- 1 Durand soutient plus exactement qu’a contrario du taylorisme, où les salariés sont tenus à se confo (...)
1Les organisations actuelles évoluent dans le même temps que se déploie le capitalisme numérique financier. Ce capitalisme caractérise le système de production des sociétés de l’information dans lesquelles nous vivons aujourd’hui. Il a la spécificité d’être fondé sur une économie d’opinion où les innovateurs travaillent dur pour capter des fonds d’investissement en jouant sur les attentes et les réputations (Boullier, 2017, 2019 ; Orléan, 2011). Dans ce contexte, les organisations publiques et privées sont conduites à s’adapter à deux grandes tendances. La première est celle du développement de ce que Jean-Pierre Durand (2017) appelle le « néo-fordisme ». Cette notion permet de désigner le mouvement de généralisation du flux tendu à tout type d’organisation. Le néo-fordisme a émergé dans les pays occidentaux, dans les années 1990 et sous la pression des actionnaires avec la diffusion du lean management et du lean production1. La deuxième tendance est celle du développement de ce que Yann Moulier-Boutang (2007) nomme le « cognitariat » pour décrire l’avènement de cette nouvelle forme de production qui caractérise le système économique actuel et qui repose moins sur l’exploitation de la force de travail de la classe ouvrière (c’est-à-dire le prolétariat) que sur l’exploitation de la force d’invention d’une nouvelle classe sociale qualifiée de créative (c’est-à-dire le cognitariat). En d’autres termes, le cognitariat peut être défini comme la corporéité sociale du travail cognitif qui, aujourd’hui, occupe une place toujours plus importante dans l’économie du numérique qui caractérise le capitalisme financier dans lequel nous vivons (Berardi, 2005 ; Boullier, 2017, 2019). Ces deux grandes tendances (le néo-fordisme et le cognitariat) jouent un rôle important dans la structuration des activités des organisations actuelles, notamment dans la mesure où elles conduisent les acteurs économiques à considérer l’innovation comme au cœur de leurs activités de travail. Ces tendances permettent en effet de mieux comprendre comment l’innovation devient aujourd’hui une injonction dans la mesure où elle doit autoriser, d’une part, l’adaptation de l’entreprise aux fluctuations des marchés (le néo-fordisme) et, d’autre part, le bien-être des salariés en encourageant leur engagement créatif dans le développement de la société (le cognitariat). En résumé, ces deux tendances poussent les acteurs économiques à s’engager dans une quête permanente d’amélioration de leurs activités qui consiste à chercher, de façon continue, à innover pour « mieux » travailler, mais aussi à travailler à « mieux » innover.
- 2 Précisons que, dans cet article, nous n’avons pas la possibilité de présenter dans le détail ce que (...)
2Afin de prendre de la distance par rapport à cette injonction au changement, nous proposons dans le présent article de travailler à décrire et à comprendre comment l’innovation s’exprime empiriquement dans le champ du travail rémunéré. Pour ce faire, nous nous concentrons sur le cas de ce que nous appelons les Innovations Numériques Gestionnaires (ING) qui intéressent actuellement les acteurs économiques. À travers le concept d’ING, nous souhaitons désigner l’ensemble des innovations technologiques de recueil, de traitement et de partage de données numériques que les acteurs des grandes entreprises déploient pour instituer une nouvelle forme d’organisation du travail qui est généralement qualifiée de centrée sur la donnée (data centric). Ces ING peuvent par exemple prendre la forme de technologies d’intelligence d’artificielle visant à automatiser le travail des professionnels du marché (Vayre, 2016, 2020 ; Vayre et Cochoy, 2019), de tableaux de bord sur données massives permettant aux gestionnaires de visualiser les activités des organisations publiques et privées dans lesquelles ils travaillent (Vayre, 2015a, 2015b) ou encore de whiteboards permettant aux gestionnaires et aux opérateurs d’une même firme multinationale de coordonner leurs activités au-delà des frontières intra et inter-organisationnelles (Vayre et Besson, 2018 ; Vayre et Igelsböck, 2021)2.
- 3 Que ce soit sur le plan de sa formalisation, de sa finalisation ou encore de sa délégation.
3Pour mieux saisir concrètement comment, par le biais de ces ING, les acteurs économiques façonnent l’organisation du travail, nous proposons de focaliser l’attention sur les formes sociotechniques qui soutiennent leur déploiement. En référence à la notion d’agencement marchand proposée par Michel Callon (2013) pour souligner l’importance du rôle des dispositifs sociomatériels dans la régulation des transactions bilatérales qui s’opèrent sur les marchés, nous proposons de parler d’agencements organisationnels pour mettre en avant le rôle des arrangements sociotechniques dans l’organisation du travail d’innovation. Dans la continuité des travaux de Jacques Girin (1995a, 1995b), nous proposons ainsi de définir un agencement organisationnel comme un dispositif de régulation de l’activité qui est orienté vers une production et qui combine des relations symboliques, processuelles et factuelles entre des acteurs et des ressources/contraintes offertes par l’environnement de travail. Ajoutons toutefois que, par le biais de la notion d’agencement organisationnel, nous souhaitons élargir celle d’agencement marchand en insistant sur le fait que les agencements sociotechniques qui encadrent le travail d’innovation ne sont pas seulement le fruit d’une dynamique d’intéressement se traduisant par la co-construction d’accords entre les acteurs enrôlés dans l’innovation (Callon, 2017). Les agencements organisationnels qui nous intéressent ici sont aussi le produit d’un mouvement d’alignement organisé par les gestionnaires de l’entreprise et qui consiste à fabriquer du consentement, de façon à instituer durablement les changements induits par l’innovation (Durand, Moatty et Tiffon, 2014). Afin de décrire ces agencements, de comprendre comment ils encadrent le déploiement des ING et de mieux saisir la fabrication de consentement qu’ils recouvrent, nous proposons de dégager, de façon idéal-typique, les logiques d’action qui les animent. Dans le sens des travaux de Guy Bajoit (2003), nous considérons en effet que les agencements organisationnels qui permettent le développement des ING composent des ensembles de relations sociales structurées par diverses formes de tensions que les acteurs économiques traduisent en logiques d’action. Ces logiques d’action peuvent alors être qualifiées d’organisées dans le sens où elles peuvent être comprises comme des instruments de régulation3 du système que forme l’entreprise et dont les acteurs n’ont, par ailleurs, pas toujours clairement conscience (Friedberg, 1992). En somme, nous proposons ici de traiter la question suivante : quelles sont les logiques d’action qui animent les agencements organisationnels à l’intérieur desquels se développent les ING ?
4Pour répondre à cette question, nous commençons par présenter la posture, la méthode et le matériau sur lesquels repose notre enquête (section 1). Nous développons ensuite la thèse selon laquelle les agencements organisationnels des ING composent trois grandes logiques d’action organisées : une logique d’enquête (section 2), une logique de coopétition (section 3) et une logique autoritaire (section 4). Puis nous concluons en dégageant quelques-uns des grands problèmes socioéconomiques que pose l’articulation de ces trois logiques par le biais desquelles se déploient actuellement les ING au sein des organisations.
5Les résultats que nous présentons dans cette contribution sont issus de trois études de terrain qui sont conduites selon des méthodes d’enquêtes inductives (la « théorie ancrée » ; Glaser et Strauss, 1967). De manière générale, ces trois études s’inscrivent dans une posture sociologique qui se trouve à la croisée des études des sciences, des techniques et de la sociologie interactionniste. En référence aux approches constitutives de la communication (Brummans, Cooren, Robichaud et Taylor, 2014 ; Putman et Nicotera, 2008), ces études ont ainsi été conduites selon une posture de recherche qui résonne avec la perspective de l’école de Montréal (Schoeneborn et al., 2014). À l’instar de cette école, nous pensons en effet que l’organisation est consubstantielle de la communication dans la mesure où elle « n’est qu’un tissu de communication » (Taylor, 1988) : l’organisation est structurée, dans son fonctionnement et sa dynamique, par la communication (Bouillon, Bourdin et Loneux, 2007). Nous nous accordons plus exactement avec les quatre points qui, selon Timothy Kuhn (2012), permettent de résumer les approches constitutives de la communication, c’est-à-dire l’idée selon laquelle ces perspectives considèrent :
-
les événements communicationnels ;
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que la communication ne se résume pas aux interactions humaines ;
-
que les événements communicationnels sont provisoires et temporaires étant donné qu’ils sont toujours construits et orientés par les interprétations qu’en font les acteurs ;
-
que l’agentivité des acteurs humains et non humains doit être prise en compte dans l’étude des phénomènes de communication.
6Précisons alors que la proximité de nos travaux avec les approches constitutives de la communication et plus particulièrement avec celle de l’école de Montréal tient principalement au fait que celle-ci accorde une place particulière aux langages et qu’elle est influencée par la théorie de l’acteur-réseau (Cooren, 2010 ; Schoeneborn et al., op. cit.).
- 4 Voir les travaux antérieurs des auteurs, dont les suivants : Torre, 2020 ; Vayre, 2015a, 2015b, 201 (...)
- 5 Voir la note en bas de page précédente.
7En outre, les trois études sur lesquelles reposent nos travaux ont déjà fait l’objet de publications4. Comme le montre la figure 1, elles font cet examen selon trois points de vue : celui des acteurs qui les conçoivent (c’est-à-dire le concepteur), celui des acteurs qui les implémentent au sein des entreprises (c’est-à-dire l’implémenteur) et celui des acteurs qui les utilisent (c’est-à-dire l’utilisateur). En référence aux travaux de George E. Marcus (1995), ces trois enquêtes peuvent être considérées comme autant de sites permettant de tracer les processus de fabrication, d’intégration et de diffusion des ING au sein des organisations. Aussi souhaitons-nous d’emblée préciser qu’afin de pouvoir permettre le croisement des études susmentionnées, nous avons été conduits à réaliser un important travail de synthèse des résultats qui en sont issus. Le lecteur désireux d’approfondir la connaissance de ces résultats peut le faire en consultant ces travaux5. Il convient également d’insister sur le fait que si l’analyse croisée de ces études permet de faire émerger des hypothèses utiles pour mieux comprendre et questionner le déploiement actuel des ING, ces hypothèses doivent être mises à l’épreuve d’autres enquêtes avant que leur soit conférée une quelconque valeur de généralité.
Figure 1. Positionnement des trois enquêtes réalisées sur le développement des ING
8La première étude est une enquête que nous avons conduite au cours d’une thèse de doctorat portant sur le développement d’un type d’ING particulier : les technologies d’intelligence artificielle conçues pour recueillir, stocker et traiter les mégadonnées (c’est-à-dire les big data) dans le but d’automatiser la gestion de la relation client (Vayre, 2016). Elle a pour principal objectif de décrire et de comprendre les activités de conception de ces nouveaux outils de gestion. Comme le montre la figure 1, cette étude se concentre sur les relations qui existent entre les deux groupes d’acteurs que sont les concepteurs et les implémenteurs de ces ING. Elle a été conduite entre 2012 et 2015, regroupe 15 entretiens semi-directifs effectués auprès de professionnels des données (c’est-à-dire de data scientists) et 2 observations participantes réalisées dans le cadre de 2 collaborations de 18 mois contractées avec 2 start-up.
- 6 Les acteurs économiques et politiques parlent d’entreprise 4.0.
- 7 White Corporation est un nom que nous avons inventé pour protéger l’anonymat de l’entreprise enquêt (...)
9La deuxième étude a été conduite dans le cadre d’une enquête collective financée par l’Académie franco-allemande pour l’industrie du futur. Elle a pour finalité d’examiner le développement des innovations numériques qui, par le biais de nouvelles formes de contrôle et d’automatisation des activités de gestion et de production, sont destinées à moderniser la gestion des organisations6. Comme l’expose la figure 1, cette étude s’intéresse cette fois-ci à la façon dont les ING sont implémentées au sein des entreprises. Comparativement à la première étude, elle a l’avantage de renseigner sur le contexte relationnel au sein duquel les implémenteurs et les utilisateurs des ING interagissent les uns avec les autres. Elle est fondée sur un matériau recueilli au cours d’une collaboration de cinq mois contractée, en 2018, avec une société spécialisée dans la production et la maintenance de technologies de chauffage collectif et individuel (White Corporation7 ; Vayre et Besson, op. cit. ; Vayre et Igelsböck, op. cit.).
- 8 Comme White Corporation, Telinov est également un nom que nous avons créé pour respecter l’anonymat (...)
10La troisième enquête a été réalisée en 2020, durant un stage de six mois, au sein d’une grande société française de télécommunication (Telinov8). Cette étude a pour finalité de mieux saisir comment se diffusent les ING au sein des organisations, c’est-à-dire comment elles se propagent à l’intérieur des groupes de travail qui les composent. Cette enquête permet d’attirer l’attention sur les relations qui existent entre les concepteurs et les utilisateurs des ING (voir figure 1). Elle est fondée sur un matériau recueilli tout au long de la mission que nous avons réalisée pour Telinov et qui consistait à fabriquer une technologie d’aide à la décision à destination des professionnels de la gestion de la relation client (Torre, op. cit.). Du point de vue de nos activités de recherche, ce stage a été l’occasion de réaliser une « observation participante » (Blumer, 1962) pendant laquelle nous avons rédigé plusieurs notes d’observation dans un journal visant à consigner les situations que nous avons traversées et les interactions que nous avons entretenues avec les autres membres de l’organisation. Nous avons également recueilli et analysé les différents courriels que nous avons échangés avec ces collègues ainsi que les documents internes que nous avons partagés lors de ces échanges. Autrement dit, le stage de six mois que nous avons réalisé chez Telinov constitue une observation participante de longue durée qui nous a permis de connaître et d’éprouver par nous-même l’expérience de la conception d’une ING en portant une attention particulière à la relation qui existe entre le concepteur et l’utilisateur.
11L’un des résultats les plus marquants des trois études susmentionnées est que les ING sont fabriquées selon une logique de conception qui rappelle la théorie de l’enquête de John Dewey (1993/1938). Les ING sont conçues selon un processus d’enquête qui s’enracine dans des logiques d’exploration qui sont de l’ordre du sens commun. Quel que soit le degré de scientificité que les professionnels enquêtés confèrent à leurs activités de conception, celles-ci n’en restent pas moins un travail d’enquête ordinaire dans le sens où
[la conception des ING constitue] la transformation contrôlée ou dirigée d’une situation indéterminée [c’est-à-dire] ouverte à l’enquête parce que ses éléments constitutifs ne tiennent pas ensemble […] en une situation qui est si déterminée en ses distinctions et relations constitutives qu’elle convertit les éléments de la situation originelle en un tout unifié [c’est-à-dire] un univers de l’expérience fermé et, pour ainsi dire fini (Dewey, ibid., p. 169).
12Au regard de nos matériaux empiriques et en référence aux travaux de James G. March (1991), la logique d’enquête qui est à l’œuvre lors de la fabrication des ING peut plus précisément être présentée à l’aide de deux dynamiques de conception : celle de l’exploration sociale et celle de l’exploitation marchande.
13Rappelons que pour March (ibid.), l’apprentissage organisationnel fait l’objet d’explorations diverses, c’est-à-dire « [de] recherche, [de] variation, [de] prise de risques, [d’]expérimentation, [de] jeu, [de] flexibilité, [de] découverte, [d’]innovation » (p. 71) ou, si l’on préfère, « [d’]expérimentation de nouvelles alternatives [où les] effets sont incertains, à long terme et souvent négatifs » (p. 85). La première enquête nous apprend qu’avec l’avènement des big data, la conception des ING autorisant leur traitement commence généralement par une phase d’exploration de leurs contextes de développement, c’est-à-dire des mondes sociaux au sein desquels elles doivent être déployées (Flichy, 2021). Comme le montre l’extrait d’entretien qui suit, la conception d’une ING trouve, en effet, souvent son origine dans la rencontre d’un concepteur qui sait comment recueillir, traiter, analyser les données et d’un implémenteur qui en a en grande quantité, mais qui ne sait pas comment les utiliser !
Avec le buzz des big data, aujourd’hui, avec l’avènement du mot big data, la plupart des données sont devenues importantes […]. Et les gens qui accumulent des données […] vont penser qu’elles ont de la valeur sans savoir quoi en faire […]. Ils arrivent et ils disent : « Je suis sûr qu’il y a quelque chose dans mes données. » Et après, c’est à nous d’éplucher les données, d’essayer d’en tirer une problématique et éventuellement d’aller au bout, de faire une étude et d’aider à la résolution de la problématique (fondatrice d’une entreprise de traitement et d’analyse de données).
14Pour reprendre les termes de Dewey (op. cit.), avec le développement du capitalisme financier numérique (Boullier, 2017, 2019), les ING tendent à émerger d’une « situation indéterminée » qui n’est bien souvent pas problématisée ni par le concepteur ni par l’implémenteur. Cela veut dire que la conception d’une ING ne répond pas toujours à un besoin préalablement défini par l’implémenteur. Et c’est précisément pourquoi le concepteur est en général rapidement conduit à explorer le monde social au sein duquel devra s’intégrer la technologie qu’il projette de développer (Vayre, 2016, 2020). Toute la difficulté de ce travail est alors d’enrôler l’implémenteur dans cette exploration : l’ensemble des concepteurs que nous avons enquêtés savent, par expérience, que la bonne intégration de leurs fabrications dépend de la pertinence que les implémenteurs vont leur accorder. Dans le sens des travaux de Callon (2017), ces concepteurs ont conscience que les consommateurs des ING que sont les implémenteurs ont plus de chance d’être séduits par une technologie s’ils ont directement participé à sa conception. Notre première étude permet ainsi de souligner que les ING composent un nouveau type de marché que les acteurs de la conception et de l’implémentation découvrent et structurent au fil des enquêtes qui autorisent sa fabrication. Cela veut dire que l’utilité et le besoin des ING se précisent bien souvent dans le déroulement même de ces enquêtes. Concrètement, ces enquêtes prennent généralement la forme de deux grandes activités d’exploration. La première est celle de la récupération des données et de la définition du projet de conception de l’ING en question. Elle constitue une première phase de fabrication au cours de laquelle le concepteur va apprendre à connaître les environnements social et technique de l’organisation qui l’a sollicité de façon à dégager divers problèmes socioéconomiques que sa technologie pourrait résoudre et qui apparaissent pertinents aux yeux de l’implémenteur. La deuxième activité est celle de la structuration des données. Avec l’aide de l’implémenteur, le concepteur réalise un important travail de visualisation, de nettoyage, de création et/ou d’ajout de données (Vayre, 2016, 2020). Ce travail de structuration consiste concrètement à trouver la bonne façon de remplir les valeurs manquantes, à créer de nouveaux indicateurs pertinents en fonction de ce que le concepteur et l’implémenteur comprennent de la réalité que représentent les données mobilisées ou encore à les enrichir en intégrant de nouvelles variables issues, par exemple, des open data. Ainsi, comme l’expose le verbatim qui suit (section 2.2), c’est au cours de ce travail que le concepteur et l’implémenteur explorent les réalités empiriques que représentent les données utilisées pour ensuite les structurer et les formaliser autour d’un problème d’apprentissage artificiel (ex. : optimiser les achats des visiteurs d’un site de commerce en ligne, réduire leur attrition). Notons que la finalité de ce travail de structuration est alors de modéliser une partie plus ou moins importante de l’activité de l’entreprise de manière à accroître son niveau d’automatisation.
15La logique d’enquête qui est à l’œuvre lors de la conception des ING contemporaines ne peut toutefois pas être réduite à une dynamique d’exploration sociale. Les technologies que conçoivent les professionnels interrogés dans l’étude 1 composent généralement des systèmes d’apprentissage artificiel dont l’efficacité fait l’objet d’une évaluation systématique (Cardon, 2019). Cette évaluation est réalisée par le biais de critères de performance qui sont des déclinaisons plus ou moins directes de la stratégie de l’entreprise ou, si l’on préfère, de la politique organisationnelle que traduisent les indicateurs-clés que forment ses KPI (key performance indicators). Précisons que les trois enquêtes que nous avons présentées indiquent que ces critères de performance font l’objet d’un puissant isomorphisme institutionnel (DiMaggio et Powell, 1983). Par exemple, notre étude 1 montre que, dans le domaine de la personnalisation des environnements numériques marchands, ces critères consistent souvent à maximiser le temps de consultation et l’achat des biens proposés (Vayre, 2016 ; 2020 ; Vayre et Cochoy, op. cit.). Il est ensuite important de comprendre que l’évaluation systématique de l’efficacité des ING que composent les technologies d’automatisation de la gestion de la relation client joue un rôle fondamental dans leur développement : en clôturant la phase d’exploitation sociale suscitée par la situation indéterminée qui est à l’origine de leur conception, cette évaluation permet aux humains de contrôler, au moins en partie, les formes des apprentissages que réalisent ces ING. Le choix des critères autorisant cette évaluation a par conséquent des effets sociaux cruciaux puisque ces critères ont précisément pour rôle de déterminer les formes des existences de ces ING, mais aussi, a minima partiellement, celles de toutes les entités humaines et non humaines qui y sont associées. Pour reprendre les termes de Dewey (op. cit.), c’est cette dynamique d’exploitation marchande qui permet aux concepteurs et aux implémenteurs de convertir « les éléments de la situation [de conception] originelle [des ING] en un tout unifié » : l’exploitation marchande ferme l’expérience préalablement ouverte lors de la phase d’exploration sociale. Nous souhaitons alors insister sur le fait que la logique d’enquête qui nous intéresse ici suit une dynamique itérative faite d’allers-retours entre les phases d’exploration sociale et d’exploitation marchande. Et c’est par le biais de ces allers-retours que sont tissés des liens étroits entre les connaissances techniques du concepteur et les connaissances métiers de l’implémenteur.
Ce sont des jeux de va-et-vient. On travaille sur nos données, on en tire des paramètres, des explications [etc.]. Puis après, on retourne vers le client qui reconnaît ou qui découvre des choses propres à son métier. Et à partir de là, on peut réavancer : soit aller chercher plus loin, soit faire de la prédiction […]. On redéfinit qu’elle est le problème [et] on teste des méthodes plus ou moins évoluées de prédiction en fonction des besoins du client (fondatrice d’une entreprise de traitement et d’analyse de données).
16Pour Dewey, la logique d’enquête peut être résumée ainsi :
Des faits observés indiquent une idée qui tient lieu de solution possible. Cette idée suscite de nouvelles observations. Certains des faits nouvellement observés s’associent aux faits précédemment observés et sont ainsi constitués qu’ils éliminent d’autres choses observées, eu égard à leur fonction de preuve. Le nouvel ordre de faits suggère une idée modifiée (ou hypothèse) qui occasionne de nouvelles observations dont le résultat de nouveau détermine un nouvel ordre de faits et ainsi de suite jusqu’à ce que l’ordre existant soit unifié et complet. Au cours de ce processus sériel les idées qui représentent des solutions possibles sont éprouvées ou « prouvées » (op. cit., p. 179).
17L’ensemble de nos études montrent que la conception des ING renvoie à ce « processus sériel » dont parle Dewey (ibid.) pour décrire la logique d’enquête qui l’intéresse. Cet auteur a aussi beaucoup insisté, à juste titre, sur l’idée qu’une enquête réussie nécessite un difficile travail de problématisation qui doit être ni trop lâche ni trop rigide : Dewey pense que celui qui fait l’enquête doit « sentir » le problème pour pouvoir l’énoncer et que cette expérience doit être réalisée au regard de la situation globale, c’est-à-dire dans sa totalité. Nous retrouvons cette idée dans chacune de nos enquêtes. Et c’est en ce sens que, comme le soulignent Éric Dagiral et Sylvain Parasie (2017), les concepteurs que nous avons interrogés travaillent dur pour identifier et comprendre les épistémologies locales propres aux implémenteurs. C’est d’ailleurs de cette façon qu’ils sont amenés à formaliser le problème d’exploration sociale que recouvre la fabrication d’une ING comme un problème d’exploitation marchande.
- 9 Le concept de coopétition est un néologisme formé de l’association des termes collaboration et comp (...)
18Afin de saisir les formes concrètes des agencements organisationnels des ING, il est important de comprendre les environnements de travail au sein desquels elles sont élaborées. L’objet de la présente section est donc de soutenir l’argument selon lequel la logique d’enquête que nous venons de présenter est, en elle-même, fondée sur une logique de coopétition qui constitue le territoire socioéconomique où les ING sont cultivées. L’usage que nous faisons du concept de coopétition9 est toutefois d’un type particulier. Nous souhaitons en ce sens rappeler que cette notion a été popularisée par Adam M. Brandenburger et Barry J. Nalebuff (1996) et qu’elle permet généralement de désigner des formes de coopération que développent des entreprises rivales pour mieux lutter contre leurs concurrents. Pour autant, Isabelle Bruno (2012) soutient que ce concept a une histoire ancienne et que, sur le plan anthropologique, la notion de coopétition exprime une logique compétitive de socialisation (Bourricaud, 1961) ou encore une forme de solidarité compétitive qui émane du besoin instinctif de se mesurer et de se comparer (Festinger, 1954). L’utilisation que nous proposons de faire du concept de coopétition est par conséquent plus d’ordre managérial qu’économique au sens strict du terme : en référence aux travaux de Marie-Anne Dujarier (2015) et à ceux de Danièle Linhart (2015), nous le mobilisons pour désigner une forme d’organisation relativement nouvelle où les employés d’une même société sont considérés comme des collaborateurs que l’on place individuellement et collectivement en situation de compétition afin de mieux les engager dans la quête d’une amélioration continue qui s’exprime par une injonction à l’innovation et qui est définie en fonction de la stratégie d’entreprise.
- 10 La notion de travail d’organisation a été développée pour désigner l’ensemble des activités que réa (...)
19Les résultats de nos recherches sur l’implémentation des ING (étude 2) rendent compte de la façon dont la logique d’enquête examinée précédemment est in fine déployée selon une logique de coopétition, plus vaste et englobante, qui est caractéristique des organisations engagées dans leur modernisation. C’est le cas de la société White Corporation, une entreprise française spécialisée dans la production et la maintenance de technologies de chauffage individuel et collectif. Cette entreprise a plus exactement été fondée dans les années 1930 et a connu des difficultés économiques importantes au début des années 1990. Elle a alors été rachetée par la firme internationale allemande Thor, qui a fait un important plan de licenciement, notamment afin de remplacer la quasi-totalité des hauts responsables de White Corporation par des gestionnaires exerçant depuis quelques années au sein du groupe Thor. Partant, ces gestionnaires ont rapidement institué, au sein de White Corporation, les méthodes de travail propres au groupe Thor (c’est-à-dire le lean manufacturing). Ils ont ensuite engagé l’entreprise française dans le développement du lean management, dont la fonction générale est d’instaurer au sein de Thor une organisation du travail à la fois plus horizontale et plus collaborative (Vayre et Igelsböck, op. cit.). Comme le montre le verbatim et la photographie qui suivent, le lean management se traduit en effet par l’institution d’une conception du « travail d’organisation10 » qualifiée de « transformationnelle » et qui se veut en rupture avec l’encadrement autoritaire dit transactionnel qui existait, par exemple, avant le rachat de White Corporation.
Ils avaient [les anciens employés de White Corporation] un chef historique, alors très transactionnel : « Je suis intelligent, vous êtes des […] cons et donc vous écoutez et vous suivez. » Donc après, quand vous avez eu ça pendant vingt ans comme modèle de management… On a galéré […]. On a pratiquement changé tous les n-1 [les responsables de services]. [Quand on fait du transformationnel], on est plus des coachs […]. Vous devez donner du feedback à vos collaborateurs. Vous devez faire les coachings. Vous devez travailler sur les skill matrix (directeur général de White Corporation).
Figure 2. Photographie d’une affiche présentant une traduction des grands préceptes du lean management
- 11 Rappelons que cet institut est l’une des plus grandes sociétés de conseil américaines spécialisées (...)
20Concrètement, le déploiement du lean management au sein de White Corporation, et plus largement du groupe Thor, a été piloté par l’institut McKinsey11 et a été mis en place par le biais de whiteboards, c’est-à-dire de tableaux numériques partagés permettant à l’ensemble des responsables de White Corporation et des gestionnaires des sociétés du groupe Thor de communiquer les informations qu’ils considèrent comme pertinentes pour conduire leurs activités (Vayre et Igelsböck, op. cit.). Pour reprendre les termes de Callon , ces whiteboards ont plus exactement pour finalité de performer l’organisation matricielle, c’est-à-dire de faciliter, par le biais du développement de ces technologies, l’institution d’un mode de régulation de l’activité de l’organisation qui soit à la fois fonctionnelle (c’est-à-dire centralisée) et multidimensionnelle (c’est-à-dire distribuée), dans l’ensemble des entreprises du groupe Thor. Autrement dit, en encourageant l’instauration du travail d’organisation par projet à l’intérieur de Thor, le lean management doit faciliter le développement des ING en autorisant la transformation des sociétés du groupe en industries 4.0. Dans le cas de White Corporation, le lean management a alors pour effet d’accélérer les processus d’attachement et de détachement entre l’ensemble des gestionnaires de cette société (et plus largement entre l’ensemble de ceux du groupe Thor) en les canalisant autour de projets d’innovations numériques toujours plus nombreux et diversifiés. Du point de vue des hauts responsables du groupe Thor, le lean management se traduit par conséquent par une transformation généralisée des systèmes d’information des entreprises qui le composent. Cette transformation émerge des mouvements de collaboration qui se nouent et se dénouent entre les gestionnaires qui gèrent ces sociétés et préparent ainsi l’avènement d’infrastructures socio-informationnelles qui doivent favoriser l’adaptabilité du groupe aux fluctuations des marchés. Plus concrètement et dans le sens de la section qui précède, la quasi-totalité des projets d’innovation réalisés au sein de White Corporation constitue, en effet, une occasion de numériser un pan toujours plus grand de son activité et de permettre son automatisation croissante. L’originalité de cette transformation est alors qu’elle est fondée sur un principe d’apprentissage qui doit être pris en charge par des machines et qui doit instituer une réactivité automatisée de l’entreprise vis-à-vis de la dynamique de son environnement socioéconomique (cf. Boullier, 2019).
21Les ING qui émergent de la transformation susmentionnée ne sont cependant pas les seuls fruits d’une grande collaboration dynamique et flexible. C’est aussi le produit d’une compétition continue productrice d’un classement qui est à l’origine d’une distribution inégale de prérogatives d’ordre symbolique et matériel. Comme le montre l’extrait d’entretien qui suit, les sociétés du groupe Thor sont réparties selon leurs domaines de production au sein de plusieurs divisions qui organisent leurs évaluations comparatives, notamment afin de distribuer des prix à celles qui sont considérées comme les plus innovantes.
On est comparés […]. Le but de la comparaison, alors bien sûr, c’est de se positionner et de savoir s’il y en a qui sont vraiment complètement out […]. Mais [c’est aussi une façon d’identifier] ce qu’on appelle les « advanced plants ». Donc, les sites avancés. On est cinq. Je dis « on » parce que White Corporation, depuis cette époque-là, en fait partie (directeur industriel de White Corporation).
- 12 Ces derniers ont plusieurs fois insisté sur ces principes lors de notre enquête.
- 13 Compte tenu des politiques de « dégraissement » qui accompagnent le déploiement du lean management, (...)
22Si les quatre principes du lean management que sont la transparence, la confiance, la bienveillance et l’apprentissage par l’expérience (c’est-à-dire test and learn) apparaissent comme fondamentaux aux yeux du directeur général de White Coporation et de ses proches collaborateurs12, c’est aussi parce qu’ils sont les garants des règles du jeu de la grande compétition qu’organisent les hauts responsables du groupe Thor. Car les projets d’innovation proposés au sein de White Corporation n’aboutissent pas toujours. Afin de connaître le succès, ils doivent faire l’objet d’une légitimation auprès des différentes directions de White Corporation et de la division dont cette société fait partie à l’aide d’argumentations qui se veulent rationnelles et qui s’expriment, notamment, en promesse de gain d’efficience. En outre, une fois développés, ces mêmes projets doivent faire l’objet d’évaluations mesurant l’effectivité des promesses qu’ils charrient avant de prétendre pouvoir être diffusés à l’intérieur de Thor. Afin de se démarquer dans cette course à l’innovation, les hauts responsables de White Corporation réalisent un important travail de coaching destiné à aligner les motivations de leurs collaborateurs tout en leur laissant d’importantes marges d’autonomie. En référence aux travaux de Michel Lallement (2015), ces responsables ont effectivement bien compris que, pour être efficaces, leurs collaborateurs doivent réaliser les projets qui leur tiennent à cœur. Toute la difficulté du coaching consiste alors à encadrer étroitement la réalisation de projets qui doivent, dans le même temps, prendre la forme d’un travail autonome. Et cette difficulté est d’autant plus grande à surmonter que les gestionnaires de White Corporation doivent pouvoir agir librement afin d’identifier et d’enrôler les partenaires qui pourront les aider à réaliser leur projet d’innovation. Par exemple, le directeur des systèmes d’information de White Corporation a été conduit, lors du développement de l’application e-dépanneur, à nouer des relations avec plusieurs fournisseurs de biens et de services informatiques (ex. : Microsoft) de façon à développer sans aucun financement13 le POC (Proof of Concept) à partir duquel cette technologie a pu être implémentée. Sans l’espace de liberté dont il dispose, ce directeur n’aurait pas pu convaincre ces fournisseurs que son projet d’innovation constituait une vitrine intéressante pour publiciser leurs biens et leurs services informatiques.
23La logique d’enquête qui est à l’œuvre dans le déploiement des ING au sein des entreprises s’inscrit ainsi au sein d’une logique plus globale de coopétition qui se manifeste empiriquement par ce que nous proposons d’appeler un alignement agité. À travers cette notion, nous souhaitons désigner le mouvement général par le biais duquel les gestionnaires de White Coporation orientent de façon autonome les multiples activités qu’ils réalisent selon des objectifs divers qui servent les mêmes grandes stratégies de développement décidées par les hauts responsables de l’entreprise et, plus généralement, du groupe Thor. Même si cela est particulièrement probant dans notre deuxième enquête, l’ensemble de nos travaux montrent que les ING sont un bricolage collectif, qui implique beaucoup de multi-activités et qui est réalisé de manière frugale et agile par des acteurs motivés et mobiles. Dans le sens des travaux de Luc Boltanski et de Ève Chiapello (1999), les ING sont un produit du monde connexionniste qui caractérise le nouvel esprit du capitalisme. Elles émergent de la force d’inventivité qui naît de la rencontre d’un concepteur-ingénieur et d’un implémenteur-gestionnaire qui souhaitent en quelque sorte renouer, au moins en partie, avec une conception artisanale du travail : chaque projet d’innovation réalisé est considéré par les acteurs qui le conduisent comme une œuvre collective. L’âge du faire décrit par Lallement (op. cit.) imprègne ainsi le monde de l’entreprise pour alimenter le développement des ING. Mais à la différence des hackers de première génération (Turner, 2012/2006), les gestionnaires qui conçoivent et implémentent ces ING le font selon une autonomie qui est en réalité très contrainte par les orientations stratégiques définies par les directions. Précisons que cette contrainte n’est toutefois pas toujours perçue comme telle : en référence aux travaux de Robert-Vincent Joule et de Jean-Léon Beauvois (1987), elle peut prendre la forme d’une soumission librement consentie qui se manifeste par une excitation à s’engager dans la grande compétition à laquelle se livrent des employés qui se présentent comme de libres collaborateurs.
24Finalement, l’un des intérêts de nos trois enquêtes est qu’elles soulignent comment la logique de coopétition que nous venons de présenter masque un troisième type de logique que les responsables n’assument pas complètement. Car cette logique est à contre-courant des discours affichés sur la modernisation actuelle des organisations et qui serait censée libérer les entreprises du paternalisme industriel caractéristique des modes de gestion tayloriens (Getz, 2017). Avec le développement concomitant des technologies numériques et de l’absorption capitaliste des critiques artistes formulées autour de l’uniformisation engendrée par la société de consommation (Boltanski et Chiapello, op. cit.), les entreprises « modernes » deviendraient véritablement pourvoyeuses d’un travail émancipateur. En laissant les collaborateurs de l’organisation définir eux-mêmes les limites de leurs activités, les hauts responsables expriment souvent l’idée que leurs entreprises font l’objet de gouvernances démocratiques et méritocratiques. En creux et sur le plan politique, cela veut dire que la logique de coopétition présentée en amont permettrait de faire émerger des innovations, des pratiques et des personnes qui seraient légitimement meilleures que d’autres pour réaliser telle et telle fonctions. De telle sorte que les structures matérielles et humaines des entreprises modernes seraient la simple résultante d’un processus de sélection où les bonnes personnes et les bonnes innovations triompheraient de façon naturelle : un peu comme dans les communautés de hackers (Lallement, op. cit.), au pouvoir relationnel se substituerait la compétence individuelle. L’organisation sociale de l’entreprise deviendrait alors un révélateur des qualités personnelles des employés. La finalité de cette section est de démystifier ces discours en montrant comment, sur le plan empirique, les ING ne sont pas la résultante d’un tâtonnement collectif, libre et vertueux qui conduirait la société sur la droite ligne d’un progrès légitime : c’est plutôt le produit d’une course à l’innovation qui est organisée et encadrée selon des jeux de pouvoir dont les externalités ne sont pas toujours positives du point de vue de la communauté.
25D’une manière générale, les trois études de cas que nous avons effectuées montrent que les ING constituent la composition d’une myriade de réseaux d’acteurs qui s’associent pour développer des projets qui leur tiennent à cœur. Dans le sens des recherches de Dominique Cardon (op. cit.) sur les pionniers d’Internet, nos travaux permettent de souligner comment certaines utopies qui sont nées avec le numérique ont fait l’objet d’une appropriation par les organisations capitalistes. Il ressort en effet de l’ensemble de nos enquêtes que la conception et l’implémentation d’une ING regroupent souvent un petit nombre de collaborateurs dont les relations apparaissent objectivement peu hiérarchisées, à tout le moins dans le cadre du projet d’innovation réalisé. La troisième étude de cas est sur ce plan particulièrement intéressante. Rappelons qu’elle est fondée sur une observation participante réalisée au cours d’un stage de six mois au sein de Telinov, l’une des plus importantes entreprises françaises du secteur des télécommunications. Au cours de ces six mois, nous avons été conduit à concevoir un outil de modélisation et de visualisation cartographique des sociétés clientes de Telinov (Torre, op. cit.). Notons que cette mission n’a pas fait l’objet d’une définition précise de la part de notre maître de stage : nous avons nous-même déterminé, au fil des discussions que nous avons eues avec ce dernier, la nécessité de développer un outil facilitant les activités de travail des responsables du département de marketing opérationnel au sein duquel nous étions intégré. Notre maître de stage faisant partie de ces responsables, nous avons pu constamment bénéficier de ses retours et de ceux de ses collègues durant la totalité de nos activités de conception. Cela veut dire qu’à la différence de la majorité des cas de fabrications de technologie de modélisation que nous avons étudiées, celle que nous avons développée a été pensée et conçue en étroite collaboration avec ses utilisateurs. Autrement dit, à la différence des outils de traitement de données mis à disposition du département de marketing opérationnel de Telinov (ex. : QlikView ou PowerBI), notre outil n’a pas fait l’objet d’un travail d’implémentation de la part des hauts responsables. Tout l’avantage de notre observation participante est donc de permettre d’identifier empiriquement comment se construit une trajectoire d’innovation ascendante au sein d’une grande entreprise du numérique.
26L’aplatissement de la hiérarchie qu’a connu Telinov ces dernières années a joué un rôle important dans la trajectoire de conception de notre outil. En distribuant le travail d’organisation au sein des antennes locales et en décentralisant ainsi une partie du pouvoir décisionnel de l’entreprise, Telinov a pu constituer un terrain favorable aux premiers développements de notre outil. Comme nous l’avons signalé, nous avons pu quotidiennement bénéficier de nombreux retours des responsables marketing opérationnel (RMO). Ces retours nous ont alors permis d’ancrer notre travail de conception dans la réalité du métier des utilisateurs de notre technologie. Comme le montre le verbatim qui suit, cela a eu pour effet de conférer, à tout le moins en termes d’utilisation, une forte légitimité à notre technologie.
Plusieurs RMO ont exprimé un sentiment d’empowerment en utilisant notre outil. En effet, à la différence des outils QlikView qui sont livrés à leur disposition, plusieurs collègues RMO nous diront que notre technologie ne s’arrête pas à la visualisation, elle permet d’agir concrètement. Selon eux, les outils QlikView qu’ils avaient jusque-là ne font que donner de l’information, mais il n’y a pas un intérêt porté aux solutions ou plans d’action. Plusieurs RMO exprimeront en ce sens l’idée que QlikView choisit pour eux alors que notre outil les aide à choisir (extrait de journal de terrain).
27Compte tenu de la satisfaction que les RMO ont pu éprouver, sur le plan régional, à faire usage de notre conception, notre maître de stage et plusieurs de ses collaborateurs ont réalisé diverses initiatives ayant pour finalité de favoriser son implémentation à l’échelle locale, mais aussi sa diffusion sur le plan national. Plusieurs réunions avec les hauts responsables de Telinov ont été organisées à cet effet et ont fait l’objet de disputes importantes que nous présentons plus en détail dans la section suivante. Pour le moment, nous souhaitons simplement souligner que la logique de coopétition que nous avons présentée en amont a, jusqu’à ce moment-là, plutôt constitué un environnement organisationnel favorable au déploiement de notre conception. Dans le sens des travaux de Cardon (op. cit.), notre étude montre ainsi que, d’une part, l’organisation distribuée ou, si l’on préfère, en réseau permet effectivement aux innovations d’émerger de la périphérie et que, d’autre part, ces innovations peuvent parfois connaître un plus grand succès auprès de ses utilisateurs que celles provenant du centre du réseau.
28Un peu à la manière dont les pionniers d’Internet ont historiquement fait face à la réalité du monde socioéconomique en apercevant progressivement apparaître la centralisation du Web autour de quelques grands acteurs du numérique (Cardon, op. cit.), le développement de notre outil de modélisation et de visualisation cartographique rencontre rapidement des limites. Ces dernières, qui nous semblaient jusque-là peu visibles, sont principalement d’ordre hiérarchique. Ces limites hiérarchiques ont plus exactement surgi par le biais de deux problématiques. La première est celle de la protection des données des sociétés clientes de Telinov. Nous avons en effet conçu notre outil comme une application à installer sur les ordinateurs des RMO. Au regard de la Direction client, notre technologie recouvre de ce fait une défaillance dans la protection des données qui ne peut être acceptée qu’à condition de considérer cet outil comme un prototype d’une application qui devra, par la suite, être sécurisée. Du point de vue des responsables qui soutiennent notre conception, une telle limite n’apparaît cependant pas rédhibitoire. La difficulté réside plutôt dans le traitement de la deuxième problématique. Mais pour saisir l’importance de cette dernière, il faut d’abord comprendre que la société QlikView constitue le principal fournisseur de technologies de modélisation et de visualisation au sein de l’entreprise.
La présence de QlikView […] est centrale dans les outils de gestion. Le logiciel est interconnecté dans le réseau du système informatique de l’entreprise. La décision de l’utiliser date certainement de près d’une décennie. Aujourd’hui, son utilisation est homogénéisée dans toutes les agences et les concepteurs des tableaux de visualisation des données sont « professionnalisés » pour le faire : ils forment le groupe des développeurs et business analysts de Telinov (extrait de journal de terrain).
29Si les développeurs et business analysts de Telinov semblent au départ accueillir avec enthousiasme notre outil dans la mesure où ils proposent tout de suite de déployer une technologie similaire, ils finissent, à la fin de notre stage, par se rétracter. Au fur et à mesure des réunions, ces développeurs et business analysts comprennent en effet que notre outil intègre des fonctionnalités qui sont permises par le logiciel R, mais qui sont trop avancées pour être développées au sein des outils de QlikView. Voyant l’ambiance se réchauffer réunion après réunion dans un climat d’une étonnante compétitivité, l’un de ces développeurs et business analysts finit même, lors d’un échange par courriel, par écrire aux responsables de Telinov le message suivant :
N’ayant pas vocation à participer au déploiement puis à la maintenance de cet outil [notre technologie de modélisation et de visualisation], je passe mon tour (développeur et business analyst chez Telinov).
30Comme le montre l’extrait de journal de terrain suivant, les développeurs et business analysts ainsi que la Direction des systèmes d’information (DSI) de Telinov finiront alors par s’accorder sur le fait que, si notre outil apparaît intéressant, il ne peut pas faire l’objet d’une réelle implémentation et d’une diffusion au sein de l’organisation.
La Direction SI et l’équipe de développeurs et business analysts de Telinov ont confirmé qu’ils ne peuvent pas développer sous le langage R. Ils ont alors ajouté qu’il n’y a pas de précédent dans le groupe où un outil venant directement des métiers a été intégré au SI de l’entreprise. Un des représentants de la Direction SI dira en ce sens et non sans autorité « à chaque département correspond son métier » : les outils doivent être développés par ceux qui ont les permis et les habilitations IT pour le faire […]. QlikView a été le choix du groupe, et donc, il est la meilleure et la seule option pour l’instant. Face à cette impasse, les RMO s’aligneront. Pour eux, il vaut mieux avoir un outil que ne rien avoir du tout (extrait de journal de terrain).
31À travers le cas de notre expérience de conception, l’enquête 3 rend identifiable la logique autoritaire qui est à l’œuvre dans le développement des ING. Il est néanmoins important de comprendre que cette logique est bien souvent masquée par celle dite de coopétition que nous avons présentée dans la deuxième section. L’alignement agité dont nous avons parlé est tel que la fabrication d’une ING ne fait bien souvent l’objet d’aucune critique de fond. Notre enquête 2 montre en effet que, si un projet d’innovation de ce type fait évidemment l’objet de discussions, ces dernières sont systématiquement lissées et orientées par les gestionnaires de l’entreprise. Et ce travail de coaching, qui consiste ni plus ni moins à organiser le consensus au regard de la stratégie de l’entreprise, vise à instituer au sein de l’organisation un management de l’innovation qui se veut à la fois démocratique et méritocratique. Ces caractères démocratique et méritocratique ne constituent toutefois qu’une façade qui ne résiste pas longtemps à une enquête approfondie. Par exemple, l’enquête 2 montre que l’alignement agité précédemment exposé n’existe que dans le groupe restreint des gestionnaires qui réalisent l’organisation du travail. Comme nous l’ont confié à maintes reprises les hauts responsables de White Corporation, le lean management peine à être déployé auprès des opérateurs qui, en référence aux travaux d’Albert O. Hirschman (1970), n’ont pas vraiment d’autres choix que de se comporter loyalement envers l’entreprise s’ils ne veulent (ou ne peuvent) pas la quitter. L’enquête que nous avons conduite auprès des dépanneurs de White Corporation atteste de cette difficulté. Car, lors de cette étude — qui nous offrait l’occasion de porter la parole des dépanneurs auprès de la direction —, nous avons pu identifier plus d’une vingtaine d’agencements problématiques associés aux usages de l’application e-dépanneur (Vayre et Besson, op. cit.). Lors de la présentation de ces agencements et des pistes de réflexion susceptibles de les améliorer, les hauts responsables de White Corporation nous ont confié que, malgré l’intérêt qu’ils portaient à nos travaux, ils ne pouvaient pas accorder de temps à la résolution des problèmes exposés compte tenu des multiples projets d’innovations dans lesquels ils étaient engagés.
32Pour Callon (2017), la sociologie des agencements marchands, en proposant des descriptions fines des mécanismes de l’échange économique, doit permettre de mieux comprendre le fonctionnement des marchés et, partant, de mieux maîtriser leur développement. Les travaux que nous venons de présenter sur l’agencement organisationnel des ING ont une même finalité, mais dans le domaine de l’organisation. En référence aux travaux de Robert Castel (2004), le développement des ING constitue une question sociale à part entière dans la mesure où elle recouvre des configurations sociotechniques qui sont problématiques et dont les logiques de fonctionnement n’apparaissent pas clairement aux yeux des acteurs. Aussi, en soutenant que les ING s’inscrivent au sein d’agencements organisationnels articulant des logiques d’enquête, de coopétition et d’autorité, nous souhaitons contribuer à améliorer la compréhension que nous avons des relations qui existent entre ces nouveaux outils de gestion et les organisations de travail. Nous proposons en ce sens de conclure en pointant quelques problèmes socioéconomiques importants qui sont associés au déploiement actuel des ING. Rappelons toutefois que ces conclusions constituent des hypothèses de travail issues de trois enquêtes de terrain et qu’elles doivent par conséquent faire l’objet de confrontations avec d’autres travaux empiriques avant d’être généralisées.
33Comme le montre Valérie Boussard (2022), la gestion des organisations actuelles est professionnalisée, ce qui rend difficile sa critique étant donné que cette professionnalisation exprime généralement une idéologie de maîtrise, de performance, de rationalité, mais aussi de neutralité, de justice et de virtuosité. Il n’en ressort pas moins qu’au regard de nos travaux, le développement des ING au sein de ces organisations produit différentes difficultés. Le premier grand problème que posent ces ING à l’heure actuelle est qu’elles sont paradoxales : elles sont censées émerger d’une diversité d’acteurs qui s’associent librement pour créer de la nouveauté, alors que leurs fabrications concrètes se réalisent par le biais de diverses formes d’isomorphisme institutionnel et au sein de relations socioéconomiques qui, si elles sont effectivement distribuées, sont aussi fortement centralisées ! Le deuxième problème des ING est qu’elles recouvrent une logique d’enquête qui comporte des éléments intéressants sur le plan socioéconomique, mais qui n’en reste pas moins superficielle. Les logiques de coopétition et autoritaire au sein desquelles se réalise celle dite d’enquête font que l’excitation des acteurs qui conçoivent et implémentent les ING prend le pas sur la réflexion concernant le sens de l’innovation : l’agitation à l’intérieur de laquelle se déploient les ING est d’une telle ampleur que les acteurs tendent à oublier la question de sa signification sociologique à long terme. Le troisième problème est lié au deuxième. Sur le plan local, les ING composent un ensemble de technologies qui ne sont pas toujours bien adaptées aux usages : elles sont trop souvent conçues par des concepteurs et des implémenteurs qui doivent séduire leurs supérieurs en prouvant que leurs innovations permettent de consolider les stratégies des organisations en améliorant leur efficience. Les usages des ING ne sont par là même que peu considérés, et lorsqu’ils le sont, c’est souvent par le biais de technologies de traitement automatique de données qui ne sont, en elles-mêmes, ni correctement conçues ni correctement utilisées. Le quatrième problème découle directement de la logique de coopétition qui anime les concepteurs et les implémenteurs des ING. Car cette logique a pour effet de concentrer le pouvoir de création de ces innovations au sein d’une poignée d’acteurs considérés comme les meilleurs. Comme le montrent les travaux de Pierre-Michel Menger , la question des relations existantes entre talent et innovation constitue en ce sens un problème aussi fondamental théoriquement qu’important socialement. En tant que prolongement des technologies d’Internet (Cardon, op. cit.), les ING ne sont-elles pas, au moins en partie, un commun de l’humanité ? Or, que savons-nous de la capacité de notre système d’évaluation socioprofessionnel à sélectionner les personnes et les techniques les plus à même de développer ce commun ? Le cinquième problème fait directement référence aux travaux de Bruno (op. cit.). Cette auteure soutient que la logique de coopétition fait émerger une nouvelle question sociale où les perdants deviendraient ceux qui en seraient exclus. De notre point de vue, cette logique produit également d’autres nouvelles questions sociales qui concernent directement les acteurs de la coopétition. Il ne faut en effet jamais oublier que la logique de coopétition que nous avons pu observer ne se traduit en prérogatives matérielles et symboliques que dans une minorité des cas. Beaucoup de ratés sont essuyés par l’alignement agité que nous avons présenté (section 3.3). Nos enquêtes montrent pourtant que ces ratés sont quelquefois de bonnes innovations qui mériteraient d’être développées. Et nous savons que de tels cas de figure peuvent être la source de tensions cognitives fortes. Comme le suggère le concept de banalité du mal (Arendt, 1963), s’inscrire au sein d’un alignement collectif dont on sait qu’il ne produit pas un bien pour la communauté peut être à la source de dissonances dont les effets méritent d’être mieux considérés.
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