1L’étude des pratiques informationnelles et de leur lien avec la vie sociale fait partie des interrogations majeures ayant animé aussi bien la science politique, les sciences de l’information et de la communication que la sociologie des médias. D’abord construites autour de la question de l’influence des médias de masse sur les choix électoraux des individus (Katz et Lazersfeld, 2008/1955), les études sur les pratiques d’information ont par la suite suivi deux perspectives. La première avait pour but d’isoler les déterminants sociaux dans les pratiques médiatiques et leurs variations. La seconde cherchait quant à elle à isoler les déterminants politiques de ces mêmes pratiques (Jerit, Barabas et Bolsen, 2006), mais elle reste, à ce jour, beaucoup moins fouillée par la littérature académique.

2À partir des années 2000, la diffusion rapide des premiers services Internet et la migration des médias traditionnels vers les supports numériques ont cependant profondément réorienté le champ de ces études. L’interrogation principale s’est alors centrée sur la montée en puissance des usages des médias numériques, sur les stratégies de résistance des médias de masse traditionnels, en particulier de la télévision (Dejean, Lumeau, Peltier et Petters, 2021), ainsi que sur la polarisation possiblement imputable à ces pratiques (Iyengar et Hahn, 2009).

3Notre étude tente de concilier plusieurs de ces questionnements en les limitant à la réception des informations politiques en contexte électoral. Elle s’intéresse plus précisément aux différents types de médias utilisés par les individus pour s’informer politiquement durant l’élection présidentielle française de 2022 en fonction de leurs caractéristiques sociales et de leur positionnement politique. La question centrale que nous posons est par conséquent celle de l’articulation, de la complémentarité ou de la substitution (Althaus et Tewksbury, 2000) entre les médias de masse et les dispositifs médiatiques numériques dans la consommation de l’actualité politique en fonction des caractéristiques sociales et des positionnements politiques des publics. L’objectif consiste notamment à déterminer s’il existe une segmentation de l’audience de l’information politique en contexte électoral avec un éventuel surinvestissement de certains médias par certains publics. Cela revient donc à examiner la question de la polarisation (Jacobson, 2016) dans le contexte français à partir du point de vue des consommateurs de médias et non plus des producteurs (Cointet, Cardon, Mogoutov, Goghe, Plique et Ramacio Morales, 2021). Nous pouvons par exemple penser aux réseaux sociaux numériques (RSN) et au fait que l’exposition, volontaire ou non, aux informations politiques véhiculées par ces supports d’information reste vraisemblablement plutôt une pratique propre aux plus jeunes. Notre intention est alors de fouiller ces usages en essayant d’identifier si ces pratiques varient selon les différentes caractéristiques sociales ou politiques des publics médiatiques.

4Cette analyse sociologique des publics de l’information politique a en outre vocation à mettre en évidence des reconfigurations plus profondes du paysage médiatique. Depuis l’avènement des médias de masse à la fin du xix^e siècle, la littérature a en effet montré qu’ils ont progressivement construit leurs publics selon deux logiques complémentaires, l’une centripète et l’autre centrifuge. D’un côté, certains médias, comme la télévision et la radio, ont été investis par les professionnels de l’information pour fédérer une audience rassemblant l’ensemble des personnes de leur aire de diffusion. La « télévision cérémonielle » théorisée par Dayan et Katz (1996) ou, plus prosaïquement, la grand-messe du journal télévisé (JT) de 20 heures en étaient les symboles les plus connus. D’un autre côté, on trouve des médias de niche. D’abord issus de la presse écrite, ils se sont diversifiés au fil des innovations techniques qui sont venues enrichir le paysage médiatique. Ces médias ciblent des publics plus spécialisés, caractérisés par leur âge, leur genre, leur profession, leurs convictions politiques ou leurs centres d’intérêt (Charon, 2008). Ils ont favorisé une segmentation progressive de l’audience de l’information politique en la fragmentant en divers publics spécifiques.

5Dans le cadre de cet article, nous chercherons à répondre à un questionnement liant la segmentation des publics de l’information politique et le support médiatique utilisé. Nous tenterons donc de savoir si certaines catégories de population, caractérisées sociologiquement et politiquement, consomment l’information politique sur des supports particuliers. Cela permet de reposer la question de la polarisation non plus seulement en fonction de la ligne éditoriale du média, mais aussi de son dispositif de diffusion, plus ou moins adapté aux manières de vivre et de s’informer de certains groupes sociaux, plus ou moins adopté par ces groupes, mais aussi plus ou moins investi par des lignes éditoriales particulières y ayant trouvé un moyen de s’exprimer. Il ne s’agit pas de revenir à un quelconque déterminisme technologique, mais simplement d’examiner si des logiques de polarisation se construisent à partir des caractéristiques sociologiques et des pratiques médiatiques des publics.

6En fonction des résultats, nous pourrons donc émettre des hypothèses quant aux interactions entre les mécaniques sociales et les logiques éditoriales du système médiatique français contemporain.

De la nécessité d’analyser la consommation des informations politiques à l’intersection des supports traditionnels et des « nouveaux » dispositifs numériques

7L’élection présidentielle de 2022 s’est déroulée dans un contexte social singulier qui a profondément imprégné les pratiques d’information politique. La crise de la COVID-19 et les divers impératifs de distanciation sociale qui en ont découlé ont contribué à changer les habitudes de consommation de l’information (Figeac, Favre, Bideau, Rives, Béliard et Joubert, 2022 ; Neihouser, Haute, Sandri et Von Nostitz, 2022). Certaines études ont montré que cette période de forte incertitude a renforcé le rôle des médias traditionnels, en particulier de la télévision (Casero-Ripollés, 2020). Pour d’autres, ce renouveau des pratiques informationnelles semble avoir été de pair avec une accélération de la transformation de l’espace public numérique et s’être traduit par la réaffirmation de la centralité d’Internet dans les pratiques d’information (Smyrnaios, 2020). Nous savons par ailleurs que l’espace numérique possède des caractéristiques sociotechniques et économiques propres. On peut notamment penser au travail de hiérarchisation et de cadrage des faits politiques ou encore au mode de diffusion de nouvelles qui diffère sensiblement de ceux à l’œuvre dans les médias plus traditionnels, en raison notamment de la nature fragmentée et transnationale de l’espace numérique (Miège, 2010).

9Cet enjeu scientifique nous paraît d’autant plus actuel qu’il existe aujourd’hui peu de travaux globaux sur les pratiques informationnelles en France (à l’exception notable d’un ouvrage de Rémy Rieffel [2019]). Ces travaux datent souvent d’une dizaine d’années et ne prennent pas réellement en compte les effets des RSN sur les pratiques d’information politique des Français (Granjon et Le Foulgoc, 2010 ; Jouët, Vedel et Comby, 2011). Ou alors, ils appréhendent Internet comme un tout, comme un seul et même média susceptible d’être comparé à la télévision ou à la radio (Le Hay, Vedel et Chanvril, 2011). Certaines recherches sont certes plus récentes, mais elles tendent à séparer les études qui traitent des pratiques informationnelles sur les médias d’information journalistique (Dejean, Lumeau, Peltier et Petters, op. cit.) de celles qui analysent ces pratiques sur les RSN (Le Caroff, 2015 ; Mercier et Pignard-Cheynel, 2018). Quand les études incluent ces réseaux à la diversité des supports d’information, elles se focalisent bien souvent sur des publics particuliers tels que les classes supérieures (Comby, Devillard, Dolez et Rieffel, 2011), les classes populaires (Nobilet et Ihadjadene, 2019) ou les jeunes (Boyadjian, 2020). En contrepoint des partis pris de ces choix scientifiques, il nous paraît dès lors important de proposer une analyse plus générale des pratiques informationnelles afin de rendre compte de l’hybridation du système médiatique actuel (Chadwick, 2017) et de la multiplication des usages informationnels et politiques des médias sociaux (Neihouser, Haute, Von Nostitz et Sandri, 2022) tout en nous focalisant sur l’information politique en contexte électoral (Neihouser, Haute, Sandri et Von Nostitz, op. cit.).

Présentation de la méthode et de l’échantillon

10Pour étudier les pratiques d’information durant la campagne présidentielle de 2022, nous avons diffusé un questionnaire, pour une part en ligne et pour l’autre dans divers espaces publics physiques de Paris et de Toulouse entre janvier et avril 2022. Le tableau 1 présente les caractéristiques sociales des 1 358 répondants. Les femmes sont un peu surreprésentées, les 18-24 ans et les diplômés du supérieur le sont davantage. Ces enquêtés vivent en outre plus souvent dans des villes de moins de 5 000 habitants que le reste de la population française.

11La représentativité de cet échantillon soulève donc une limite tant du point de vue de l’âge des répondants que de leurs professions, dans la mesure où il contient peu d’ouvriers. Ces biais sont imputables aux réseaux que nous avons utilisés pour diffuser le questionnaire (diffusion par réseau relationnel des enseignants et des étudiants et espace public dans les métropoles), mais aussi à la méfiance, au désintérêt, voire au mépris que certaines catégories de la population expriment, pour des raisons qu’il ne nous appartient pas de juger, à l’encontre des enquêtes sociologiques en général et des sondages d’opinion en particulier. Ces limites contribuent à expliquer pourquoi certains de nos traitements statistiques seront basés sur le niveau d’études des personnes, et non sur leurs professions. Le niveau d’études reste en effet un indicateur robuste pour positionner les personnes dans l’espace social quand il n’est pas possible de le faire en prenant appui sur les professions.

12Pour positionner les répondants sur l’échiquier politique, nous leur avons demandé de préciser, sur une échelle allant de 0 à 6, leur degré d’accord ou de désaccord avec les principaux candidats. Cette méthode est particulièrement pertinente pour contourner un problème récurrent en sociologie politique : la sous-déclaration par les personnes d’un positionnement extrême de leurs opinions politiques. Les répondants éprouvent en effet de sérieuses réticences lorsqu’il s’agit de déclarer leur positionnement politique à l’extrême droite de l’échiquier politique par exemple, mais ils sont bien plus disposés à préciser leur totale adhésion aux idées défendues par les candidats de ces partis. Dans cette enquête, nous avons donc positionné à l’extrême droite tous les répondants qui ont déclaré être tout à fait d’accord avec les idées défendues par Marie Le Pen et Éric Zemmour (6,5 % ; voir tableau 1). Nous avons fait de même avec les autres tendances politiques : en référençant à droite les personnes tout à fait d’accord avec Valérie Pécresse, au centre celles en phase avec les idées d’Emmanuel Macron, etc. Comme le tableau 1 le montre, la représentativité de cet échantillon soulève donc une autre limite, liée cette fois-ci aux positionnements politiques des personnes. Les spécificités de l’échantillon expliquent en grande partie pourquoi les positionnements politiques des répondants se démarquent sensiblement de la répartition générale des votes lors du premier tour de l’élection présidentielle de 2022. Il est en effet possible de lier la surreprésentation des diplômés répondants à la surreprésentation des sympathisants des mouvements politiques positionnés à gauche de l’échiquier politique ainsi qu’à la nette sous-représentation des personnes ayant déclaré une sensibilité d’extrême droite. Nous avons cependant pris la décision de conserver les données telles quelles et de les présenter en l’état sans procéder à des corrections d’échantillon, véritables boîtes noires utilisées par les principaux instituts de mesure de l’opinion, qui ne permettent pas de se rendre compte de la réalité des réponses données, même si celles-ci ne sont pas toujours sincères.

13Afin de mesurer ces problèmes d’échantillonnage, nous avons contrôlé nos résultats, présentés dans cet article sous la forme de tableaux de contingence, à l’aide de modèles statistiques. Malgré ces différents contrôles, nous resterons cependant prudents quant à la généralisation de nos observations et nous préciserons souvent que nos résultats sont à rapporter à notre échantillon et à considérer comme des hypothèses qu’il faut continuer de vérifier.

Tableau 1. Distribution des effectifs de répondants selon leurs caractéristiques sociales et politiques

		Effectifs	Population française
Genre	Homme	42,34 %	47,5 %
	Femme	57,66 %	52,5 %
Âge*	De 18 à 24 ans	37,92 %	8,3 %
	De 25 à 34 ans	15,76 %	11,4 %
	De 35 à 49 ans	19,37 %	18,8 %
	De 50 à 64 ans	16,94 %	19,2 %
	≥ 65 ans	10,01 %	21 %
Niveau d’études	≤ Bac	30,34 %	59,1 %
	Bac + 1 à + 3	26,51 %	-
	> Bac + 3	43,15 %	-
Situation matrimoniale	Seul	37,92 %	30,7 %
	En couple	62,08 %	69,3 %
Taille du lieu de résidence**	Plus de 100 000 habitants	46,76 %	59,5 %
	De 20 000 à 99 999 habitants	18,04 %	17,8 %
	De 5 000 à 19 999 habitants	13,4 %	14,4 %
	Moins de 5 000 habitants	21,8 %	8,4 %
Position politique***	Gauches radicales****	42,8 %	25,56 %
	Gauches*****	31,4 %	6,38 %
	Centre	15,8 %	30,97 %
	Droite	3,5 %	4,78 %
	Extrêmes droites	6,5 %	32,28 %
Effectif total		1 358	-

* Les données sur la population française ont été produites par l’Insee fin 2021. Voir https://www.insee.fr/​fr/​statistiques/​2381474#figure1_radio2.
** Les données sur la population française ont été produites par l’Insee, recensement de la population 2017, composition communale des unités urbaines 2020. Voir https://www.insee.fr/​fr/​statistiques/​5039853?sommaire=5040030.
*** Les données sur la population française sont basées sur la part des votes exprimés lors du premier tour de l’élection présidentielle de 2022. Voirhttps://www.resultats-elections.interieur.gouv.fr/​presidentielle-2022/​FE.html.
**** Ces scores agrègent les résultats de Nathalie Arthaud (LO), Jean-Luc Mélenchon (LFI), Philippe Poutou (NPA) et Fabien Roussel (PCF).
***** Ces scores agrègent les résultats d’Anne Hidalgo (PS) et Yannick Jadot (EELV).

14Même si le tableau 1 ne présente pas tous les effectifs des variables traitées dans cette enquête, il convient de préciser qu’une des originalités de ce travail est d’analyser les pratiques d’information des personnes durant la campagne de 2022 à partir d’une très grande diversité de variables explicatives. Pour réduire la taille des analyses finales et solidifier les résultats, nous avons cependant été amenés à écarter plusieurs variables comme la profession des personnes, leur situation parentale, leurs croyances et leurs pratiques religieuses ou encore divers indicateurs de leur degré d’engagement politique. Les pourcentages présentés dans les tableaux figurant dans la suite de cet article ne contiennent donc que les variables significatives (par ailleurs testées grâce à des modèles de régressions logistiques binomiales) : le genre, l’âge, le niveau d’études, la taille du lieu de résidence, le positionnement politique, la participation politique (le fait d’avoir voté en 2017 et la fréquence de la participation à des manifestations). D’autres variables explicatives permettent de traiter les effets liés aux usages des différents supports d’information ou des RSN.

15Ces données permettent d’expliquer l’importance des différents médias dans la recherche d’informations liées à l’actualité politique durant la campagne présidentielle de 2022. Parmi ces médias, nous avons isolé les médias audiovisuels (la télévision généraliste à travers le JT et les chaînes d’information en continu), les émissions de radio diffusant des actualités politiques et la presse écrite (la presse nationale, la presse régionale, les sites Web des pure players). Nous avons enfin pris en compte les RSN. Comme nous savons qu’il existe des profils d’utilisateurs et des logiques d’usages propres à chaque réseau numérique (Bossetta, 2018), nous avons cherché à dissocier les usages politiques des principales plateformes utilisées en France en 2022 : Facebook, Instagram, Twitter et YouTube. Pour la télévision généraliste, nous avons interrogé les enquêtés sur leur visionnage du JT. En effet, nous avons considéré que, du fait de son importance historique dans la structuration des pratiques informationnelles des Français, la consommation du JT représentait une forme médiatique bien identifiable structurant les pratiques d’information politique au sein des médias de masse. Nous avons ainsi bien conscience de l’hétérogénéité des pratiques informationnelles questionnées (Facebook contre JT), mais celles-ci correspondent aux catégories d’usages notées lors d’entretiens exploratoires et à l’importance du JT dans la littérature scientifique. Nous avons également fait le choix d’ignorer les lignes éditoriales des différents médias pour les considérer comme des blocs, seule solution permettant de déceler si des pratiques socialement et politiquement différenciées existent en fonction des types de médias.

Résultats

16Nos résultats s’articulent autour de deux axes. Tout d’abord, nous nous intéressons aux pratiques d’information politique en fonction des caractéristiques sociales des répondants. La question centrale concerne alors la place des médias de masse dans l’information politique, et singulièrement du JT, par rapport à celle de médias relativement nouveaux (les chaînes d’information continue) et à celle des différents RSN. Voit-on des profils de consommateurs d’information politique se dégager ? Selon quelles logiques ? Quelle est la place des moyens d’information politique traditionnels (JT, radio, presse écrite) dans cette structuration ?

17La méthode consiste à évaluer dans quelle mesure la consommation des différents médias d’information est liée à certaines caractéristiques sociales des personnes (leur âge, leur genre, leur niveau d’études, etc.).

18Ensuite, nous considérons les pratiques d’information politique en fonction des positionnements politiques des personnes afin d’évaluer si des différences apparaissent entre celles et ceux qui sont d’accord avec des candidats que nous situons à droite ou à gauche de l’échiquier politique. Nos résultats contribueront alors à déterminer si les types de médias, notamment les médias dits traditionnels et les médias dits numériques, sont segmentants aujourd’hui et constituent des facteurs différenciant les modes de consommation des informations politiques.

La segmentation des publics de l’information politique selon leurs caractéristiques sociales

19Après une présentation rapide de la complémentarité de ces médias (tableau 2) dans les pratiques d’information politique durant la campagne présidentielle de 2022, nous présentons dans cette partie les profils des personnes en fonction des supports qu’elles ont utilisés pour s’informer politiquement.

20Comme les personnes s’informent rarement sur l’actualité politique par l’intermédiaire d’un seul média, il est intéressant dans un premier temps de mieux cerner la complémentarité des sources d’information (voir tableau 2). Il apparaît ainsi que les personnes associent bien souvent l’écoute d’émissions de radio à leur usage des autres sources, notamment la lecture de la presse écrite (presse quotidienne nationale et presse quotidienne régionale). Il apparaît ensuite une forte complémentarité entre les JT et les chaînes d’information en continu. À l’opposé, les pure players, les RSN et la presse quotidienne régionale semblent plus éloignés des autres médias, bien que les pure players restent associés à la presse quotidienne nationale et aux RSN. Deux pôles de médias semblent ainsi se détacher dans les pratiques de consommation d’information politique : alors que certains préfèrent consommer cette information à la télévision et à la radio, les médias de masse dominant la seconde partie du xx^e siècle, d’autres conjuguent plutôt les pure players et les RSN (voire la presse quotidienne nationale) pour s’informer.

Tableau 2. Complémentarité des sources d’information pour s’informer sur l’actualité politique liée à la campagne présidentielle de 2022

	JT*	CIC	Radio	PQN	PQR	Pure player	RSN
JT	-	54,61 %	53,51 %	40,04 %	28,97 %	30,26 %	8,80 %
CIC	69,32 %	-	53,86 %	45,43 %	29,51 %	29,51 %	12,00 %
Radio	46,10 %	36,57 %	-	52,46 %	24,96 %	37,39 %	9,00 %
PQN	37,03 %	33,16 %	56,41 %	-	32,99 %	52,14 %	12,00 %
PQR	59,25 %	47,55 %	59,25 %	72,82 %	-	47,55 %	13,00 %
Pure player	29,55 %	31,17 %	42,34 %	50,00 %	26,00 %	-	19,00 %
RSN	34,00 %	35,80 %	40,00 %	50,00 %	26,00 %	74,00 %	-

* JT = Journaux télévisés ; CIC = Chaînes d’information en continu PQN = Presse quotidienne nationale ; PQR = Presse quotidienne régionale ; RSN = Réseaux sociaux numériques.
Lecture : 54,61 % des personnes ayant déclaré s’informer fréquemment à partir des JT durant la campagne présidentielle de 2022 s’informent également fréquemment à partir des chaînes d’information en continu.

21Pour approfondir ces premières observations, il est intéressant d’évaluer si les pratiques informationnelles varient selon les caractéristiques sociales des personnes. Des différences assez fortes apparaissent tout d’abord quant à la consommation de certains médias en fonction du genre (voir tableau 3). Mais on peut noter, comme attendu, que le JT demeure une pratique non discriminante en fonction du sexe. On peut en déduire que sa consommation est toujours collective au sein du foyer et qu’elle ne se construit pas comme une pratique individuelle comme celle de tous les autres médias de l’échantillon. La surreprésentation de la consommation masculine de l’actualité politique dans tous les médias, sauf les RSN, correspond à la surconsommation en général de l’actualité politique par les hommes. Si l’on observe les résultats de l’enquête d’Amandine Louguet (2023), « S’informer à l’heure du numérique », la consommation d’information politique est supérieure de 12 points chez les hommes par rapport à celle des femmes (73 % des hommes déclarent cette pratique contre 61 % des femmes). Dans ce contexte, le résultat remarquable pour notre population enquêtée est le pourcentage plus élevé de femmes que d’hommes déclarant consommer de l’information politique sur les RSN (49,3 % contre 46,3 %). Ce résultat corrobore certaines études sur l’utilisation d’Instagram et de Snapchat à des fins politiques par les femmes de milieux populaires en contexte électoral (Neihouser et Haute, 2023) et il apporte une première vision d’un effet discriminant du genre sur le type de média utilisé. Les RSN en général, puisqu’à ce stade nous ne pouvons pas les différencier, sont donc le moyen le plus fréquemment utilisé par les femmes de notre échantillon pour s’informer sur l’actualité politique, alors qu’il s’agit de la radio pour les hommes. Ce bouleversement dans la hiérarchie entre médias de masse traditionnels et nouveaux médias est un élément tout à fait important, même si l’enquête ne dit pas quels types de contenu sont consultés sur ces RSN.

Tableau 3. Fréquence d’usage des différents médias pour s’informer sur l’actualité politique selon le genre

	JT*	CIC	Radio	PQN	PQR	Pure player	RSN
Femme	39,7 %	27,6 %	42,9 %	40,6 %	17,9 %	37,5 %	49,3 %
Homme	40,2 %	36,7 %	51,0 %	46,4 %	21,7 %	45,4 %	46,3 %

* 39,7 % des femmes ont déclaré s’informer fréquemment sur l’actualité politique liée à la campagne présidentielle de 2022 en regardant des JT.

22L’âge est également un facteur particulièrement important, comme attendu, quant au type de média utilisé pour consommer de l’information politique (voir tableau 4). En effet, la fréquence d’usage des médias de masse traditionnels pour s’informer sur l’actualité politique augmente sensiblement avec l’âge (pour atteindre 80,1 % pour le JT chez les plus de 64 ans) et diminue pour les médias en ligne (de près de 69,9 % pour les RSN chez les 18-24 ans à 16,9 % chez les plus de 64 ans). Même s’il s’agit de déclaratif et que l’on peut supposer que les plus âgés sont plus réceptifs aux discours dénigrant les RSN et ont sûrement tendance à minorer leurs pratiques, ces résultats sont sans appel quant à un fossé générationnel majeur. Ces pratiques ne préjugent en rien de leur évolution possible, mais au moment de l’enquête on peut conclure que chez les 18-34 ans les médias de masse traditionnels sont désormais remplacés par les médias en ligne pour l’information politique.

Tableau 4. Fréquence d’usage des différents médias pour s’informer sur l’actualité politique selon l’âge

	JT*	CIC	Radio	PQN	PQR	Pure player	RSN
De 18 à 24 ans	36,1 %	26,8 %	19,4 %	28,3 %	11,8 %	46,0 %	69,9 %
De 24 à 34 ans	19,6 %	21,0 %	45,8 %	52,8 %	15,0 %	58,4 %	61,7 %
De 34 à 49 ans	33,1 %	28,9 %	66,2 %	53,6 %	20,9 %	34,6 %	35,7 %
De 49 à 64 ans	51,3 %	39,6 %	70,9 %	48,7 %	25,7 %	31,3 %	18,7 %
Plus de 64 ans	80,1 %	56,6 %	69,1 %	53,7 %	42,6 %	22,1 %	16,9 %

* 36,1 % des personnes âgées de 16 à 24 ans ont déclaré s’informer fréquemment sur l’actualité politique liée à la campagne présidentielle de 2022 en regardant des JT.

24De façon très attendue, les 18-24 ans se démarquent donc du point de vue de leur usage beaucoup plus fréquent des RSN pour s’informer sur l’actualité politique. Mais la situation est plus complexe lorsque l’on examine chaque réseau (voir tableau 5). Il convient ainsi de noter que les logiques d’utilisation de Facebook sont spécifiques dans la mesure où les plus âgés utilisent autant, voire davantage, cette plateforme que les plus jeunes. Ce fait apparaît ici en filigrane dans la mesure où aucune tranche d’âge ne fréquente plus qu’une autre ce réseau numérique pour s’informer politiquement. Malgré ce contre-exemple, la tendance générale n’en reste pas moins très nette : les 18-24 ans côtoient davantage les supports numériques aux dépens de l’écoute des chaînes télévisées d’information, des émissions politiques à la radio et de la lecture de la presse traditionnelle.

Tableau 5. Fréquence d’usage des différents réseaux sociaux numériques pour s’informer sur l’actualité politique selon l’âge

	Facebook*	Twitter	Instagram	YouTube
De 18 à 24 ans	16,7 %	36,9 %	57,9 %	32,4 %
De 24 à 34 ans	29,9 %	45,3 %	24,8 %	32,2 %
De 34 à 49 ans	24,3 %	25,1 %	7,2 %	11,8 %
De 49 à 64 ans	11,3 %	19,6 %	2,6 %	9,1 %
Plus de 64 ans	17,6 %	5,1 %	2,2 %	6,6 %

* 16,7 % des personnes âgées de 16 à 24 ans ont déclaré s’informer fréquemment sur l’actualité politique liée à la campagne présidentielle de 2022 en consultant des publications Facebook.

25Cette plus grande familiarité des plus jeunes avec les outils numériques se retrouve également dans le fait qu’ils consultent plus que les autres classes d’âge les sites Web des pure players et des applications mobiles dédiées à l’information journalistique. La bascule se fait à partir de 35 ans, âge où la consultation des pure players tend à diminuer au profit d’une intensification de la lecture de la presse traditionnelle, qu’elle soit nationale ou régionale.

26La taille de la commune de résidence représente une autre caractéristique sociale qui joue un rôle central dans la structuration des pratiques d’information politique (voir tableau 6). Il s’avère que les habitants des agglomérations de plus de 100 000 habitants sont ceux qui déclarent le moins regarder les JT et les chaînes d’information continue pour s’informer. Inversement, l’intensité des pratiques de lecture de la presse nationale tend à augmenter chez les populations les plus urbaines, tout comme c’est le cas de la consultation des sites Web des pure players d’information. La presse régionale se démarque de ce point de vue dans la mesure où elle est plus lue par les personnes résidant dans des villes de moins de 5 000 habitants.

Tableau 6. Fréquence d’usage des différents médias pour s’informer sur l’actualité politique selon la taille du lieu de résidence

	JT*	CIC	Radio	PQN	PQR	Pure player	RSN
Moins de 5 000 habitants	55,7 %	38,2 %	47,3 %	33,8 %	26,0 %	30,4 %	37,2 %
De 5 000 à 19 999 habitants	46,7 %	4,1 %	48,4 %	41,8 %	23,1 %	38,5 %	42,3 %
De 20 000 à 99 999 habitants	44,5 %	33,5 %	53,5 %	46,5 %	20,4 %	35,1 %	44,1 %
Plus de 100 000 habitants	28,8 %	25,0 %	42,5 %	46,5 %	15,1 %	48,7 %	56,2 %

* 55,7 % des personnes résidant dans une ville de moins de 5 000 habitants ont déclaré s’informer fréquemment sur l’actualité politique liée à la campagne présidentielle de 2022 en regardant des JT.

27Cette tendance se retrouve de manière plus nuancée dans les usages des médias numériques (voir tableau 7). Bien souvent, les travaux tendent à véhiculer une représentation très urbaine de la figure grandement connectée de l’usager des plateformes numériques. Si cette représentation a été vraie pendant longtemps, elle est aujourd’hui profondément fragilisée par la diversification des plateformes, par la segmentation des profils d’utilisateurs d’une plateforme à l’autre et, fait trop souvent ignoré, par la montée en compétence des personnes les plus âgées qui se sont elles aussi mises à fréquenter ces dispositifs en venant y chercher des informations politiques (Figeac, Favre, Bideau, Rives, Béliard et Joubert, op. cit.).

28Sur ce plan-là, nos résultats complexifient cette représentation des usages politisés des réseaux numériques en montrant qu’ils varient énormément d’une plateforme à l’autre. Ils montrent en effet que les personnes qui consultent des informations politiques sur Twitter ou par l’intermédiaire de chaînes YouTube résident plutôt dans de grandes villes. Mais ce constat se retrouve moins pour les usages d’Instagram et de Facebook, dans la mesure où ces plateformes sont dorénavant beaucoup utilisées par des personnes vivant dans de plus petites communes, situées notamment en milieu rural (Pasquier, 2018). La plateforme Instagram est également singulière, car, comme nous l’avons vu plus haut, elle est davantage utilisée par les femmes pour consulter des contenus politiques, là où les hommes sont surreprésentés dans les usages politiques de Twitter et YouTube.

Tableau 7. Fréquence d’usage des différents réseaux sociaux numériques pour s’informer sur l’actualité politique selon la taille du lieu de résidence

	Facebook*	Twitter	Instagram	YouTube
Moins de 5 000 habitants	18,6 %	16,6 %	23,0 %	14,9 %
5 000 à 19 999 habitants	20,9 %	19,2 %	27,5 %	20,9 %
20 000 à 99 999 habitants	21,2 %	29,8 %	22,9 %	16,7 %
Plus de 100 000 habitants	18,7 %	39,1 %	32,3 %	27,4 %

* 55,7 % des personnes résidant dans une ville de moins de 5 000 habitants ont déclaré s’informer fréquemment sur l’actualité politique liée à la campagne présidentielle de 2022 à l’aide des contenus publiés dans Facebook.

29Enfin, il est important de s’intéresser aux effets du niveau d’études dans les modes de consommation de l’actualité politique (voir tableau 8). Il apparaît tout d’abord, de façon attendue, que les usages de la presse quotidienne nationale augmentent avec le niveau d’études ; les chiffres sont particulièrement parlants lorsque l’on dépasse un niveau bac + 3. Ce résultat confirme que cette presse forme dorénavant une niche pour les populations les plus éduquées. Notons que ces personnes se différencient également des lecteurs réguliers des sites Web des pure players et des nouvelles sur les applications mobiles en raison de leur usage moins intensif des RSN. Les personnes les plus actives dans ces environnements semblent effectivement privilégier les titres de la presse en ligne.

Tableau 8. Fréquence d’usage des différents médias pour s’informer sur l’actualité politique selon le niveau d’études

	JT	CIC	Radio	PQN	PQR	Pure player	RSN
> Bac + 3	32,1 %	26,1 %	61,1 %	58,5 %	20,6 %	43,9 %	41,3 %
Bac + 1 à + 3	43,9 %	33,6 %	41,7 %	35,8 %	20,3 %	35,6 %	50,3 %
≤ Bac	47,6 %	37,1 %	29,4 %	27,4 %	17,2 %	41,3 %	55,6 %

* 32,1 % des personnes ayant un niveau d’études supérieur à bac + 3 années ont déclaré s’informer fréquemment sur l’actualité politique liée à la campagne présidentielle de 2022 en regardant des JT.

30Il apparaît ensuite que les usages de Facebook et de Twitter se rapprochent de ceux de la presse quotidienne nationale du fait de la surreprésentation des plus diplômés dans leurs utilisateurs (voir tableau 9). Si Twitter est souvent perçu comme la plateforme la plus utilisée par les catégories sociales les plus favorisées et les plus éduquées, ce résultat reste en revanche contre-intuitif concernant Facebook, qui est plutôt perçu comme une plateforme davantage tournée vers les usages plus populaires (Pasquier, op. cit.). Ce résultat s’explique probablement ici par l’accent mis ici sur l’information politique. Les modèles statistiques montrent en effet une plus grande probabilité chez les personnes les plus diplômées d’utiliser Facebook pour consulter des informations politiques ; là où les catégories sociales moins favorisées peuvent utiliser plus fréquemment encore ce réseau, mais pour y développer d’autres usages, plus relationnels ou ludiques. Elles peuvent aussi être confrontées à des contenus politiques, mais sans forcément le dire à l’enquêteur considérant que cela ne constitue ni leur activité principale ni la raison pour laquelle elles se connectent.

Tableau 9. Fréquence d’usage des différents réseaux sociaux numériques pour s’informer sur l’actualité politique selon le niveau d’études

	Facebook	Twitter	Instagram	YouTube
> Bac + 3	22,2 %	32,9 %	13,3 %	17,9 %
Bac + 1 à + 3	24,2 %	30,0 %	29,7 %	22,2 %
≤ Bac	11,4 %	25,2 %	47,1 %	27,2 %

* 22,2 % des personnes ayant un niveau d’études supérieur à bac + 3 années ont déclaré s’informer fréquemment sur l’actualité politique liée à la campagne présidentielle de 2022 à l’aide des contenus publiés dans Facebook.

31Le troisième élément concerne la radio. Notre étude affiche des résultats semblables à celle publiée en 2011 par Le Hay, Vedel et Chanvril qui constataient que la radio était la source d’information politique privilégiée par les cadres supérieurs. Elle demeure pour nos répondants déclarant un diplôme au-delà du bac + 3 la première source d’information politique.

32Enfin, le résultat le plus significatif concerne le fait que la consommation de l’actualité politique à la télévision est plus fréquente chez les moins diplômés. Les JT et les chaînes d’information en continu sont de moins en moins utilisés pour se tenir informé sur la politique à mesure que le niveau d’études augmente. Ces résultats confirment une tendance lourde désormais constatée depuis une trentaine d’années (Bourdon, 1993 ; Comby, Devillard, Dolez et Rieffel, op. cit. ; Le Hay, Vedel et Chanvril, op. cit.). On peut néanmoins noter que les personnes qui recherchent plus souvent des informations politiques par l’intermédiaire des chaînes d’information en continu sont plus connectées que les publics des JT. Elles fréquentent plus fréquemment les plateformes numériques, elles accordent plus d’importance aux opinions de leurs relations sociales éloignées (collègues, amis éloignés) et elles réagissent plus souvent aux contenus publiés par ceux qu’elles suivent.

33Il nous semble par conséquent que l’élément le plus saillant de ces résultats concerne la pratique, ou au moins la représentation de la pratique de la télévision, et donc du JT pour notre échantillon, comme mode d’information sur l’actualité politique. En effet, une partie de la population, jeune, urbaine et éduquée, est aujourd’hui en décalage important dans ses pratiques informationnelles par rapport au reste de la population chez qui la télévision reste toujours le média dominant. Ces jeunes urbains tendent à se détourner de ce média audiovisuel pour investir une plus grande palette de médias en ligne, les réseaux numériques et les informations qui y circulent en nombre, comme les tweets politiques, aussi bien que les sites Web des pure players. Ce rejet — ou tout du moins cet éloignement — pose question quant à la capacité d’un média de masse à pouvoir remplir aujourd’hui sa fonction cérémonielle en réussissant à toucher l’ensemble de la population. Reste la question des chaînes d’information en continu qui, malgré des audiences plutôt faibles, réussissent à atteindre la frange de la population la plus connectée et active sur les plateformes numériques.

Les effets du positionnement politique sur les pratiques d’information politique

34Pour approfondir ces premiers résultats, nous pouvons maintenant convoquer le positionnement politique des répondants afin de voir s’il peut influencer les pratiques informationnelles et contribuer à segmenter les publics des médias d’information, notamment ceux que l’on situe habituellement aux deux extrêmes de l’échiquier politique. Les résultats obtenus sont significatifs, même s’ils sont partiels et qu’ils demandent à être confirmés, et interpellent sur une sorte de polarisation à la française que nous n’avions pas perçue jusque-là. Après avoir isolé les effets des caractéristiques sociales sur les pratiques d’information politique des personnes, les tableaux suivants précisent donc l’importance de leur positionnement politique sur ces pratiques.

35Ces résultats sont d’abord intéressants pour ce qu’ils nous disent de la consommation des médias de masse traditionnels en fonction de l’opinion politique (voir tableau 10). D’abord, nous constatons que le JT est plébiscité par la droite, l’extrême droite et le centre. Même si les chiffres varient de 60 % à 75 %, l’écart avec la gauche (31,5 %) et l’extrême gauche (46,7 %) est saillant. Ce moyen d’information traditionnellement majoritaire ne l’est plus que pour une partie de la population et surtout ne l’est plus pour celles et ceux qui se sentent proches des personnalités politiques marquées à gauche. Il convient de noter que nous avons agrégé les personnes proches d’Anne Hidalgo et de Yannick Jadot dans la catégorie « gauche » et que, sur ce point, les sympathisants du candidat vert sont ceux qui s’informent le moins par l’intermédiaire du JT. Enfin, concernant la presse quotidienne, les résultats ne sont pas contre-intuitifs, mais ils démontrent que la presse quotidienne nationale est désormais un média privilégié seulement par des lecteurs se sentant proches de candidats allant du centre à l’extrême gauche, alors que la presse quotidienne régionale est utilisée comme moyen d’information politique prioritairement par des sympathisants de droite et accessoirement du centre ou d’extrême droite. En revanche, celle-ci est beaucoup moins importante pour la gauche et l’extrême gauche. Ces résultats sont bien sûr à mettre en miroir avec la localisation des répondants, la presse quotidienne régionale étant bien davantage lue en milieu rural et dans les petites communes, alors que la presse quotidienne nationale est un média de métropoles (Bousquet et Amiel, 2021).

Tableau 10. Fréquence d’usage des différents médias pour s’informer sur l’actualité politique selon le degré d’accord avec les idées des candidats des principales tendances politiques

	JT*	CIC	Radio	PQN	PQR	Pure player	RSN
Extrême droite	60,3 %	55,9 %	35,3 %	27,9 %	26,5 %	29,4 %	52,9 %
Droite	75,0 %	58,3 %	50,0 %	44,4 %	44,4 %	19,4 %	36,1 %
Centre	65,9 %	44,5 %	51,2 %	53,7 %	26,8 %	23,8 %	42,1 %
Gauche	31,5 %	22,0 %	61,2 %	54,4 %	20,5 %	41,9 %	48,9 %
Extrême gauche	46,7 %	35,3 %	45,2 %	42,3 %	20,9 %	31,2 %	40,6 %

* 60,3 % des personnes qui sont tout à fait d’accord avec les idées des candidats de l’extrême droite à l’élection présidentielle de 2022 ont déclaré s’informer fréquemment sur l’actualité politique liée à cette campagne présidentielle en regardant des JT.

36Du point de vue des médias de masse, on peut également remarquer que la radio reste un média important pour toutes les catégories. Toutefois, c’est aux deux extrêmes du spectre partisan qu’elle est le moins utilisée pour l’information politique. Ce résultat est aussi un signe indéniable de l’affaiblissement des médias de masse, sachant que la catégorie « extrême droite » regroupe les répondants qui se sentent proches des idées de Marine Le Pen et Éric Zemmour et que la catégorie « extrême gauche » regroupe les proches de Jean-Luc Mélenchon, Fabien Roussel, Nathalie Arthaud et Philippe Poutou. Le nombre de Français concernés par ces options est en effet loin d’être négligeable.

37Concernant les nouveaux médias, il nous semble pertinent de commencer par les chaînes d’information continue, car là encore une forme de polarisation est visible. Elles sont plébiscitées par les sympathisants de droite (58,3 %) et d’extrême droite (55,9 %) et considérées comme pertinentes par 44,5 % des sympathisants du centre, contre seulement 35,3 % de ceux d’extrême gauche et 22 % de ceux de gauche. Nous observons ainsi un écart extrêmement important entre les pôles gauche et droite de notre échantillon avec des centristes qui se tiennent presque à équidistance. Ce résultat est particulièrement intéressant, car il pourrait indiquer que le format de l’information continue à la télévision et la ligne éditoriale choisie favorisent les cadrages liés à la droite de l’échiquier politique. Encore une fois, nos résultats sont des pistes, qui en outre ne différencient pas les lignes éditoriales, mais qui fournissent des indications favorisant la réflexion.

38Contrairement à ce que l’on aurait pu penser, ce n’est pas une image inversée de ces résultats qui apparaissent avec la consultation des pure players à des fins d’information politique car, si la gauche et l’extrême gauche les utilisent davantage que le centre et la droite, ce n’est pas le cas des sympathisants de l’extrême droite, qui sont presque au niveau de ceux de l’extrême gauche (29,4 % contre 31,2 %).

39En revanche, l’écart très significatif se situe dans l’utilisation des RSN qui voit une hiérarchie complètement différente, où les sympathisants d’extrême droite sont les premiers utilisateurs (52,9 %), suivis de ceux de gauche (49,9 %), puis de ceux du centre (42,1 %) et enfin de l’extrême gauche (40,6 %) et de la droite (36,1 %). Plus difficiles à interpréter, ces chiffres démontrent surtout que les RSN sont devenus un moyen d’information politique utilisé par tout le spectre des sympathisants politiques, même s’il semble privilégié par l’extrême droite (mais moins que le JT ou les chaînes d’information continue).

40C’est davantage dans la différenciation entre les réseaux que se nichent alors des signes de polarisation (voir tableau 11). Si l’on regarde en détail l’utilisation des différents RSN pour s’informer politiquement, on s’aperçoit en effet que les personnes se sentant proches de l’extrême droite utilisent tous les réseaux et sont parmi les premiers utilisateurs pour chacun d’eux (deuxième pour Facebook, deuxième pour Twitter et premier pour Instagram). Mais c’est leur utilisation de YouTube comme moyen d’information politique qui est la plus remarquable. Ainsi dépassent-elles de plus de 10 points tous les autres utilisateurs. Le visionnage de vidéos, souvent longues et produites pour la plateforme, est un moyen d’information politique qui caractérise les sympathisants d’extrême droite. Il est difficile de faire des hypothèses solides pour expliquer cela, mais comme le démontre Florian Dauphin (2022, l’algorithme de YouTube favorisant les contenus extrêmes et en particulier les discours conspirationnistes, il n’est pas contre-intuitif que ce réseau soit privilégié par l’extrême droite pour consommer des informations politiques. À la différence de Twitter, ouvertement politique, ou de Facebook, investi par toutes les tendances, YouTube est davantage considéré comme un média de divertissement que comme un média à fort contenu politique. La politisation peut ainsi s’effectuer de manière moins directe, par des discours remettant en cause « les évidences » ou venant contredire les informations des médias traditionnels.

Tableau 11. Fréquence d’usage des différents réseaux sociaux numériques pour s’informer sur l’actualité politique selon le degré d’accord avec les idées des candidats des principales tendances politiques

	Facebook*	Twitter	Instagram	YouTube
Extrême droite	23,5 %	26,5 %	29,4 %	30,9 %
Droite	27,8 %	11,1 %	13,9 %	19,4 %
Centre	17,7 %	21,3 %	28,0 %	18,3 %
Gauche	20,8 %	30,6 %	25,1 %	16,8 %
Extrême gauche	15,7 %	22,7 %	26,9 %	17,2 %

* 23,5 % des personnes qui sont tout à fait d’accord avec les idées des candidats de l’extrême droite à l’élection présidentielle de 2022 ont déclaré s’informer fréquemment sur l’actualité politique liée à cette campagne présidentielle à l’aide des contenus publiés dans Facebook.

41Notons également qu’en ce qui concerne le dispositif communicationnel, YouTube est le réseau le plus proche d’une télévision à la demande, reprenant des codes familiers aux habitués des contenus télévisés et moins soumis à l’interaction et à la contradiction fortement présentes sur X ou Facebook. Ce format est par ailleurs à rapprocher de celui d’Instagram, mais avec une communication qui ressemble davantage à celle d’un média de masse puisqu’elle est moins centrée sur la personnalité de l’émetteur.

Conclusion — Le positionnement politique des pratiques d’information comme révélateur d’une polarisation idéologique du paysage médiatique français

42L’ensemble de nos résultats sur l’usage des RSN dans un objectif d’information politique sont plutôt cohérents par rapport au reste de la littérature scientifique sur le sujet (Neihouser, Haute, Von Nostitz et Sandri, op. cit.). Si quelques différences existent dans nos résultats, comme la sous-utilisation de Facebook par l’extrême gauche ou celle de Twitter par la droite, différences pouvant s’expliquer aussi par une autre manière de mesurer le positionnement politique (auto-positionnement sur une échelle droite/gauche pour l’étude citée ; proximité avec les candidats à la présidentielle pour notre étude), ces résultats relèvent plus de détails que de différences majeures.

43En revanche, au sein de nos diverses observations exploratoires, nous voudrions nous attarder pour conclure sur la consommation du JT. D’abord parce qu’il s’agit d’une pratique de référence du fait de son importance sociale, ensuite car elle est au cœur de ce qu’est, ou a été, la force des médias de masse et enfin parce que, dans notre étude, il s’agit de l’un des résultats les plus puissants.

44Du point de vue des positionnements politiques, il apparaît en effet que le recours au JT est pour les répondants de notre enquête un élément politiquement très différenciant. On constate ainsi un fossé entre les pratiques majoritaires, celles du centre, de la droite et de l’extrême droite et celles de la gauche et de la gauche radicale. Les sympathisants des partis centriste, de droite et d’extrême droite, de loin les plus nombreux dans l’électorat de la dernière présidentielle, sont des consommateurs assidus du JT pour s’informer politiquement. Les sympathisants des partis de la gauche et de l’extrême gauche, minoritaires lors de la dernière présidentielle, semblent de plus en plus délaisser cette pratique.

45Bien sûr, cette ligne de fracture recouvre très largement celle, sociologique, intégrant les variables de l’âge, de la taille du lieu de résidence et du niveau d’études.

46Dans les pratiques médiatiques d’information politique, nous constatons donc une séparation assez nette entre deux populations qui ne s’informent plus sur les mêmes supports. Séparation qui s’incarne également dans les positionnements politiques. Pour aller vite, disons que les populations les plus jeunes, les plus urbaines et les plus éduquées consomment de moins en moins fréquemment l’information politique sur le support le plus populaire dans le reste de la population ; consommation également marquée par un positionnement politique plus à gauche.

47Afin de ne pas tomber dans les travers d’un techno-déterminisme mécanique, ces résultats préliminaires doivent être mis en perspective avec la situation du paysage médiatique français. L’analyse de la hiérarchie de l’information et celle de son traitement permettent d’apporter des éléments de compréhension de cette polarisation du paysage médiatique à la française par l’usage des supports.

48Pour commencer, il apparaît que l’information télévisée construit une hiérarchie de l’information, un « agenda » pour reprendre la terminologie de McComb et Shawn (1972), très différente de celles des pure players et de la presse quotidienne nationale, dont la ligne éditoriale mise sur un journalisme d’opinion et d’investigation. L’agenda des médias de masse, et de la télévision en particulier, peut en effet être interprété comme aligné sur les préoccupations du pouvoir en place à cause de l’importance des sources institutionnelles dans la construction de l’information en France et des contingences essentiellement commerciales. Situation diagnostiquée depuis plusieurs décennies et qui se confirme encore aujourd’hui (Albert, 2008 ; Sebbah, Bousquet et Cabanac, 2022).

50La seconde explication, complémentaire de la première, a trait au traitement de l’information. On peut en effet constater que ces médias en ligne, dont Mediapart est la figure de proue, construisent une actualité à l’idéologie assumée et participent à la construction d’un agenda alternatif, que l’on pourrait qualifier de « contre-hégémonique » au sens des études culturelles anglophones. Cette notion, héritée des travaux de Gramsci, est utile pour rendre compte de la manière dont certains médias en ligne français tentent d’imposer un agenda et des grilles d’interprétation en décalage, si ce n’est en opposition, avec ceux des médias de masse. Nos résultats semblent en outre montrer que ce sont plutôt les personnes situées à gauche de l’échiquier politique qui fréquentent le plus les médias en ligne ayant des positions rivales aux canons de l’hégémonie informationnelle définie par les médias de masse.

51Notons toutefois que dans le paysage décrit par notre enquête, la presse quotidienne nationale joue un rôle de pont entre ces pratiques polarisées. En effet, la presse quotidienne nationale est utilisée pour s’informer politiquement par tout l’arc gauche de notre échantillon qui fréquente de moins en moins le JT, mais aussi par ceux qui se déclarent proches des centristes à la dernière présidentielle (c’est-à-dire de Macron) et qui sont également des fidèles du JT. Le niveau d’études, facteur important quant à la lecture de la presse quotidienne nationale, est aussi un facteur qu’il ne faut pas négliger pour comprendre son importance (au moins déclarative) chez les répondants se sentant proches de Macron à la dernière présidentielle.

52Quelles que soient les forces et les limites de ces deux tentatives d’explications, relatives à la hiérarchie des informations et à leur traitement, elles convergent toutes les deux vers l’idée que le choix des supports d’information est une combinaison de caractéristiques sociologiques et politiques qui nous amène à identifier une logique de polarisation idéologique de la consommation des informations politiques selon les types de supports. Pour le dire autrement, il apparaît que les personnes ayant des opinions plutôt de gauche consomment des informations différentes à partir de supports spécifiques, en l’occurrence plutôt les médias numériques et leurs lignes éditoriales contre-hégémoniques. Quant aux personnes positionnées de l’extrême droite au centre, elles développent des pratiques plus alignées sur les logiques journalistiques télévisuelles, même s’il convient toujours de noter que les centristes partagent avec la gauche une considération importante pour l’information produite par la presse quotidienne nationale. Ce constat rejoint l’alerte lancée par de nombreux observateurs qui s’élèvent aujourd’hui pour dénoncer la droitisation de l’espace public médiatique (Corcuff, 2021 ; Matonti, 2021). De même, la place importante des chaînes d’information continue dans les pratiques des sympathisants des candidats d’extrême droite confirme les constats effectués sur la place centrale qui leur a été accordée sur certains de ces supports durant la campagne présidentielle de 2022 (Sécail, 2022).

53Bien sûr, cette polarisation idéologique de l’audience des différents médias ne peut être pensée indépendamment de l’histoire sociopolitique des supports d’information. Les journalistes ayant créé les pure players d’information français les plus suivis (Mediapart, Arrêt sur images, Reporterre…) ont quitté les médias dominants pour s’affranchir de leurs lignes éditoriales qu’ils ne jugeaient pas assez critiques et trop soumises aux intérêts économiques et politiques des grands groupes publics ou privés. Ils ont donc d’emblée défini la ligne éditoriale de ces médias pour qu’elle fasse écho aux préoccupations des personnes les plus à gauche. Il est donc impossible de déterminer si la polarisation politique selon les supports que nous constatons est le résultat des pratiques des individus et des groupes sociaux ou des lignes éditoriales des médias. Le plus probable est qu’il s’agisse d’une combinaison des deux. Nos résultats esquissent donc des pistes d’analyse qui mériteraient d’être approfondies en étant resituées de manière plus précise dans l’histoire du paysage médiatique français et en étant mis en regard avec la situation dans d’autres pays.