- 1 Le body positive désigne un mouvement, notamment numérique, d’acceptation et de mise en avant des c (...)
- 2 Le hashtag, l’enquête et l’analyse ayant eu lieu avant le rachat par Elon Musk de Twitter et le cha (...)
1Le 10 juin 2019, un utilisateur tweete à destination des femmes qui le suivent : « Comment pouvez-vous peser plus de 70 kg et être sereine ? », indiquant à son auditoire que ce poids, pour une femme, doit s’accompagner d’inquiétude et, implicitement, de honte. Une internaute afroféministe et body positive1 lui répond par une photo d’elle légendée : « Comme ça ». Dans la journée, une abonnée lui souffle d’en faire un hashtag : naît alors #Plusde70kgetSereine, par l’outil numérique de la mise en hashtag, le poids honteux de 70 kg se voyant resignifié en élément de « sérénité » (Paveau, 2019). En quelques heures, des centaines de femmes se l’approprient, partagent des photos de leur corps et relaient les photos des autres. Rapidement, le hashtag se hisse parmi les plus populaires du moment sur le Twitter2 français et le restera pendant plusieurs jours. Il réapparaîtra à deux reprises, en juillet et décembre 2020, donnant lieu à près de 11 000 tweets, 44 000 retweets et plusieurs articles de presse en ligne.
- 3 La grossophobie désigne l’ensemble des discriminations pesant sur les personnes grosses du fait de (...)
2En rassemblant sous un même fil Twitter lutte pour la visibilité des femmes grosses, dénonciation des violences et des discriminations grossophobes3 et rappels à l’ordre sur la santé, le hashtag #Plusde70kgetSereine incarne un bon exemple de la lutte anti-grossophobie en ligne. Ce hashtag s’inscrit dans le contexte d’un développement des idées et espaces féministes en ligne, deux ans après #MeToo, et des contenus body positive et fat activist (Afful et Ricciardelli, 2015 ; Ando, Giorgianni, Danthinne et Rodgers, 2021 ; Cohen, Irwin, Newton-John et Slater, 2019).
3Sur la base d’une enquête qualitative sur le hashtag et auprès des participantes ainsi que d’une analyse computationnelle de l’ensemble des tweets et retweets produits, le présent article se propose d’analyser dans quelle mesure #Plusde70kgetsereine aide à comprendre la pluralité des formes de travail et des répertoires d’action à l’œuvre dans les usages militants numériques. Il y a là un double enjeu de visibilité tout à fait intéressant, tout d’abord du point de vue du dispositif numérique qui hiérarchise les contenus dans une dynamique d’économie de l’attention (Cardon, 2015). Ensuite, provenant de la cause politique défendue, ce hashtag s’inscrit dans la volonté de bousculer les normes corporelles (comprendre ici de minceur), en proposant une mise en visibilité de corps de femmes grosses. Or, comme le soutient Olivier Voirol (2005), la visibilité médiatique d’un groupe importe en ce qu’elle affirme son appartenance au monde social et politique. Voirol s’inscrit lui-même dans le paradigme de la lutte pour la reconnaissance d’Axel Honneth (2004), qui avance qu’un groupe social ou un individu a besoin de se sentir reconnu par les autres pour construire son estime de soi. Sur cette base, Voirol soutient que l’invisibilité constitue une forme de déshumanisation, qui exclut le groupe ou l’individu de la citoyenneté, en cela qu’il est important d’être visible et vu pour exister socialement et politiquement. C’est là un aspect central dans l’histoire des luttes grosses, qui se sont notamment illustrées par des actions de mise en visibilité des corps gros dans l’espace public, l’espace médiatique, le monde de l’art ou de la mode (Cooper, 2016). En cela, le hashtag s’inscrit dans la continuité de ces luttes en cherchant une visibilité des corps gros par le dispositif Twitter. Ainsi les participantes grosses du #Plus70kgetsereine sont-elles à l’origine d’un travail spécifique propre non seulement à l’espace numérique dans lequel il apparaît, mais également à leur statut de groupe invisibilisé et minoré (Carof, 2021).
4Plusieurs recherches étudient l’usage des espaces et plateformes numériques pour discuter des enjeux portant autour du féminisme. En effet, les espaces numériques sont l’un des lieux d’émergence et de circulation de controverses et de connaissances autour du genre (Despontin Lefèvre, 2019 ; Julliard, 2016). Par ailleurs, bien qu’ils soient des dispositifs permettant et facilitant la violence sexiste et misogyne, et largement employés à cette fin (Bergström et Pasquier, 2019), les espaces numériques ont également été mobilisés par les collectifs et militantes féministes pour se faire connaître, s’organiser et transmettre leurs savoirs, idées et paroles à une plus grande audience (Jouët, 2022 ; Jouët, Niemeyer et Pavard, 2017). De la même manière, si ces espaces sont des outils médiatiques de réaffirmation constante des injonctions corporelles pesant sur les femmes, notamment la minceur (Hugol-Gential, 2022), ils sont aussi le lieu d’une remise en question féministe de ces mêmes injonctions corporelles (D’Haussy, 2022 ; Geers, 2022).
5Par ailleurs, dans leurs travaux sur les influenceuses atteintes d’anomalies dermatologiques, Nataly Botero, Ohiana Husson et Paola Sedda, en se reposant sur les théories de Voirol et Honneth, montrent que redéfinir les contours de ce qui est considéré comme « beau » et « normal » à partir de soi en performant une beauté alternative est un moyen de gagner en reconnaissance sociale et en estime de soi (Botero, Sedda et Husson, 2023 ; Sedda et Botero, 2022). Cet article soutient l’idée que c’est dans cette perspective que s’inscrit la volonté de mise en visibilité défendue par #Plusde70kgetsereine.
- 4 Les collectifs self-help sont des espaces fermés et non mixtes de pratique de l’auto-gynécologie et (...)
6Dans sa thèse sur les collectifs de self-help4 en Europe, Lucile Quéré (2023) souligne la pertinence de mobiliser la notion de travail pour comprendre l’activité militante. En effet, une pluralité d’actions se rencontre dans le self-help et participe à en faire une activité considérée comme politique et « politisante » pour les participantes. Quéré détaille ces différentes activités, qui relèvent toutes d’un travail spécifique. Tout d’abord, le travail de mise en mémoire et de transmission des savoirs et savoir-faire féministes passés participe à ancrer l’activité dans une histoire et un héritage plus larges, afin de gagner en légitimité. Ensuite, le travail affectif permet de créer et d’entretenir des espaces sécurisants (safe) de découverte et d’exploration des corps féminins et de la santé féminine en dehors du regard médical (justement dénoncé car manquant de bienveillance). Enfin, il y a le travail de politisation de l’intime, par la mise en commun de récits de violence personnelle lus et analysés sous un prisme systémique. Ces différentes activités sont déclinées dans une version numérique au sein de #Plusde70kgetsereine, ce qui nous amène à mobiliser nous aussi la notion de travail pour rendre compte des tâches effectuées collectivement et individuellement par les participantes.
7Aussi nous semble-t-il pertinent d’utiliser ces recherches, car l’activité de réhabilitation d’une mémoire et d’un héritage politiques et de politisation du vécu intime sont des éléments clés de la mobilisation fat en ligne, d’une part, qui traduit et partage des documents et textes fat activist issus de la naissance du mouvement dans les années 1970 (Rousseau, 2016), et des mobilisations féministes numériques, d’autre part (Jouët, op. cit.).
8La notion de travail est mobilisée dans différentes recherches portant sur les micro-célébrités numériques. La notion de travail de la visibilité (visibility labour) désigne la multitude d’activités et de stratégies mises en place par les créatrices de contenus pour générer des revenus à partir de leur production, la visibilité étant alors la condition de la monétarisation (Abidin, 2016). Ce travail est complexe et demande une observation précise et continue des espaces numériques utilisés ainsi qu’une grande capacité de compréhension et d’adaptation aux attentes à la fois des plateformes et des internautes. La maîtrise de l’espace sociotechnique est une compétence complexe qui s’acquiert par la pratique, relevant à la fois de connaissances info-communicationnelles (Despontin Lefèvre, 2022) et d’une incorporation des attentes économiques, médiatiques et algorithmique du champ (Godefroy, 2021 ; Mabi, 2021).
9Sophie Bishop (2019, 2021) use également du concept de travail de la visibilité pour en souligner l’aspect collectif et collaboratif dans l’espace pourtant fortement concurrentiel des créatrices de contenus beauté sur YouTube. Elle décrit les stratégies mises en place par les créatrices pour comprendre et rassembler des informations et, de fait, « maitriser » un peu plus l’algorithme de YouTube, autour de ce que « ferait » ou « serait » l’algorithme. Cette recherche révèle le regard genré porté sur cette mise en visibilité quand il est effectué par des femmes, a fortiori lorsque le contenu est supposé féminin (ici la beauté et le maquillage). En effet, l’activité de test et de connaissance de l’algorithme par ces créatrices est désignée comme du commérage (gossip) par le milieu des vidéastes en ligne, avec tout l’aspect frivole qu’il sous-tend, là où un travail similaire par des créateurs masculins sera perçu comme une compétence marketing sérieuse et technique (Bishop, 2019, op. cit.). Bishop montre l’importance professionnelle de ce commérage pour s’insérer et se maintenir visible dans l’espace numérique.
10Ce qui fait toute l’originalité du travail mis en place sur #Plusde70kgetsereine, c’est qu’il ne revêt pas une dimension financière, dans la mesure où aucune marque n’y propose de produits ou de publicité. Il ne s’agit ainsi pas d’un travail de visibilité impulsé et guidé par le besoin d’en vivre ou d’une entreprise, mais auto-organisé par les participantes dans un objectif de visibilité politique et de reconnaissance sociale, comparable à d’autres mouvements numériques de lutte pour une visibilité politique au moyen des dispositifs numériques (Bouté et Mabi, 2020 ; Paulhet, Mabi et Flacher, 2022).
11Le présent travail repose sur la plateforme Twitter (désormais X), lieu d’émergence et de propagation du hashtag. L’apparition de celui-ci et de la cause anti-grossophobie s’inscrit dans le prolongement et la continuité d’un usage politique des hashtags par des militantes féministes à des fins de mise en visibilité des violences de genre depuis #MeToo en 2017 (Cavalin, Da Silva, Delage, Despontin Lefèvre et Pavard, 2022 ; Mendes, Ingrose et Keller, 2018 ; Quan-Haase et al., 2021). Par ailleurs, il intervient dans le contexte de développement du mouvement d’acceptation des corps gros et non normés, dit body positive, sur les réseaux sociaux au début des années 2010 (Cohen, Irwin, Newton-John et Slater, op. cit.). Malgré un nombre important de recherches sur ce mouvement et sa visibilité sur des plateformes telles qu’Instagram tant dans le contexte francophone qu’international, aucune étude n’a été faite sur Twitter, plateforme favorite de la recherche sur les mouvements sociaux numériques (Boyadjian, 2014 ; Tufekci, 2019).
12L’étude a été l’occasion de mettre en place une méthode d’enquête hybride, adaptée aux spécificités de la plateforme, de ses données et du hashtag considéré. Dans un premier temps, une immersion ethnographique sur la plateforme et les tweets disponibles à l’aide du hashtag (en cliquant dessus) et de l’outil de recherche avancée, en ciblant un compte, certains mots clés ou certaines dates choisies, entre octobre 2021 et avril 2022. Cette approche immersive par l’intermédiaire du dispositif a permis de rendre compte de la partie visible du hashtag et a été nécessaire pour saisir ses normes sociales de publication et d’échange. Il s’agissait non pas d’annoter, mais de décrire les tweets afin d’en saisir les thématiques et discours principaux, ainsi que de décrire le dispositif, lui-même producteur de normes et cadrant les contenus (Bourdeloie, 2014 ; Jouët et Le Caroff, 2013). Ensuite, cette approche qualitative en ligne a été enrichie d’entretiens (n = 5) avec les participantes du hashtag, précieux pour accéder au contexte social et politique de production et de réception des contenus, aux conséquences de la participation ainsi qu’aux usages et appropriations du dispositif. Chacun de ces entretiens a été négocié au moyen de l’outil de messagerie de Twitter, et certaines des prises de contact ont été rendues possibles grâce à la recommandation de la créatrice du hashtag qui, une fois rencontrée, a parlé de ma recherche et invité ses abonnées participantes à y prendre part.
13Le second volet de l’enquête computationnelle a été rendu possible par l’ouverture des données de Twitter à la recherche (situation qui n’existe plus) et à la nature de ces données. L’ensemble des tweets du hashtag (n = 11 421), des comptes des participantes (n = 9 114) et des retweets (n =44 872) a été récolté afin d’en analyser les métriques de réception (likes, retweets et réponses), les caractéristiques (présence ou non de média, date de publication…) et le contenu. Les données issues des retweets et des comptes des participantes ont été utilisées pour construire le réseau de retweets du hashtag, ce qui a permis sa visualisation ainsi qu’une approche statistique.
Encadré 1 : La plateforme Twitter
En vue d’éclaircir le propos qui suit, une description précise de l’espace sociotechnique de Twitter au moment de l’enquête et du cadre imposé par la plateforme est de mise. Les tweets sont l’élément central de la plateforme. Un tweet est une publication partagée par un compte, il est visible par tous si le compte n’est pas protégé. Chaque tweet est limité à 280 caractères (la limite initiale, fixée à 140 caractères, a augmenté en 2017) et peut contenir jusqu’à quatre images, des vidéos courtes, des images animées (GIF) et des liens hypertextes. On voit le nom d’utilisateur (screenname) et le nom du compte (username), l’image de profil de ce compte, puis le contenu du tweet. Il est possible de liker le tweet en cliquant sur le cœur, de le retweeter en cliquant sur l’icône des flèches, là s’ouvre une fenêtre permettant de commenter ce retweet, ce qui l’amènera à devenir ce qu’on nomme une citation (ou QRT pour Quoted Retweet). L’action de retweeter implique un partage de contenu sur son propre profil et suggère de ce fait une adhésion assez forte au propos du tweet, alors que le like relève d’une adhésion plus « discrète » (le tweet n’apparaît pas dans notre profil), l’action de citation ajoute une nuance, en s’opposant ou en réaction du tweet initial (par exemple, s’en moquer). C’est en partant de l’hypothèse qu’un retweet implique un soutien ou une appréciation du tweet initial que nous avons construit le réseau des retweets. La fonction de citation ou QRT permet de partager un tweet en ajoutant un commentaire, qui sera visible au-dessus du tweet considéré. C’est une fonctionnalité utilisée dans une multitude de cas : moquerie, insulte, contre-argumentation, mais aussi comme approbation, partage ou exemple. Les réponses, enfin, correspondent aux commentaires sur Facebook ou Instagram, elles permettent d’interagir directement avec le tweet initial en taguant son auteur ou encore d’interagir avec d’autres répondants au tweet initial en les taguant. Il s’agit, là encore, de soutien, de compliment, de moquerie ou d’insulte.
En cliquant sur le tweet, on peut également connaître sa date de parution, son nombre exact de likes, de retweets, de citations et de réponses et voir l’ensemble des réponses. Les réponses à un tweet sont de trois types. Il y a d’abord les réponses directes de l’auteur, qui peuvent être des ajouts, des précisions ou la suite organisée (parfois numérotée) du tweet initial ; il s’agit alors d’un thread. Les réponses d’autres utilisateurs, puis les réponses aux réponses (qui ne sont visibles que si l’on clique sur les premières) créent des sous-fils. Chaque réponse est considérée comme un tweet unique par la plateforme et peut être partagée et likée individuellement. Elle a les mêmes fonctionnalités, la seule différence résidant dans le fait qu’elle intervient à la suite du tweet qui la motive et qu’elle renvoie au compte concerné.
14Les hashtags sont des mots précédés d’un signe # écrits tout attachés. Le hashtag désigne alors l’ensemble du mot-dièse cliquable. Il est visible en bleu sur Twitter et donne un accès direct (en cliquant dessus) au fil de tweets liés à ce même hashtag. On peut alors découvrir les tweets publiés sur le hashtag (c’est-à-dire avec le hashtag dans le corps du tweet) de plusieurs manières : soit en partant des plus populaires toutes périodes confondues (onglet « À la Une »), soit en partant des plus récents (onglet « Récent »). Publier avec un hashtag rend automatiquement le tweet visible dans le fil de ce même hashtag, et ce, jusqu’à suppression du tweet.
- 5 Tweet du 13 juin 2019.
- 6 Tweet du 14 décembre 2020.
15Le travail militant s’articule en différents volets, tous imbriqués et tous caractéristiques de la lutte contre la grossophobie, bien que le hashtag ne revendique aucun lien à des associations ou collectifs qui existent. Il s’agit d’abord de légitimer l’existence même du hashtag en soulignant sa nécessité aux yeux des participantes, ce dont témoigne le grand nombre de tweets signifiant la joie d’avoir « enfin un hashtag pour [elles]5 », « elles » désignant ici les femmes grosses. Par ailleurs, la créatrice du hashtag, qui a donné plusieurs interviews, justifie sa création par le besoin d’objectiver et de revendiquer l’« existence » de personnes grosses : « C’est pour ça que j’ai dit cette phrase à la fin de l’interview avec Simone Médias : “Je suis grosse, j’existe, je vis et je vous emmerde”6. »
16Ce mot d’ordre est repris par plusieurs internautes comme une justification à leur participation. Toutes soulignent par là l’importance de voir, pour la « première » fois, des corps semblables aux leurs et qu’elles affichent dans l’espace public et médiatique, action tenue pour « militante » :
- 7 Extrait d’entretien avec A, 32 ans, 19 janvier 2022.
Bah, en fait, c’est prendre la place, c’est se mettre en avant et en fait on a tellement peu de visibilité, les personnes grosses, d’une manière générale dans les médias et tout que avoir le courage, entre guillemets, de le faire, et potentiellement, se confronter aux réactions pas toujours agréables, qui vont forcément arriver. C’est du militantisme7.
17Comme on l’a vu, l’enjeu de la visibilité n’est pas seulement esthétique, exister dans l’espace médiatique, être visible est la condition d’une existence politique et démocratique en tant que groupe social faisant valoir des droits (Voirol, op. cit.). De ce fait, il s’agit d’un mot d’ordre classique des mouvements de lutte contre la grossophobie, dont l’un des fers de lance est l’exposition des corps gros, en rupture avec leur invisibilisation habituelle et dénoncée à ce titre (Carof, op. cit. ; Larochelle et Bourdeloie, op. cit.). Cependant, l’usage des plateformes numériques et plus spécifiquement des images et de l’esthétique de l’autoportrait pour élargir ce qui est défini comme beau et désirable — c’est-à-dire bousculer les normes — est un aspect de la lutte pour la reconnaissance qui n’est pas propre aux luttes contre la grossophobie (Geers, op. cit. ; Sedda et Botero, op. cit.) et rappelle, si on cherche plus loin dans l’histoire, le mouvement Black is beautiful dans les années 1970.
18En plus d’appuyer la légitimité du hashtag, défini comme un outil de lutte contre l’invisibilité des corps gros, certaines participantes définissent la grossophobie et la dénoncent en tant que discrimination omniprésente, systémique et spécifique. Discrimination dont elles affirment l’existence en en partageant des exemples concrets. Plusieurs tweets et threads, qui permettent de contourner la limite initiale de 240 caractères et de développer un propos plus long, font le récit d’insultes et de discriminations vécues. Ces threads relatent les violences subies, notamment dans l’enfance, au sein de la famille et dans un contexte médical. Ils font aussi état de l’inadaptation d’espaces et d’objets à leur corpulence :
Voyant que les [hashtags] reviennent en force, je me permets d’écrire un nouveau thread sur l’expérience des femmes grosses, et plus particulièrement la mienne. Que, peut-être, ça puisse éclairer certaines personnes sur le sujet. 1/13
Que vous compreniez qu’on se bat pas [sic] pour le fun, qu’on milite pas pour dire « et oh être gros c’est cool ». Être grosse, c’est se faire insulter tous les jours. Être grosse c’est se faire rationner dès que t’as l’âge de l’être. 2/13
Être grosse c’est se faire trimballer de diététicien en diététicien alors que t’as même pas 12 ans. C’est quand on te fait comprendre, dès le début, que quelque chose cloche chez toi. C’est quand on te fait comprendre que personne n’aime ton corps comme il est. 3/13
- 8 Extrait du thread, 14 décembre 2020.
[…] Être grosse c’est aller à un parc d’attractions et ne pas faire les manèges, parce que tu sais que les sécurités seront trop petites pour toi. Être grosse, c’est vivre dans un monde où personne ne veut de toi et où on te le fait savoir. 7/138
- 9 Lutte contre les violences et discriminations faites aux personnes malades, souffrantes et/ou handi (...)
19Ce faisant, ces threads s’appuient sur des arguments classiques et anciens du fat activism (Rothblum et Solovay, 2009), porté par les associations luttant contre la grossophobie (ex. : Gras Politique), mais aussi de l’anti-validisme9 (Primerano, 2022) inscrivant le hashtag dans une histoire politique et militante de longue durée ainsi que dans une forme de proximité politique avec les acteurs publics de ce mouvement (Daria Marx, créatrice de Gras Politique, participe et relaie le hashtag), cela participant de sa légitimation.
- 10 Entretien avec E, 19 ans, 4 décembre 2021.
20Certaines vont plus loin, proposant des captures d’écran d’insultes reçues à la suite de leur participation pour « faire de la sensibilisation[,] dire que ce n’était pas normal de recevoir ce genre de message10 » et montrer la difficulté d’apparaître sur Internet en tant que femmes grosses.
- 11 Le body shaming ou honte corporelle (traduction de l’auteur) désigne le blâme que subit une personn (...)
21À cela s’ajoute la volonté de souligner le fait que la grossophobie est une violence touchant spécifiquement les personnes grosses, à ne pas confondre avec les injonctions au corps parfait adressées à toutes les femmes, incarné notamment par le triptyque minceur, jeunesse, blanchité (Ghigi, 2021). Cette volonté de ne pas diluer la revendication politique dans une simple critique du body shaming11 se manifeste notamment par la critique virulente adressée au hashtag #Moinsde50kgetsereine. Celui-ci est apparu en réponse au précédent avec l’objectif de visibiliser les violences infligées aux femmes très minces.
- 12 Les citations extraites de Twitter sont reproduites en l’état, sans être corrigées.
- 13 Extrait du thread du 13 décembre 2020.
J’avais fait ce thread sur l’importance de laisser des espaces libres et uniques aux personnes concernées en prenant appui sur le bodyposi12 et self love. Je me dis que ça peut aussi vous aider à comprendre en quoi #moinsde50kgEtSereine est malvenu face à #PlusDe70kgEtSereine 🤷♀️ […] Si vous ne parlez de vos souffrances de normés que lorsque des personnes sortant de ces cadres normés parlent, vous participez à les faire taire et à les effacer. Vous invoquez le body shaming comme si chaque corps de femme n’était pas passé sous le spectre du sexisme et ce qu’importe sa forme, sa taille, son épaisseur, sa pilosité. Nous vivons toutes le body shaming. Il y a des temps pour en parler. Ce body shaming est profondément grossophobe, et lorsqu’on est une personne grosse, on subit une forme de body shaming spécifique : la grossophobie. Et ce n’est pas quand on parle de ce sujet bien spécifique qu’il faut remonter au body shaming. Parce que ce n’est pas le sujet. Et il y a des temps pour tout. Vous n’avez pas besoin de reprendre mot pour mot un hashtag qui créait un espace à d’autres : la mise en lumière d’autres personnes ne jettent pas de l’ombre sur vous13.
- 14 Le rapprochement fait avec le mouvement afroféministe est ici fait par l’auteure, mais n’est pas fa (...)
22Ce qui est expliqué ici, c’est qu’il existe une différence entre ce qui pèse sur « chaque corps de femme », même les femmes « normées », du fait du patriarcat, et la « grossophobie », elle « propre » aux femmes grosses. La volonté de créer un « espace » précis pour cette lutte, qui ne se mélange pas et ne se dilue pas dans d’autres mots d’ordre féministes, est tout à fait caractéristique de l’approche intersectionnelle. Tout comme les féministes noires revendiquaient la nécessité d’un afroféminisme pour défendre leur droit et ne pas être invisibilisées au sein du féminisme universaliste (hooks, 2015), les femmes grosses revendiquent la création de leur « espace » non accessible et non extensible aux femmes « normées14 ».
- 15 Extrait du thread du 14 décembre 2020.
- 16 Extrait du thread du 14 décembre 2020.
23Ce type d’argumentaire s’accompagne d’une vigilance numérique (Loveluck, 2016) destinée à sanctionner ces femmes. Plusieurs contestent même la légitimité de participantes pesant plus de 70 kg, mais présentant une corpulence moyenne. Ces rappels à l’ordre sont approuvés par la créatrice du hashtag, qui précise dans un thread les objectifs de celui-ci et ses limites. Elle souligne qu’elle trouve « hyper indécent15 » la participation de « meufs normées qui ne subissent pas la grossophobie16 ». Sa parole est d’ailleurs mobilisée comme argument d’autorité :
A en réponse à la publication de F : C’est un hashtag pour les personnes qui subissent la grossophobie
F : Comme l’indique le # [sic], c’est pour les personnes qui font plus de 70 kg, c’est mon cas
A : Non, comme la créatrice l’indique, c’est pour les personnes qui subissent de la grossophobie au quotidien, pas pour les personnes qui ont un corps normé parce que grands. [émoji haussement d’épaules]
- 17 Extrait d’un échange de tweets entre participantes, 28 juillet 2020.
F : Dans ce cas là elle c’est tromper sur le # [sic]17.
24En outre, assez rapidement après la naissance de #Plusde70kgetsereine et en réponse au supposé « flou » de l’intitulé du hashtag quant à ceux qu’il vise, un dérivé est créé par des participantes : #Plusde100kgetsereine, considéré comme une extension du premier, en ce qu’il réitère les objectifs initiaux. Ce dernier ne reçoit aucune critique militante ; il est même fréquemment utilisé conjointement avec le premier. Ainsi, contrairement à ce que pourrait supposer le nom de hashtag, être grosse n’est pas tant une question de poids, de peser plus 70 ou 100 kilos, mais d’expérience de la grossophobie. Expérience qui se vit dans les interactions sociales et matérielles quotidiennes rappelant aux personnes grosses qu’elles présentent un stigmate. En définissant ainsi le cadre de participation légitime et ses variantes acceptables, les participantes au hashtag affirment son sens politique et son caractère d’espace numérique par et pour elles, rappelant encore une fois le militantisme anti-validiste rassemblé autour du slogan « Rien sur nous, sans nous » (« Nothing about us without us ») (Lebrun, 2021).
25Une partie des participantes mobilisent les dispositifs de la plateforme pour souligner son sens politique. Le thread peut ainsi devenir un outil d’éducation et de sensibilisation par l’intermédiaire d’un propos plus long et structuré en plusieurs sous-parties, partageables séparément. Les utilisatrices l’emploient pour évoquer leur expérience, prouver l’existence de la grossophobie ou exprimer leur colère, mais également pour argumenter en faveur de son existence ainsi que de sa portée politique et pour en définir les modalités de participation. Il y a ainsi plusieurs registres en présence, visant des objectifs et un public différents. L’usage des threads de confidence participe d’un travail de politisation et d’une volonté de « conscientiser » au moyen des récits personnels de violences vécues (Charpenel, 2016), mais également d’une volonté d’apporter des exemples. Chacun d’eux est structuré de manière à développer une argumentation claire et organisée, adaptée aux modalités de la plateforme (numérotation des tweets, introduction et conclusion, cohérence interne de chaque tweet). En parallèle, les threads plus émotionnels, exprimant la colère des participantes, sont un moyen de s’adresser à un public lui aussi concerné. Ces contenus produits dans un objectif de sensibilisation et de politisation sont le fruit d’un effort communicationnel et d’une maîtrise du dispositif Twitter.
- 18 Sauf dans le cas où certains mettent leur compte en privé ou bloquent d’autres internautes, nous y (...)
26En parallèle, le dispositif permet un contact direct entre tous les internautes18 et donc une modération « en direct » de l’espace du hashtag. En effet, les outils de réponses et de citations sont employés pour signifier aux participantes jugées non légitimes que leur présence n’est pas la bienvenue. Cette vigilance numérique effectuée par certaines internautes réaffirme le caractère politique du hashtag, irréductible à « juste du self love », mais consacré à la grossophobie, et procédant d’une démarche militante.
- 19 Le terme tendance renvoie à la terminologie en vigueur sur le dispositif. Les « tendances » sont le (...)
27Lorsque la créatrice du hashtag #Plusde70kgetsereine publie pour la première fois, elle ne s’attend pas à déclencher un mouvement de plusieurs milliers de tweets, qui sera en « tendance19 » sur ou en Top Tweet (« en TT ») sur Twitter à trois reprises entre juin 2019 et décembre 2020. Elle décrit cette forte popularité comme une surprise :
- 20 Terme qui désigne un utilisateur qui nous suit et qu’on suit en retour.
- 21 Entretien avec E, 31 ans, 21 novembre 2011.
Et c’est une mutual20 qui m’a qui m’a dit vas-y go faire hashtag, pour rigoler. En mode « Vas-y montre que t’es à plus de 70 kg et sereine ». J’ai fermé Twitter, je suis partie bosser le lendemain et j’avais oublié, mais alors complètement oublié que j’avais sorti ça. Mon téléphone n’a pas arrêté de vibrer le lendemain. […] Et en fait, j’ai d’autres copines qui me mentionnaient et qui disaient « Regarde en TT » et je vois que le hashtag est en TT21.
- 22 Et encore cette idée mériterait-elle d’être elle-même nuancée compte tenu du nombre important d’abo (...)
28Cependant, une exposition prolongée au hashtag et, plus largement, au dispositif qu’est Twitter nuance l’idée d’une réussite spontanée. Si la popularité initiale du tweet était imprévue22, la réussite qui suit est, elle, le fruit d’un travail collectif, efficace et organisé de mise en visibilité numérique nécessitant une maîtrise approfondie du dispositif par les participantes actives. La notion de travail de mise en visibilité est entendue ici comme un ensemble de stratégies autour de la production et du partage de contenu numérique visant à rendre celui-ci populaire et viral (Abidin, op. cit.) à partir d’une connaissance profane et empirique du dispositif (Bishop, 2019, op. cit. ; Godefroy, op. cit. ; Mabi, op. cit.).
29L’observation qualitative et quantitative des tweets du hashtag rend compte d’une pluralité d’usages et de formats : du texte, des images, des vidéos. Pour chacun d’eux, on observe différents registres, par exemple dans le texte où alternent témoignages, compliments, soutiens, pédagogie, rappels à l’ordre, moqueries ou insultes. Néanmoins, certains usages dominent, à savoir que ce sont les premiers proposés par l’algorithme de Twitter lorsqu’on recherche le hashtag. Il s’agit de partages de photos accompagnés de témoignages, de compliments et d’expressions de soutien.
30Si l’on choisit de sortir de la vision proposée par l’algorithme de Twitter pour ne regarder que les métriques de réception des différents tweets, c’est-à-dire les likes, les retweets ou le nombre de réponses, les métadonnées (présence ou non d’un média par exemple) fournissent des informations. J’ai constaté que les tweets présentant un média (quel que soit le format de celui-ci : photo unique, série de photos, vidéo ou GIF) montraient un plus grand nombre de réactions, et ce, quelle que soit la métrique prise en compte.
Figure 1. Métriques de réception des tweets en fonction de la présence ou non d’un média
31Ce graphique (figure 1) rend compte de la distribution des différentes métriques de réception (retweets, likes, réponses et citations), il est centré en 1 et 30 pour une meilleure lisibilité. Les barres bleues représentent la distribution des tweets sans média (la condition « is_media » n’est pas vérifiée), tandis que les barres jaunes représentent celles des tweets avec un ou plusieurs médias (« is_media » est vraie). Les tweets présentant un média constituent 38,2 % du corpus. Or, malgré cela, lorsqu’on progresse dans le nombre de métriques reçues, ils sont majoritaires (barre jaune plus haute dès deux ou trois unités). Il semblerait donc que la présence d’un média favorise les réactions à un tweet. Plusieurs hypothèses compatibles expliquent la plus grande réussite des tweets présentant un média. La première est celle d’une mise en avant par l’algorithme de ces tweets. La seconde est celle d’une valorisation sociale des tweets répondant aux attendus du hashtag : publier une ou plusieurs images de soi. Une troisième est que les internautes interagissent globalement plus facilement face à un contenu contenant une image.
- 23 Le selfie miroir étant le terme couramment associé à ce genre de pratique. Bien qu’il ne s’agisse p (...)
- 24 Tweet du 10 juin 2019.
32L’observation qualitative précise le type d’images partagées. La majorité se compose de portraits authentiques de participantes. Par authentiques, nous entendons sans retouches apparentes et sans filtres, dépourvues d’aucune qualité professionnelle spécifique (dans la pose, la mise en scène, la résolution de l’image, etc.), bien que cette apparente authenticité soit toujours le résultat d’une mise en scène et d’une attente sociale au sein de la plateforme (Geers, op. cit.). Beaucoup sont des photos prises avec la caméra de face (1) ou face à un miroir (2) par la participante elle-même, au moyen d’un téléphone (on parle alors de selfie [1] ou de selfie miroir23 [2]). La prise et le partage de selfie s’inscrivent dans une pratique amateur populaire créant un lien de proximité entre l’auteur de l’image et son spectateur. Par ailleurs, le selfie dans un miroir, qui permet d’élargir le cadre de l’image à l’ensemble du corps pour ici en révéler la corpulence, réaffirme le caractère kinesthésique de l’acte (Frosh, 2022). Ce type de partage est le format attendu et incité par la créatrice du hashtag quand elle publie une photo d’elle en l’accompagnant de l’invite : « Toi aussi, montre que t’es à #Plusde70kgetsereine24 ». À ce titre, ces photos sont l’usage légitimé par la créatrice du hashtag. L’autre usage légitimé du hashtag est celui du soutien aux participantes : les autres discours (moqueurs ou insultants) sont tous critiqués (nous le verrons dans la prochaine partie). On parle ici d’usages légitimés en ce que ces tweets reçoivent des réactions d’approbation (likes, retweets) de la part de participantes grosses, et notamment de la créatrice, ainsi qu’aucune réponse relevant du rappel à l’ordre ou de la critique.
33En définissant un usage légitime, à la fois sur le plan du discours adopté par le tweet et sur celui du format, la créatrice du hashtag facilite sa circulation, celui-ci étant plus reconnaissable, cadré avec un objectif clair. Par ailleurs, on observe que ce sont bien les tweets remplissant ces conditions qui rencontrent la validation des internautes, ce dont témoignent le plus grand nombre de retweets, de likes et de réponses. De cette manière, les internautes confrontés au hashtag récompensent un certain usage, renforçant ainsi sa légitimité.
34La validation par les internautes spectateurs des tweets amène à une seconde observation, elle aussi appuyée par l’analyse quantitative. Si le hashtag est arrivé en « tendance » Twitter ou en « Top Tweet », c’est parce qu’il a généré beaucoup de tweets et de retweets en peu de temps. Or, les données à ma disposition m’ont permis de répondre aux questions « qui retweete qui ? » et « combien de fois ». Nous avons ainsi pu observer qu’un nombre relativement faible de comptes étaient à l’origine d’un nombre important de retweets. Ainsi, les quatre comptes ayant le plus retweeté, parmi lesquels figure celui de la créatrice, centralisent près de 400 retweets sur les 3 apparitions du hashtag. Si cela constitue une infime part du total de retweets (0,04 %), il s’agit tout de même d’une activité de partage intense. En effet, la majorité des retweeteurs du hashtag ne l’ont partagé qu’une ou deux fois.
35Sur la base de cette forte concentration de retweets lors des différentes vagues, nous avons souhaité construire et visualiser les réseaux de retweets des différents moments de #Plusde70kgetsereine.
Encadré 2 : Éléments de compréhension des graphes de réseau
La taille des nœuds (leur rayon) — c’est-à-dire les comptes ayant tweeté ou retweeté via le hashtag — dépend de leur degré intérieur (le nombre de retweets qu’ils ont obtenus). Les liens représentent l’existence d’un retweet entre deux comptes. Pour des raisons de lisibilité, il n’y a pas de flèche indiquant comment s’oriente le lien ni de noms associés aux nœuds.
Le calcul de modularité effectué abouti ici au découpage du corpus en sous-groupes colorés, lesquels mettent en lumière l’existence de communautés au sens statistique. La modularité rend compte d’une plus grande densité de liens au sein d’un groupe relativement à l’ensemble du graphe. Sur ce réseau, elle varie entre 0,6 et 0,8 en fonction des moments, ce qui indique un fort découpage en communautés.
La spatialisation, qui désigne la manière dont les nœuds sont placés, dépend d’un algorithme et peut varier en fonction du type de réseau que l’on cherche à représenter. Nous avons ici appliqué l’algorithme Force Atlas 2, qui permet d’affecter une force de répulsion à chaque nœud, les liens servant de « ressorts ». Les nœuds placés à côté sont donc liés directement par un retweet, tout comme leurs voisins (Jacomy, Heymann, Venturini et Bastian, 2014).
Figure 2. Juin 2019
Figure 3. Juillet 2020
Figure 4. Décembre 2020
- 25 « En argot Internet, un troll caractérise un individu cherchant l’attention par la création de ress (...)
36Comme le souligne Franck Ghitalla (2021) dans son ouvrage sur la cartographie d’information, la visualisation d’un réseau résume autant qu’elle produit de l’information. Ici, l’entraide communautaire incarnée par l’action de retweeter les participantes est matérialisée par une grande densité de liens, créant l’impression d’un paquet très dense de nœuds. Ici, le graphe rend visible et concrète par la visualisation la forme de solidarité permise par l’outil numérique (le retweet). On a donc un ensemble de comptes s’étant fortement retweetés mutuellement ou ayant retweeté les mêmes comptes. Si on analyse l’évolution chronologique du réseau du hashtag et qu’on y ajoute une observation plus qualitative des comptes, les trois « moments » peuvent être décrits comme suit. Dans la figure 2, on a une première occurrence du hashtag en juin 2019 circulant principalement entre des comptes favorables à la cause grosse, formant une communauté de participantes soudées se retweetant énormément, ce qui s’exprime par une forte concentration des nœuds, tous bleus. Ensuite, dans la figure 3, représentant le réseau de retweets en juillet 2020, on voit un élargissement de l’audience, plus de nœuds, qui renforce la base communautaire toujours présente et toujours très soudée. En effet, on observe au sein de cette base deux communautés (verte et bleue) qui, bien qu’elles soient très liées, sont distinctes, les nœuds verts étant de nouvelles participantes, plus éloignées de la base militante du hashtag. Enfin, cette deuxième séquence fait apparaître des comptes dissidents (en rose), très retweetés (avec un rayon important), ne présentant aucune interaction avec la communauté initiale, les comptes venant troller25 le hashtag. Enfin, en décembre 2020, sur la figure 4, on observe que la base est toujours active, mais qu’elle ne grandit pas ; en revanche, elle fait face à des trolls plus nombreux (plus de nœuds roses).
37La visualisation permet ici de rendre compte de la solidarité entre participantes et de la mise en distance des participations dissidentes par la (non)présence d’interactions numériques, matérialisées ici par le retweet.
38La visibilité numérique est ici produite par une forte activité de retweet portée par cette base communautaire constituée de comptes participant à chaque « moment » du hashtag. Cette « activité de retweet » intense n’arrive pas non plus complètement par hasard, comme on l’a vu : elle est tout d’abord insufflée par certaines participantes produisant elles-mêmes une grande quantité de partages. À cela s’ajoute une organisation en amont des moments du hashtag, relaté par sa créatrice, véritable instigatrice de ceux-ci :
- 26 Entretien avec E, 31 ans, 21 novembre 2021.
Ouais c’était des filles que j’ai rencontré sur Twitter pas forcément grâce au hashtag, mais des filles que je connaissais d’avant en fait et d’autres personnes qui m’ont suivi grâce au hashtag qui me disaient, « Ben alors, c’est quand qu’on fait une session ». Et je leur dis « Bon, ben écoutez si vous voulez dans 2 / 3 semaines, allez, on y va. Ça tombe en décembre si vous êtes prête, faisons-le »26.
39Le dernier moment est donc anticipé entre certaines participantes, les mêmes qui produisent une quantité importante de retweets afin d’assurer une base à la fois de soutien et de visibilité. Cette base est très visible par le graphe du réseau de retweets de chaque occurrence de #Plusde70kgetsereine. Cela révèle une connaissance assez fine de la part des participantes de ce qu’elles doivent faire sur le plan technique pour se rendre visibles par la plateforme, ce qui montre une maîtrise non seulement des enjeux politiques, mais également de l’enjeu algorithmique déjà observé dans le cas d’autres mobilisations politiques en ligne (Grison et Julliard, 2021 ; Mabi, op. cit.).
40Une autre activité est observable au sein du hashtag ; elle est typique des mouvements communautaires, notamment des espaces féministes (Quéré, op. cit.), à la fois permise et rendue indispensable par le dispositif. Il s’agit non seulement du travail affectif des participantes et de leurs alliées afin de se protéger de la violence grossophobe spécifiquement numérique, mais également des activités de soutien communautaire et d’encouragement destinées à tisser des liens entre elles.
41Avant d’évoquer les stratégies individuelles et collectives de protection mises en place par les participantes, il semble important de souligner que les hashtags #Plusde70kgetsereine et #Plus100kgetsereine ont donné lieu, à chacune de leurs apparitions, à un grand nombre de tweets grossophobes, insultants ou alarmistes sur les dangers d’un tel mouvement du point de vue de la santé publique, comme en rendent compte les nœuds roses dans les réseaux de retweets (voir ci-dessus) auteurs de moqueries et très populaires. Il s’agit d’une réaction observable dans toutes les prises de parole publique des militants anti-grossophobie ainsi que dans chaque action de mise en visibilité de corps gros (Carof, op. cit.). Aux tweets grossophobes publiés directement sur le hashtag s’ajoutent les moqueries des réponses aux participations et les insultes reçues en message privé.
- 27 Entretien avec E, 31 ans, 21 novembre 2021.
42Une bonne partie des participantes du hashtag sait que son tweet générera ces réactions et doit arbitrer entre le désir de publier et sa capacité à encaisser ces réactions. À ce propos, la créatrice parle d’une nécessaire « préparation psychologique27 » et m’explique en entretien pourquoi elle réfléchit à deux fois avant d’utiliser le hashtag :
- 28 Entretien avec E, 31 ans, 21 novembre 2021.
Ah, parce qu’en fait sur Twitter, je sais que si je commence à poster sur le hashtag y a forcément plein de meufs qui vont suivre derrière et ça va repartir et en fait je n’ai pas envie de subir du harcèlement, et j’ai pas non plus envie qu’elles [les autres participantes] subissent harcèlement, donc je préfère dire bon bah si on doit faire une session, voilà on se prépare et cetera. Préparez-vous psychologiquement parce qu’on va avoir plein de gens qui vont vous insulter, qui ne sont pas prêts à voir ça [leurs photos], euh voilà quoi. On se prépare avant de relancer le hashtag28.
- 29 Le terme protection est celui des participantes interrogées.
43Face à la violence qu’autorise le dispositif et qui constitue un moyen efficace et peu coûteux de les faire taire, nombre de participantes élaborent des stratégies de « protection29 » numériques. Le terme stratégies semble approprié en présence d’actions réfléchies, nées de l’expérience répétée du harcèlement et de la violence en ligne. Ces stratégies opèrent en amont et en aval des participations et procèdent d’une conception collective de la protection de la santé mentale des participantes. Tout comme les attaques dont elles protègent, ces stratégies sont intrinsèquement numériques et reposent entièrement sur le dispositif de la plateforme.
- 30 Échange de vocaux avec F, 22 ans, 23 février 2022.
- 31 Néanmoins, la modération de Twitter fonctionne selon des principes assez opaques et par moment dysf (...)
44Nombreuses sont celles qui optent pour des moyens de protection individuelle : rendre muet le tweet afin de ne plus recevoir les notifications de réactions ou bloquer la possibilité d’y répondre, restreindre son compte (« se mettre en privé ») en vue de limiter les interactions aux comptes suivis, « trier » régulièrement les abonnés pour supprimer les potentiels harceleurs : « Donc finalement la seule manière que j’ai de me protéger quand je me fais harceler c’est de me mettre en privé, et sinon je mute tous les tweets. Et aussi je fais le tri régulièrement de mes abonnés30. » Il est également possible de signaler un tweet ou une réponse comme insultante et/ou discriminante, de la masquer, de masquer tous les contenus provenant d’un compte ou de le bloquer. Le masquage, le blocage et le signalement sont trois actions aux effets croissants. Masquer n’a d’effet que pour celui qui masque, qui ne voit plus les contenus du compte masqué. Le blocage ajoute la possibilité d’empêcher le compte bloqué de voir les tweets de celui qui l’a bloqué et d’interagir avec eux, ce qui lui permet de couper le lien possible entre deux comptes. Le signalement, lui, indique à la plateforme que le compte pose un problème et peut aboutir à sa suppression ou à une suspension après examen des équipes de modération31. Il permet éventuellement de couper le contact d’un compte avec tout le réseau. Notons que le travail de signalement semble avoir porté ses fruits, car lors de l’enquête en ligne, un certain nombre de réponses avaient été supprimées ou suspendues par la plateforme. La seule indication laissant soupçonner un message malveillant était les réponses à ces réponses.
- 32 Entretien avec A, 32 ans, 18 janvier 2022.
45Le signalement est un outil qui fonctionne dès lors qu’il est coordonné, c’est-à-dire que plusieurs comptes signalent un même tweet / compte pour les mêmes raisons (Papaevangelou et Smyrnaios, 2020). Cette coordination est fréquemment utilisée pour « faire sauter32 » un compte. Il s’agit d’une méthode utilisée par de nombreuses communautés en ligne. Certaines participantes expliquent, par exemple, avoir fait appel à leurs abonnés pour signaler les réponses malveillantes, décentralisant ainsi le travail de modération de l’espace numérique :
Oui, j’ai subi du cyberharcèlement. Beaucoup d’insultes dans les mentions et aussi dans les DM33. […] J’ai signalé les commentaires les plus « graves » et demandé à mes abonnés qu’ils fassent pareil. […] Et c’est mes abonnés qui vont faire le boulot [signaler] parce que moi je n’ai pas la force de le faire. Je n’ai pas envie de me faire harceler donc voilà je bloque assez rapidement.
- 34 Il ne s’agit pas ici de critiquer l’usage des listes de blocage (block list) qui, comme on le compr (...)
46Plusieurs mentionnent une activité de signalement « à la chaine », s’ajoutant à celle du blocage, afin de cibler collectivement les harceleurs et d’invisibiliser leurs messages. Le blocage en amont des harceleurs potentiels épargne la « victime », qui ne voit aucun message négatif et peut même ignorer qu’elle est la cible d’insultes. Efficace, la protection conduit toutefois à enfermer les internautes dans des bulles de confirmation plus étanches encore que celles construites par les algorithmes34 :
- 35 Entretien avec L, 23 ans, 7 mars 2022.
L : Je bloque aussi [les comptes qui insultent d’autres filles] parce que je me dis que si cette si ces personnes-là sont sur le hashtag, ils cherchent probablement à venir insulter plusieurs personnes, je signale et je bloque. Et c’est une question de sécurité de me dire que au moins ce gars-là il ne pourra pas venir sur mon sur mon tweet à moi parce que je l’ai déjà bloqué35.
47Ainsi la protection individuelle se combine à une protection collective, car les participantes ont conscience d’être une cible parmi d’autres, réunies sous un même hashtag, et utilisent la caractéristique « groupée » des attaques pour s’en prémunir. Comme l’explique l’une d’elles, ce sont « souvent les mêmes ». Construire un répertoire de comptes préalablement bloqués permet de se prémunir des vagues de harcèlement ; cela est notamment rendu possible par les listes de blocages. Celles-ci étant partageables avec d’autres comptes, le travail de repérage et de blocage des harceleurs peut ainsi bénéficier à d’autres participantes et relève à ce titre d’une stratégie collective.
48À travers le blocage et le signalement, les militantes effectuent un véritable travail de modération et contribuent à l’auto-régulation de l’espace (Badouard, 2020). Par là, elles pallient les limites de la modération Twitter, activité qui tend à devenir partie intégrante du travail militant en ligne (Grison et Julliard, op. cit. ; Nakamura, 2015). Par ailleurs, ce travail suppose une connaissance et une maîtrise du dispositif. Il opère, de fait, une sélection entre celles qui sauront se protéger et les autres. Si plusieurs participantes citent les mêmes techniques de protection en entretien, je n’ai pas observé de contenus éducatifs à ce propos (du type conseils par l’intermédiaire des threads ou des tweets).
49Les recherches de Zeynep Tufekci sur l’utilisation des réseaux sociaux lors de mobilisations politiques décrivent les processus qui amènent certains militants à quitter l’espace en ligne à la suite de cyberharcèlement politique. Dans son essai sur les mobilisations féministes en ligne, auxquelles elle participe, Elvire Duvelle-Charles (2022) relate comment ces procédés agissent sur la santé mentale et physique des cyberféministes et comment ils peuvent l’altérer. En ce sens, les stratégies de protection sont une condition nécessaire du militantisme sur le réseau.
- 36 Tweet du 27 juillet 2020.
- 37 Tweet du 27 juillet 2020.
- 38 Tweet du 13 décembre 2020.
50À ces stratégies s’ajoute une dynamique de soutien communautaire actif incarné, d’une part, par un grand nombre de tweets complimentant et encourageant les participantes. Ces tweets les désignent comme des personnes « magnifiques36 », « sublimes37 », source d’admiration. Ils leur demandent de « continuer à [s’]assumer et à [s’]aimer38 ». D’autre part, ce soutien s’incarne dans les réponses des participations « légitimes » par de nombreux compliments ou par le fait de répondre aux insultes qu’elles reçoivent. Ce dernier point permet de désamorcer le sentiment d’isolement dû au cyberharcèlement et de montrer aux trolls qu’ils font face à une communauté soudée. En entretien, plusieurs sont fières de se positionner en protectrices :
- 39 Sœurs. Échange de vocaux avec F, 23 février 2022.
Bah du coup ensuite c’est parti un petit peu directement sur l’hashtag et tout derrière il y a eu énormément de harcèlement grossophobe, donc ben du coup. J’étais là pour défendre les sisters39.
- 40 Entretien avec E, 19 ans, 4 décembre 2021.
Ça m’est arrivé [de répondre aux insultes sous le tweet d’une autre participante]. Oui, je pense de répondre à quelques personnes comme ça pour défendre ou pour juste les insulter en retour. […] Je ne vais pas m’empêcher d’être méchante avec des gens comme ça et en général40.
51Ce soutien, qu’il soit défensif à l’égard des réponses considérées comme grossophobes ou positif (à l’égard des participantes), sert deux objectifs communautaires. Tout d’abord, il apporte une contradiction aux critiques, insultes et rappels à l’ordre en matière de santé en leur objectant que ces corps sont beaux, désirables et en bonne santé. Ensuite, il rend visible la solidarité entre militantes, participantes et alliées, en plus de marteler le désir politique de voir les corps gros montrés et célébrés dans les espaces médiatiques.
52Ce soutien cherche aussi à compenser les effets du cyberharcèlement en encourageant les participantes à continuer à se montrer, voire à noyer les messages insultants sous des commentaires positifs. L’existence de cyberviolences grossophobes permises par le dispositif numérique confirme le message des militantes : rendre visible le corps des femmes grosses relève d’une lutte à mener pour la visibilité. Or, l’émergence et la persistance du hashtag dans le temps semblent improbables sans cette solidarité intracommunautaire et les diverses stratégies de protection numérique s’attachant à rendre l’espace plus safe. En cela, on peut supposer que ce travail affectif de protection de soi et des autres est une condition nécessaire à l’existence et à la durée dans le temps de ce type de mouvement.
- 41 Voir à ce sujet le travail de thèse en cours de préparation d’Aude Lebrun, sous la direction Myriam (...)
53La double mise en visibilité opérée par les participantes au #Plusde70kgetsereine a pour objectif de remettre en question de manière directe les normes corporelles féminines en proposant d’autres représentations, et en cela de bousculer les normes et de mettre en évidence un enjeu historique des groupes minorés : la question de l’(in)visibilité médiatique et donc de la non-reconnaissance comme groupe social méritant des droits. Ce que #Plusde70kgetsereine confirme sur les mobilisations numériques des groupes minorés, c’est le nécessaire enchevêtrement du propos politique à la maîtrise des outils pour se faire voir et entendre. Ce qu’il nous apprend, c’est la manière dont les dispositifs peuvent être utilisés de manière collective et décentralisée, tantôt pour définir les cadres de ce qui est légitime et ce qui ne l’est pas, et en ce sens dessiner les contours du concernement, enjeu de plus en plus crucial des espaces militants et luttes politiques41, tantôt pour se prémunir de la cyberviolence réactionnaire que ces mouvements produisent. Sur ce dernier point, #Plusde70kgetsereine rencontre une résistance classique en raison de son audience, invectivant à un groupe minoré de rester invisible. En cela, cette recherche permet d’apporter de nouvelles considérations sur ce que cela coûte et implique de rendre visible l’invisible.
54Elle pourrait être approfondie par un travail ethnographique plus long auprès des participantes, afin de saisir comment s’entrecroisent la lutte contre la grossophobie et d’autres luttes sociales non seulement dans leurs activités numériques, mais également dans leur monde social physique. Par ailleurs, les entretiens réalisés ne nous ont pas permis d’établir ou non l’existence de liens forts entre les participantes, en dehors du hashtag, information qui aurait permis d’enrichir la lecture des réseaux de retweets par l’ajout d’une dimension qualitative. Il s’agit de pistes très riches appelant à de nouvelles recherches sur la question des mouvements sociaux en ligne et des groupes invisibilisés.
- 42 Voir à ce sujet Piquart (2022).
55Cette étude amène à une réflexion politique et démocratique à la suite du rachat de la plateforme Twitter par Elon Musk : l’évolution des possibilités en termes de modération et notamment la réduction des travailleurs spécialisés dans cette tâche42. Comme nous l’avons exposé au cours de ce texte, la lutte pour la visibilité au moyen et au sein de plateformes numériques nécessitant un travail collectif de modération à l’aide des outils du dispositif, la suppression de ceux-ci ou leur mauvais fonctionnement dans un objectif financier remettent en question la possibilité même d’occurrence et de maintien de cette parole.
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