1Au cours de ces dernières années de nouvelles catégories d’influenceuses sont apparues, dont le propre est de présenter des corps atypiques liés à l’obésité, à des maladies de la peau, à des séquelles de maladie ou encore à des brûlures corporelles graves (Husson et Sedda, 2022 ; Salles, 2022 ; D’Haussy, 2022). Dans la vaste gamme des handicaps et des mutilations corporelles, la brûlure sévère occupe une place singulière, car elle est le plus souvent le fruit d’un accident ayant transformé radicalement et durablement l’apparence d’un corps dont la surface visible est affectée à des endroits surexposés (visage, cou ou mains). Elle soulève la question des modes publics d’apparition et des formes de « l’apparence normale » (Goffman, 1996/1975), de même que celle des catégories normatives de beauté et de laideur corporelles (Dubuis, 2014, Sagaert 2015). Par ses caractéristiques, le phénomène de la brûlure soulève de manière particulièrement saillante la question des modes d’apparence, d’exposition et de visibilité publiques. Après un accident ayant occasionné une mutilation cutanée, en effet, la question de l’apparence publique et des modes de visibilité devient cruciale dans le processus de reconstruction de soi. À l’heure actuelle, on assiste à une transformation des manières dont le handicap est rendu visible et « expériencié », qui se manifeste entre autres par le fait que des personnes ayant subi une mutilation par le feu — des femmes tout particulièrement — mettent en visibilité leur expérience de la brûlure et l’épreuve du corps brûlé, et ce, sur des « scènes » aussi différentes que les médias audiovisuels ou les réseaux sociaux.

2Comment les personnes touchées par ces mutilations affrontent-elles les enjeux de l’apparence et les questions qui les accompagnent ? Quels modes d’action et d’influence développent-elles afin de faire voir leurs stigmates ? Comment font-elles reconnaître l’épreuve subie et comment font-elles pour accroître la connaissance et affiner la compréhension de ces processus ? Comment se font-elles voir et entendre sur différentes scènes publiques, des médias audiovisuels aux réseaux sociaux ? Autant de questions que nous soulevons dans un premier temps (1 et 2) en examinant les modes d’apparition de différents actrices et acteurs de cette visibilité de la brûlure ; on verra alors que c’est moins une stratégie d’influence qui apparaît qu’une pluralité de modes d’engagement. Par conséquent, on s’appliquera tout d’abord à distinguer ces différentes modalités en dégageant une typologie de leurs caractéristiques pragmatiques et normatives, tout en mettant en évidence les postures dont elles découlent (3). Nous verrons finalement que le cadre d’expression des réseaux sociaux encourage la modalité marketing de la valorisation qui tend — c’est l’hypothèse de notre recherche — à enfermer les grand·e·s brûlé·e·s dans de nouvelles assignations dont l’effet est de faire reculer les apprentissages relatifs à l’éducation morale du public face aux épreuves de la brûlure (4).

De la mutilation à l’exposition publique

3Les recherches menées par les sciences sociales sur l’épreuve de la brûlure ont mis en évidence les caractéristiques de ces handicaps en faisant ressortir leurs liens étroits avec les questions de visibilité, d’apparence publique, de modes d’accès et de retrait de l’espace public, surtout lorsque les mutilations concernent des parties du corps qui sont difficilement dissimulables (Goffman, 1996/1975, op. cit.). L’anthropologue David Le Breton souligne qu’un individu « au visage abîmé » doit faire preuve de toute une série de « précautions » pour ne pas « se découvrir et se rendre moins vulnérable à la curiosité des autres. Un tel individu évite soigneusement tout contact pour ne pas se trouver en situation d’être mis en difficulté » (Le Breton, 2022, p. 389).

4Les « précautions » pour garantir sa discrétion montrent combien le processus de la reconstruction de soi à la suite d’un accident ayant engendré une brûlure, en particulier sur les parties du corps les plus apparentes, porte précisément sur leur gestion pratique, pour parvenir à réapprendre à s’engager selon les modalités interactionnelles de l’apparence « normale » dans l’espace public (Dubuis, 2014, op. cit.).

L’angoisse de l’agir en public

6L’accès renoué à la vie en public devient ainsi une préoccupation constante pour ces personnes, et une source d’angoisse. Car il s’agit d’interagir à la fois avec des connaissances et avec des personnes étrangères au cercle restreint de la familiarité médicale ou familiale. C’est un véritable réapprentissage de la vie publique et de l’agir en public qui est exigé de la part des brûlé·e·s — en particulier de celles et ceux dont les brûlures sont très visibles. Ce réapprentissage est semé d’embûches et fait advenir une série d’épreuves parfois traumatisantes, liées à des conflits, à des malaises explicites, voire à des rejets et à des insultes (Dubuis, 2014, chap. 2, op. cit.).

7L’une des difficultés de l’expérience publique post-brûlure pour les personnes touchées est qu’elles sont régulièrement soumises à des situations d’« inconfort interactionnel » — surprise, curiosité, dégoût — sur lesquelles elles n’ont aucune prise (Dubuis, 2014, op. cit.). Parlant à ce propos d’« embarras interactionnel », Erving Goffman (1996/1975, op. cit) a montré combien « l’ordre de l’interaction » ordinaire est construit sur des règles pratiques implicites orchestrant un équilibre de proximité et de distance, d’attention et d’inattention. Sans s’en rendre compte, les interactants jouissent d’un certain confort interactionnel, d’une proximité attentive faite de juste distance, qui est ainsi maintenue entre les participants de l’interaction : « Chacun donne à autrui assez d’attention visuelle pour montrer qu’il se rend compte de sa présence (et qu’il admet ouvertement l’avoir vu) tout en limitant l’attention qu’il lui porte afin d’exprimer que ce dernier ne constitue pas un sujet particulier de curiosité » (Goffman, 1996/1975 p. 84).

8Dès lors que ce confort est perturbé, toute forme d’apparition publique devient une épreuve pour les personnes mutilées par le feu, et cela exige d’elles une attention et une réflexivité aiguës. Car l’agir en public, qui est par nature incontrôlable, suppose pour elles, le plus souvent, la rencontre angoissante avec l’inconnu. Cela suppose de faire face à des situations et des personnes sans cesse nouvelles, de devoir faire face à de l’inattendu et à de l’imprévisible.

9C’est pourquoi l’épreuve vécue par les personnes brûlées dans l’espace public est un indicateur particulièrement saillant des implicites de l’agir en public et de ses normes pratiques, ainsi que des ordres moraux de la visibilité ordinaire structurant les interactions courantes. Paradoxalement, l’épreuve de la brûlure donne un accès privilégié à l’ordre normatif implicite de la visibilité publique et met en évidence une part des innombrables efforts effectués de manière courante par les acteurs ordinaires pour « maintenir les apparences » ou pour « garder la face » (Goffman, 1996/1975, op. cit.), afin que les interactions courantes se déroulent de manière fluide. Par la négative, l’épreuve de la brûlure est ainsi un puissant révélateur des normes de l’apparence normale. À ce titre, elle est de première importance pour une sociologie de l’espace public et de la visibilité sociale (Voirol, 2005a et 2005b, 2018).

Des expériences genrées

10Le caractère genré de l’épreuve de la brûlure apparaît le plus clairement à l’examen de la façon dont elle est vécue par les hommes et les femmes (Wendell, 1996). Les corps féminins affectés par la brûlure sont davantage sexualisés et soumis à des regards scrutateurs que les corps masculins, ainsi qu’à des jugements d’apparence et à un male gaze prompt à réduire le corps féminin à un objet à scruter (Mulvey, 1975). Les femmes parviennent difficilement à s’extraire de cette réduction, devant faire face constamment à des épreuves publiques, soumises qu’elles sont à des regards appuyés et parfois malveillants (Le Breton, 2010). Plus que quiconque, les femmes portant le stigmate de la brûlure vivent ces épreuves.

11Aussi les femmes touchées développent une appréhension particulière et une crainte répétée face à l’apparition publique, que même l’habitude peine à atténuer. Apparaître en public suppose pour elles une confrontation à des regards inhabitués à la différence corporelle qui génère des signes de malaise et d’inconfort. C’est aussi être saisi de vulnérabilité et d’impuissance face à des regards parfois intrusifs et peu respectueux.

De l’invisibilité à l’affirmation

12Les appréhensions réelles liées à l’exposition publique peuvent amener tout un éventail d’attitudes, allant du désir d’invisibilité et de discrétion — voire de disparition ou d’effacement de soi — à des expressions de colère et de manifestation affirmative de soi, avec ses différences assumées, dans un geste de demande de respect et de reconnaissance. Le premier type d’attitude sous la forme d’effacement de soi reflète l’envie de « disparaître », de se retirer de toute participation à la vie publique, en raison des regards et des jugements perçus comme insoutenables par les personnes touchées (Le Breton, 1999). Cette tendance est plus fréquente chez les femmes souffrant de brûlures, qui parviennent difficilement à surmonter les défis de l’exposition publique à cause de l’environnement relationnel et des situations difficiles qu’il crée (Dubuis, 2014, op. cit.).

13Un second type d’attitude ne relève pas du retrait, mais de la quête de normalité et d’indifférence à l’égard des apparences « anormales » et des stigmates corporels. Les personnes concernées aspirent à retrouver une « apparence normale » (Goffman, 2009/1973, op. cit.), cet équilibre fait d’indifférence et d’attention qui seul assure un confort dans l’interaction, grâce auquel quelqu’un n’est pas constamment confronté aux effets de ses stigmates corporels. En quête de normalité, les personnes concernées ne cherchent ni à s’effacer ni à disparaître, mais à bénéficier de la normalité des règles ordinaires de l’apparence et de formes apaisées d’interaction au repos, sans être ramenées sans cesse à leurs stigmates corporels.

14Enfin, un troisième type d’attitude, l’affirmation de soi, relève d’une forme plus active d’apparition publique, dans laquelle l’épreuve de la brûlure est exprimée et affirmée. L’objectif est ici de sensibiliser au vécu de la brûlure et à ses souffrances, y compris dans leurs aspects médicaux et psychologiques. Cette attitude proactive entend influencer les perceptions et les modes d’agir publics sur les schémas des interactions liées à ce genre de handicaps, dans le but d’infléchir les habitudes interactionnelles. En optant pour ce mode d’exposition, les personnes brûlées se sentent porteuses d’une sorte de mission pédagogique à l’adresse non seulement de leur propre expérience vécue, mais aussi et surtout de toutes les personnes subissant le stigmate.

L’influence sur les scènes publiques

15Ces acteurs peuvent donc être vus comme des opérateurs d’influence publique cherchant à modifier les perceptions et les habitudes interactionnelles (Parsons, 1963). On se situe ici spécifiquement dans le mode du « vouloir agir » et dans la volonté d’influencer la moralité publique à l’égard de ce handicap : il s’agit de faire connaître et de faire reconnaître cette réalité, dans le but de changer les manières d’être et les pratiques à l’égard de la brûlure, à travers une intervention pédagogique sur les schémas publics de perception et de visibilité.

16Ces processus se développent sur différentes scènes publiques, dont les propriétés sont très différentes. Certains acteurs peuvent chercher à intervenir sur ces scènes de manière à éduquer les regards et à modifier les schémas interactionnels relatifs à la perception de la brûlure. Parmi ces multiples scènes publiques, la première est bien sûr la scène pratique de l’interaction ordinaire au sein des espaces publics vécus en coprésence sur le mode du face à face. Dans ces espaces pratiques d’engagement ordinaire en face à face viennent s’emboîter des scènes médiatiques d’exposition de ces expériences et de ces récits, comme l’attestent les différents formats télévisuels de témoignages présentant les histoires de personnes touchées par différents maux de la vie, notamment des brûlures (documentaires, reportages, émissions de témoignages, etc.). En fonction des formats audiovisuels dans lesquels ces expériences sont faites, les contraintes sont plus ou moins importantes ; elles contribuent à configurer l’exposition des personnes concernées et leurs témoignages. Ces formats médiatiques influencent également la façon dont les expériences, les témoignages et les formes d’exposition des personnes concernées sont présentés et perçus.

17À ces deux scènes publiques s’ajoutent les scènes numériques, dont les modalités d’exposition extrêmement riches et flexibles offrent aux influenceuses et influenceurs une gamme élargie de possibilités d’interaction. À la différence de l’interaction ordinaire, l’apparition des personnes brûlées dans des espaces numériques peut donner l’impression d’offrir une scène d’interactions relativement maîtrisée, puisque les modalités pratiques, la temporalité, les modes d’exposition sont apparemment contrôlés par les usagers (Voirol, 2010, 2011). Ces paramètres semblent davantage maîtrisés grâce à la création de profils numériques permettant une mise à distance de soi (George, 2009). L’émergence de ce phénomène de l’influence numérique soulève cependant moult questions quant à la visibilité publique du corps brûlé et quant aux normes relatives à ses modes d’apparition. Le phénomène pose en outre la question des modalités opératoires de ces influenceuses, et plus précisément de leurs manières d’afficher en public l’expérience de la brûlure.

Le handicap social et la visibilité publique

18Sur la base de ces travaux sur l’épreuve de la brûlure et la question de la visibilité publique, la présente recherche a été menée dans l’idée d’examiner en détail les dimensions de cette mise en visibilité de la brûlure et les pratiques d’influence visant à modifier les regards et la perception publique de cette catégorie de handicaps. Notre recherche s’est penchée sur un grand nombre de formes d’apparition médiatiques accessibles dans la sphère médiatique de langue française. Cette recension a mis en évidence une vingtaine d’émissions (diffusées entre 2016 et aujourd’hui) dans lesquelles des grand·e·s brûlé·e·s parlent publiquement de leur expérience. La plupart des émissions de télévision auxquelles nous avons eu accès ont ainsi pu être analysées par le menu détail (thèmes abordés, modes d’apparition, forme d’adressage, registres de parole, mise en image, parole émotionnelle, etc.). Certaines séquences de ces émissions ont en outre fait l’objet d’un examen plus détaillé, dans le but de reconstruire les registres normatif et pragmatique d’apparition et les différentes postures qu’ils impliquent. Dans certains cas, les actrices et acteurs intervenant dans ces émissions ont été « suivis » dans leurs différentes apparitions et parfois interrogés par le biais d’entretiens.

Une habituation des regards

21L’un des thèmes liés à la question du regard porté sur ces handicaps est la manière dont les grand·e·s brûlé·e·s s’y prennent, à la fois pour composer avec des regards et tenter de les influencer, voire de les modifier. C’est le cas de cet homme de 38 ans gravement brûlé dans l’enfance, qui témoigne à la fois de la difficulté de « se montrer » en public et de la nécessité de se lancer, en contribuant — c’est sa conviction intime — à une habituation des regards et à une éducation du public face à l’existence de ces handicaps :

• 5 Dans la suite du texte seront précisées les références aux entretiens comme suit : numéro de l’entr (...)

Je suis contacté par pas mal de personnes, même moins brûlées, qui hésitent à sortir de chez elles, qui restent plutôt cloîtrées. Et j’essaie de… en fait, je me dis qu’en habituant les gens à me regarder, à me voir… et bien quand ces gens-là qui m’ont vu sur les réseaux seront familiarisés avec ce genre de cicatrices…. je parle de personnes pas du tout accidentées, de personnes lambda… quand un gamin voudra sortir dans la rue ou quoi que ce soit, peut-être que, du coup, il en souffrira moins. Le regard sera moins lourd parce que les gens auront déjà vu des grands brûlés. En fait, c’est cette idée de distiller de plus en plus la brûlure dans la société pour que demain, ou un jour, voir un brûlé ne choque plus personne (1H (9) 38)5.

22Il s’agit donc presque d’un acte militant et civique à destination de la communauté des mutilé·e·s par le feu que cet homme assume pleinement dans une posture « publique » qui consiste à favoriser l’habituation des regards. Sur ce point, les réseaux sociaux apparaissent comme une scène d’apparition sur laquelle il est possible, à juste distance, de distiller une image des corps mutilés par le feu. C’est exactement cette mise à distance de l’expérience directe du regard des autres, et une forme d’habituation des regards, dont témoigne cette femme de 29 ans, brûlée en pleine adolescence :

« Les réseaux sociaux permettent peut-être à des personnes qui n’ont jamais vu de brûlés d’en voir et d’être moins surpris une fois qu’ils en verront dans la rue… Je préfère qu’on me voie en photo avant de me voir en vrai » (5F (14) 29).

Les vertus de la médiation numérique

23L’arrivée des médias sociaux a ainsi offert une scène publique inédite aux personnes brûlées, leurs modes d’exposition étant très différents des scènes pratiques et médiatiques qui prédominaient jusque-là. Car, à la différence de l’interaction de face à face et des scènes d’apparition publique dans l’espace urbain, les réseaux sociaux permettent un relatif contrôle de l’image de soi et de ses modalités d’exposition, avec la possibilité de raconter un récit à la première personne. La personne n’est pas simplement soumise au regard unilatéral d’autrui sans capacité de « répondre » ou de donner sa version des faits, comme dans l’espace public.

24Le propre de l’interaction sur les réseaux sociaux est de passer par la médiation de l’interface numérique. En effet, la présentation de soi y est pensée et réfléchie, apprêtée à l’avance, sans l’immédiateté de l’interaction de face à face ou de l’interpellation médiatique. En dissimulant ses séquelles ou en limitant leur saillance, les personnes brûlées peuvent tenter de diminuer l’« inconfort interactionnel » tout en attendant de leurs interlocuteurs qu’ils et elles préservent la face dans l’interaction. Car, comme le souligne Goffman, on demande à l’individu stigmatisé de nier le poids de son fardeau et de ne jamais laisser croire qu’à le porter il ait pu devenir différent de nous ; en même temps, on exige qu’il se tienne à une distance telle que nous puissions entretenir sans peine l’image que nous nous faisons de lui (1996/1975, op. cit., p. 145).

25Le recours aux réseaux sociaux par les personnes mutilées peut dès lors apparaître comme une déclinaison inédite de cet accord interactionnel tacite. Quiconque regarde sans mot dire (connoté ou interprété négativement) consentirait implicitement à ce type d’arrangement dans l’interaction.

26Par ailleurs, sur la scène numérique, la personne brûlée n’est pas non plus livrée entièrement à un dispositif médiatique prompt à lui adresser la parole pour la lui reprendre aussitôt, la mettant en image au sein d’un espace formaté par les exigences de la scénographie médiatique. Le support numérique permet de préparer des contenus que la personne apprête à sa guise dans les possibilités et les limites du support privilégié. C’est un engagement et une exposition sur une scène publique dont les formes d’exposition sont préparées par la mise en image et par la photographie, ce qui permet une mise à distance et une préparation de soi très différentes des autres formes d’apparition. Les réseaux sociaux deviennent ainsi une vitrine qui déspatialise et « désynchronise l’acte de monstration » (Granjon et Denouël, 2010, p. 27), comme le souligne cette interviewée :

C’est un moyen aussi de dire aux autres ce qui m’est arrivé sans devoir l’expliquer de vive voix, et de devoir le montrer. Et voilà, c’est venu un peu comme ça, en commençant, puis en ayant moins peur de l’écran. Et puis, si on se prend un commentaire désagréable, ou pas très sympa, on peut s’effondrer seule chez soi, et pas devant la personne (2F (22) 27).

27Avec l’arrivée des réseaux sociaux, plusieurs femmes grandes brûlées se sont engagées sur différentes interfaces en faisant connaître leur vécu et leur expérience, pour habituer les autres à leur différence corporelle et dérouler le feuilleton de leur réhabilitation. Elles y voient là une occasion de s’exposer à distance en s’habituant aux regards d’autrui, médiatisés par les « retours ». Une influenceuse très active (Julie Bourges) parle ainsi des réseaux sociaux comme d’une thérapie :

« Mon compte Instagram @DouzeFévrier est né à un moment de ma vie où je racontais mes journées et mes angoisses dans un journal qu’une de mes taties m’avait offert à l’hôpital pour mettre des mots sur des maux. Cela a eu plus que l’effet escompté » (Bourges, 2023).

28Pour les femmes qui, on l’a vu, sont particulièrement soumises au regard public, au male gaze et aux jugements corporels, cette capacité de mise à distance et de relatif contrôle de l’image de soi offerte par les réseaux, mais aussi de récit de soi autoproduit et d’auto-fabrication de leur image, est sans doute l’un des éléments expliquant l’engouement pour le numérique — et, en partie, l’émergence de certaines femmes grandes brûlées en tant qu’« influenceuses » reconnues. La médiation de l’interface et la nécessité d’une mise en image apprêtée et préparée sont des aspects soulignés par cette femme de 27 ans souffrant de graves séquelles depuis cinq ans :

J’avais énormément de mal à montrer mes brûlures, je les cachais avec des vêtements longs. Et je me suis dit que c’était plus facile de commencer à montrer via un écran, parce que bah on n’est pas directement confronté au regard de l’autre. Donc si la personne en face trouve ça horrible, je ne vais pas le voir dans ses yeux. […] ça a été un premier cheminement d’acceptation, et puis après voilà, j’ai fait d’autres shooting photo, en étant seule. Petit à petit, la photo m’a aidée à accepter mon image. Parce que voilà, on ne voit pas là… on ne se voit pas de la même manière que quand on se regarde dans son miroir, où on trouve toujours les défauts, même quand tout va bien et qu’on n’a pas de brûlures ou de cicatrices. Et là, on a une vision artistique, avec d’autres prises de vue, d’autres angles de vue et d’autres manières de voir le corps. Et ça peut être très beau, en fait… je me suis rendu compte que ça pouvait également avoir un attrait sur le plan artistique et photographique (2F (22) 27).

Une thérapie par l’image

29La mise en image publique offre la possibilité de se voir autrement que sous la forme immédiate et personnelle de l’expérience du miroir. Elle induit un mode d’exposition dont le caractère public a des effets qui sont non seulement performatifs sur le rapport à soi, mais aussi thérapeutiques (Barthes, 1961, p. 137). Dans l’extrait ci-dessous, un homme aborde cette « thérapie par l’image » à travers l’exposition publique sur les réseaux sociaux, en évoquant le réapprentissage de la visibilité publique propre au processus de reconstruction de soi :

Moi, j’ai tout de suite appelé ça la photothérapie. Parce que pour moi, d’abord, il y a eu un cercle fermé sur Facebook, et j’ai été super touché, super étonné de la vague de messages que j’ai pu recevoir. Et le fait de m’exposer sur Instagram, sur le cloud, c’est public… il y a donc une exposition. Au fond, c’était une exposition plus importante. Et oui, je l’ai fait à but thérapeutique parce que… trop longtemps, j’ai eu beaucoup de mal à assumer, à accepter. J’ai accepté, moi, ce que j’avais, mon propre reflet dans le miroir. Et, c’est con ce que je vais dire, mais… complètement. Pourtant, je vous dis, en photo. « Il est super beau, c’est super bon ! » J’ai toujours du mal à le croire, mais ça touche et ça fait du bien. Voilà, on a besoin de ça. Et ça a été une super thérapie. Et ça fait du bien. Au-delà du bien que ça procure, ça permet aussi de recevoir des messages d’amour. Malgré tout, il y a quelques messages de haine, il y a du boulot, on en aura toujours, c’est comme ça… (3H (0) 37)

30Par rapport à une expérience directe de l’interaction dans des espaces publics, notamment dans la rue, la médiation du numérique installe une certaine distance sociale chez des personnes pour qui l’immédiateté est une épreuve. Cependant, elle peut aussi contribuer à un effet de désinhibition facilitant une prise de parole et une interpellation plus directes, qui ne se trouvent pas dans les relations immédiates :

• 6 Ce grand brûlé se présente à l’écran muni d’un bonnet, son crâne n’est jamais apparent.

Dans la rue, les gens n’ont pas le courage de quand ils sont derrière leur écran. En 28 ans d’accident, les fois où on m’a abordé dans la rue se comptent sur les doigts d’une main. Les gens n’osent pas. Ils vont regarder, avoir des regards plus ou moins insistants, mais une approche frontale comme ça, d’envahir les espaces personnels de la personne… non ! Sur Internet, c’est beaucoup plus facile. Moi, sur Internet, je reçois, sans rire, 30 messages par jour : « Qu’est-ce qu’il y a sous ton bonnet ? Caché sous ton bonnet ?6 » Dans la rue, jamais personne ne m’a demandé ce qui se cachait sous mon bonnet. Jamais. Donc je pense quand même que oui, on le sait bien, on est un peu désinhibé derrière nos écrans (1H (9) 38).

31Les interfaces numériques offrent une scène d’exposition et de récit de soi, dont les propriétés permettent un rapport inédit à soi et au public. Elles offrent une plus grande marge de réflexivité et de constitution d’une image de soi dont les vertus sont thérapeutiques. Cependant, les modalités de leur format présentent les risques d’échapper à la compréhension par les acteurs engagés dans ces processus.

32Fortement différées, leurs réactions se manifestent par des likes, des commentaires ou par le nombre de vues, mais aussi des expressions de haine. Les modalités de l’exposition ne sont plus immédiates comme dans la scène pratique, pas plus qu’elles ne sont médiatisées par le dispositif médiatique propre à la scène audiovisuelle — engendrant une perte de contrôle sur sa propre image, sinon une « aliénation » (Benjamin, 2000/1938 ; Voirol, 2011). Sur la scène numérique, les contraintes du dispositif ne sont pas absentes pour autant, mais elles sont moins explicites et, surtout, pas toujours claires ; elles exigent un apprentissage complexe des modes de fonctionnement des plateformes et de leurs logiques algorithmiques (Bishop, 2019). Ces contraintes indiquent entre autres combien les modes d’exposition sur les scènes publiques — quelles qu’elles soient — ne dépendent pas que des gestes individuels des acteurs engagés, mais d’une série de dispositifs et d’adresses composant toute une écologie attentionnelle (Voirol, 2011).

La pluralité des expositions

33À travers l’examen de différentes formes d’exposition et d’apparition dans les scènes publiques accessibles à ces acteurs, on constate une variété non seulement d’expériences, mais aussi de motivations, de modalités pratiques d’apparition, de registres normatifs mobilisés, de manières variées de gérer la visibilité de soi ainsi que des formats pratiques d’auto-exposition. Il existe effectivement une multitude de figures, de pratiques et d’expériences liées à la brûlure, de parcours thérapeutiques de reconstruction de soi et de réajustements dans des formes d’apparitions publiques.

34Toutes ces formes dépendent non seulement des cadres pratiques d’exposition et de récit de soi ainsi que des scènes publiques et de leurs configurations, mais aussi des trajectoires des personnes touchées, de leur genre, de leur âge, de leur statut social et de leur appartenance de classe ; cela dépend tout autant du type d’accident qu’elles ont subi ou encore du type d’événement dont sont issues leurs blessures. Sur toutes ces questions, il existe en effet une culture publique éduquée et déjà soumise à l’influence de l’épreuve du handicap social, à travers une série de mesures d’intervention en matière de perception et de compréhension du handicap (Dubuis, 2014, op. cit. ; Goodley, 2014). Ce type de culture n’interagit pas de la même manière avec ces notions qu’une culture pétrie de stéréotypes et encore peu travaillée par une pratique régulière du respect et de la reconnaissance.

35En dépit de la multiplicité des expériences et des modes d’agir par rapport à l’épreuve de la brûlure, la présente démarche repose sur l’idée qu’il est possible non seulement d’en reconstruire les logiques normatives et pragmatiques sous-jacentes, mais aussi de dégager les traits d’une typologie des modalités pragmatiques d’exposition de soi sur les différentes scènes publiques. Seront donc mises au jour dès à présent les principales modalités pragmatiques d’apparition publique et les postures qu’elles engagent, en nous intéressant à la manière dont le corps mutilé par la brûlure rend explicites les modalités de « l’apparence normale » (Goffman, 2009/1973, op. cit.) et les normes d’apparence du corps, en particulier du corps féminin.

Pragmatique des modes d’exposition

36Sur cette base, le répertoire normatif des modalités pragmatiques d’exposition de soi sur ces plateformes pourra être dégagé. Les premiers résultats de nos observations permettent en effet de procéder à de premières systématisations. C’est ainsi que prend forme notre typologie des modalités d’apparition des influenceuses grandes brûlées, propres aux postures d’énonciation et aux formes d’adresse qu’elles endossent face à leurs publics (Voirol, 2011, op. cit.). On établira ainsi des distinctions entre une posture épistémique de la délibération, une posture morale de la reconnaissance et une posture stratégique de la valorisation marchande.

Posture épistémique de la délibération

37Le premier mode pragmatique d’engagement est le mode épistémique. Il porte non seulement sur la connaissance de l’épreuve de la brûlure telle qu’elle pourrait être perçue par le public, mais aussi sur une expérience éducative que des personnes touchées par des mutilations essaient de privilégier et de partager. Au cours de leur parcours de reconstruction de soi, en effet, les personnes dressent très vite le constat d’une immense méconnaissance publique — sinon d’une parfaite ignorance — du phénomène de la brûlure grave ainsi que du vécu de celles et ceux qui la subissent. Lorsqu’elles ne se sont pas résignées face à leur sort et qu’elles persistent à croire en la possibilité de faire face à la situation, elles nourrissent l’espoir d’y remédier par une activité d’influence et elles font en sorte que leurs actions contribuent à modifier le regard porté par le public sur ces épreuves.

38La posture épistémique de la délibération vise avant toute chose à faire connaître le problème de la brûlure et le vécu médical et physique qu’elle implique. Elle insiste sur les aspects médicaux et la connaissance d’éléments relatifs au corps et à la peau ; elle cherche à promouvoir une attitude plus avisée et moins stigmatisante du côté du public, grâce à une connaissance accrue du handicap ; elle suppose par conséquent un public qui soit disposé à comprendre cette épreuve et à apprendre de cette dernière.

39C’est le cas de cet interviewé, âgé de 38 ans, pour qui l’important est de faire comprendre la brûlure dans ses différents aspects et de toujours répondre aux questions avec « patience » et « bienveillance » — insistance qui laisse entendre que c’est un travail de longue haleine et qui est à recommencer sans cesse. La mise en avant de cette dimension épistémique a des visées éducatives et elle s’accompagne également d’une forte attente d’engagement de la part de ses pairs auprès du public, engagement qui dépasse une simple exposition de soi par le biais de vidéos publiées sur les interfaces numériques.

Quand je fais des live et qu’il peut y avoir beaucoup, beaucoup de monde, les gens posent des questions. Je suis patient, j’explique. Quand ils ne comprennent pas les degrés de brûlure, je leur explique les degrés de brûlure. Donc, comme j’ai toujours cette approche pédagogique, j’ai vraiment tout le temps de la bienveillance. Par contre, je connais d’autres brûlés qui sont moins sur les… ils font des vidéos pour faire des vidéos, juste pour elles, pour qu’on les voit, mais il n’y a pas de message derrière (1H (9) 38).

40Faire connaître la brûlure et les accidents qui y sont liés revient donc à instiller dans le public les connaissances nécessaires pour éviter que cela se produise ou pour gérer des situations d’urgence. Cela permet aussi de montrer l’envers du décor :

Suite à cet accident, j’ai perdu toute confiance en moi, et j’ai été énormément perturbée du fait que la brûlure ne soit pas reconnue. Que, certes on se brûle, mais qu’on ne sache pas ce qui nous attend par la suite. Que ce soit les interventions, les compressifs, l’appareillage, le soutien, tout ce qu’il y a derrière… je voulais vraiment mettre ça en avant. C’est ce que j’ai fait. J’ai publié une photo en expliquant mon accident et en mettant en avant les compressifs, le centre de rééducation, tout ce que je vivais tous les jours. Et ça a eu énormément d’ampleur, j’ai eu beaucoup de retours, et en même temps les gens… bah, insoucieusement, me donnent aussi une force, à moi, de pouvoir continuer avec ma force de résilience pendant le chemin de résilience… Ça m’a aidé à accepter, on va dire… ma différence, et aussi à montrer que la vie ne s’arrête pas à un accident (6F (17) 20).

41La démarche essentiellement pédagogique de ces acteurs et actrices vise à dépasser les « stéréotypes » du type « une peau parfaite, un corps parfait », « stéréotypes (qui peuvent) changer une personne, que ce soit mentalement, psychologiquement ou physiquement », dit une femme brûlée, alors qu’un « stéréotype ne fait pas une personne » (6F (17) 20). Si singulière qu’elle soit dans son émergence et sa convalescence, l’épreuve de la brûlure, une fois partagée de la sorte, présente des traits collectifs, valables pour d’autres personnes soumises à des épreuves similaires :

Moi je vois mon travail plus en termes d’aide psychologique, pour mieux vivre, pour retourner… pour transformer la souffrance en quelque chose d’immensément positif en réalité. Parce que je pense… c’est la conclusion de mes recherches… que voilà, la souffrance est nécessaire pour que l’on puisse accéder à nous-mêmes (7F (39) 47).

42Par conséquent, la posture épistémique contribue à faire de l’épreuve de la brûlure une problématique connue et reconnue : la brûlure devient un objet exposé et explicité, distinct des autres, constituant un thème de réflexion, de délibération, voire d’action sociale et politique. C’est pourquoi la posture épistémique ne se limite pas uniquement à une information au sein de l’espace public, mais vise clairement une réflexion collective. En cela, cette posture suppose un rapport au public que l’on peut qualifier de délibératif, dans la mesure où ce qui compte le plus dans cette modalité d’exposition, c’est d’ouvrir un espace discursif en donnant les moyens de comprendre une expérience de mutilation, de manière à être plus au fait non seulement de l’expérience de la brûlure, mais aussi du phénomène lui-même, dans ses dimensions médicales, expériencielles, sociales et à des fins de prévention des risques et des accidents liés au feu. La posture épistémique développe ce type de rapport délibératif et informatif au public. Son développement témoigne d’une ouverture du domaine de la brûlure grave au domaine public, dont l’expertise avait été longtemps réservée au seul champ médical.

Posture morale de la reconnaissance

43À cette posture épistémique s’ajoute une deuxième qui, bien qu’elle en partage certains éléments, s’en distingue par l’accent qu’elle met sur la reconnaissance de cette expérience plus que sur sa connaissance. Reconnaître l’expérience de la brûlure implique non seulement de la comprendre, mais aussi d’entrer dans les mondes vécus exposés par les personnes concernées, de s’imprégner de leurs expériences dans leur singularité et leur profondeur émotionnelle. La posture de la reconnaissance requiert de la part des destinataires une aptitude morale consistant à adopter la perspective de l’autre, afin de la saisir dans ses implications pratiques et morales. Elle exige des destinataires une disposition à se sentir concernés et touchés par ces récits, de même qu’elle exige d’y répondre par une attention et une compréhension adéquates, dans le sens d’être « pris avec ».

44Pour les énonciateurs, l’exposition de soi dans une posture morale est une adresse implicite à accepter, sur le mode de la reconnaissance, ces récits ou ces images. Cette posture est donc animée par une sensibilité et une affectivité promptes à tirer sur la corde de la singularité. Elle sollicite une proximité émotionnelle susceptible de se transposer relationnellement en une expérience de la souffrance. Cette demande de reconnaissance de l’expérience de la brûlure procède aussi d’une pédagogie de l’expérience de soi propre à opérer des « re-configurations » (Ricœur, 1990) du récit de l’accident pour le rendre acceptable, communicable et audible, mais également pour lui conférer un sens (Dubuis, 2015, op. cit.).

45Au-delà des explicitations de l’épreuve de la brûlure, de la douleur du corps et de l’esprit, c’est aussi et surtout la demande de reconnaître, sans juger ni stigmatiser, une mutilation corporelle et de l’accepter comme une différence non soumise à des manifestations de dégoût, de désapprobation ou à des jugements négatifs. Les destinataires sont ici envisagés comme parties prenantes d’un public empathique appelé à l’écoute et au partage de la souffrance vécue. Les actrices et les acteurs sur les réseaux sociaux tentent ainsi d’échapper à des humiliations et au mépris qui, selon Axel Honneth, se caractérise comme

un comportement qui est injuste en ce que, avant même d’atteindre les sujets dans leur liberté d’action ou de leur porter un préjudice matériel, il les blesse dans l’idée positive qu’ils ont pu acquérir d’eux-mêmes dans l’échange intersubjectif. […] L’expérience du mépris constitue en fait une atteinte qui menace de ruiner l’identité de la personne tout entière (2000/1992, p. 161).

46Ce mode d’exposition sur les réseaux sociaux prend ainsi la forme d’une quête de reconnaissance, pour renforcer une estime et une confiance de soi écornées.

Franchement, je crois que le moment où je suis le plus contente, c’est quand des personnes m’envoient des messages en privé ou commentent mes photos et qu’ils me disent… « grâce à toi, j’ai réussi à accepter mes cicatrices », « grâce à toi, j’arrive à accepter ma différence ». Vraiment ! Ce sont des choses qui me touchent énormément, au cœur, parce que moi-même je sais que ce sont des choses compliquées. De voir que je peux être impliquée dans ce combat me touche énormément (6F (17) 20).

Posture stratégique de la valorisation

47À ces deux postures d’exposition de soi, il est nécessaire d’en ajouter une troisième afin de compléter l’éventail des postures normative et pragmatiques que nous cherchons à reconstruire dans cette étude. Cette troisième posture concerne la dimension proprement stratégique de l’influence. Elle vise la quête de succès et par conséquent l’obtention d’une influence maximale sur les destinataires. Au chapitre de l’influence sur les comportements, cette approche stratégique focalisée sur le « succès » réduit la notion d’effet à un acte d’approbation — à la manière d’un like —, sans laisser véritablement de place à des interrogations sur les dimensions épistémiques et morales. La posture stratégique de la valorisation vise surtout à obtenir le degré maximal de visibilité et de réactions, mesurées en termes numériques, de simple quantité.

48Le concept de valorisation fait écho à la notion de valeur telle qu’elle est définie dans la théorie marxienne de la marchandise (Marx, 1986/1867). Selon celle-ci, dans le devenir-marchandise d’un bien, il y a l’idée qu’il est soumis à l’usage pratique de ses concepteurs et de ses destinataires, en plus de répondre à la logique de l’échange — à la valeur d’échange. Une marchandise est ainsi un bien possédant une valeur d’usage — qu’elle soit épistémique ou morale —, mais qui s’inscrit dans un rapport dans lequel prévaut la logique de l’échange sur toute autre considération. Un bien n’est valorisé que dans la mesure où il se conforme à la logique de la marchandise — équivalence, échangeabilité, mesure quantitative.

49Bien que ces phénomènes aient été initialement pensés dans le domaine économique pour les biens matériels, ils ont depuis longtemps été appliqués aux biens culturels (Adorno, 2001/1938), aux relations sémiotiques (Haug, 1983/1971), aux relations émotionnelles (Illouz, 2019), et ils s’étendent aujourd’hui aux multiples signes produits diffusés échangés sur les plateformes numériques (Dröge et Voirol, 2013, 2017). Ces phénomènes se trouvent également dans les cas étudiés ici, notamment dans les formes d’exposition des personnes brûlées sur les scènes publiques des plateformes du capitalisme numérique.

50La posture de valorisation porte sur un ensemble de stratégies de promotion de soi à partir d’une forme individualisée d’héroïsation d’une expérience qui correspond en quelque sorte à un renversement du stigmate (Goffman, 1996/1975, op. cit.) ou à « un chevron » (Javeau, 2015) : si la brûlure est soulignée, c’est surtout la capacité de « dépassement de soi » et de résilience qui est mise en évidence, tout comme l’est la promotion d’une image marketing de soi fortement travaillée — en particulier sur les réseaux sociaux. Ici, les énonciateurs s’adressent aux destinataires comme à des acteurs sur un marché, en s’enquérant de likes et d’une approbation marchande, avec ses éléments flashy. On retrouve cette logique dans l’insistance sur ce que l’on peut montrer et le respect docile des normes publiques de ce qui est considéré comme « montrable » sur la scène publique numérique. Pour pouvoir être reçu et acquis par le plus grand nombre, un bien marchand doit être le plus passe-partout possible et le plus élémentaire dans ses offres et ses propositions — en ce sens, il est le parfait reflet des normes les plus communes et des habitudes les plus partagées au sein du monde social. On trouve des logiques similaires avec l’expression de la brûlure sur les réseaux sociaux : seules sont promues les images « montrables », c’est-à-dire celles qui respectent les codes d’apparence et les normes esthétiques, en particulier du corps féminin. On constate d’ailleurs, à l’instar d’autres études, que l’injonction à sexualiser son image concerne surtout les femmes (Husson et Sedda, op. cit.).

51Les actrices et les acteurs chez qui cette posture ressort particulièrement sont celles et ceux qui ont réussi à transformer leur épreuve en « renaissance » et à transformer leur convalescence à travers une action sur leur propre personne, en s’affichant de manière déterminée et en ayant le courage de se montrer en public, et de se dépasser. Évoquant Douze Février, un homme — lui-même gravement brûlé — parle de la façon suivante de cette posture de valorisation de soi à travers la résilience :

Je me demande si ça ne faisait pas partie d’une forme de thérapie, pour elle… de se mettre en avant. C’est une jolie fille qui est très dynamique, qui prend beaucoup soin d’elle-même, qui fait toujours beaucoup de sport. Voilà, elle est super active et je pense qu’elle a ce besoin de se mettre en avant pour dire « Regardez ! » Souvent, elle appelle sa communauté « mes petits Phénix ». Je pense qu’elle a cette renaissance en elle, qui était très forte. C’est peut-être une volonté de revanche sur la vie, je ne sais pas. C’est un peu comme ça que je le perçois (3H (0) 37).

52Une telle activité d’entrepreneuse de soi dans l’épreuve de la brûlure ne va pas sans susciter l’admiration de la part de personnes concernées, qui voient dans cette capacité à la promotion de soi un élément intéressant et porteur pour la « communauté des brûlés » dans son ensemble :

C’est vrai que Douze Février, je ne la connais pas, mais je trouve que c’est vraiment très positif d’avoir quelqu’un comme elle. Qui arrive à montrer qu’on peut vivre avec… qu’on peut être différent et avoir une vie normale tout en étant une grande brûlée. Mais aussi, elle a cette… je veux dire… cette chance, entre guillemets, de ne pas avoir de… elle n’a pas été atteinte. Par exemple, au niveau des doigts ou au niveau des oreilles, ou au niveau du nez… (3H (0) 37).

53La dimension de « montrabilité » est primordiale. Elle ressort également des propos d’un autre grand brûlé qui dit d’une influenceuse que ses brûlures « restent montrables », tout en soulignant qu’il sait bien qu’il « n’y a pas de compétition », mais que, quand même, « si elle décide demain de cacher ses brûlures, elle en est tout à fait capable » (1H (9) 38). Cela sous-tend que d’autres personnes brûlées ne peuvent pas si facilement cacher leurs brûlures, qu’elles ne sont pas toutes si « montrables » et que dans une stratégie de valorisation de soi elles ne sont pas toutes si exposables sur les réseaux sociaux.

54Le caractère montrable des mutilations ne dépend certes pas seulement du type de brûlure, des membres affectés et des endroits de la peau qui le sont, mais aussi de tout un travail physique d’entraînement et d’esthétique de soi qui vise non seulement à se rendre montrable, mais aussi à faire de soi un produit esthétique exposé de façon scénarisée sur les réseaux sociaux. Dans ce type de démarche, un travail surexposé de résilience est à l’œuvre, lié à un effort d’esthétisation des corps mutilés, voire d’en faire des produits de beauté. Cela ressort dans les propos d’une grande brûlée :

Elle est vraiment dans ce truc du bon entretien de son corps, de faire du yoga, de la méditation. Mais ce n’est pas donné à tout le monde de pouvoir faire ça, d’avoir tout son temps libre pour soi, hein, et d’avoir beaucoup d’argent comme ça. […] Mais quand, à côté de ça, vous devez travailler pour gagner votre dignité… quand vous êtes vraiment complètement confrontés aux regards avec le visage brûlé ou autre, c’est sûr que c’est moins évident. On n’a pas forcément l’argent pour se payer des vacances de rêve et avoir des photos incroyables. Tout le monde n’a pas, comme Douze Février, un compagnon photographe et vidéaste pour lui faire des photos incroyables (2F (22) 27).

55Plusieurs restrictions apparaissent cependant dans nos entretiens. Par rapport à des codes de beauté et à la logique de la culture Instagram du like, du fit et du flashy, la mise en conformité de l’apparence risque fort de produire une norme standard de l’apparence sur les réseaux sociaux, norme que cette interviewée condamne fortement, allant même jusqu’à la comparer à la logique d’un « plan cul influenceuse » :

Je n’ai pas envie d’être l’ambassadrice des grands brûlés… Je pourrais tout à fait correspondre aux standards et devenir un plan cul entre guillemets influenceuse, en continuant dans des partenariats, etc. Je pourrais le faire parce qu’encore une fois, je suis montrable entre guillemets, j’ai les yeux bleus, mon visage n’est pas brûlé, j’ai un corps qui correspond à la norme, mes cicatrices entre guillemets sont belles comparées à d’autres personnes grandes brûlées. Donc j’aurais pu aller dans cette direction-là, mais, en fait, ce serait me perdre moi-même (2F (22) 27).

56Autre critique : revenant sur une publicité faite par une influenceuse grande brûlée (Douze Février), elle fait ressortir en conclusion une dimension très contestable de la valorisation, à savoir la mise à profit de cette activité à des fins commerciales :

Et il y a tout ce truc autour de la publicité avec les marques. Par exemple, Douze Février, je me rappelle qu’elle avait fait la promotion d’une voiture [nom de la marque], et là, effectivement, je ne comprends pas. Je ne vois pas trop le rapport, en fait, là. C’est vraiment gagner de l’argent, finalement (2F (22) 27).

57On trouve également l’idée que la promotion pour des produits commerciaux relève d’un autre registre que la cause des grand·e·s brûlé·e·s :

Pendant plus d’un an ou deux, elle faisait la promo, elle promouvait ces produits en posant devant le centre de rééducation de [lieu de cure]. Alors qu’elle, elle n’avait jamais été en rééducation là-bas, et qu’elle n’était même pas rentrée dans le stand pour… alors qu’on ne lui avait même pas expliqué comment ça marchait, comment les patients étaient traités. Et là, c’est vrai que ça pose quand même un problème moral et éthique (2F (22) 27).

58Lorsqu’elle donne lieu à une confusion des genres et à une mise à mal du nécessaire travail épistémique, la posture de valorisation est donc soumise à un jugement et à une critique assez sévères. Dans la séquence suivante, une femme de 29 ans, brûlée dans son adolescence, va même plus loin en s’élevant contre toute posture de valorisation marketing qui se ferait au détriment de la dimension épistémique : « Une influenceuse grande brûlée, c’est pour une bonne cause, quelque chose qui existe dans le monde entier et qui a droit de se faire connaître. […] Pour que ce soit plus l’inconnu pour tout le monde » (5F (14) 29).

59Une autre femme défend la posture épistémique en insistant sur le fait qu’il ne s’agit pas seulement de montrer le « montrable », mais aussi de révéler « l’envers du décor » :

Je ne me considère pas comme influenceuse, pas du tout. Parce que, pour moi, influenceuse, c’est… influencer sur son train de vie, sa façon de consommer, etc. Moi, personnellement, je demande juste, le plus souvent l’envers du décor, de la cicatrice, par exemple aussi quand j’ai des rendez-vous à l’hôpital ou au centre de rééducation, je mets plus ça en avant que ce que moi je vis au jour le jour comme si j’allais boire un café. Ça, je ne le montre pas forcément (6F (17) 20).

60Comme les deux autres postures, celle de la valorisation établit un rapport particulier avec le public. Les destinataires sont moins considérés comme des partenaires de dialogue en quête de reconnaissance ou d’apprentissage que comme de simples surfaces ou cibles pour des discours ou des images visant une simple approbation selon une logique du like. Le succès d’un message d’influence se mesure dès lors en termes de valorisation quantitative et d’acquisition de parts de marché, ou de validation sous forme de likes. Autrement dit, on ne s’adresse pas à des destinataires comme à des membres d’une communauté épistémique ou morale, engagée dans un processus d’écoute, de délibération et de reconnaissance. Le public devient un marché, ce dont témoigne cet exemple d’une grande brûlée ayant sollicité l’aide d’une influenceuse qui a adopté la posture de la valorisation, mais qui ne se soucie guère de répondre aux questions et aux messages qu’elle reçoit de ses followers, et surtout de personnes concernées par l’épreuve de la brûlure :

A ce moment-là, j’ai été déçue parce que je trouvais tellement bien ce qu’elle faisait. Et je me doute bien qu’elle doit avoir une tonne de messages, mais ça m’étonne tellement. On m’aurait dit ça, je n’y aurais pas cru. Enfin, ça m’étonnait de sa part (5F (14) 29).

61Ces modalités d’exposition relèvent de postures pragmatiques qui sont endossées par des acteurs distincts plus que de schémas types rattachés à des acteurs spécifiques. Toutes les personnes de notre corpus activent ces modalités d’exposition chacune à leur manière et avec des accents différents selon les postures engagées. Cette brève analyse des modalités d’engagement s’appuie également sur la prise en compte de l’architecture des dispositifs numériques et des logiques algorithmiques sous-jacentes qui configurent les modes d’exposition de soi sur la scène numérique. C’est donc toute une écologie attentionnelle et énonciative, faite de contraintes de formats, de limitations des possibilités techniques, de configuration d’outils, en plus des modes d’engagement endossés par des acteurs distincts, qui décide au final du primat donné à l’une ou l’autre de ces modalités normativo-pragmatiques (Thévenot, 2007).

Des tensions normatives et pratiques

62S’il a été nécessaire, dans un premier temps, de mentionner les questions soulevées par la visibilité publique de la brûlure grave pour différencier les mode d’engagement (effacement de soi, quête de normalité, affirmation de soi), il nous a fallu, dans un deuxième temps, décomposer le phénomène de l’influence des acteurs et opérer des différenciations afin de construire une typologie des postures pragmatiques et normative de la quête d’influence. Ces différenciations sont nécessaires pour décomposer et recomposer conceptuellement l’épreuve publique de la brûlure grave afin de faire ressortir avec finesse ses différentes modalités et d’identifier les postures qui s’en dégagent. Tout cela n’aboutit pas, toutefois, à une grille de lecture figée dont la finalité serait purement classificatoire et qui ne servirait qu’à ordonnancer des pratiques variées élaborées par des acteurs particuliers. En réalité, ces registres sont toujours combinés et entremêlés dans la réalisation concrète des pratiques et des activités, au point d’être inséparables sur un plan purement empirique : on ne peut pas comprendre le phénomène de l’influence de la brûlure comme relevant exclusivement d’une seule modalité normativo-pragmatique, sans que les autres interviennent de quelque manière que ce soit. Les modalités pragmatico-normatives de la délibération épistémique, de la reconnaissance morale et de la valorisation sont indissociables et ne peuvent être pensées indépendamment les unes des autres.

63À dire vrai, pour faire un pas supplémentaire, il convient de préciser que ces modalités ne cohabitent pas de manière apaisée. Souvent, elles donnent lieu à des tensions normatives et à des contradictions pratiques dont les activités des sujets concernés peuvent être l’expression. Il n’est pas rare d’assister à des contradictions entre ces modalités pragmatiques de la reconnaissance, de la délibération ou de la valorisation — ce qui ne manque pas de produire des incohérences normatives et morales. L’insistance sur la dimension épistémique de l’épreuve de la brûlure, notamment lorsqu’elle valorise le registre de la connaissance médicale des affections cutanées, semble par exemple mettre à distance, voire tout bonnement écraser, la reconnaissance de l’expérience des personnes brûlées et la singularité de leur vécu. Nécessaire à toute culture publique de reconnaissance du handicap, une connaissance plus précise sur le plan médical du phénomène physique de la brûlure risque à l’inverse de se faire au détriment de la reconnaissance de ce dernier dans sa manière d’affecter des corps et des vécus.

64À l’opposé, en mettant l’accent sur la singularité des expériences particulières et leur part émotive, les efforts pour faire reconnaître l’épreuve de la brûlure et la souffrance qu’elle génère ne favoriseraient-ils pas une logique du « pathos » qui supplante l’approche épistémique tournée vers la compréhension publique de cette épreuve ? Quant à la valorisation, une quête excessive de reconnaissance de la singularité de l’épreuve ou d’empathie pour la souffrance engendre semble-t-il un découragement de l’effort de reconstruction de soi et de dépassement du trouble handicapant. Par ailleurs, dans le registre épistémique de la connaissance, l’insistance sur les connaissances expertes du fonctionnement du corps et des savoirs médicaux sur les brûlures ne risque-t-elle pas d’induire un discours froid, spécialisé et peu attrayant — et donc peu « vendable » selon les exigences de la valorisation — au point d’avoir des effets inverses sur le plan de l’apprentissage public des effets des brûlures ?

65Dans une perspective de la valorisation, mettre en avant l’effort de dépassement de soi et la force de la résilience tend à promouvoir une figure de « héros » de la reconstruction de soi, qui se construit sur cette image active du dépassement de soi face à l’épreuve, au détriment des éléments de vulnérabilité mis en lumière par le registre de la reconnaissance morale, un registre peu compatible avec l’héroïsation extrême de la résilience. La promotion de l’image d’un brûlé résilient, dont les efforts pour s’affirmer publiquement sont surjoués, tend à occulter les aspects épistémiques liés à la connaissance des mutilations cutanées. Elle favorise en outre une image marketing éloignée des véritables enjeux pratiques de la brûlure.

66Un exemple suffit à illustrer les tensions normatives entre la posture stratégique de la valorisation et la posture épistémique de la délibération. Dans leur volonté de se mettre en avant sur la scène publique et de privilégier les modes d’exposition les plus visibles et les plus « efficaces », des grand·e·s brûlé·e·s se laissent emporter et négligent, voire oublient, l’importance de la posture épistémique :

Je trouve par contre qu’au niveau de la question de la rééducation et du coma, elle [Douze Février] est à côté de la plaque. Elle n’a jamais été dans un centre de rééducation, elle n’a jamais porté les vêtements compressifs, les minerves et tout cela, et elle incite les gens entre guillemets… à écouter leur corps et à faire comme bon leur semble. Sauf que non, c’est pas du tout la chose à dire, parce qu’il faut d’abord écouter les médecins. Les vêtements compressifs, il faut les porter, les attelles aussi. Et voilà, je trouve dommage que sur son compte, quand on a autant d’auditeurs…. Mais bon voilà, à part ça, c’est quand même un très beau travail pour défendre la cause des grands brûlés (2F (22) 27).

67Dans tous ces cas, la prédominance d’un registre sur les autres tend non seulement à produire des tensions normatives dont les effets sont problématiques, mais aussi à desservir les processus publics de sensibilisation et d’éducation à une moralité publique de l’épreuve de la brûlure, et plus généralement du handicap.

Les ambivalences de la médiation numérique

68On l’a vu, dans la réalité des pratiques et des formes d’exposition, les postures normatives et pragmatiques dégagées plus haut s’entremêlent et se superposent, sans être dissociées. Une influenceuse qui se situerait uniquement dans la posture de la reconnaissance, sans aspects épistémiques de connaissance du trouble, cultiverait un mode « pathétique » et élèverait une exigence morale quasiment insoutenable pour ses destinataires. Dépourvu des éléments stratégiques de présentation de soi, son mode d’apparition pétri de « pathos » perdrait toute structure et toute consistance. Tout est donc une question de poids accordé à l’une ou l’autre posture dans l’exposition de soi. Cette typologie des postures pragmatiques et normatives permet de se pencher concrètement sur la manière dont certaines actrices ou certains acteurs s’exposent et sollicitent des publics. On peut alors aisément identifier les éléments de telle ou telle posture et montrer en quoi une quête d’influence donne plus de poids à une posture qu’à une autre.

69Le fait qu’une actrice ou un acteur adopte une posture normative plutôt qu’une autre doit être réinscrit dans une multiplicité de facteurs et au sein de l’écologie attentionnelle propre aux différentes scènes publiques. Cela renvoie à la rencontre entre les trois modalités qui cohabitent, et leur reconstruction est nécessaire pour comprendre ces modalités. La première est la dimension subjective d’acteurs qui s’exposent, se racontent, et dont les propriétés se rapportent à une série d’éléments : le type d’accident et de blessure, la manière « d’encaisser » le trouble, le rapport au corps, à la médecine, à la technologie, l’aptitude au récit de soi, les habiletés physiques, les moyens sociaux et économiques pour affronter la reconstruction, etc. La deuxième dimension concerne les configurations matérielles des lieux d’interaction, l’organisation est celle du support matériel auquel vient s’adosser cette scène publique, avec ses configurations normatives et pragmatiques. Les scènes publiques pratiques sont arrimées à des corps, à des configurations matérielles des lieux d’interactions, à une organisation des regards et des paroles ainsi qu’à toutes sortes d’architectures de la visibilité (Voirol, 2005a et b). Les scènes médiatisées sur le plan technique (médias audiovisuels et numérique) dépendent de toute une série d’éléments tels que l’organisation de la visibilité, les modes d’adresse, les manières de distribuer la parole et la configuration des réponses. La dernière dimension renvoie aux destinataires ou aux publics, dont l’action indirecte configure les modes d’apparition et les formes d’exposition des acteurs.

70C’est dans cette écologie attentionnelle qu’il convient de réinscrire les formes d’apparition de l’épreuve de la brûlure. Il s’agit de montrer combien l’accent conféré à une posture au détriment des autres est irréductible à l’une de ces dimensions, même lorsqu’il est aussi le fruit d’une interaction entre ces différents éléments. Une personne qui, en raison d’une trajectoire biographique particulière, tend à épouser une posture volontariste de valorisation et d’« entrepreneur de soi » peut être amenée à adopter une posture qu’elle n’avait pas prévue. Elle peut par exemple endosser une posture plus délibérative lorsqu’elle agit au sein d’une écologie attentionnelle qui encourage un engagement épistémique et convoque son public sur un mode délibératif.

71À l’inverse, bien que portés à privilégier une posture délibérative et un rapport pédagogique au public, certains acteurs peuvent être réduits à se mettre en scène sur un mode marketing, lorsqu’ils sont plongés dans une écologie attentionnelle qui les y encourage fortement, par exemple un plateau télévisé sous l’emprise de la concurrence des paroles. Plus ils y résisteront, plus les tensions normatives entre la posture endossée et l’écologie attentionnelle éclateront au grand jour — sur le mode de la disjonction ou de la critique, comme l’indiquent les quelques exemples cités supra. C’est donc aussi les écologies attentionnelles au sein des scènes publiques qu’il convient d’examiner pour rendre compte du jeu des modes d’apparition publique et du poids donné aux différentes postures.

Les spécificités de la scène numérique

72Certaines caractéristiques du numérique, en comparaison d’autres scènes d’apparition, ont déjà été soulignées, comme la possibilité de « travailler » à distance la présentation de soi, d’exercer un contrôle réflexif sur sa propre image, sur le récit de soi par le biais de mots et de signes, mais aussi de développer un rapport stratégique aux destinataires et aux communautés de followers. En fonction des messages et des likes, des abonnements, des modes d’apparition des contenus, l’espace d’apparition est soumis à des calculs et à des anticipations pour maximiser la visibilité, notamment grâce à une bonne maîtrise de fonctions techniques de l’interface et de ses algorithmes (Bishop, op. cit.). Les plateformes de réseaux sociaux sont caractérisées par plusieurs propriétés essentielles pour bien comprendre la manière dont l’écologie attentionnelle tend à engendrer certains types de comportement d’influence.

73La première de ces propriétés concerne l’articulation entre la standardisation formelle des profils et la logique de singularisation. La toile de fond des profils numériques, c’est une logique d’équivalence du format et de la sérialité : les comptes sont formellement tous identiques. À partir d’une forme standard, seule une singularisation des contenus peut donner l’impression de se déprendre de cette équivalence. Par conséquent, sur les interfaces numériques les actrices et les acteurs sont incités à surjouer la créativité pour paraître sous un jour personnalisé au milieu d’un océan de comptes formellement identiques. Le caractère élastique des profils numériques permet de mettre en œuvre cette singularisation. Un récit à soi et la promotion d’une expérience individuelle dans une culture de l’exposition qui surjoue « l’authenticité » sont ainsi des moyens de parvenir à se faire voir et à se faire entendre au milieu d’une mer d’indifférence. Avec leurs marques singulières (cicatrices, tatouages, brûlures), l’exposition de l’intimité du soi et du corps est un signe d’emballement dans cette logique extrême de singularisation et figure parmi les stratégies privilégiées pour tenter de se faire remarquer et d’y trouver une « résonance » (Altmeyer, 2022).

74La deuxième de ces propriétés des plateformes numériques porte sur le rôle décisif joué par la culture de l’appréciation, et surtout de l’évaluation. Les contenus des profils sont constamment soumis à des activités d’évaluation portant sur le nombre de vues, de likes (ou de dislikes), de commentaires, mais aussi de followers, si bien que c’est une opération constante et sans relâche d’évaluation qui se déploie sur les réseaux sociaux. En cas de diminution des activités en ligne, le « taux de visibilité » d’un profil et le nombre de commentaires et de vues s’effondrent, ce qui exige une actualisation constante. Ce sont également les dispositions techniques qui opèrent une « valuation » consciente, dont les utilisateurs cherchent à saisir les mécanismes à travers leurs usages. Cette logique de l’évaluation et du like est un encouragement à endosser une posture marketing de valorisation de soi gouvernée par l’exigence du « toujours mieux » et du « toujours plus ». Les séquelles deviennent des marques (les posts sur les réseaux sont estampillés #Bodypositive, #BodyPosi, etc.), la convalescence et la reconstruction de soi se muent en « dépassement » digne de bravoure et en un signe de résilience. De la culture de l’évaluation promue par les plateformes à la valorisation, il n’y a qu’un pas qui est vite franchi — à en croire les nombreuses critiques formulées par leurs « pairs » lorsque les influenceur·e·s de la brûlure endossent la posture de valorisation. Toute une littérature documente avec précision cette logique de la marchandise et du marketing de soi promue par les pratiques de l’influence sur les réseaux sociaux (Nymoen et Schmitt, 2021).

L’emprise de la valorisation

75Le rôle accru joué par la scène numérique par rapport aux autres scènes publiques, et surtout l’emprise de la valorisation au sein de cette dernière, suscite moult interrogations. La prévalence de la modalité marketing de valorisation de soi dans la quête d’influence s’opère au détriment de la reconnaissance et de la délibération. Le fait que le terme d’influence se restreigne à ce point à ses composantes stratégique et marchande dans l’univers numérique en dit long sur l’emprise du modèle de la valorisation au sein de ce dernier. Ce resserrement sémantique de la notion d’influence sur sa composante stratégique témoigne à lui seul des logiques prédominantes dans l’univers numérique.

76C’est pourquoi notre analyse a cherché à resituer l’influence en tant que quête pluridimensionnelle impliquant inséparablement les trois modalités pragmatiques de la connaissance, de la reconnaissance et de la valorisation. Cela permet de souligner combien — et ce particulièrement dans le cas de la brûlure grave — le recul de ces deux modalités est clairement préjudiciable au traitement public de la brûlure et à la capacité d’une collectivité à avancer sur le plan épistémique et moral par rapport au handicap social. Il est à craindre que, sous l’emprise du mode de valorisation marchande promu par les plateformes, le modèle de l’influence marketing prenne le dessus sur les autres modalités normativo-pragmatiques.

77Cette emprise de la valorisation installe également de nouvelles images et tend à produire une norme publique de l’apparence : des critères contraignants d’apparence esthétique sont ainsi réintroduits par la bande au sein d’une culture expressive « tolérante » et plurielle qui semblait pourtant avoir ouvert le champ à l’expression des différences. À travers les logiques de l’évaluation et de la valorisation, c’est toute une culture normative de l’apparence publique dans les espaces numériques qui se recompose subrepticement et qui vient reproduire du normatif exclusif là où la pédagogie publique de l’apparence visait à déconstruire cette culture normative. Une norme d’apparence fit correspondant aux logiques de la marchandise se manifeste ainsi : exacerbation de la stratégie de résilience tendant à une « idéologie de la résilience », promotion de soi à titre de grand·e brulé·e, narratifs de résilience et de reconstruction de soi comme fabrique de soi-même, sur le mode de l’entreprise de la reconstruction de soi propre à l’idéologie néolibérale (Bröckling, 2007).

78Si elle se confirme, la prédominance de cette forme marketing de visibilité des corps atypiques sur les scènes numériques pourrait avoir de redoutables conséquences. La première porterait sur les effets de cette visibilité marketing sur les processus d’apprentissage publics relatifs au handicap : cela signerait le recul d’une culture de la reconnaissance et de l’empathie que le mode d’influence épistémique entend favoriser. Car elle promeut une visibilité confinée à la valorisation marchande, qui, loin de faciliter le processus public de reconstruction de soi, le rend plus difficile, en décourageant la nécessaire éducation morale du regard porté sur les corps mutilés. La seconde conséquence de cette promotion des figures fit de la différence serait de reléguer dans une nouvelle invisibilité les acteurs les plus communs, peu prompts à entrer dans ces narratifs héroïques de l’hypervalorisation. Cette dernière encouragerait une sorte de validisme marchand en surjouant les dimensions d’autopromotion et de valorisation, ce qui encouragerait au final une nouvelle invisibilité du handicap.