631-641.

Enquêtes sociologiques

CHARDON Olivier, Yves JAUNEAU et Joëlle VIDALENC (2020), « Les agriculteurs : de moins en moins nombreux et de plus en plus d’hommes », INSEE Focus, 212.

BOUZIANI Zoubir (2018), « L’activité des vétérinaires : de plus en plus urbaine et féminisée », INSEE Première, 1712.

CONSEIL NATIONAL DE L’ORDRE DES VÉTÉRINAIRES (2021), Atlas démographique de la profession vétérinaire, 6e édition, https://www.veterinaire.fr/system/files/files/2021-11/ODV-ATLAS-NATIONAL-2021.pdf, page consultée le 7 décembre 2023.

Haut de page

Notes

1 La notion d’animal de compagnie évoque un sentiment d’appartenance et de domination sur l’animal que je ne souhaite pas partager dans mes écrits et mes communications. Je préfère les termes « animal familier » ou « espèce compagne » inspirés des travaux de Despret et de Haraway, plus authentiques et moins anthropocentrés. Mais dans un souci de bonne compréhension de mon propos, j’utiliserai ici la formulation « animal dit de compagnie », qui reprend ainsi la désignation du langage courant, tout en invitant le lectorat à se questionner sur le sens de cette expression.

2 Mon mémoire en master recherche (réalisé en 2020-2021) portait sur la place des imaginaires sociaux et individuels au sein de la relation interspécifique entre les propriétaires et leurs animaux dits de compagnie. Ce travail de recherche consistait à analyser les témoignages de propriétaires au moyen d’entretiens qualitatifs et d’une enquête en ligne semi-directive. L’un des résultats les plus marquants de cette enquête était la forte idéalisation de la relation, les propriétaires allant souvent jusqu’à décrire une relation salvatrice et thérapeutique avec leur animal.

3 Les difficultés de ces professions seront abordées au cours de l’article.

4 Les études animales, animal studies, consistent à étudier les animaux, notamment leurs rapports aux êtres humains, au moyen d’une approche transversale et interdisciplinaire des sciences.

5 Les pratiques ethnographiques des primatologues au cours des 50 dernières années, notamment les travaux de Dian Fossey, Biruté Galdikas et Jane Goodall, ont redéfini l’enquête de terrain à travers une approche de l’enquête en proximité.

6 Chats et chiens principalement.

7 En effet, on retrouve quelques études sociologiques sur l’animal comme travailleur du care (Mouret, 2017), sur l’animal thérapeute (Michalon, 2011, 2014), sur l’agriculture et le milieu de l’élevage (Molinier et Porcher, 2015 ; Clot, 2015) ou sur l’agriculture et le genre (revue Pour, 2[222], 2014). Mais les métiers du care restent majoritairement associés aux professions du soin (social et médical) envers les humains (soins palliatifs ou gériatriques, hospitalité et accueil, métiers du care…).

8 C’est-à-dire les soirs de captures de chats errants, qui permettent ensuite de vérifier leur état de santé et leur identification auprès d’un ou d’une vétérinaire.

9 Son observation de chimpanzés dans leur milieu naturel pendant 25 ans représente l’une des études de terrain les plus longues jamais réalisées (Goodall, 1986).

10 Clair met en garde au sujet du rapport de pouvoir induit par la dualité enquêté·e/enquêteur·rice : « [Le chercheur ou la chercheuse] définit son objet de recherche, met en place des relations sociales dont lui ou elle seul-e connaît la finalité et qui servent d’abord ses propres intérêts (professionnels notamment), il ou elle tient la plume au moment de rendre publique la description de la vie d’autrui » (op. cit., p. 72).

11 Sur le terrain, la répartition entre les hommes et les femmes dans les différentes catégories professionnelles était la suivante :

a. dans le milieu vétérinaire, cinq vétérinaires, dont deux hommes, l’un spécialisé en comportement et l’autre en chirurgie, et trois femmes vétérinaires généralistes. Neuf auxiliaires vétérinaires, toutes des femmes.

b. dans le milieu des associations indépendantes, vingt-trois femmes bénévoles, seulement un homme retraité investi avec sa femme dans une association locale.

c. dans le milieu des refuges, quatre-vingt-cinq femmes bénévoles et quinze hommes bénévoles. Il y avait également six femmes salariées et trois hommes salariés (dont deux à des postes de direction).

d. dans le milieu des élevages, trois femmes entrepreneures, dont deux accompagnées dans leur activité par leurs conjoints.

e. dans le milieu de l’éducation, une éducatrice et deux éducateurs.

12 Réalisés auprès d’un vétérinaire comportementaliste, d’un vétérinaire chirurgien, d’un directeur de refuge et de deux éducateurs canins.

13 Les prénoms des enquêtées mentionnés dans la section suivante ont été changés afin de respecter leur anonymat. Les lieux de leurs professions ne sont pas précisés dans cette même volonté.

14 Livre des origines françaises des races de chiens.

15 Verbatim d’Élise, lors d’une discussion entres bénévoles après avoir subi les pressions d’habitants sur un site de prolifération importante de chats, 20 mai 2023.

16 Verbatim d’Agathe lors d’une journée d’observation en clinique, 5 novembre 2022.

17 Verbatim de Gaëlle, après avoir récupéré un chien maltraité par ses maître·sse·s, 18 septembre 2022.

18 Verbatim de Gaëlle, lors de l’adoption d’un chien en refuge depuis deux ans, 24 février 2023.

19 Verbatim d’Élise, lorsque je lui ai partagé mon admiration face à sa dextérité et à son calme la première fois que je la voyais manipuler des chats apeurés et agressifs pour leurs administrer leurs traitements, 5 décembre 2021.

20 Verbatim de Lou, lorsque je lui ai fait remarquer son sang-froid après qu’elle a séparé et apaisé deux chiens en train de se bagarrer dans un boxe, 12 avril 2022.

21 Verbatim d’Agathe, après avoir consolé une cliente qui venait de prendre la décision d’euthanasier son chat en fin de vie, 13 mars 2023.

22 Verbatim de Gaëlle, quand elle décrit ses conditions de travail en refuge, 6 juin 2022.

23 Verbatim d’Agathe, quand elle expliquait pourquoi elle n’arrivait pas à cesser l’activité de son association, 2 octobre 2022.

24 Cette notion a déjà été introduite dans cet article dans l’argumentation du choix des enquêtées. Voir la note en bas de page13 présentant la proportion des hommes et des femmes dans l’enquête.

25 Que ce soit par l’INSEE (Institut national de la statistique et des études économiques) ou par les sites spécialisés comme la SCC (Société centrale canine) ou Chiens et Chats de France, recensant les éleveur·euse·s habilité·e·s.

26 Voir la note en bas de page 13 présentant la proportion des hommes et des femmes dans l’enquête.

27 Les métiers du care dans leur ensemble.

28 Les études quantitatives en sont de bons baromètres, comme le montre l’Atlas démographique de la profession vétérinaire de 2021 qui présente un grand pic de femmes vétérinaires dans les plus jeunes générations de professionnel·le·s.

29 Puisant ses origines dans les épistémologies féministes (ce qui a pu porter préjudice à sa démocratisation, comme le précise Le Marec [2020]) et les épistémologies du point de vue.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Coline Reille, « Introduire l’éthique du care dans l’enquête de terrain »Communication [En ligne], vol. 40/2 | 2023, mis en ligne le 14 décembre 2023, consulté le 13 mai 2025. URL : http://journals.openedition.org/communication/18051 ; DOI : https://doi.org/10.4000/communication.18051

Haut de page

Auteur

Coline Reille

Coline Reille est doctorante en sciences de l’information et de la communication — GRIPIC — CELSA Paris Sorbonne. Courriel : coline.reille@gmail.com

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search