3En tenant compte des stratégies économiques sous-jacentes à l’influence et des contraintes liées à la valorisation, l’enjeu est double. D’une part, il s’agit d’analyser la façon dont les rapports de minoration (rapports sociaux d’âge, de genre, race, classe ou validisme…) façonnent la production de contenus. D’autre part, il est question d’interroger le rôle des influenceur·euse·s dans la reconduction ou dans la remise en question des normes et catégories dominantes, tout en prenant acte des spécificités des plateformes numériques et des logiques algorithmiques qui les régissent. Ce faisant, nous interrogeons ici le processus de « plateformisation » (Bigot, Bouté, Collomb et Mabi, 2021), qui consiste à tisser ensemble des aspects économiques — comme l’exploitation des données personnelles —, des valeurs — en termes de partition du genre et de normes corporelles — et des facteurs matériels propres à la plateforme influençant la création des contenus.

6De nombreux travaux scientifiques, nous y reviendrons, s’appuient sur des recherches empiriques utilisant diverses méthodes d’enquête, dont les articles du présent numéro sont le reflet. Ces travaux ont démontré que l’activité d’influence était profondément ancrée dans des rapports de pouvoir et des phénomènes de hiérarchisation (voir Scharff dans ce dossier). En effet, l’influence aurait tendance à être perçue comme alignée avec le marketing et porteuse de valeurs néolibérales, tandis que le journalisme ou le militantisme seraient associés à des valeurs d’engagement plus humanistes et intellectualistes (ibid.). Certaines « causes » d’influence seraient donc perçues comme plus nobles que d’autres, ce qui laisse supposer que les rapports de pouvoir, constitutifs de ce champ, se manifestent de plusieurs façons : que ce soit dans la manière dont les individus se positionnent par rapport aux enjeux économiques — en s’assumant comme influenceur·euse (ou créateur·rice de contenus) valorisant un produit ou une marque, ou comme militant·e ou journaliste se distanciant de toute dimension économique dans sa démarche (cf. infra) —, dans les stratégies de positionnement adoptées face aux injonctions normatives, dans la façon dont ils et elles expriment leur identité, dans l’activité exercée, et dans les modalités d’appropriation des dispositifs sociotechniques et de leurs logiques socioéconomiques.

« Influenceur·euse » : marchandisation, féminisation et péjoration d’un statut critiqué

[les influenceur·euse·s sont] « des utilisateur·rice·s ordinaires d’Internet ayant acquis une audience relativement importante sur les blogues et réseaux sociaux et qui partagent leur vie personnelle et leur style de vie à partir de textes et d’images, interagissent avec leurs abonné·e·s en ligne et hors ligne, tirent des revenus de partenariats intégrés à leurs contenus et participent occasionnellement à des événements publics » (cité dans Scharff, op. cit.).

9Cependant, comme le souligne Christina Scharff dans le premier article de ce numéro, traduit en français par Hélène Bourdeloie, cette définition est souvent employée pour en souligner les limites. Scharff en démontre les insuffisances lorsqu’elle analyse, par exemple, les convergences entre le statut d’« activiste » et celui d’« influenceur·euse », un thème récurrent dans ce dossier, qui s’inscrit par ailleurs dans la continuité de nombreux travaux (Novoselova et Jenson, 2019 ; Brown, 2022 ; Navarro et Villegas-Simón, 2022 ; Semenzin, 2022 ; Dean, 2023).

10Pour nombre de ces recherches, il ne s’agit pas d’établir une définition normative des rôles et activités d’un·e influenceur·se. Il est plutôt question de privilégier une approche double. D’un côté, ces recherches s’attachent à interroger la notion d’« influenceur·euse » sur le plan théorique. De l’autre, elles adoptent une démarche pragmatique et empirique ayant pour objectif de comprendre comment les personnes qui s’exposent publiquement en ligne y déploient leurs activités, recherchent reconnaissance et visibilité, et se définissent ; une question d’autant plus saillante pour celles qui en font une source de revenus. Scharff s’interroge sur la manière dont les activistes féministes qu’elle a interrogées se positionnent et sur leur conception du militantisme et de l’influence. Quelles sont les motivations qui poussent des individus à s’exposer publiquement, à se mettre en scène et à chercher à influencer autrui, même sans se définir explicitement comme un·e influenceur·euse ? C’est la question soulevée ici par Alexandre Dubuis et Olivier Voirol lorsqu’ils cherchent à comprendre les raisons qui conduisent des personnes brûlées à s’exposer en ligne dans le but d’influencer, voire de changer le regard posé sur leurs corps marqués par des stigmates.

11L’auto-catégorisation ou assignation est donc centrale dans le domaine de l’influence car elle permet de mettre en lumière la réflexivité des sujets. Comment se définit-on ? Quelles représentations a-t-on de son activité et de celle des autres sur ces mêmes espaces numériques ? À quelle posture sociale renvoie telle ou telle modalité de l’exposition publique de soi dans ces espaces numériques ? À quelles « tensions normatives » et « contradictions pratiques » ces modalités d’exposition donnent-elles lieu, pour reprendre l’interrogation de Dubuis et Voirol au cœur de leur présente contribution ? Concernant les questions d’identification (comment se définit-on ? Pour quelles raisons ? Quels sont les enjeux autour du terme « influenceur·euse » ?), une tension majeure ressort particulièrement de ce numéro, liée à la dichotomie entre activisme marchand et non marchand en ligne. L’une des questions centrales de l’activisme en ligne aujourd’hui est la suivante : peut-on tirer des revenus de son engagement militant sur les plateformes sans compromettre son authenticité et sans « céder » à une logique capitaliste (voir, par exemple Jarrett, 2016) ? Comme se le demande Scharff (op. cit.) au cours de son enquête sur les conceptions d’un militantisme prétendu « pur » par des activistes féministes, toute activité rémunérée en ligne perd-elle nécessairement sa dimension morale ?

Enjeux de visibilité et de reconnaissance à l’ère du néolibéralisme et de la plateformisation

13La plupart des contributions de ce numéro analysent les pratiques en ligne observées à travers le prisme du néolibéralisme. Elles les associent à des dynamiques telles que la « promotion de soi », la « fabrique de soi », la « réalisation de soi », l’« accomplissement de soi », l’« entrepreneuriat de soi » ou l’« exploitation de soi », ainsi qu’à une quête de reconnaissance sociale.

14Si le néolibéralisme est généralement abordé selon un angle foucaldien, d’après lequel « les principes du marché s’étendent à tous les domaines de la vie » (Scharff, op. cit.), la chercheuse Wendy Brown en propose une vision plus enrichie. Pour cette dernière, le néolibéralisme ne se limite pas à une politique économique, mais constitue aussi « une rationalité gouvernementale qui dissémine les valeurs et les critères d’évaluation du marché dans toutes les sphères de l’existence et qui conçoit l’humain lui-même exclusivement comme homo œconomicus » (2018, p. 188). Évitant de réduire le néolibéralisme à une définition figée, Brown préfère le voir comme un ensemble de dynamiques marqué par « une grande variété de formulations discursives, de traductions politiques et de pratiques matérielles » (ibid., p. 20-21), et souligne sa tendance à « économiser » des domaines jusqu’alors régis par d’autres systèmes de valeurs. En tant qu’« ordre de la raison normative » (ibid., p. 33), le néolibéralisme participe, selon elle, à la production de sujets « entrepreneurialisés », soumis à la « diffusion et à la multiplication de la forme entreprise dans tout le corps social » (ibid., p. 35). Cette logique entrepreneuriale, qui se déploie dans de multiples sphères de la vie sociale, trouve une illustration particulièrement pertinente dans l’étude de Kelley Cotter (2019) sur les influenceur·euse·s Instagram. En effet, comme le souligne Kelley Cotter, loin d’être de simples outils de communication, les plateformes socionumériques intègrent pleinement cet « idéal entrepreneurial », assujettissant leurs utilisateurs et utilisatrices à des injonctions multiples qui s’exercent tant sur le plan économique (monétisation, performance…) que sur les plans subjectif, affectif et émotionnel (construction d’une identité de marque personnelle, gestion de l’image, quête de reconnaissance). Ces diverses injonctions contraignent les influenceur·euse·s et activistes à négocier avec les normes et valeurs promues par l’idéologie néolibérale, voire à s’en affranchir en revendiquant des normes alternatives.

15Dans cette veine, plusieurs contributions articulent ici les mécanismes associés au néolibéralisme à une lutte pour la visibilité médiatique, et in fine, pour la reconnaissance (Voirol, 2005 ; Honneth, 2004), qui animent les pratiques des influenceur·euse·s. Dans son analyse sur les femmes assignées grosses, Phoebé Pigenet souligne l’importance de cette visibilité : « la visibilité médiatique d’un groupe importe en ce qu’elle affirme son appartenance au monde social et politique ». Elle met cela en perspective avec le concept de lutte pour la reconnaissance, qui « avance qu’un groupe social ou un individu a besoin de se sentir reconnu par les autres pour construire son estime de soi ». À vrai dire, qu’il s’agisse des corps gros étudiés par cette dernière, des corps brûlés analysés par Dubuis et Voirol ou des corps trans abordés par Jordan Emery, les prises de parole et les mises en scène de soi sur les plateformes socionumériques se révèlent autant de luttes et de performances. En s’emparant des plateformes numériques, ces individus, qui s’adonnent parfois à un véritable travail (un « labour », selon Scharff et Pigenet), rendent visibles des expériences souvent marginalisées et les légitiment. Pour autant, l’idéal néolibéral de la réalisation de soi porté par ces plateformes conduirait à un paradoxe, que soulève notamment ici Emery. À la suite du travail d’Axel Honneth sur le « paradoxe de l’individuation » (2006), Emery montre en effet que si le capitalisme et le néolibéralisme offrent des conditions propices à l’individuation, ces systèmes n’en imposent pas moins des contraintes qui nuisent à l’authenticité et à la réalisation de soi. Emery écrit ainsi : « D’un côté, [la quête d’autonomie et de reconnaissance sociale] est perçue comme une libération des contraintes traditionnelles et une occasion de développer ses talents uniques. De l’autre, elle favorise l’auto-exploitation de soi et entraîne également une perte de contrôle sur son environnement en exacerbant la compétition sociale, ce qui impose de se conformer à des normes de réussite préétablies ». Dans cette optique, le présent dossier n’a pas vocation à questionner les pratiques de réalisation de soi et de quête de reconnaissance, mais plutôt à examiner les tensions et paradoxes qui émergent des discours recueillis, en tenant compte des contraintes et possibles offerts par les plateformes socionumériques. Ces dernières contraignent en effet leurs utilisateurs et utilisatrices (influenceur·euse·s ou abonné·e·s) à adopter des usages ou comportements parfois en contradiction avec leurs valeurs. Cette tension se manifeste notamment lorsque des individus utilisent ces plateformes, emblématiques du capitalisme numérique, pour promouvoir des idéaux anticapitalistes (Jarrett, 2016 ; Bourdeloie et Larochelle, 2024 ; Scharff dans ce dossier).

16Lesdites « plateformes » sont effectivement à la fois des dispositifs sociotechniques — autrement dit un ensemble hétérogène d’éléments (praxis, discours, savoirs, mesures, institutions, etc.) qui agissent sur les comportements et pensées des individus (Agamben, 2014) — et des agents d’intermédiation numériques, qui captent une part de la valeur générée par cette mise en relation tout en définissant les modalités de ces échanges et engagements. Porteuses de contraintes et de normes (Bigot, Bouté, Collomb et Mabi, op. cit. ; Bullich, 2021 ; Mattelart, 2020, 2021), les plateformes orientent les stratégies de visibilité (Bouquillion, 2020) de leurs usagers-contributeurs et usagères-contributrices. Ainsi, bien que les influenceur·euse·s contrôlent partiellement leurs contenus, ils et elles n’en dépendent pas moins d’une « écologie attentionnelle et énonciative », comme l’observent Dubuis et Voirol dans ce dossier. Cette écologie, composée « de contraintes de formats, de limitations des possibilités techniques [et] de configuration d’outils » (ibid.), incite les influenceur·euse·s à prendre en compte « l’architecture des dispositifs numériques et des logiques algorithmiques sous-jacentes qui configurent les modes d’exposition de soi sur la scène numérique » (ibid.). Dauphin corrobore d’ailleurs ici ce constat lorsqu’il explique que les influenceuses interrogées « cherchent à comprendre [les algorithmes de recommandation] » pour optimiser leur visibilité et leur audience.

19En ancrant les pratiques des influenceur·euse·s dans un contexte socioéconomique, les contributions de ce dossier dépassent en ce sens un certain imaginaire sociotechnique de l’opacité et de l’inintelligibilité, que Cotter (op. cit.) appelle « imaginaire algorithmique ». Selon Christin (2020), cet imaginaire peut masquer le rôle des algorithmes dans la reproduction de processus sociaux importants comme les discriminations et les rapports de minoration. L’étude des algorithmes et de leur interaction avec les pratiques des utilisateur·rice·s éclaire ainsi la manière dont ces plateformes participent à la fois de la reproduction, mais aussi de la contestation des normes sociales.

21C’est dans ce « jeu de la visibilité » (Cotter, op. cit.) que se cristallisent les tensions, dissonances et contradictions, inhérentes aux pratiques d’influence. Cette dynamique est sous-tendue par une interdépendance complexe entre influenceur·euse·s, contenus, audiences, plateformes et algorithmes, confirmant l’idée selon laquelle ces derniers structurent les comportements mais ne les déterminent pas de façon unilatérale (ibid.). Les contributions des influenceur·euse·s sont ainsi façonné·e·s par des dynamiques sociales multiples, influencées par des réseaux sociaux denses, des représentation et des normes de groupes (Christin, 2017 ; Goffman, 1975/1963).

Présentation des articles

22Le dossier s’ouvre avec l’article de Scharff « Serions-nous tous et toutes devenu·e·s des influenceur·euse·s ? Des activistes féministes discutent de la distinction entre activiste et influenceur·euse », traduit ici en français par Hélène Bourdeloie. Cet article nous a semblé majeur pour ce numéro, car il pose la question de l’influence à l’ère de l’économie numérique néolibérale. La force de cette contribution réside assurément dans sa dimension tant empirique que théorique. C’est en effet d’après une enquête conduite auprès de femmes s’identifiant comme des militantes féministes que l’auteure s’interroge sur la perception de l’influence et de l’activisme. L’influence est perçue comme une activité féminine et insignifiante, associée à des logiques de monétisation, quand l’activisme est conçu comme une pratique qui, dénuée de motivations lucratives, œuvre pour le changement social. Toutefois, l’auteure montre que cette distinction ne résiste pas à l’analyse dans le contexte de l’économie numérique néolibérale où les logiques marchandes et capitalistes imprègnent de plus en plus l’activisme en ligne. Par ailleurs, selon Scharff, de telles représentations ne sont pas sans conséquences politiques et idéologiques. En effet, d’une part, distinguer le statut d’influenceur·euse de celui d’activiste passe sous silence les enjeux pécuniaires et les principes néolibéraux qui influencent les formes contemporaines du féminisme en ligne (Novoselova et Jenson, 2019 ; Repo, 2020). D’autre part, en dénigrant les activités d’influence, fréquemment associées à des figures féminines, une telle distinction contribue à dévaloriser la féminité et à renforcer les normes de genre préexistantes. S’inspirant de divers travaux en études culturelles féministes (Kanai, 2020, 2021 ; McRobbie, 2020), Scharff observe ainsi que la perception de l’activisme comme une activité absolument politiquement engagée et dénuée de tout enjeu mercantile renvoie en réalité à un fantasme (mot qu’elle n’utilise pas) ou idéal de perfection, qui fait écho à celui qui caractérise les cultures du féminin ainsi que les savoirs féministes en ligne (ibid.). Or ces cultures valorisent des idéaux de perfection qui, empreints de biais de genre et de classe, pèsent sur la gent féminine et tendent à perpétuer des formes exclusives de féminité. En raison des exclusions racialistes et de classe qu’elle implique, la perfection féminine nécessite donc une critique féministe. Ce faisant, Scharff montre comment de tels présupposés peuvent avoir pour effet de réitérer, plutôt que de contester, des constructions exclusives et clivantes de la féminité. Elle dénonce l’hybridation complexe du militantisme féministe dans un environnement numérique où s’entremêlent logiques politiques et commerciales, affecté par une rationalité néolibérale qui imprègne tous les aspects de l’existence, qu’ils soient économiques, affectifs ou et subjectifs.

23L’interrogation de l’influence se poursuit avec l’article de Dubuis et Voirol. Dans leur travail intitulé « La quête d’influence entre délibération, reconnaissance et valorisation », ils mettent au jour l’émergence de nouvelles catégories d’« influenceur·euse·s » qui exposent leur corps, atypique, car porteurs de stigmates de brûlures corporelles. Il s’agit d’analyser comment ces sujets ayant subi des mutilations corporelles par le feu présentent leur expérience sur des scènes publiques variées, comme les médias traditionnels et les réseaux sociaux, et ce que cette exposition dit des normes d’apparence et de la visibilité des corps inhabituels. Les auteurs montrent que les apparences transformées par les brûlures ne relèvent pas uniquement de la convalescence physique, mais impliquent également une guérison sociale qui repose notamment sur des modalités d’apparition et d’engagement dans l’espace public, en particulier sur les plateformes socionumériques. Dubuis et Voirol proposent ici une typologie des postures d’engagement, identifiant trois modalités principales : la délibération épistémique, qui vise à informer et à éduquer le public sur les réalités des brûlures et à le sensibiliser ; la reconnaissance morale, qui invite à une compréhension empathique et affective des personnes brûlées et à l’obtention d’une validation du « public », et enfin la valorisation stratégique, qui cherche à optimiser l’influence en jouant sur la visibilité et l’esthétique sur les réseaux sociaux, avec pour objectif de promouvoir une image héroïque de résilience et de dépassement de soi. L’étude montre que ces postures ne cohabitent pas toujours harmonieusement et peuvent engendrer des tensions normatives et pratiques. Par exemple, la quête de valorisation sur les réseaux sociaux, notamment lorsqu’elle est modelée par des logiques de profit, peut parfois entrer en conflit avec la nécessité d’une reconnaissance authentique ou d’une compréhension approfondie de l’épreuve de la brûlure. C’est donc bien l’enjeu de la marchandisation de corps stigmatisés et la reconduction, in fine, d’une forme d’invisibilité qui est posé en filigrane dans cet article. Malgré leur prétendue ouverture à la diversité, les cultures numériques de valorisation engendreraient paradoxalement une nouvelle norme d’apparence contraignante. Elles seraient à l’origine d’une dynamique réintroduisant subtilement des critères esthétiques normatifs, promouvant une image « fit » alignée sur l’idéologie néolibérale de résilience et d’auto-reconstruction. Cependant, selon les auteurs, en favorisant une visibilité marketing au détriment d’une compréhension profonde du handicap, les réseaux socionumériques risquent d’entraver le développement d’une véritable culture de reconnaissance et d’empathie envers le handicap. Plus encore, cette tendance pourrait engendrer une nouvelle forme d’invisibilité pour celles et ceux qui ne correspondent pas à ces récits héroïques de valorisation, instituant ainsi un « validisme marchand » qui marginaliserait encore davantage les expériences ordinaires du handicap, reconduisant les normes qui légitiment les corps visibles et jugés dignes d’être exposés (c’est nous qui ajoutons et interprétons).

24L’article de Pigenet prolonge l’analyse des enjeux liés à la visibilité des corps minorés, notamment des corps « gros » dans l’espace numérique, en s’intéressant au rôle des influenceuses dans les mouvements body positives (certain·e·s utilisent l’adjectif body positiviste) et féministe. D’après une enquête qualitative sur le hashtag « #Plusde70kgetSereine » et une analyse computationnelle d’un ensemble de tweets afférents, l’auteure cherche à saisir les dynamiques de l’action militante sur Twitter (X) et les mécanismes de visibilité qui visent à remettre en cause les normes traditionnelles de minceur et à dénoncer la grossophobie. À l’instar de Dubuis et Voirol, Pigenet met au jour les contraintes sociotechniques et culturelles auxquelles font face les influenceuses, s’agissant notamment des tensions entre l’authenticité de leurs messages, et les attentes de leur public. Elle montre que la problématique de la visibilité se manifeste ici à deux niveaux : d’une part, dans le dispositif numérique lui-même, dans la mesure où les algorithmes et leurs logiques inscrites au sein d’une économie de l’attention façonnent la hiérarchisation et la diffusion des contenus (Cardon, 2015) et, d’autre part, dans la cause défendue — contester les normes corporelles dominantes — qui réside dans la volonté de rendre visibles les corps de femmes grosses, traditionnellement marginalisés dans l’espace public. L’auteure s’appuie en particulier sur le travail d’Honneth (2004), approfondi par Voirol (op. cit.), pour montrer que la quête de visibilité s’inscrit dans le cadre plus large d’une lutte pour la reconnaissance et que, dans cette perspective, la visibilité médiatique est un vecteur essentiel d’affirmation de l’appartenance au monde social et politique, alors que l’invisibilité peut conduire à une forme de déshumanisation et d’exclusion de la citoyenneté (ibid.). Dans ce contexte, le hashtag « #Plusde70kgetsereine » s’inscrit dans la continuité historique des luttes pour la visibilité des corps gros, transposant dans l’espace numérique de Twitter des combats menés auparavant dans les sphères publique, artistique et médiatique. En utilisant ce hashtag, les participantes mènent une action militante spécifique, adaptée à leur situation de minorité et aux particularités des réseaux sociaux, cherchant à remettre en cause les normes corporelles dominantes et à affirmer leur existence.

26Enfin, Emery poursuit cette réflexion sur les ambivalences et dissonances que pose la visibilité des personnes marginalisées dans un contexte d’économie numérique néolibérale. Intitulé « Dé/faire les corporéités queer en contexte néolibéral : étude de cas avec Guma Joana et Amem Yhra », son article s’intéresse à la manière dont les corps queer, perçus comme en dehors des normes, sont exposés et valorisés dans des contextes de marchandisation et de médiatisation. Son approche en anthropologie visuelle révèle les tensions entre la quête de reconnaissance, les contraintes économiques et l’idéologie néolibérale. Elle met en lumière certains paradoxes au fondement des logiques d’action de ces artistes, subvertissant les normes corporelles instituées tout en se conformant à des exigences de marché. Cette recherche souligne ainsi la précarité de l’estime sociale pour ces artistes queer, et questionne la capacité réelle des plateformes d’expression de soi, en l’occurrence ici d’une plateforme marchande comme Instagram, à transformer les conditions d’existence des individus minorés.