Navigation – Plan du site

AccueilNumérosvol. 40/2Hors thèmeDe la médiatisation confinée des ...

Hors thème

De la médiatisation confinée des violences familiales

Jaércio Da Silva et Cécile Méadel

Résumés

La pandémie de 2020 provoque une mobilisation des autorités publiques autour des violences domestiques, démultipliées par les différentes mesures sanitaires. La période étant marquée par la limitation de l’accès à l’espace public et des contacts physiques, il ne s’agit plus d’assurer uniquement le fonctionnement des mesures préexistantes, mais de mettre en place des outils en adéquation au contexte. Cette recherche s’intéresse à la médiatisation de cette question dans les médias audiovisuels généralistes, en partant de l’hypothèse que la pandémie crée une situation favorable à l’observation du débat public sur les violences domestiques en ce qu’elle déstabilise les ordres existants, les rapports de force, les autorités, les organisations, les croyances et les savoirs. Trois pistes d’analyse sont privilégiées pour examiner l’approche de la problématique dans les médias : a) les violences subies par les femmes sont-elles rapatriées au sein du foyer ?; b) la parole experte reste-t-elle centrale pour toute la période ? ; c) quelle place y est accordée aux victimes ? D’un point de vue méthodologique, cet article s’appuie sur un corpus composé de 772éléments de journaux télévisés des principales chaînes gratuites et du journal parlé de la principale station française (France Inter), diffusés entre le 1ermars et le 1erseptembre2020 ainsi que la même période en 2019 à des fins comparatives. Dans une démarche quanti-qualitative, a été élaborée une grille de codage qui a permis d’identifier la thématique, les catégories et les sujets.

Haut de page

Texte intégral

On a déjà depuis le début du confinement des voisins vigilants qui ont fait appel à la police, soit par le numéro du 17, pour les urgences, soit par la plateforme qui s’appelle arretonslesviolences.gouv.fr et qui permet justement de faire des signalements 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, à des policiers et des gendarmes formés pour cela.

1En France comme au Canada, et sans doute dans de multiples pays, la pandémie de 2020 provoque une mobilisation des autorités publiques autour des violences domestiques démultipliées par les différentes mesures sanitaires confinant les personnes dans leur foyer. Ainsi, le 23 mars 2020, moins d’une semaine après le début du premier confinement (du 17 mars au 11 mai) en France, la secrétaire d’État chargée de l’égalité entre les femmes et les hommes et de la lutte contre les discriminations, Marlène Schiappa, intervient au journal télévisé de M6, à 19 h 45, pour signaler l’augmentation du nombre d’interventions des services publics pour des problèmes de violence domestique. Très vite la question des violences conjugales est au premier plan, même si les propos des autorités publiques portent également sur les actes commis dans le foyer en dehors du couple. La secrétaire d’État rappelle les moyens mis à disposition par le gouvernement pour dénoncer un conjoint violent. À la fin du reportage, la journaliste ajoute : « Une plateforme qui permet aussi aux femmes de discuter directement avec un policier par chat. La semaine dernière, les connexions concernant les violences conjugales ont presque doublé. » Ce propos fait écho à un communiqué de presse publié le 19 mars par M. Schiappa sur le fonctionnement du 3919 (numéro de référence pour les femmes victimes de violence) et de la plateforme de signalement Arrêtons les violences. Bien que l’information ne soit pas reprise massivement par les autres chaînes de télévision et de radio, ce qui est dit là résume assez bien l’approche adoptée ensuite par les médias. Les violences domestiques, principalement abordées sous l’angle de celles commises contre les femmes, sont une affaire de police, de justice et de politique. Quelques jours plus tard, l’annonce du ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner, en témoigne.

  • 1 Le 21 mars 2020, p. 12.

2Au Canada, même constat, comme en témoigne une lettre des lecteurs publiée par Le Devoir1 trois jours avant la fermeture des commerces non essentiels pour alerter les élus contre la hausse prévisible des féminicides ; et, dès le 25 mars, le gouvernement fédéral annonce qu’il attribue un budget exceptionnel de 50 millions de dollars aux refuges et centres d’aide aux femmes victimes de violence.

  • 2 Les chiffres publiés par le ministère de l’Intérieur à ce moment sont les suivants : + 32 % en zone (...)

3La période étant marquée par la limitation de l’accès à l’espace public et des contacts physiques (Lazar, Plantin et Ragot, 2020), il ne s’agit plus d’assurer uniquement le fonctionnement des mesures préexistantes, mais de mettre en place des outils en adéquation au contexte. En France, le 26 mars 2020, Christophe Castaner annonce en direct sur France 2 la mise en place d’un dispositif d’alerte dans les pharmacies, comme réponse du gouvernement à la hausse des violences conjugales2. Le principe est simple :

  • 3 Christophe Castaner, émission spéciale Vous avez la parole, le 26 mars 2020, présentée par Léa Sala (...)

[…] faire en sorte que dans la pharmacie, au moment où la femme qui peut être battue se rend sans son mari, elle puisse donner l’alerte et qu’à ce moment-là nous puissions intervenir immédiatement pour la protéger. […] Je donne à tous les policiers et gendarmes de France par le biais d’un télégramme la mission d’être attentifs à ces appels et d’intervenir en urgence3.

  • 4  Gwenola Joly-Coz, France 2, le 30 mars 2020, 10 h 28 min.

4Le lendemain, cette annonce du premier ministre est reprise par d’autres chaînes, comme France Inter, France 3, France Info, TF1 et M6. Côté justice, Gwenola Joly-Coz, présidente du tribunal de grande instance de Pontoise, intervient dans un reportage pour expliquer que seules les affaires urgentes sont traitées pendant la période : « Nous avons choisi de continuer à traiter toutes les affaires pénales, afin d’assurer la paix publique, et notamment la lutte contre les violences faites aux femmes, qui ne doit pas s’arrêter4. »

5Ces trois exemples aboutissent à deux constats. D’une part, la question des violences dans l’espace domestique est majoritairement appréhendée à travers le prisme des violences conjugales, alors que les violences commises contre les autres membres de la cellule familiale sont traitées de manière beaucoup plus discrète. En effet, l’infanticide ou l’inceste sont faiblement couverts par les médias. D’autre part, le confinement domestique fait très rapidement émerger dans l’espace public la question des violences au sein du foyer. En moins de 15 jours, les autorités font des déclarations sur la continuité des services, annoncent de nouvelles mesures et signalent la prise en compte de certaines affaires par la justice. Ce n’est d’ailleurs pas le cas seulement en France, puisqu’au Canada également les organismes sociaux signalent au mois de mars 2020 une forte hausse des appels de victimes de violence familiale.

6Notre recherche s’intéresse à la médiatisation de cette question dans les grands médias audiovisuels généralistes, en partant de l’hypothèse que la pandémie crée une situation favorable pour l’observation du débat public sur les violences domestiques en ce qu’elle déstabilise les ordres existants et, à la manière des controverses (Badouard et Mabi, 2015 ; Méadel, 2018), fait émerger et vient interroger les rapports de force, les autorités, les organisations, les croyances et les savoirs (Méadel et Nous, 2020).

7Trois pistes d’analyse émergent pour étudier la construction de la problématique dans les médias durant le confinement. Premièrement, que produit le recentrage des violences sur le foyer ? À la différence du terme « violences conjugales », celui de « violences familiales » semble prendre en compte le contexte spécifique dans lequel se déroule l’acte violent, sans cibler une catégorie de victime en particulier (conjointe ou conjoint, enfants, grands-parents, proches) ni déterminer le caractère (physique, psychologique, sexuel, socioéconomique) de la violence. Deuxièmement, quelle place occupe la parole experte ? Nous désignons ici comme experts les acteurs ayant une spécialisation professionnelle dans la prise en charge ou l’analyse du problème ; cela permet de les différencier à la fois des victimes, des acteurs militants ou encore des politiques. À la télévision et à la radio, le sujet est initialement abordé à travers le prisme des interventions de la police, de la justice et de l’action gouvernementale. Malgré le sentiment d’une massification du débat sur le sujet, notre hypothèse est que les termes « violence domestique », « violences familiales » ou « intrafamiliales » sont principalement mobilisés par des experts : psychiatres ou psychologues, avocats, représentants de la justice, des ONG ou des institutions internationales. Troisièmement, quelle place est accordée aux victimes ? Il nous semble que, de manière générale, la crise sanitaire ne change pas le défaut d’incarnation du problème. Encore évoqués par les journalistes comme relevant du privé (Buisson et Wetzels, 2022), ces sujets sont traités sous l’angle du débat politique et peinent à faire émerger des études de cas concrets.

  • 5  Il n’a pas été possible d’intégrer les journaux d’autres stations de radio en raison de leur très (...)
  • 6  La période est étendue jusqu’à la fin de l’été afin d’interroger la permanence du sujet dans le te (...)
  • 7  Le projet ANR-19-CE38-0012 vise à décrire les différences de représentation et de traitement exist (...)
  • 8  Eu égard à la courte durée du sujet, les résumés des notices sont assez substantiels. En voici un, (...)

8D’un point de vue méthodologique, le présent article s’appuie sur un corpus initialement composé de 772 éléments de journaux télévisés des principales chaînes gratuites (TF1, France 2, France 3, M6, Arte, BFM TV, France 24 et France Info) et du journal parlé5 de la principale station publique française (France Inter), diffusés entre le 1er mars et le 1er septembre 20206 pour la période de la crise sanitaire, ainsi qu’à la même période en 2019, à des fins comparatives. Les éléments qui constituent notre corpus ont été repérés dans le catalogue de l’Institut national de l’audiovisuel (INA) dans le cadre du projet Gender Equality Monitoring (GEM)7. Nous parlons d’éléments pour bien signaler qu’il s’agit des « sujets » d’un journal ou d’une émission d’information ; dans les trois quarts des cas, ces éléments durent moins de cinq minutes8.

  • 9  Cette grille a été élaborée par Charlotte Buisson, Jaércio da Silva, Cécile Méadel, Giuseppina Sap (...)
  • 10  Les journalistes auraient pu être qualifiés d’experts, mais nous avons souhaité les différencier e (...)
  • 11  Par « concerné », nous désignons les militants ou les proches qui s’expriment au nom d’une victime (...)

9Dans une démarche quanti-qualitative, après nettoyage du fichier en particulier pour éliminer les doublons, et lecture attentive des résumés, nous avons élaboré une grille de codage9 qui a servi à identifier quatre types d’éléments : 1) la thématique (ou format) : étude de cas, débat politique ou social, intervention des autorités publiques, de militants, d’associatifs et enquête journalistique ; 2) les catégories permettant de repérer zone géographique, suivi judiciaire, caractère public et privé, implication du gouvernement, question de diversité, caractère d’actualité et qualification des faits ; 3) de qui ou quoi on parle catégorisé en fonction de l’affaire concernée, par exemple « Naymar », « Assassinat d’Alexia Daval », « Grenelle des violences conjugales » et ; 4) qui parle avec les qualifications de : victime, témoin, agresseur, expert, journaliste10, concerné11. Cette catégorisation des émissions a été faite à partir des notices indexées par les documentalistes de l’INA, soit une description abrégée du contenu qui permet en général de connaître sa thématique générale, les personnes intervenantes et un résumé de leurs propos ou des commentaires du journaliste. L’archive à partir de laquelle nous travaillons consiste donc en un récit normé et synthétique des éléments produits pour les journaux, ce qui nous permet aussi de saisir un large catalogue qui ne serait pas traitable s’il fallait le visionner dans son intégralité. S’est également ajouté au traitement des données du catalogue le visionnage intégral de quelques-uns des éléments (avec retranscription intégrale puis analyse de contenu). Après avoir analysé ce premier corpus de 772 notices, nous avons extrait pour cet article les seules notices traitant des violences familiales et domestiques, y compris les féminicides, qui, dans notre matériau, renvoient presque exclusivement à des meurtres domestiques par le conjoint ou ex-conjoint. Ce deuxième corpus représente 285 notices : 150 en 2019 et 135 en 2020 (figure 1).

Figure 1. Nombre de notices par mois traitant des violences familiales et domestiques en France (2019 et 2020)

Figure 1. Nombre de notices par mois traitant des violences familiales et domestiques en France (2019 et 2020)
  • 12  Les articles fournis par Europresse peuvent être une retranscription synthétique de l’émission dif (...)

10Pour établir un point de comparaison cohérent avec la revue, nous avons également procédé, par l’intermédiaire de notre abonnement à Europresse, à une exploration rapide de la couverture de ces violences au Canada, à travers les titres de presse de ce pays, présents dans les transcriptions des journaux radiodiffusés et télévisés en français de Radio-Canada auxquelles la base donne accès. Ce sous-corpus composé de 357 documents12 est limité, et ce, pour deux raisons : d’une part, il s’agit de notices faites directement par le média et non par l’organisme responsable de son archivage et, d’autre part, nous n’avons pas pu faire le même travail de catégorisation en raison d’un traitement beaucoup plus rapide du corpus canadien. Nous assumons cette disproportion, car notre objectif n’est pas d’explorer de façon extensive le contexte canadien : nous cherchons ici à ouvrir un dialogue entre notre corpus principal — des émissions françaises — avec d’autres contextes et logiques de médiatisation. Ainsi avons-nous constaté que la divergence des couvertures entre les deux pays ouvre certaines questions, comme la place de la parole des victimes.

11Pour revenir au corpus français, un premier constat (figure 2) montre qu’entre 2019 et 2020, on assiste à une diminution de 15 % du nombre d’émissions qui abordent le sujet des violences domestiques, alors que l’engagement des autorités politiques semblait annoncer une attention particulière sur le sujet.

  • 13  Il est à noter que le calendrier est discontinu et ne reprend que les 95 jours où une nouvelle a é (...)

Figure 2. Nombre de notices par jour (2019 et 2020)13

Figure 2. Nombre de notices par jour (2019 et 2020)13
  • 14  Pendant les 8 semaines du confinement, 73,76 % du temps d’antenne quotidien a été consacré au coro (...)
  • 15  L’équation de recherche dans Europresse dans les 42 sources Radio-Canada était : TEXT= "violence* (...)

12Pour autant, la seule quantification ne permet pas de dire que l’on observe un désintérêt pour la question ou que le confinement a été un tournant dans la médiatisation du sujet. L’actualité liée à la pandémie de COVID-19 écrase les autres thématiques, sature l’espace médiatique et diminue de façon draconienne la part relative du reste de l’actualité14. On observe cependant une situation très différente au Canada, si l’on se réfère à la couverture de Radio-Canada : la thématique autour des violences conjugales15 fait l’objet de 257 notices en 2020 contre 100 en 2019, donc une augmentation notable.

  • 16  Rappelons que le mois de septembre n’est pas entièrement couvert dans notre corpus.

13Dans notre cas, à l’exception des mois d’avril, nous y reviendrons plus tard, le nombre de notices en 2020 ne dépasse jamais celui de la même période de l’année précédente16. Il est donc clair que la pandémie n’a pas eu un impact suffisamment important pour changer la médiatisation du sujet en matière de quantité et de permanence dans le temps. On peut dès lors analyser la couverture médiatique de notre corpus en développant trois pistes de recherche évoquées précédemment : la composante familiale (a), la parole experte (b) et la place des victimes (c).

Composante domestique invisibilisée

14De quelles violences dans l’espace domestique est-il question ? Les autorités publiques ont tiré le signal d’alarme, on l’a vu, sur l’augmentation des violences familiales liée à la COVID-19. Pourtant, l’analyse de notre corpus révèle une couverture limitée et fragmentaire de la question : on constate en effet que les violences conjugales et la violence familiale sont le nom du même problème, qui tend à minorer les violences qui ne concernent pas le couple. Certes, le terme « violences conjugales » accentue le lien affectif entre la victime et son agresseur, signale qu’ils vivent sous un même toit ou l’ont fait, mais cela néglige le fait que d’autres personnes du foyer peuvent être affectées par ces actes. Dans l’enquête Virage (Charruault, Grunvald et Scodellaro, 2021), le terme « violence domestique » ou « intrafamiliale » cantonne le phénomène au huis clos du foyer (Jaspard, 2011), soit à des situations de violences psychologiques, verbales, physiques et sexuelles subies dans la sphère de la famille. Cette enquête montre l’ampleur du phénomène quand une femme sur cinq et un homme sur huit déclarent avoir subi des violences « para » ou « intrafamiliales » avant l’âge de 18 ans (ibid., p. 176). Cependant, pour les médias, le couple est le prisme privilégié pour saisir ces violences, comme l’illustre la répartition des thèmes des 285 notices analysées (figure 3).

Figure 3. Répartition en pourcentage des thèmes du corpus des 285 notices

Figure 3. Répartition en pourcentage des thèmes du corpus des 285 notices

15Tout comme les violences directes contre les enfants, l’incidence des violences conjugales sur eux, en tant que victimes, causes ou témoins, et les risques d’identification à la figure de la mère victime ou du père bourreau (Daligand, 2016, p. 49) sont très peu traités par les médias étudiés. Les violences contre les enfants émergent lentement dans les journaux télévisés français (Dubec, 2021) et dans notre corpus elles ne sont que très rarement abordées par les médias. Le thème n’est pas plus présent en 2020, au moment où le confinement provoquerait une explosion de ces faits, qu’en 2019. Deux rares exceptions : France Inter (20 avril 2020, 7 h 38 min) aborde le conflit lié aux enfants de parents séparés ou divorcés ; et Arte (1er juin 2020, 19 h 47 min) évoque le projet de loi que soutiennent des parlementaires sociaux-démocrates pour inscrire le droit des enfants dans la Constitution allemande. Comme le note Sophie Dubec (op. cit.), la publicisation de ces violences montre la famille comme un lieu de danger, alors qu’au moment du confinement l’accent est mis sur un danger extérieur et le foyer est entendu comme une sphère de protection.

  • 17  M6, 7 mai 2020, 12 h 54 min.

16Ne sont pas non plus pas plus évoquées les inégalités d’ordre socioéconomique (salaire, tâches domestiques) entre homme et femme dans le continuum des violences faites à celles-ci (Kelly, 1987). Le 7 mai est l’une des rares fois où le sujet émerge, sur M617 (12 h 59 min) : il est mis en relation avec une probable augmentation de divorces après le déconfinement, car le confinement est devenu une « épreuve pour les couples ».

  • 18  Le nombre d’enfants tués est cité quelques rares fois, comme un effet secondaire du féminicide.

17Il faut surtout noter que, pour traiter des violences conjugales, en 2019, les journalistes font du féminicide leur prisme dominant. Cette médiatisation des féminicides a sa grammaire : les victimes sont majoritairement hétérosexuelles et valides et, pour une grande partie, mères et/ou enceintes18 (Sapio, 2022). Cela s’exprime en particulier à travers le compteur des féminicides, un outil d’évaluation construit par les associations, comme #NousToutes, à partir du travail des journalistes. Ce compteur constitue une mesure collectivement acceptée, considérée comme un indicateur valide (Desrosières, 2008). Les chiffres peuvent différer, comme ce 17 août 2020 quand TF1 parle de 173 femmes victimes de féminicides, alors que le lendemain France 2 en trouve 146 et que les deux sont d’accord sur l’augmentation (de 21 %) par rapport à l’année précédente. La différence dans le dénombrement importe peu, c’est le fait de compter, et donc de se mettre d’accord pour stabiliser une définition de ce qui est un féminicide, qui donne son pouvoir au chiffre (Despontin-Lefevre et Méadel, 2022). Aucun acteur n’a accompli le même travail sur les femmes battues ou les enfants martyrisés, et les médias ne peuvent donc pas s’y référer et l’utiliser comme donnée stabilisée.

18D’autres thèmes n’apparaissent que très peu, voire pas du tout en 2020. Le viol n’est évoqué que pour les cas extrêmes, celui très particulier de tueurs multirécidivistes, kidnappeurs, meurtriers et violeurs. On parle de Michel Fourniret, accusé par son ancienne épouse, Monique Olivier, du viol et du meurtre d’Estelle Mouzin, une petite fille de 9 ans. En revanche, on n’évoque jamais de viol conjugal ou domestique. Ainsi constate-t-on une médiatisation dans l’extraordinaire du crime et non dans sa réalité ordinaire et invisible. De même, l’inceste n’apparaît qu’une seule fois à propos des accusations portées contre Woody Allen : tout se passe comme si ce crime était considéré comme hors catégorie, inassimilable aux autres (Ambroise-Rendu, 2016).

19Au Canada, les différentes façons de parler des violences domestiques dans les médias changent brutalement en 2020, par comparaison avec l’année 2019. Les éléments analysés démontrent que Radio-Canada ne parlait quasiment pas de violences intrafamiliales avant la crise sanitaire, mais parlait des violences contre les femmes par l’intermédiaire d’un large éventail de thèmes : les violences sexuelles dans les établissements scolaires ou universitaires, dans la rue, à l’étranger, dans l’église, le sport…, les législations sur la famille, des cas particuliers (lors du meurtre, de l’arrestation ou du procès), les violences que subissent les femmes autochtones (souvent en faisant le lien avec les pensionnats dans lesquels elles ont été enfermées), les agressions sexuelles de tous ordres, des fictions et les enfants de justice. Le sujet des violences renvoie donc en 2019 à des informations très hétérogènes. En 2020, en revanche, nous notons une transformation nette de la couverture du phénomène des violences familiales. D’une certaine manière, la thématique s’unifie autour des violences contre les femmes, tout particulièrement dans le cadre domestique. Radio-Canada multiplie par deux et demi le nombre de nouvelles, les resserre sur la thématique avec des sujets forts et récurrents sur l’augmentation des demandes d’aide, les retours des foyers d’accueil et leur saturation. Les victimes ou ceux qui les accompagnent sont largement présents, ce qui diffère, on va le voir, d’avec la couverture des médias audiovisuels français.

Qui en parle ?

20Quels sont les acteurs mobilisés pour évoquer la question des violences domestiques ? Quels porte-parole mettent en avant les médias ? L’analyse des choix qu’effectuent les journalistes ou rédactions fournit une manière d’interpréter le phénomène observé. La police est le premier acteur mobilisé par les médias de notre corpus français pour accéder au phénomène des violences familiales. Le 1er avril 2020, Philippe Schuller, capitaine de police à Nancy, est interviewé par BFM TV pour raconter comment une victime se rend dans une pharmacie pour demander de l’aide :

  • 19  BFM TV, 1er avril 2020, 13 h 14 min.

(…) elle a quitté son domicile, elle s’est présentée à la pharmacie de son quartier et elle a dit à la pharmacienne qu’il y a eu des violences conjugales. La pharmacienne a pris les informations et a fait immédiatement le 17. L’individu a été interpellé dans la demi-heure par un équipage, à son domicile, [en temps hors COVID] ça aurait été au commissariat, pour être entendu. Une plainte a été déposée19.

  • 20 BFM TV, 24 juillet 2020, 20 h 49 min.
  • 21 France 2, 12 avril 2020, 20 h.

21À la fin, nous ne savons rien de la victime, des circonstances de l’agression ou de son agresseur. C’est le fait que l’individu soit interpellé par un équipage de police qui est au centre du bref reportage. Cela n’est pas anecdotique, comme montre la figure 4 : ce sont des policiers qui deviennent source pour les médias et différents membres du gouvernement qui s’expriment pour aborder le travail des policiers ou pour répondre à leurs demandes. Pour citer un exemple, lorsque Marlène Schiappa se rend en Normandie, elle y rencontre les forces de l’ordre qui réclament « plus de moyens de budget » face à une augmentation des cas de violences conjugales20. Ou encore, même prisme du problème, lorsque France 2 exhibe un document « poignant » sur le travail de la police pour venir en aide et protéger contre les violences familiales21. Les éléments analysés évoquent principalement le surplus de travail de la police, dont les tâches sont rendues plus difficiles par l’obligation de respecter les barrières sanitaires et par la perturbation du fonctionnement des tribunaux. En caricaturant, on pourrait dire que, dans ces nouvelles, la principale victime des violences familiales est la police, soit qu’elle travaille bien pour aider les victimes, soit qu’elle soit submergée et ait besoin de plus de ressources pour assurer sa mission.

Figure 4. Qui parle lors des émissions analysées en pourcentage

Figure 4. Qui parle lors des émissions analysées en pourcentage

22D’un point de vue quantitatif, le nombre de personnes qui interviennent pour aborder les violences familiales dans les médias évolue entre 2019 et 2020. Avant la crise sanitaire, 12 % des intervenants étaient des « concernés » (militants, témoins ou proches). Pendant la pandémie, ce chiffre passe à 9 %. Si les militants et témoins se font moins nombreux en 2020, c’est au profit des « experts », soit les professionnels appelés à prendre en charge ces questions, soit principalement dans la police, la justice et la santé, qui eux passent de 11 % à 15 %. On pourrait expliquer cette petite variation par le fait que le confinement a réduit l’accès des journalistes aux personnes ordinaires ou au monde associatif. Dans ce sens, la comparaison avec le Canada est éclairante, car nous constatons que le triptyque police-justice-politique y est moins présent pour aborder le sujet des violences familiales.

23La moindre présence des victimes ou de leurs représentants apparaît lorsque l’on examine la répartition des nouvelles à l’international : le micro est tendu à des victimes de la Pologne, de la Chine, du Mexique, du Cameroun, de la Turquie, de la Russie, des États-Unis (11 éléments, dont 9 avec des victimes directes et 2 associations) ; les nouvelles françaises font s’exprimer 5 victimes directes, 4 familles (pour des affaires anciennes) et 5 associations. En 2019, les médias ont centré le débat plutôt sur la région parisienne. L’année suivante, on constate que les notices traitant de l’international et du national occupent plus de place, au détriment de l’Île-de-France.

24Notre sous-corpus fait émerger un autre groupe d’acteurs quasi absent du corpus français et bien présent au Canada : les chercheurs et universitaires. Voici deux exemples du traitement par Radio-Canada dont on ne trouve pas trace dans notre corpus français. 1) Pour aborder le sujet « des femmes victimes de violences conjugales traquées par des moyens technologiques22 » sont invités la coordonnatrice des interventions à la maison Libère-Elles, la directrice générale de la Maison d’amitié, une doctorante à l’Université du Québec à Montréal spécialisée dans les enjeux de sécurité numérique, un responsable d’Okiok, une firme de cybersécurité et une intervenante jeunesse à la maison Libère-Elles. 2) Une émission consacrée à une exposition du Musée régional de Rimouski réunit des œuvres réalisées par dix femmes qui ont vécu des violences conjugales23. Dans ces deux exemples, il n’y a pas de porte-parole du triptyque police-justice-politique.

25La place accordée à l’approche sociale et sanitaire est une autre spécificité du contexte canadien qui nous interroge. À Radio-Canada, la question des violences familiales est largement traitée à travers les interventions des organismes sociaux et des associations de soutien. Par exemple, Gaëtane Pharand24, du Centre Victoria pour femmes, est invitée à commenter les mesures du gouvernement ontarien pour combattre l’isolement des femmes victimes de violence25. L’inclusion des maisons qui accueillent les femmes et leurs enfants victimes de violence dans le débat révèle une autre approche ignorée dans le contexte français où toute prise de parole sert à confirmer la place du triptyque police-justice-politique comme groupe central d’acteurs. Sur France Inter, le 18 mars 2020, un jour après le début du confinement, Ernestine Ronai, responsable de l’Observatoire des violences faites aux femmes de Seine-Saint-Denis, lance l’alerte :

  • 26 France Inter, le 18 mars 2020, 13 h 06 min.

Les voisins et la famille qui entendent quelque chose ou se rendent compte que ça ne va pas, il faut éventuellement aller voir ce qui se passe et proposer son aide, mais le plus important c’est que lorsque la dame elle-même appelle à l’aide c’est que les forces de sécurité répondent et que la justice suive en organisant la séparation par l’éviction du mari violent26.

  • 27  France 24, 21 mai 2020, 6 h 33 min et 7 h 09 min.

26De la même façon, sur le plateau de France 2427, Ghada Hatem, fondatrice de la Maison des femmes en Seine-Saint-Denis, confirme — en présence de la secrétaire d’État Schiappa — que les signalements pour des actes de violences conjugales ont augmenté ; les féminicides ont baissé et le nombre de gardes à vue a augmenté. Cette prise de parole par des associations de la banlieue parisienne au début et à la fin du confinement est l’exception dans notre corpus, car nous constatons la propension des journalistes à s’adresser principalement aux autorités établies pour parler du sujet (scientifiques pour les aspects médicaux, régaliens pour la sécurité et les violences).

27Enfin, si l’une des pièces centrales de la démocratie (Rosanvallon, 2006) est la capacité à faire émerger des acteurs aptes à représenter les minorités, à parler au nom du peuple, à asseoir l’action publique, on ne peut que noter la faible diversité des porte-parole convoqués pour s’exprimer sur la thématique des violences domestiques dans l’audiovisuel français. Notre courte comparaison avec le Canada montre que d’autres voix peuvent se faire entendre à travers les médias, à côté et en plus des autorités gouvernementales, judiciaires ou policières.

Une incarnation réduite

28Les éléments de notre corpus ont été répartis en quatre grandes catégories de traitement : le débat politique, l’enquête journalistique, l’étude de cas et la tribune activiste (voir figure 5). Que nous montre cette étude des formats ? Les notices que nous avons catégorisées comme études de cas, soit la focalisation sur une affaire particulière, diminuent de 22 % à 16 % durant la pandémie, alors que ce que nous avons désigné comme enquêtes, qui suppose une certaine forme de montée en généralité, augmente de 27 % à 55 %. Cela veut dire qu’il y a moins de cas médiatisés autour d’une personne particulière (agresseur ou agressée).

Figure 5. Format des éléments en pourcentage

Figure 5. Format des éléments en pourcentage
  • 28  France 3, 6 avril 2020, 7 h 47 min.

29Le mois d’avril se révèle une période intéressante pour illustrer le manque d’incarnation dont souffre le sujet, car, s’il est une exception du point de vue quantitatif (comme nous l’avons indiqué plus haut), il confirme cette montée en généralité du débat. Trois exemples ressortent du corpus d’avril 2020. Premièrement, on note une augmentation du nombre d’éléments le 1er avril (10 au total) pour aborder la thématique de la hausse des violences conjugales depuis le début du confinement. Certains journalistes évoquent une augmentation de 30 %, 36 % ou 40 %, mais, comme pour le décompte des féminicides, le chiffre est important non par sa précision, mais par le simple fait qu’il produit une mesure considérée comme crédible. Ces reportages ont en commun le rappel des outils mis à disposition des victimes, comme le 3919, le 114 ou l’alerte dans les pharmacies et supermarchés. Deuxièmement, le 20 avril, l’État est condamné pour « faute lourde » à la suite de la plainte déposée par la famille d’une femme décédée en 2014 sous les coups de son ancien compagnon (cas de Grande-Synthe). Les notices évoquent le « fonctionnement défectueux du service de la justice ». Troisièmement, on assiste le 6 avril à la médiatisation du message du secrétaire général de l’ONU, António Guterres, aux gouvernements sur la protection des femmes en période de confinement. Pendant toute la période, un seul cas concret est médiatisé. Il s’agit d’un homme qui a tué sa compagne et les deux enfants de celle-ci, à Carvin dans le Pas-de-Calais28. De manière ponctuelle, cela confirme une tendance des médias à valoriser les cas emblématiques et hyperdramatiques, car il s’agit souvent d’anonymes dont l’affaire sera signalée pour faire le point sur le compteur des féminicides, lorsqu’il y a meurtre ou tentative de meurtre.

  • 29  Le Monde, « Les féminicides en France : 90 femmes tuées en 2020, contre 146 en 2019, selon le mini (...)
  • 30  France 3, 7 mars 2020, 12 h 35 min.
  • 31  M6, 4 mars 2020, 8 h 3 min.
  • 32  34 ans, assassinée le 3 mars 2019 en Corse par son ex-conjoint.
  • 33  M6, 5 mars 2019, 19 h 54 min ; France Inter, 9 mars 2019, 19 h 05 min ; France 3, 9 mars 2019, 19  (...)

30Nous remarquons donc que même si le nombre de féminicides a diminué en 2020, par rapport à 2019 (90/146, soit une baisse de 60 % selon le ministère de la Justice29), cela ne saurait expliquer la diminution du nombre de nouvelles de 125 % en une année. Les cas traités de féminicides sont évoqués cinq fois dans notre corpus pour 2020, mais ils ne font l’objet chacun que d’une notice (ou rarement deux), par exemple dans le cas du centième féminicide, le cas de Salomé tuée à 21 ans30, en pleine rue dans la nuit du 30 août 2020, par son petit ami qu’elle voulait quitter. C’est aussi le cas de Jean-Michel Avril31, accusé d’avoir intentionnellement mis le feu à sa voiture et d’avoir foncé sur un pylône pour tenter de tuer son ex-compagne de 46 ans, Liliane Oliveira, et son fils de 8 ans. Autrement dit, en 2020, les cas sont traités de manière ponctuelle, circonscrite, comme des exemples dont l’identité est faiblement relevée et qui du coup ne permettent pas une médiatisation dans la durée. Par comparaison, en 2019, le cas de Julie Douib32, qui avait déposé de nombreuses plaintes avant d’être assassinée par son ex-mari, était présent sur France Inter, France 3 et M633, mobilisé par les médias comme exemple emblématique d’inaction policière.

31Cela est symptomatique des difficultés que rencontrent les professionnels de l’information face à cette question, non seulement parce que son traitement ne passe pas par des figures emblématiques, mais aussi parce que le sujet est considéré comme sensible et périlleux. Nous faisons l’hypothèse que le passage par des experts est l’une des formes de protection des journalistes du point de vue déontologique (Da Silva, 2022). On le voit dans l’étude de Cyril Lemieux sur la médiatisation des dangers du nucléaire, « la caution étatique leur permettant ainsi de respecter la règle de fourniture de preuves juridiquement recevables pour accuser […], ils ont pu soumettre l’information qui leur était fournie à un traitement plus accusatoire et par voie de conséquence, plus bruyant » (2008, p. 151).

32Cette focalisation sur « la caution étatique » est également un point relevé par une étude de l’INA sur les violences faites aux femmes dans les journaux télévisés (entre 2000 et 2020) : le suivi d’affaires judiciaires reste l’angle préféré des professionnels de l’information pour aborder le sujet. Les avocats et avocates (50 %) et les politiques (16 %) sont ceux qui s’expriment le plus sur les violences faites aux femmes à la télévision, alors que les proches des victimes (11 %), les associations (8 %) et les plaignantes elles-mêmes (6 %) sont peu mobilisés par les journalistes.

33En cherchant une « objectivité par principe », les journalistes convoquent des éléments juridiques et statistiques pour effacer toute ambiguïté, qui, en cas de fausse accusation, pourrait se retourner contre eux, et ce, en dépit du fait que les personnes rapportant des violences familiales « assez graves » ou « graves » ne déposent que très rarement plainte (Charruault, Grunvald et Scodellaro, op. cit., p. 173). L’inefficacité supposée de la démarche judiciaire et le problème du caractère complexe des preuves restent des obstacles dans les cas où le témoignage de la victime est le seul pour démontrer une agression dans l’espace intime.

Conclusion

34Par le confinement et la limitation des déplacements, le déclenchement de la pandémie de COVID-19 a mis en lumière l’intensité des écarts dans les conditions de vie des ménages (Lambert et Cayouette-Remblière, 2021), entre les territoires (Brun et Simon, 2020) et entre les hommes et les femmes (Boring et al., 2020). Dans ce contexte de rupture avec la « normalité », cet article se demande comment s’est construite la problématique des violences familiales dans les médias. Nous évoquons trois pistes d’analyse pour faire dialoguer dans cette étude le contexte français et canadien : la composante familiale, la parole experte et la place des victimes.

  • 34  Un exemple : « Pour l’année 2020, il n’existe pas encore de chiffres officiels, mais, selon un déc (...)

35Notre étude démontre que la période du confinement n’a pas augmenté le nombre d’émissions sur le sujet ni changé la logique de médiatisation de ces violences domestiques et que celles-ci sont traitées principalement sous l’angle des actes commis au sein du couple. Elle confirme, de manière peu surprenante, le traitement principalement sanitaire de la pandémie. La question des violences domestiques, pourtant présentée comme corollaire du confinement, ne fait pas l’objet de traitement spécifique et voit plutôt sa couverture réduite. L’étude montre également que ces violences sont abordées principalement sous l’angle des actes commis au sein du couple, alors que sont négligés les autres membres du foyer (des enfants, mais sans doute aussi des personnes âgées, handicapées, etc.). Violences domestiques et violences conjugales restent ainsi le nom du même problème ; sont passés sous silence le viol conjugal et l’inceste ou les inégalités d’ordre socioéconomique. On pourrait dire qu’il s’agit là du « piège » de la COVID-19 : le nombre de violences a augmenté, mais les féminicides34, davantage médiatisés et traités en lien avec l’activité policière ou judiciaire, ont diminué.

36S’ajoute la difficulté ordinaire du traitement journalistique des violences domestiques dont atteste notre corpus de 2019. Les médias ont tendance à aborder la question des violences faites aux femmes à travers les violences commises à l’extérieur du foyer, par des étrangers et dans un contexte extraordinaire. L’étude comparée avec le corpus Radio-Canada montre d’autres approches possibles, qui font parler non seulement les victimes et leurs représentants, mais aussi les acteurs du domaine social qui participent à leur accueil et à leur suivi. La période est également marquée par une réduction de la médiatisation qui s’inscrit dans la continuité des cas autour d’une personne ; il s’agit souvent des anonymes ou des analyses de l’actualité sous l’angle de l’enquête journalistique. Cela est symptomatique du malaise des journalistes face à la question, étant donné que le sujet est considéré comme sensible et périlleux. Face aux risques ouverts par la pandémie et aux incertitudes totales qu’elle a entraînées, les médias français ont eu une réaction « légitimiste », révélatrice d’une modernisation réflexive qui exige de soustraire les interprétations et décisions aux seuls pouvoirs des experts (Beck, 2001). Cela est d’ailleurs cohérent par rapport au dirigisme avec lequel les autorités françaises ont géré la pandémie de COVID-19 (Dumez et al., 2022).

Haut de page

Bibliographie

AMBROISE-RENDU Anne-Claude (2016), « Briser le tabou. Du secret à la parole médiatique, le tournant des années 1970-1990 », Sociétés & représentations, 42(2), p. 59-72.

BADOUARD Romain et Clément MABI (2015), « Controverses et débat public : nouvelles perspectives de recherche », Hermès, La Revue, 73(3), p. 225-231.

BAYET Antoine, Hervé NICOLAS et David DOUKHAN (2020) « Temps d’antenne, personnalités émergentes, place des femmes : un bilan de l’information sous Covid-19 à la télé », La revue des médias, 24 juin, https://larevuedesmedias.ina.fr/coronavirus-etude-bilan-antenne-television-information-personnalites-femmes, page consultée le 7 décembre 2023.

BECK Ulrich (2001), La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité, Paris, Aubier.

BORING Anne et al. (2020), « La crise sanitaire et les inégalités entre les sexes en France », dans Marc LAZAR, Guillaume PLANTIN et Xavier RAGOT (dir.), Le monde d’aujourd’hui. Les sciences sociales au temps de la Covid, Paris, Presses de Sciences Po, p. 117-131.

BRUN Solène et Patrick SIMON (2021), « L’invisibilité des minorités dans les chiffres du Coronavirus : le détour par la Seine-Saint-Denis », De facto, 19, p. 68-78.

BUISSON Charlotte et Jeanne WETZELS (2022), Les violences sexistes et sexuelles, Paris, Humensis, coll. « Que sais-je ? ».

CHARRUAULT Amélie, Sylvie GRUNVALD et Claire SCODELLARO (2021), « Les violences sur mineur-e-s dans la famille et son entourage », dans Elizabeth BROWN, Alice DEBAUCHE (dir.), Violences et rapports de genre. Enquête sur les violences de genre en France, Paris, Ined, coll. « Grandes Enquêtes », p. 149-179.

DALIGAND Liliane (2016), Les violences conjugales, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Que sais-je ? ».

DA SILVA Jaércio (2022), « Médiatisation des violences familiales en période de confinement », dans Lucile GIRARD, Maud NAVARRE et Gérard UBBIALI (dir.), Le genre pendant la Covid-19, Paris, L’Harmattan, p. 89-118.

DESPONTIN-LEFEVRE Irène et Cécile MÉADEL (2022), « Compter les mortes », Journée d’étude Genre, médias et archives, 21 juin 2022.

DESROSIÈRES Alain (2008), Pour une sociologie historique de la quantification. L’argument statistique I, Paris, Presses des mines.

DUBEC Sophie (2021), « La lente émergence de l’infanticide dans les journaux télévisés français, 1962-2004. Une mise en visibilité sous condition (genrée) », dans Lydie BODIOU, Frédéric CHAUVAUD et Marie-José GRIHOM (dir.), Liens saccagés. Comment dire les violences familiales ?, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Histoire », p. 89-102.

DUMEZ Hervé, Benjamin LOVELUCK et Alexandre MALLARD (dir.) (2022), Innover en temps de crise. Réactions et adaptations face à la crise Covid-19, Paris, Presses des Mines, coll. « Sciences sociales ».

INA (2021), « Baromètre thématique no 60 : les violences faites aux femmes dans les JT », Paris, Institut national de l’audiovisuel.

JASPARD Maryse (2011), Les violences contre les femmes, Paris, La Découverte, coll. « Repères ».

KELLY Liz (1987), « The Continuum of Sexual Violence », dans Jalna HAMMER et Mary MAYNARD (dir.), Women, violence and social control. Exploration in sociology, London, Palgrave Macmillan, p. 46-50.

LAMBERT Anne et Joanie CAYOUETTE-REMBLIÈRE (2021), L’explosion des inégalités. Classes, genre et générations face à la crise sanitaire, Paris, L’Aube.

LAZAR Marc, Guillaume PLANTIN et Xavier RAGOT (dir.) (2020), Le monde d’aujourd’hui. Les sciences sociales au temps de la Covid, Paris, Presses de Sciences Po.

LEMIEUX Cyril (2008), « Rendre visibles les dangers du nucléaire. Une contribution à la sociologie de la mobilisation », dans Bernard LAHIRE et Claude ROSENTAL (dir.), La cognition au prisme des sciences sociales, Paris, Éditions des Archives contemporaines, p. 131-159.

MÉADEL Cécile (2018), « Controverse et débat », Hermès, La Revue, 80(1), p. 247-251.

MÉADEL Cécile et Camille NOUS (2020), « Tu n’as rien vu à Cologne… Retour sur une affaire embarrassée », Le Temps des médias, 34, p. 206-227.

ROSANVALLON Pierre (2006), La contre-démocratie, la politique à l’âge de la défiance, Paris, Seuil.

SAPIO Giuseppina (2022), « Féminicides en France : la chair des archives médiatiques », dans Lydie BODIOU et Frédéric CHAUVAUD (dir.), Les archives du féminicide, Paris, Herman, p. 109-128.

Haut de page

Notes

1 Le 21 mars 2020, p. 12.

2 Les chiffres publiés par le ministère de l’Intérieur à ce moment sont les suivants : + 32 % en zone gendarmerie et + 36 % dans la zone de la préfecture de Paris.

3 Christophe Castaner, émission spéciale Vous avez la parole, le 26 mars 2020, présentée par Léa Salamé et Thomas Sotto, en direct à 21 h.

4  Gwenola Joly-Coz, France 2, le 30 mars 2020, 10 h 28 min.

5  Il n’a pas été possible d’intégrer les journaux d’autres stations de radio en raison de leur très inégale présence dans les bases de l’INA (et d’un codage plus aléatoire).

6  La période est étendue jusqu’à la fin de l’été afin d’interroger la permanence du sujet dans le temps.

7  Le projet ANR-19-CE38-0012 vise à décrire les différences de représentation et de traitement existant entre les femmes et les hommes dans les médias en langue française que sont la télévision, la radio, la presse écrite et les collections musicales. Les documents ont été fournis dans le cadre d’une convention signée avec l’INA, que nous remercions ici.

8  Eu égard à la courte durée du sujet, les résumés des notices sont assez substantiels. En voici un, à titre d’illustration, pour un sujet de 1 minute 44 s : « Reportage. Patricia Bouchon avait disparu le jour de la Saint-Valentin 2011, lors de son jogging matinal. Laurent Dejean, un ouvrier plaquiste de 39 ans au lourd profil psychiatrique, doit répondre du meurtre de cette mère de famille devant les assises de la Haute-Garonne. Commentaire sur des images factuelles et sur une photographie, en alternance avec les interviews de Carlyne BOUCHON, fille de Patricia, de Léna BARO, avocate de la famille Bouchon, et de Guy DEBUISSON, avocat de Laurent DENJEAN. » S’y ajoutent encore nombre d’indications sur la diffusion.

9  Cette grille a été élaborée par Charlotte Buisson, Jaércio da Silva, Cécile Méadel, Giuseppina Sapio et Jeanne Wetzels.

10  Les journalistes auraient pu être qualifiés d’experts, mais nous avons souhaité les différencier en raison de notre problématique (la médiatisation du sujet).

11  Par « concerné », nous désignons les militants ou les proches qui s’expriment au nom d’une victime ou d’une cause.

12  Les articles fournis par Europresse peuvent être une retranscription synthétique de l’émission diffusée ou un article du site de la radio (qui a fait l’objet d’une émission).

13  Il est à noter que le calendrier est discontinu et ne reprend que les 95 jours où une nouvelle a été consacrée à notre thème sur les 182 jours de chaque période.

14  Pendant les 8 semaines du confinement, 73,76 % du temps d’antenne quotidien a été consacré au coronavirus, soit près de 4 381 heures consacrées au sujet par les 6 chaînes françaises d’information (Bayet, Hervé et Doukhan, 2020).

15  L’équation de recherche dans Europresse dans les 42 sources Radio-Canada était : TEXT= "violence* familiale+" | "violence* conjugale*" | féminicide* | "femme* battue*" | "viol conjugal". Ont été comparées les deux mêmes périodes de 2019 et 2020 : du 1er mars au 1er septembre.

16  Rappelons que le mois de septembre n’est pas entièrement couvert dans notre corpus.

17  M6, 7 mai 2020, 12 h 54 min.

18  Le nombre d’enfants tués est cité quelques rares fois, comme un effet secondaire du féminicide.

19  BFM TV, 1er avril 2020, 13 h 14 min.

20 BFM TV, 24 juillet 2020, 20 h 49 min.

21 France 2, 12 avril 2020, 20 h.

22  Radio-Canada, 24 mars 2019, https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1159681/femmes-traquees-violence-conjugale-ottawa-outaouais-technologie.

23  Radio-Canada, 19 avril 2019, https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1165367/victimes--violence-conjugale-histoires-musee-regional-rimouski.

24  France Inter, 18 mars 2020, 08 h 00 min.

25  Radio-Canada, 2 avril 2020, https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1690524/violence-conjugale-femme-enfants-aide-covid-19-nord-ontario.

26 France Inter, le 18 mars 2020, 13 h 06 min.

27  France 24, 21 mai 2020, 6 h 33 min et 7 h 09 min.

28  France 3, 6 avril 2020, 7 h 47 min.

29  Le Monde, « Les féminicides en France : 90 femmes tuées en 2020, contre 146 en 2019, selon le ministère de la Justice », 2 février 2021.

30  France 3, 7 mars 2020, 12 h 35 min.

31  M6, 4 mars 2020, 8 h 3 min.

32  34 ans, assassinée le 3 mars 2019 en Corse par son ex-conjoint.

33  M6, 5 mars 2019, 19 h 54 min ; France Inter, 9 mars 2019, 19 h 05 min ; France 3, 9 mars 2019, 19 h 31 min ; M6, 9 mars 2019, 19 h 49 min ; France Inter, 10 mars 2019, 19 h 11 min.

34  Un exemple : « Pour l’année 2020, il n’existe pas encore de chiffres officiels, mais, selon un décompte de l’agence France Presse, 46 femmes sont mortes sous les coups de leur partenaire depuis janvier. La tendance serait à la baisse. On peut y voir un effet indirect du confinement. Avec des voisins plus présents et plus vigilants qui donnent l’alerte aux forces de l’ordre. Et un nombre de séparations en diminution. Or ces périodes sont propices aux violences » (France 3, 18 août 2020, 12 h 35 min).

Haut de page

Table des illustrations

Titre Figure 1. Nombre de notices par mois traitant des violences familiales et domestiques en France (2019 et 2020)
URL http://journals.openedition.org/communication/docannexe/image/18251/img-1.png
Fichier image/png, 59k
Titre Figure 2. Nombre de notices par jour (2019 et 2020)13
URL http://journals.openedition.org/communication/docannexe/image/18251/img-2.png
Fichier image/png, 32k
Titre Figure 3. Répartition en pourcentage des thèmes du corpus des 285 notices
URL http://journals.openedition.org/communication/docannexe/image/18251/img-3.png
Fichier image/png, 70k
Titre Figure 4. Qui parle lors des émissions analysées en pourcentage
URL http://journals.openedition.org/communication/docannexe/image/18251/img-4.png
Fichier image/png, 68k
Titre Figure 5. Format des éléments en pourcentage
URL http://journals.openedition.org/communication/docannexe/image/18251/img-5.png
Fichier image/png, 65k
Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Jaércio Da Silva et Cécile Méadel, « De la médiatisation confinée des violences familiales »Communication [En ligne], vol. 40/2 | 2023, mis en ligne le 14 décembre 2023, consulté le 22 mai 2025. URL : http://journals.openedition.org/communication/18251 ; DOI : https://doi.org/10.4000/communication.18251

Haut de page

Auteurs

Jaércio Da Silva

Jaércio Da Silva est attaché temporaire d’enseignement et de recherche à l’Institut français de presse (IFP), Université Paris-Panthéon-Assas, chercheur au Carism (centre d’analyse et de recherche interdisciplinaires sur les médias). Courriel : jaercio-bento.da-silva@u-paris2.fr

Cécile Méadel

Cécile Méadel est professeure en sciences de l’information et de la communication à l’Université Paris-Panthéon-Assas, directrice du Carism (centre d’analyse et de recherche interdisciplinaires sur les médias). Courriel : cecile.meadel@u-paris2.fr

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search