1Dans l’écosystème médiatique contemporain, les réseaux socionumériques jouent un rôle prépondérant dans la formation des normes sociales et culturelles. Leur émergence, dans les années 1990 aux États-Unis, a pu être perçue comme une opportunité significative de démocratisation de la parole publique (Rheingold, 1993 ; Turkle, 1995). Les réseaux socionumériques tels qu’Instagram, YouTube et TikTok ont progressivement transformé la manière dont les individus interagissent et consomment des biens, de la culture, des idées et l’information, offrant une occasion inédite de s’exprimer, de militer et d’influencer l’opinion publique à une échelle globale (Boyd et Ellison, 2007 ; Kaplan et Haenlein, 2010). Ces plateformes permettent à des individus et à des groupes historiquement marginalisés, notamment les femmes, d’exercer une influence sur leur audience (Abidin, 2016 ; Khamis, Ang et Welling, 2016). Elles ont donné naissance à une nouvelle forme de (micro)célébrité : les influenceurs et les influenceuses (Gräve, 2017). Ces personnes utilisent leur plateforme pour promouvoir des produits, des idées et des causes. L’essor du numérique a actualisé la notion d’influence, la reliant à la marchandisation des contenus en ligne (Alloing, Cordelier et Yates, 2021). Dans le contexte de l’économie numérique de l’influence, les stratégies de création de contenu en partenariat avec des marques requièrent un équilibre délicat entre l’impératif publicitaire et l’exigence d’authenticité (Marty, 2021). Les influenceurs et influenceuses se distinguent ainsi par leur capacité à produire des contenus variés et à maîtriser les plateformes et leurs algorithmes (Cotter, 2019).

2Les réseaux socionumériques offrent des possibilités pour subvertir les structures de domination sociale et de genre. Cependant, cette capacité d’empowerment des influenceuses, c’est-à-dire le fait d’acquérir plus de contrôle sur leur vie et d’agir pour leurs droits et intérêts (Kabeer, 1999), est-elle véritablement effective ? Les réseaux socionumériques permettent-ils réellement de subvertir les structures de domination sociale et de genre ou reproduisent-ils les mêmes dynamiques de pouvoir que celles préexistantes dans les médias traditionnels ?

3Le présent article se propose d’examiner comment les influenceuses se confrontent en négociant ou en contestant les normes hégémoniques de genre et les stéréotypes de genre à travers leurs activités en ligne. Les normes hégémoniques de genre sont des idéaux culturels qui prescrivent les comportements, les attitudes et les rôles considérés comme appropriés pour les hommes et les femmes dans une société donnée. Ces normes sont intériorisées et reproduites à travers diverses structures sociales telles que la famille, l’éducation, les médias et le travail, renforçant les structures de pouvoir existantes et marginalisant les personnes qui ne s’y conforment pas (Connell, 1987). Les stéréotypes de genre sont des croyances généralisées et simplifiées concernant les caractéristiques, les comportements et les rôles typiquement associés aux hommes et aux femmes. Ces stéréotypes sont omniprésents dans les médias et la culture populaire ; ils contribuent à maintenir les inégalités de genre en limitant les possibilités et en influençant les attentes sociales (Collins, 2011). Erving Goffman (2002/1977) montre comment les interactions sociales entre hommes et femmes sont régulées par des normes de genre, ce qui renforce les hiérarchies de genre. Judith Butler (2005/1990) étend cette notion en affirmant que les identités de genre sont le résultat d’actes répétés qui produisent et maintiennent les catégories de genre.

4Nous nous focaliserons particulièrement sur le mouvement du body positive qui peut être considéré comme une forme de militantisme féministe. Le body positive ou body positivisme — termes que nous utiliserons ici de manière interchangeable — est un mouvement social (Sastre, 2014) qui vise à accepter et à apprécier tous les types de corps, indépendamment des normes traditionnelles de beauté. Il s’oppose à la stigmatisation fondée notamment sur le poids et promeut l’acceptation de soi et la diversité corporelle (Cwynar-Horta, 2016). Ce mouvement a gagné en popularité sur les réseaux socionumériques, où les influenceuses jouent un rôle décisif dans la diffusion de ces messages et dans la contestation des standards de beauté dominants. Bien que l’analyse du body positivisme puisse, de prime abord, sembler relever de la frivolité, elle révèle en réalité des enjeux profonds concernant les normes de genre, les rapports de pouvoir, et la lutte contre les stéréotypes corporels.

5Il s’agit par conséquent de comprendre si ces influenceuses, en s’engageant dans des initiatives comme le body positivisme, réussissent véritablement à subvertir les normes hégémoniques de genre ou si elles reproduisent, même inconsciemment, les mêmes dynamiques de pouvoir et les stéréotypes de genre qu’elles cherchent à contester.

6La première partie montrera que le monde de l’influence numérique se constitue comme des champs concurrentiels particulièrement genrés. En effet, si la prédominance des femmes est notable dans le secteur de l’influence, la répartition des thématiques est largement genrée et les influenceuses sont soumises aux pressions des stéréotypes de genre. Ces stéréotypes sont renforcés par les algorithmes qui gouvernent ces plateformes, ce qui favorise donc certains contenus en fonction du genre. La seconde partie sera consacrée au mouvement social du body positivisme. Nous analyserons sa popularité et sa diffusion sur les réseaux socionumériques, en présentant les stratégies que les protagonistes mettent en place dans leurs contenus. Cette section mettra en lumière les différentes pressions qu’elles subissent et les tensions autour de ce mouvement dans sa capacité à subvertir les normes hégémoniques de genre. Enfin, nous examinerons les dynamiques de genre et les stratégies d’influence sous plusieurs angles : les tensions entre les pressions commerciales et la quête d’authenticité, l’hégémonie culturelle américaine et la standardisation des contenus ainsi que l’influence des algorithmes sur la création de contenu.

Encadré 1. La complexité de la définition des influenceurs et des influenceuses

Le terme influenceur et son équivalent féminin influenceuse sont souvent controversés et perçus péjorativement par les personnes qu’ils désignent. Une enquête de Reech (2021) révèle que 67 % des influenceurs ou influenceuses préfèrent être qualifiés de créateurs ou créatrices de contenu, estimant que ce terme reflète mieux la nature de leur travail. En effet, ces termes sont socialement marqués et genrés, indiquant des formes de distinction renvoyant à des capitaux (sociaux, économiques, symboliques et culturels). Majoritairement utilisé pour désigner les femmes dans les domaines du lifestyle (art de vivre), le terme influenceuse est souvent associé à une dimension marketing. Cependant, il est fréquemment rejeté par les créatrices de contenu militantes sur les réseaux socionumériques, qui préfèrent une appellation reflétant leur engagement et leur professionnalisme. Pour notre part, nous emploierons indistinctement les termes influenceuse et de créatrice de contenu sans induire de dimension normative.

Méthodologie

Le monde de l’influence : des champs standardisés et genrés

Les dynamiques de champ et la concurrence dans le secteur de l’influence

8Le monde de l’influence repose sur des thématiques standardisées que nous pouvons penser dans un rapport analogique au concept de champ (Bourdieu, 2013). Selon Pierre Bourdieu, « le champ est un microcosme social relativement autonome à l’intérieur du macrocosme social » (Wagner, 2021). Chaque champ a ses propres règles, ses propres enjeux et dynamiques, qui sont intériorisés par les agents sociaux sous forme de jeu et d’habitus singulier. Un champ est un espace conflictuel et concurrentiel pour son contrôle. Il délimite, d’une part, les frontières extérieures entre les professionnels et les profanes qui ne font pas partie du champ et, d’autre part, en interne, il produit de la concurrence entre les individus, nouveaux venus et plus anciens, des positions dominantes et dominées plus ou moins dotées en capitaux. Ceux qui détiennent le plus de capitaux (économiques, culturels, sociaux, symboliques) ont des positions plus conservatrices que les autres, qui peuvent user de stratégies de subversion. Dans chaque thématique, ou champ, des influenceurs et influenceuses, il existe une concurrence accrue entre les individus pour accéder à une forte visibilité et à une notoriété en devenant une figure d’autorité et d’expertise reconnue par leur communauté. Des enjeux de pouvoir, de hiérarchie, de légitimité, d’autorité et de visibilité apparaissent au sein des champs. Par exemple, dans le champ de la mode en France, une influenceuse comme Caroline Receveur a réussi à accumuler un capital symbolique important grâce à son expertise et à son style, perçus comme singuliers. Ce capital symbolique s’est transformé en capital économique par le biais de collaborations avec des marques prestigieuses, la création de sa propre ligne de vêtements. En revanche, des influenceuses moins connues, malgré un contenu de qualité, peuvent rester largement invisibles en raison de leur moindre capital social et symbolique, ce qui limite leur capacité à accéder aux mêmes occasions de partenariat et de monétisation. La reconnaissance symbolique se manifeste par une grande visibilité et une forte influence au sein de leur communauté, souvent mesurées par le nombre de mentions, de partages et de commentaires positifs. Cela se traduit également par une autorité perçue dans leur domaine d’expertise, renforcée par des invitations à des événements prestigieux, des collaborations avec des marques réputées et des mentions dans les médias traditionnels. En parallèle, la reconnaissance matérielle comprend les revenus générés par la monétisation des contenus, les partenariats rémunérés avec des marques et les ventes de produits dérivés. La capacité à transformer cette influence symbolique en revenus stables distingue les influenceurs professionnels des amateurs.

9La position des influenceurs et des influenceuses au sein de chaque champ est objectivée par leur nombre de personnes abonnées. L’univers des plateformes est ostensiblement normé par la métrique. Les réseaux socionumériques fournissent des statistiques détaillées sur les audiences générales et sur chaque contenu partagé, incitant les protagonistes à adapter leurs stratégies pour maximiser l’engagement. L’engagement désigne l’interaction active des utilisateurs avec les contenus publiés par les influenceurs. Cet engagement peut se manifester de différentes manières, notamment à travers les likes, les commentaires, les partages ou encore les réponses aux stories. L’engagement est souvent considéré comme une mesure clé de la réussite sur les réseaux socionumériques, car il indique non seulement la popularité du contenu, mais aussi le degré d’interaction et de connexion entre la célébrité et son audience. Un haut niveau d’engagement suggère que le contenu résonne avec le public, encourageant davantage de visibilité grâce aux algorithmes des plateformes, qui tendent à promouvoir les contenus générant beaucoup d’interactions.

10Les plateformes encouragent, par leurs multiples statistiques, le contrôle des audiences, la réflexivité et les stratégies des protagonistes sur ce qui marche et ne marche pas. Les influenceurs et les influenceuses ajustent continuellement leurs contenus en fonction de ces données pour maximiser l’engagement et, par conséquent, leur visibilité et leur influence. Les chiffres de leurs abonné·e·s sont un moyen courant de les typologiser en différentes catégories, avec des gradations allant de « micro-influenceur·euse·s » à « macro-influenceur·euse·s ». Ces chiffres s’avèrent relatifs, puisqu’ils dépendent des spécificités des champs, ou sous-champs d’influence. Par exemple, un compte portant sur une pratique minoritaire, comme le maquillage pour les drag queens, n’aura pas forcément les mêmes échelles de réception qu’un compte sur le maquillage féminin. Les formes de reconnaissance financière et symbolique sont donc intrinsèquement liées, la monétisation des contenus et les partenariats financiers étant souvent le résultat d’une forte reconnaissance symbolique et d’une audience substantielle.

11Au sein de chaque champ, il existe des subdivisions que l’on peut qualifier de « sous-champs » dans lesquels les individus ont des pratiques et des motivations différentes. Si Bourdieu n’emploie pas la notion de sous-champ, elle pourrait être déduite dans ses travaux sur le champ littéraire (1992) par exemple. Le champ littéraire est analysé comme un espace de lutte pour la reconnaissance et la légitimité. Il est subdivisé en sous-champs comme la littérature populaire, la poésie, les romans policiers, chacun avec ses propres règles et enjeux. De même, pour les champs de l’influence, des subdivisions existent. Par exemple, dans le champ plus large de la mode, on peut distinguer des sous-champs spécifiques comme la mode haute couture, la mode éthique ou encore le body positivisme. Dans le sous-champ de la mode haute couture, les influenceuses peuvent être des ambassadrices d’une image idéalisée et conformiste. En revanche, dans le sous-champ du body positivisme, les influenceuses visent à promouvoir la diversité corporelle, à déconstruire les normes hégémoniques et à renverser les « stigmates » (Goffman, 1975/1963). Au sein d’un même champ, les motivations des acteur·rice·s peuvent être différentes. Certaines personnes recherchent plus directement une plus-value financière et s’inscrivent dans les valeurs d’un « nouvel esprit du capitalisme » que sont l’autonomie, la créativité et l’initiative (Boltanski et Chiapello, 1999). D’autres, bien que cela ne soit pas nécessairement antinomique, ont une visée militante, cherchant à convaincre ou à sensibiliser à une cause, dans un positionnement plus estimé et plus valorisant. Cependant, quelles que soient leurs raisons d’agir, toutes et tous cherchent de manière plus ou moins avouée la notoriété, tout en voulant se démarquer des autres.

Répartition genrée dans les champs de l’influence numérique

12Le fait que la majorité des personnes influentes sur les réseaux sociaux soient des femmes est notable. En 2023, 77 % des influenceurs étaient des femmes contre 23 % d’hommes, cette tendance étant particulièrement marquée sur Instagram (78 % de femmes) et TikTok (76 % de femmes) (Collabstr, 2023). Sur YouTube, le pourcentage est légèrement inférieur, avec 69 % de femmes influenceurs (ibid.). En France, en 2024, le pourcentage d’influenceuse est de 78 % (Reech, 2024). Cette surreprésentation féminine dans le monde de l’influence montre cependant une inégale répartition dans les champs de l’influence.

13Pour mieux comprendre les dynamiques de genre dans le monde de l’influence, il est essentiel d’examiner la répartition des femmes dans chaque domaine. La figure 1 présente les données issues de l’enquête Reech (2024), qui illustre la diversité des thématiques abordées par les influenceur·euse·s et met en évidence la prédominance féminine ou masculine dans ces domaines. Il est important de noter les limites de cette analyse, car ce tableau révèle la difficulté de classifier clairement les champs et sous-champs, qu’il s’agisse du lifestyle (art de vivre), de la culture au sens de pratiques culturelles ou encore des loisirs. Les frontières entre ces catégories sont poreuses. En fait, il s’agit d’une conception pragmatique, c’est-à-dire de la manière dont les individus identifient leur contenu dans des champs spécifiques et donc l’identification aux yeux du public de leur chaîne ou compte. Par ailleurs, les influenceurs et influenceuses traitent en moyenne trois sujets différents, situation qui peut conduire à ce que certains individus soient comptabilisés dans plusieurs catégories du tableau, reflétant ainsi leur stratégie d’ouverture pour atteindre de nouveaux publics (Reech, 2021).

14En complément de la répartition des champs d’influence, il est également intéressant de noter que la répartition genrée varie selon les plateformes utilisées par les créateurs et les créatrices de contenu. Selon l’enquête Reech (2024), certaines plateformes sont majoritairement dominées par des créatrices, comme Instagram, avec 95 % de femmes contre 76 % d’hommes, et Pinterest, avec 11 % de femmes contre 3 % d’hommes. À l’inverse, des plateformes telles que YouTube, LinkedIn, et X (ex-Twitter) attirent davantage de créateurs masculins. Par exemple, YouTube compte 12 % de créatrices contre 36 % de créateurs, LinkedIn 5 % de créatrices contre 11 % de créateurs, et X 3 % de créatrices contre 14 % de créateurs. Ces données soulignent l’importance des préférences genrées dans le choix des plateformes de contenu et la manière dont ces choix peuvent influencer la dynamique de genre dans l’influence numérique.

Figure 1. Répartition des hommes et des femmes dans différents champs de l’influence

Champ de l’influence	Sous-champ	Pourcentage de femmes (%)	Pourcentage d’hommes (%)	Source
Lifestyle	Mode, beauté et cosmétique, voyage, bien-être et développement personnel, décoration et bricolage (do it yourself), alimentation et recettes (fooding), famille et parentalité	95 %	63 %	Reech, 2024
Loisirs	Art et création, sport et fitness, high tech et gadgets, humour et divertissement, jeux vidéo et culture geek, automobiles et motos, nature et aventures en plein air	34 %	68 %	Reech, 2024
Culture	Culture générale et éducation, musique, livres et littérature, photographie, cinéma et séries, arts visuels	7 %	21 %	Reech, 2024
Engagement	Respect et protection de l’environnement, égalité des genres (féminisme), droits des animaux, santé publique, mixité sociale et ethnique, conditions de travail et justice sociale	84 %	Chiffre non communiqué	Reech, 2021
Business et entrepreneuriat	Entrepreneuriat et startups, marketing et publicité, développement professionnel et leadership, finance personnelle et investissements	5 %	10 %	Reech, 2024

L’enquête Reech 2024, sur laquelle repose ce tableau, a été menée auprès de 1268 créateur·rice·s de contenu principalement affilié·e·s à l’agence Reech. Cette affiliation pourrait limiter la représentativité des données par rapport à l’ensemble des influenceur·euse·s. De plus, certaines données de l’enquête 2021 n’ont pas été actualisées.

Sources : Reech (2021, 2024).

15L’analyse de ce tableau révèle plusieurs points instructifs. Tout d’abord, on remarque une majorité de femmes dans le lifestyle, que l’on peut traduire par « art de vivre », et de l’engagement, avec des taux respectifs de 95 % et 84 %. La rubrique « lifestyle » inclut des domaines comme la mode, la beauté et la cosmétique, le voyage, le bien-être et le développement personnel, la décoration et le bricolage (do it yourself), l’alimentation et les recettes (fooding), ainsi que la famille et la parentalité. Ces thématiques sont traditionnellement associées à des stéréotypes de genre féminins. La rubrique « engagement » regroupe des domaines tels que la protection de l’environnement, l’égalité des genres, les droits des animaux, la santé publique, la mixité sociale et la justice sociale. Cette catégorie est également dominée par les femmes, avec 84 % d’influenceuses. Cette forte présence féminine dans les domaines de l’engagement peut être liée à une plus grande sensibilité ou intérêt perçu des femmes pour les causes sociales et éthiques. Il est également intéressant de noter que les hommes sont majoritaires dans le champ des « loisirs », avec 68 % d’hommes contre 34 % de femmes, ce qui signifie que les femmes sont deux fois moins nombreuses que les hommes dans ce domaine (Reech, 2024). Cette catégorie regroupe des sous-champs tels que le sport, les gadgets high-tech, les jeux vidéo, et la culture geek, qui sont traditionnellement perçus comme des domaines d’intérêt masculin. La sous-représentation des femmes est particulièrement marquée pour le debunking, la zététique et les sciences. La communauté de vidéastes sceptiques sur YouTube, qui se consacrent à la démystification des pseudo-sciences et des théories complotistes, est composée presque exclusivement d’hommes. Ces protagonistes ont une audience également majoritairement masculine avec, en moyenne, 85 % d’hommes (Dauphin, 2022a). En la matière, les stéréotypes masculins demeurent vigoureux et les femmes peuvent faire face à plus de barrières dès l’entrée. Le champ le plus excluant pour les femmes est celui du business et de l’entrepreneuriat, dans lequel seulement 5 % sont des influenceuses, ce qui souligne la reproduction genrée des places dans un domaine encore largement dominé par les hommes. Enfin, dans le champ de la culture, allant de la littérature à la musique, en passant par le cinéma et les séries, les femmes représentent 7 %, tandis que les hommes sont trois fois plus nombreux, avec 21 % de présence (Reech, 2024). Concernant les données sociodémographiques des créateur·rice·s de contenu, l’enquête Reech (2024) montre qu’ils·elles ont en moyenne 34 ans. Parmi eux·elles, 24 % sont à temps plein, et 38 % cumulent cette activité avec un emploi salarié. En moyenne, ils·elles comptent 132 000 abonné·e·s sur YouTube, 90 000 sur TikTok et 69 000 sur Instagram.

17Ces observations soulèvent une question cruciale : comment expliquer cette inégalité de succès en fonction du genre, tant dans la répartition des thématiques que dans la reconnaissance sociale, symbolique et financière ? Pour y répondre, il est nécessaire d’examiner les normes de genre et les pressions subies par les influenceuses.

Normes de genre et pressions subies par les influenceuses

18Les normes de genre influencent profondément les pratiques des créatrices de contenu, définissant souvent les types de contenus considérés comme « appropriés » pour les femmes, tels que la beauté, la mode et la parentalité. Ces normes dictent non seulement les thématiques, mais aussi la manière dont ces contenus sont présentés. Les influenceuses dans les domaines de la beauté et de la mode doivent souvent se conformer à des standards esthétiques élevés, utilisant des techniques de maquillage sophistiquées et des tenues tendance pour attirer leur audience. Cela crée une pression constante pour maintenir une image de perfection, ce qui peut être contraignant et épuisant (Duffy, 2017). Les stéréotypes de genre imposent également des attentes comportementales spécifiques telles que la douceur, la politesse et l’attrait physique, ce qui limite l’authenticité et la diversité des voix féminines dans le domaine de l’influence. Ces pressions peuvent restreindre la capacité des femmes à aborder des sujets perçus comme « masculins » ou à s’exprimer librement sans craindre de répercussions négatives. Laura, 38 ans, youtubeuse beauté et makeup-artist avec 3 000 abonné·e·s, explique comment ces attentes genrées impactent la visibilité des femmes sur YouTube :

Alors je suis une grande féministe et je tiens à dire que oui, très peu de femmes arrivent à trouver leur place sur YouTube du moins, moins facilement et moins massivement que les hommes. En fait, depuis toujours les hommes sur YouTube ont une facilité à être mis en avant que les femmes n’ont pas, surtout dans le milieu humoristique, certes qui ne me concerne pas, mais je pense évident de le dire.

19Le témoignage de Laura montre que, malgré leur nombre, les femmes se sentent moins reconnues que les hommes sur des plateformes comme YouTube. Cela soulève des questions sur la légitimité et la reconnaissance des femmes dans certains champs, où elles sont souvent perçues de manière péjorative. Les créatrices de contenu doivent fréquemment se battre pour être prises au sérieux et être reconnues pour leur travail, plutôt que pour leur apparence physique. Prenons l’exemple de Sarah, 23 ans, étudiante en école de commerce et instagrameuse dans le domaine de la mode. Durant l’entretien, elle insiste sur le fait que la qualité de ses mises en scène et de ses photographies n’est pas assez reconnue par le public. Il en va de même pour les compétences techniques comme le montage vidéo ou bien les compétences sociales pour entretenir le lien avec sa communauté. De plus, les femmes subissent souvent des attaques plus directes et personnelles. Laura rapporte également que l’exposition de leur image sur les réseaux socionumériques les rend plus vulnérables aux insultes sur leur physique, au harcèlement en ligne. Ce climat de menace constante exacerbe davantage les pressions internes qu’elles ressentent. Mathilde, journaliste de 24 ans, active sur YouTube et proposant des contenus écologistes et féministes, partage également cette expérience. Elle déplore la sous-représentation des femmes sur YouTube dans des domaines autres que ceux de la mode et de la beauté ainsi que le manque de visibilité des groupes minorés de manière générale sur YouTube :

Des femmes qui parlent de tuto beauté et qui ont 100 000 abonnés, c’est totalement normal, mais des femmes qui parlent d’autre chose, de sujets divers ayant 100 000 abonnés, c’est beaucoup plus rare. Les youtubeuses parlant de sujets divers comme les sciences, la société, l’humour ne sont pas encore assez nombreuses, et pour celles qui le font, elles ne sont également pas assez visibles. C’est comme si seule l’apparence comptait chez une femme.

20En effet, la question de la visibilité des femmes dans la création de contenu est complexe. Bien qu’elles soient majoritaires, elles se sentent souvent minoritaires et sous-représentées dans certains champs. Les témoignages de Laura et Mathilde illustrent bien comment les normes de genre et les pressions se combinent et limitent la diversité des voix féminines dans le domaine de l’influence. Cela renforce la répartition genrée actuelle et les inégalités qui en découlent. La question de la légitimité des femmes dans des thématiques considérées comme masculines a été évoquée lors des entretiens. Symboliquement, les créatrices de contenu se sentent moins reconnues que les hommes.

Reproduction des stéréotypes de genre par les algorithmes

21La question de la reproduction des stéréotypes de genre sur les plateformes apparaît comme systémique. Les algorithmes des réseaux socionumériques jouent un rôle prépondérant dans la dynamique concurrentielle des influenceurs et des influenceuses. De même, ils renforcent la reproduction des stéréotypes de genre en influençant la visibilité des contenus. Ils favorisent généralement les contenus conformes aux attentes stéréotypées de genre. Par exemple, les contenus de beauté et de mode produits par des femmes sont plus susceptibles d’être recommandés et de gagner en visibilité, tandis que ceux qui subvertissent les stéréotypes, comme les femmes créatrices de contenu dans les champs de la technologie ou le gaming, peuvent être moins visibles. Cela crée un cycle de renforcement des stéréotypes où les créatrices sont encouragées à produire des contenus conformes aux attentes genrées pour réussir (Bishop, 2021). Le manque de modèles contribue également à la reproduction d’un univers stéréotypé. La sous-représentation des femmes dans plusieurs domaines ne les incite pas à prendre leur place.

22Les algorithmes des plateformes concourent aussi à la standardisation des contenus et constituent une préoccupation majeure des interviewées. Toutes les influenceuses les évoquent à plusieurs reprises lors de nos entretiens. Les algorithmes des plateformes sont l’objet de fantasmes pour les protagonistes qui cherchent à les comprendre afin de maximiser leur référencement et par la même occasion leur nombre d’abonné·e·s, qui témoigne de leur succès. Pourtant, les algorithmes de ces plateformes, sur lesquels les influenceuses revendiquent une expertise, sont extrêmement opaques. Que ce soit celui de YouTube, considéré par beaucoup comme l’algorithme le plus puissant du monde, d’Instagram ou de TikTok, ils évoluent régulièrement et structurent le quotidien du monde de l’influence. Les algorithmes exercent un rôle important dans la mise en avant ou non des contenus et conditionnent en partie le succès ou l’impopularité. Néanmoins, de nombreux discours, voire des rumeurs, naissent à chaque changement perçu des algorithmes et structurent ainsi les pratiques. Ces algorithmes omniprésents agissent sur la manière de penser, de sentir et d’agir au sein du monde de l’influence. Cette rationalité autour des algorithmes englobe des éléments objectifs, mais aussi une forme de « pensée magique », qui produit des effets performatifs. Le fait que les algorithmes reviennent systématiquement dans le discours des interviewées montre combien les stratégies et les pratiques sont interdépendantes des algorithmes qui apparaissent extrêmement complexes et opaques, changent régulièrement, entraînant ainsi une incertitude. Ces derniers induisent une performativité dans les pratiques conduisant à une standardisation des contenus, quelle que soit la visée initiale des influenceuses et des champs. Chaque jour, de nombreuses vidéos sont mises en ligne sur les différentes plateformes afin d’expliquer les derniers changements d’algorithmes et de prescrire des stratégies d’influence à leurs pairs. Ces vidéos peuvent parfois comptabiliser des millions de vues. L’expression d’« algorithmic gossip » (id.) apparaît pertinente, car loin de constituer un savoir objectif, le savoir sur les algorithmes est en fait très limité ; il s’agit de perceptions structurées autour de l’expérience ou de ouï-dire pour parvenir à rencontrer le succès. Bishop définit le savoir autour des algorithmes comme une « connaissance commune et socialement informée sur les algorithmes et la visibilité algorithmique » (id.). En fait, un algorithme de recommandation comme celui de YouTube apparaît particulièrement complexe et opaque, constituant une véritable « boîte noire » (Covington, Adams et Sargin, 2016), ayant pour effet de promouvoir des contenus problématiques tels que les théories du complot et les discours haineux (Faddoul, Chaslot et Farrid, 2020 ; Dauphin, 2022b). De plus, ces algorithmes sont souvent accusés de favoriser ceux qui connaissent déjà le succès. Les algorithmes de YouTube et d’Instagram exigent une production régulière de contenu et un engagement constant avec la communauté pour assurer un bon référencement. En revanche, TikTok est décrit par les protagonistes comme la plateforme du succès éphémère où une personne peut avoir son « quart d’heure de gloire », selon l’expression warholienne, et retourner à l’anonymat du jour au lendemain. L’application de nombreuses recettes que les protagonistes doivent accepter pour rencontrer le succès favorise la standardisation des pratiques et des contenus, tant sur la forme que sur le fond. C’est paradoxalement l’envie de se démarquer d’une forte concurrence qui pousse à avoir pour modèle celles et ceux qui ont réussi. Il s’agit d’une volonté de se distinguer, tout en étant influencé par les modèles du genre. Ce processus conduit à une standardisation et donc à une normativité des pratiques et des contenus. Le monde de l’influence, qui permet l’émergence de contenus venant d’amateurs, reste néanmoins soumis aux mêmes règles de fonctionnement que les industries créatives, comme celle du cinéma, qui reposent et s’appuient sur des genres préétablis. Par ailleurs, la professionnalisation de la pratique pour les influenceurs et influenceuses célèbres les pousse à un processus de production plus standardisée, rendant nécessaires le travail en équipe et/ou le recours à des agents d’influence.

Le body positivisme : une tentative de subversion des normes de genre

23Bien que les normes de genre et les stéréotypes imposent des contraintes significatives aux influenceuses, certaines d’entre elles utilisent leur plateforme pour subvertir ces attentes. Le mouvement du body positivisme est un domaine dans lequel les influenceuses remettent en question les standards de beauté traditionnels et promeuvent une diversité corporelle. En explorant comment ces influenceuses naviguent parmi les normes hégémoniques de genre et les contestent, nous souhaitons mieux comprendre les dynamiques de pouvoir et de résistance dans le monde de l’influence.

Rôle des influenceuses dans le body positivisme

24Le body positive, que nous pouvons traduire par « acceptation du corps », est un mouvement social qui a pour objectif de défier les stéréotypes corporels véhiculés par les médias, de célébrer la diversité et d’encourager l’appréciation du corps, avec toutes ses imperfections (Sastre, op. cit.). Ce mouvement qui prône l’inclusivité a pris de l’ampleur grâce aux réseaux socionumériques numériques. Il est revendiqué par des femmes, essentiellement pour les femmes, afin de valoriser toutes les morphologies et principalement les femmes rondes (dites « plus-size »), contre les normes hégémoniques de la beauté féminine. L’objectif est d’encourager les femmes à s’estimer et à s’accepter. Il s’agit d’un sous-champ du domaine de la beauté qui, lui, est empreint du canon normatif et stéréotypé du corps idéal de la femme véhiculé par les médias. On pourrait penser de prime abord que ce sous-champ est en concurrence idéologique par rapport au domaine de la beauté, mais nous verrons qu’ils ont des points communs.

25Le body positivisme trouve ses racines dans les années 1980 avec le fat activism (l’activisme des gros) des personnes noires, visant à résister à la montée des discours grossophobes en Amérique du Nord et à contester les représentations dominantes de la minceur des femmes blanches (Afful et Ricciardelli, 2015). Il s’est développé sur Instagram en 2012, en réaction aux attentes irréalistes et aux physiques non représentatifs des femmes dans les médias et la publicité (Cwynar-Horta, op. cit.). Les réseaux socionumériques ont joué un rôle majeur dans la diffusion du body positivisme, permettant à ce mouvement de gagner en popularité et en visibilité. Aujourd’hui, une recherche sur Instagram du hashtag BodyPositive révèle 19,5 millions de messages et 12,3 millions de messages pour le hashtag BodyPositivity (Instagram, mars 2024). Les influenceuses comme Stéphanie et Gladys incarnent ce mouvement. Stéphanie a 35 ans, elle est mariée, a deux enfants. Elle est conseillère beauté et influenceuse sur Instagram et TikTok et partage des contenus de body positivisme et d’acceptation de soi pour les femmes en surpoids, avec 118 000 abonné·e·s sur Instagram et 80 000 sur TikTok. Gladys, 22 ans, illustratrice et tiktokeuse, partage, elle aussi, des vidéos de mode pour femmes rondes avec 77 000 abonné·e·s. Elle définit sa thématique de création de contenu par les mots-clés suivants : « body positive », « acceptation de soi », « mode » et « beauté ». Elle perçoit son travail comme un moyen d’aider les femmes rondes à se sentir belles, à arrêter de complexer et à cesser de se dévaloriser. Elle prodigue des conseils notamment de mode et de maquillage et vise à faire de sa communauté un espace où règnent la convivialité, le partage et l’entraide.

26Les influenceuses jouent un rôle éducatif en sensibilisant leur audience aux enjeux de la diversité corporelle et en offrant des représentations alternatives aux normes dominantes. Cependant, malgré leur engagement, elles ressentent souvent des contradictions internes et externes, naviguant entre l’authenticité de leur message et les pressions pour se conformer aux attentes esthétiques de leur audience.

Pressions et paradoxes dans le mouvement du body positivisme

27L’appropriation des réseaux socionumériques expose les influenceuses à des normes de genre tout en les confrontant à des injonctions paradoxales. Camille Froidevaux-Metterie (2018) insiste sur la dimension phénoménologique de l’existence des femmes, soumises à de nouvelles injonctions. Bien qu’affranchies des anciens déterminismes, les femmes subissent de « nouveaux diktats concernant ce qu’elles doivent faire de leurs corps ». Elles font ainsi l’« expérience quotidienne d’une liberté corporelle sous contraintes […] écartelées entre l’infini des potentialités et l’avalanche des injonctions [et] subissent le vertige de la liberté d’être soi ». Cette injonction à se montrer, oscillant entre liberté et contrainte, se manifeste de manière particulièrement forte sur les réseaux socionumériques. La maîtrise de l’apparence est vécue à la fois comme un moyen d’émancipation et comme une contrainte, formant ainsi une injonction paradoxale entre le besoin de singularité et la soumission au conformisme. La normalisation des contenus les pousse donc à obéir à des formats ainsi qu’à une mise en scène « féminine » particulière. Lors des entretiens avec les influenceuses beauté, la norme hégémonique du corps idéal ainsi que la question des artifices numériques comme les filtres reviennent fréquemment, même dans le mouvement du body positivisme. Lorsque le sujet des complexes physiques est abordé par Gladys, elle déclare :

Je m’accepte pas comme je suis. J’aimerais perdre du poids, et ça, c’est souvent ce qui est compliqué à entendre pour les gens […]. Beaucoup de gens se disent « On peut pas faire le body positive et en même temps vouloir maigrir » et bah si, j’en suis la preuve vivante. Ce n’est pas parce que je fais des looks grandes tailles, que je donne l’impression d’avoir confiance en moi et de m’assumer que c’est le cas, parce que c’est totalement faux. Moi la seule chose que je voudrais, c’est maigrir, vraiment, vraiment du plus profond de mon cœur, mais euh, j’ai juste compris que pour moi c’était pas le moment pour l’instant parce que j’y arrive pas et j’ai juste fait le choix de m’accepter comme je suis et de m’aimer comme je suis en attendant que ça arrive.

28Ainsi Gladys souhaite-t-elle « déconstruire le fait que les femmes doivent se trouver moins belles si elles grossissent » et que « [l’]on peut prendre du poids sans avoir une mauvaise hygiène de vie ». Cependant, elle fait émerger un certain paradoxe lorsqu’elle éprouve le besoin de justifier sa prise de poids, après un traitement médical. De même, Gladys utilise des filtres sur ses vidéos ; c’est un paradoxe par rapport à l’image de l’acceptation de son corps qu’elle veut transmettre, ce dont elle a conscience :

Ça m’arrive très souvent de mettre des filtres quand je suis sur TikTok et tout, quasiment sur toutes mes vidéos. Pour l’instant, on ne m’a pas encore fait de remarque, mais je sais que ça va venir. On va me dire, t’es une image de positivité, pourquoi tu te caches, etc.

29Gladys utilise des filtres pour le maquillage, qu’elle apprécie, mais elle les utilise surtout car elle est complexée par l’acné sur son visage :

J’ai souvent l’impression d’avoir 16 ans et d’être au lycée, d’avoir des poussées hormonales et c’est dur, parce que je suis une femme de bientôt 23 ans en fait, c’est surtout ça. J’ai l’impression de retourner en arrière de quasiment dix ans […] et d’avoir la puberté et ça c’est vraiment pas simple tout le temps.

30L’entretien montre que cette tiktokeuse a des complexes par rapport à son corps, tout en affirmant qu’elle « essaie de démocratiser, qu’on a le droit d’avoir des complexes ». Néanmoins, elle n’en parle pas à ses abonnées. Chiara Piazzesi et Catherine Lavoie Mongrain (2021) pointent le paradoxe de l’authenticité auquel font face ces femmes sur les réseaux socionumériques, où elles subissent la double injonction de devoir être belles tout en étant naturelles. Le terme belle renvoie à l’obligation de s’exposer sans aucune imperfection, le terme naturelle signifiant que les retouches ne doivent pas se voir. En réalité, les artifices sont très présents sur les images, cela peut être avec les filtres ou le maquillage, mais même lorsque les publications sont sans filtre, sans maquillage, les artifices persistent. En effet, « des techniques et des produits préparent le visage à être montré “au naturel” » (ibid.). Malgré les messages de body positivisme, de confiance en soi, les corps, les visages sont donc rarement exposés tels qu’ils sont. Autre paradoxe chez cette enquêtée : elle déclare avoir refusé une interview pour le média Brut puisqu’elle serait filmée, alors qu’elle indique ne pas avoir de problème avec son image (ce qui est le cas seulement quand elle la contrôle). Gladys dit ressentir deux types de pressions en tant qu’influenceuse body positive. La première est celle des haters, les personnes haineuses, essentiellement des hommes, qui envoient des commentaires misogynes et/ou humiliants, la seconde venant de sa propre communauté. Concernant les haters, d’autres influenceuses témoignent que les propos violents peuvent également venir de femmes, comme une forme de domination masculine intériorisée aussi par les femmes. C’est le cas d’une youtubeuse beauté, Sabrina, étudiante infirmière âgée de 21 ans qui témoigne des propos déplacés de femmes concernant son physique :

Pour moi, il y aura autant de critiques féminines que masculines. Alors que c’est nul justement, girl power, quoi tu vois. Mais non, il y en a beaucoup qui se critiquent entre elles. Des fois, tu te dis c’est pire que le mec quoi. Souvent c’est par rapport au physique, c’est kif-kif quoi.

31Selon Gladys, ces commentaires ont des effets aléatoires, oscillant entre abstraction et véritable violence symbolique :

Une remarque sur Internet, et puis bam, on s’écroule sans aucune raison alors que les 15 d’avant nous ont rien fait. Je me souviens exactement du moment où j’ai lu ça parce que j’ai lâché mon téléphone, j’étais à côté de mon ex-compagnon, je me suis mise à pleurer et j’ai été dans les toilettes vomir.

32L’autre pression que Gladys subit vient en fait de sa propre communauté. Comme toutes les créatrices et tous les créateurs de contenu, elle est d’une certaine façon tributaire de son public. Devant sa communauté, elle se considère comme une « figure de confiance », de « force » et se sent obligée de paraître comme telle. Ce qui peut sans doute expliquer pourquoi elle n’aborde pas ses propres complexes avec ses followers. Elle confie être dans un rôle de grande sœur avec sa communauté. Ce rôle a pour effet que sa communauté est très proche d’elle et qu’elle reçoit de nombreux messages de femmes lui confiant des traumatismes. Elle se sent parfois choquée et impuissante, incapable d’accueillir ces histoires. Ce qui semble constituer un effet pervers sur la réception du public, c’est que Gladys a parfois le sentiment de produire des complexes. Elle se sent désolée lorsque des jeunes femmes se comparent à elle « de la mauvaise manière », c’est-à-dire en voulant lui ressembler et en se dévalorisant par rapport à elle, qu’elles considèrent comme un modèle. L’influenceuse dit :

Moi, je suis là pour qu’elles aient confiance en elles, qu’elles comprennent qu’on peut se sentir belle comme ça. Et en fait, je deviens presque un complexe, une raison de complexer. Malgré tous mes discours, cela n’a pas d’impact et parfois j’ai des grands burn-out où je me dis, ce que je fais ça ne sert à rien.

33Ce burn-out dont parle Gladys n’est pas anodin et témoigne des pressions que subissent les influenceuses. Ces dernières font face à des injonctions paradoxales, devant prôner l’acceptation de soi tout en répondant aux attentes esthétiques élevées de leur audience. Elles doivent constamment gérer leur image et maintenir une apparence de positivité, ce qui peut être épuisant émotionnellement. De plus, elles sont souvent la cible de critiques, ce qui peut aggraver leur stress. Les attentes de perfection et de performance imposées par les réseaux socionumériques ajoutent une pression supplémentaire. Les influenceuses doivent constamment produire un contenu engageant et authentique, tout en répondant aux attentes de leurs followers et des partenaires commerciaux, qui imposent une charge émotionnelle et mentale significative (Bishop, op. cit ; Duffy, 2016).

34La récupération capitaliste du mouvement et les critiques féministes représentent deux sources majeures de dissension. Ces questions seront explorées en détail dans la section suivante, où nous analyserons l’influence des dynamiques capitalistes sur le mouvement body positive.

Récupération capitaliste et critiques féministes du body positivisme

35Les intérêts commerciaux ont une influence significative sur le mouvement body positive. Les partenariats avec des marques peuvent modifier et parfois compromettre le message d’authenticité et de diversité corporelle prôné par le mouvement. Par exemple, Anissa, qui réalise des hauls de vêtements grande taille, montrant comment ces articles mettent en valeur sa morphologie et offre des options de mode inclusives, a été critiquée pour ses partenariats. Un haul désigne une vidéo sur les réseaux socionumériques à l’occasion de laquelle une influenceuse, ou un influenceur, présente et décrit en détail ses achats ou les « cadeaux » reçus d’une marque afin d’en faire la promotion. Les vidéos commencent par la présentation des produits, puis des critiques et des recommandations sont formulées pour leur audience. Ces vidéos sont généralement très interactives. Les influenceurs et les influenceuses peuvent répondre aux questions de leur audience dans les commentaires et parfois en temps réel (lors de lives). Les hauls jouent un rôle important dans le « marketing d’influence » en raison de leur impact sur les décisions d’achat de leur audience. La marque Shein, marque chinoise de prêt-à-porter, de fast fashion (mode rapide) accessible pour toutes les tailles et à des prix très concurrentiels, appuie sa stratégie marketing sur les notions d’inclusion et de diversité, afin de toucher le plus possible de consommateurs et de consommatrices dans le monde entier. En promouvant des vêtements pour toutes les tailles, y compris les grandes tailles, l’enseigne s’est positionnée comme une marque accessible à tous les types de corps et à tous les budgets. Cette stratégie s’aligne avec le mouvement body positivisme, pour lequel la marque réalise des partenariats avec les influenceuses grandes tailles. La marque envoie gratuitement des produits que ces dernières doivent tester lors d’un haul. Elle utilise intensivement les réseaux socionumériques pour ses campagnes de marketing, exploitant des plateformes comme Instagram, TikTok et YouTube pour atteindre sa cible démographique. Les hauls et autres contenus générés par les utilisateurs sont partagés massivement, ce qui crée une visibilité accrue et une perception positive parmi les jeunes consommateurs. Des enquêtes ont révélé l’exploitation des salarié·e·s dans les usines de la marque, y compris le recours au travail forcé des enfants et des pratiques de travail allant à l’encontre des droits de la personne. Le député Raphaël Glucksmann a particulièrement médiatisé ces enquêtes en France à l’occasion d’une tribune au journal Le Monde (Étienne, Glucksmann, Rivoallan et Satto, 2023). Par ailleurs, Shein est également critiquée pour son impact environnemental négatif, contribuant à la pollution, à la surproduction et aux déchets textiles. La faible qualité induit une durabilité elle aussi limitée et incite à une surconsommation.

36Anissa, qui réalise des partenariats avec la marque, a subi sur ses comptes de nombreuses critiques lui reprochant de favoriser le travail des enfants. Malgré cela, elle continue de porter cette marque, en arguant que c’est une option de mode très accessible et que ceux ou celles qui la critiquent ont les moyens de s’offrir des marques plus éthiques, soulevant ainsi une question de positionnement de classe sociale. Shein est emblématique de l’appropriation capitaliste du body positivisme. Cette récupération commerciale peut transformer le body positivisme en un outil de marketing, soutenant paradoxalement les normes que les protagonistes cherchent à subvertir. Les influenceuses, bien qu’engagées dans une lutte pour l’acceptation de soi et la diversité, se trouvent souvent en tension avec ces impératifs commerciaux. Dans le domaine du militantisme écologique, Marion Michel (2022) montre que les créateurs et créatrices de contenu doivent naviguer entre la promotion de messages authentiques et la nécessité de partenariats commerciaux, ce qui peut parfois diluer la portée militante de leurs initiatives. Ce phénomène est également particulièrement visible chez les influenceuses qui promeuvent le body positivisme, car elles doivent souvent composer avec des attentes contradictoires de la part de leur audience et de leurs partenaires commerciaux.

37Le body positivisme partage de nombreux objectifs avec le féminisme, notamment la lutte contre les normes oppressives et les stéréotypes de genre. Le féminisme en tant que mouvement social et politique vise à établir l’égalité des sexes dans tous les aspects de la société, y compris la lutte contre le sexisme, le patriarcat et les inégalités de genre. Ce mouvement englobe des initiatives pour améliorer les droits des femmes et promouvoir l’égalité entre les sexes. Le féminisme critique les normes de beauté imposées par la société patriarcale et le body positivisme contribue à cette critique en se concentrant spécifiquement sur l’acceptation des différents types de corps, visant à renforcer l’autonomie et l’estime de soi des femmes. Cependant, certaines critiques féministes soutiennent que le body positivisme peut être récupéré par des intérêts commerciaux, comme les marques de beauté utilisant des messages de positivité corporelle pour vendre des produits. De plus, des débats subsistent sur la manière dont le body positivisme peut inclure tous les corps, y compris ceux des personnes « racisées » et handicapées. En effet, les influenceuses sont majoritairement blanches, et les femmes noires sont moins représentées, ce que déplore Sarah, 29 ans, influenceuse noire et adjointe de direction. Active dans le domaine de la mode et des « coiffures afro » sur TikTok, elle explique que, malgré quelques progrès, la visibilité des comptes comme le sien reste insuffisante. Ce manque d’inclusivité reflète une critique plus large du mouvement, accusé parfois de ne pas représenter adéquatement les expériences des femmes de couleur, des personnes handicapées ou des individus ne se conformant pas aux normes de genre traditionnelles (Cohen, Irwin, Newton-John et Slater, 2019).

38Les influenceuses du body positivisme que nous avons interviewées se définissent souvent comme féministes, bien qu’elles insistent pour la plupart sur le fait qu’elles ne soient pas des féministes « radicales » avec qui elles peuvent potentiellement avoir des dissensions. C’est ce dont témoigne Marion, 31 ans, infirmière et influenceuse body positive sur Instagram comptant 120 000 followers. Elle explique qu’elle a déjà subi des reproches de la part de féministes qui critiquaient le fait que, sous prétexte d’assumer ses rondeurs, elle se montrait « sexy » et que cela constituait un signe de soumission à la domination masculine et un filon commercial :

J’ai déjà eu des prises de tête avec une féministe qui me disait qu’au fond je faisais ça pour plaire aux hommes que mon discours était, heu, creux. Qu’en gros, si je me montre mes formes dans une lingerie sexy c’est pour plaire aux mecs et les satisfaire eux et que c’est pour gagner des thunes. Moi, je pense qu’elles n’ont pas compris ce qu’on fait. On s’en fiche du regard des hommes. De toute façon, les mecs ne regardent presque pas mon compte. Et puis, j’ai un boulot, j’ai pas besoin de ça pour vivre, c’est pas ça que je cherche.

39Par conséquent, on observe que les influenceuses body positive naviguent dans un espace complexe de pressions et de contradictions, où les injonctions à se conformer aux normes de beauté coexistent avec le désir de subvertir ces mêmes normes. Par ailleurs, le body positivisme continue de soutenir l’importance de l’apparence (Webb et al., 2017). Cette dynamique souligne la difficulté de véritablement subvertir les normes de genre dans un environnement numérique fortement influencé par les standards esthétiques et les attentes comportementales rigides.

40Les messages du body positivisme et du féminisme posent des défis importants en matière de réception et d’interprétation. La commercialisation des messages body positive par des marques peut parfois diluer les messages originaux de diversité corporelle et d’acceptation de soi. Cela crée un paradoxe dans lequel des mouvements visant à subvertir les normes de beauté peuvent se voir récupérés par des industries qui les perpétuent.

Influence des réseaux socionumériques sur la visibilité et la subversion des normes

41Les réseaux socionumériques jouent un rôle prépondérant dans la diffusion des messages body positive. Ils offrent une visibilité sans précédent aux influenceuses, mais imposent également des contraintes. Les algorithmes favorisent souvent les contenus qui répondent à des critères esthétiques précis, ce qui peut compliquer la subversion des normes de beauté. En examinant l’impact des algorithmes sur la visibilité des contenus body positive et les stratégies développées par les influenceuses pour naviguer dans ces contraintes, nous pouvons mieux comprendre les dynamiques en jeu et les enjeux auxquels elles font face. Les algorithmes des plateformes comme Instagram, TikTok et YouTube sont conçus pour maximiser l’engagement, ce qui signifie qu’ils privilégient souvent les contenus qui obtiennent rapidement beaucoup de likes, de partages et de commentaires. Pour les influenceuses body positives, cela peut signifier que leurs messages doivent être adaptés pour répondre à ces critères, même si cela va à l’encontre de leur mission de promouvoir l’authenticité et la diversité corporelle. Les formats de contenu influencent également la manière dont les messages sont diffusés. Par exemple, les stories Instagram, qui disparaissent après 24 heures, incitent à une consommation rapide et superficielle des contenus, tandis que les vidéos YouTube permettent des explorations plus approfondies.

42Malgré les pressions, de nombreuses influenceuses développent des stratégies pour surmonter les contraintes auxquelles elles font face. C’est le cas de la narration personnelle, où il s’agit de mettre en scène sa propre histoire quitte à la scénariser. Nos interviewées témoignent dans leurs vidéos de leur parcours personnel de lutte contre les normes de beauté, détaillant comment elles ont appris à accepter leur corps. Cette narration personnelle favorise la normalisation des diverses formes de corps et renforce leur communauté autour de valeurs d’acceptation et de soutien mutuel. L’utilisation de leur propre histoire et de leurs expériences permet de créer un lien étroit avec leur audience, ce qui favorise l’authenticité et la crédibilité de leur message (Duffy, 2017). Par ailleurs, une autre stratégie consiste à mettre en avant une vulnérabilité calculée. Ainsi les influenceuses n’hésitent-elles pas à montrer des aspects vulnérables de leur personnalité pour établir une connexion « authentique » avec leurs followers, tout en gardant un certain contrôle sur la façon dont ces informations sont présentées. L’une d’elles raconte dans une vidéo les préjugés « grossophobes » qu’elle a ressentis dans certains magasins (lui faisant comprendre qu’elle n’était pas la bienvenue) et comment cela l’a affectée, tandis qu’une autre témoigne du jour tragique où elle a perdu un enfant avant le terme de sa grossesse. Le partage des insécurités, des moments de doute ou encore des drames permet de les « humaniser » et de rendre leurs messages plus accessibles à leur public. Les influenceuses sont donc conscientes que partager des moments de vulnérabilité crée une relation plus profonde avec leurs abonné·e·s tout en leur permettant de contrôler l’image publique qu’elles projettent (Abidin, op. cit.). Cette stratégie se déploie dans un contexte marqué par un capitalisme des émotions (Illouz, 2006), où les expériences émotionnelles et personnelles sont transformées en marchandises. Les influenceuses exploitent leurs émotions et leur image pour maximiser l’engagement et les profits, répondant ainsi aux attentes commerciales de leur audience tout en tentant de préserver leur message de diversité corporelle et d’acceptation de soi. Ce capitalisme des émotions exacerbe les pressions à se conformer à des formats spécifiques et à une mise en scène féminine particulière, ce qui peut parfois compromettre l’authenticité des messages véhiculés.

43Enfin, les influenceuses utilisent les algorithmes à leur avantage. Elles deviennent expertes dans l’adaptation de leur contenu en fonction des changements algorithmiques pour maximiser leur visibilité. Par exemple, elles utilisent des hashtags populaires, publient à des heures spécifiques pour toucher un maximum de personnes ou suivent les tendances pour rester pertinentes. Cependant, cette adaptation constante peut être épuisante et imposer une charge mentale supplémentaire, ce qui ajoute à la pression déjà ressentie pour maintenir une apparence et un contenu parfaits (Bishop, op. cit.). Pour pallier cette pression, bien que les champs de l’influence soient extrêmement concurrentiels, l’entraide et la collaboration entre les influenceuses existent. Les protagonistes sont conscientes que travailler ensemble et se soutenir mutuellement peut renforcer leur message et leur impact. Les collaborations entre influenceuses peuvent aider à amplifier leur portée et à solidifier le mouvement. De plus, un réseau entre les influenceuses permet l’échange de conseils, de ressources et de soutien émotionnel.

Hégémonie culturelle américaine et standardisation des contenus

44Lorsque Stéphanie aborde en entretien la manière dont elle produit ses contenus, elle dit s’inspirer largement des comptes d’influenceuses américaines. Cette pratique, que l’on retrouve dans la quasi-totalité des entretiens, témoigne de deux choses. D’une part, les personnes qualifiées d’influenceuses sont elles-mêmes influencées, ce qui remet en question l’antagonisme binaire influenceurs/influencés, qui est finalement au fondement des théories de l’influence et en particulier de la psychologie sociale (Laurens, 2011). D’autre part, on observe une hégémonie culturelle américaine que l’on retrouve sur l’ensemble des plateformes, elles-mêmes américaines à l’exception de TikTok, qui est une plateforme chinoise, et qui conduit à une standardisation des contenus. Stéphanie explique l’influence des contenus américains de la façon suivante :

Je m’inspire beaucoup de comptes américains, parce qu’en fait je trouve que les comptes de grande taille français, bah, ils sont vraiment pas fous, les looks sont pas ouf ou alors c’est des hauts hyper courts, des jupes hyper courtes et tout. Enfin, moi au quotidien, je me vois pas porter des trucs comme ça, ces crop-tops et tout je me vois pas au quotidien porter des trucs comme ça. Et les Américaines ont vraiment la classe. Déjà, il y a beaucoup de modèles grande taille et en plus, elles ont vraiment la classe quoi, donc je m’inspire beaucoup que ce soit pour les musiques ou pour les looks de leurs comptes ouais.

45Cette hégémonie culturelle américaine s’observe dans tous les domaines de l’influence et conduit inexorablement à une standardisation des thématiques, des contenus, des formats, mais aussi des hashtags dans les mouvements militants. Max Horkheimer et Theodor Adorno (1974/1944) ont critiqué la culture de masse et l’industrie culturelle pour leur tendance à produire des biens culturels standardisés destinés à pacifier et à manipuler les masses. Selon eux, cette standardisation limite la véritable créativité et empêche une critique sociale authentique (ibid.). Dans le contexte des réseaux socionumériques, cette critique reste pertinente. Les algorithmes des plateformes favorisent les contenus qui obtiennent rapidement des interactions, poussant ainsi les influenceurs à produire des contenus conformes aux normes esthétiques et comportementales dominantes. Cette pression à la standardisation est exacerbée par les impératifs commerciaux et les partenariats avec des marques, incitant les créateurs de contenu à privilégier des formats et des thématiques populaires et attrayants pour les annonceurs. Par ailleurs, l’imitation apparaît très présente chez les influenceuses. Ces dernières observent et reproduisent les pratiques qui ont du succès. Gabriel Tarde (1993/1890) soutient que l’imitation est un processus fondamental de la vie sociale par lequel les innovations se propagent et deviennent des normes. Dans le contexte des réseaux socionumériques, cette dynamique conduit souvent à une homogénéisation des pratiques et des contenus.

46À travers le processus d’imitation, l’hégémonie culturelle américaine, la logique des plateformes et les algorithmes se jouent des stratégies qui se structurent et sont structurés par une standardisation de pratiques, qui se traduisent par une standardisation de contenus, associées à une représentation des attentes d’un public. Même au sein de différents champs, des pratiques apparaissent comme étant largement similaires. Les logiques sont sensiblement les mêmes, quelles que soient les différentes échelles de notoriété. Elles sont évidemment adaptées aux marchés qui peuvent être ciblés, ou niches, et s’adresser à des minorités, mais souhaitent aussi s’ouvrir au grand public dans le but d’inverser ou de visibiliser les rapports dominants/dominés. Les algorithmes, l’imitation des pratiques américaines et la logique des plateformes de réseaux socionumériques conduisent à une standardisation des thématiques, des contenus et des formats. Les influenceuses sont souvent poussées à produire des contenus qui répondent aux attentes de leur audience et des plateformes, même si cela signifie sacrifier l’authenticité de leur message. En somme, les réseaux socionumériques offrent aux influenceuses des occasions sans précédent pour diffuser des messages de diversité corporelle et d’acceptation de soi. Cependant, les contraintes imposées par les algorithmes et l’hégémonie culturelle américaine posent des défis significatifs. Les stratégies développées par les influenceuses pour naviguer dans ces contraintes montrent leur résilience et leur capacité à s’adapter, mais soulignent également la difficulté de véritablement subvertir les normes de genre dans un environnement numérique fortement influencé par des standards esthétiques et des attentes comportementales rigides.

Conclusion

47L’étude des influenceuses dans le contexte du mouvement body positivisme et du féminisme numérique révèle une complexité des dynamiques de pouvoir, des normes de genre et des pratiques de résistance. Les réseaux socionumériques offrent indéniablement des outils puissants pour la diffusion de messages d’acceptation de soi et de diversité corporelle. Cependant, ils sont également des espaces où les normes hégémoniques de genre et les pressions esthétiques continuent de se manifester de manière persistante et parfois insidieuse.

48Les influenceuses engagées dans le body positivisme naviguent entre l’authenticité de leur message et les impératifs commerciaux imposés par les algorithmes des plateformes et les attentes de leur audience. Cette navigation génère des tensions et des paradoxes, illustrés par l’utilisation de filtres ou de partenariats avec des marques controversées, ce qui souligne la difficulté de subvertir réellement les normes de beauté dominantes.

49La méthodologie qualitative employée, centrée sur les entretiens avec des influenceuses, a permis de mettre en lumière les pressions et les contradictions internes et externes qu’elles subissent. Les témoignages recueillis montrent que, malgré une majorité numérique, les créatrices de contenu se sentent souvent moins légitimes et reconnues que leurs homologues masculins, en particulier dans des domaines perçus comme masculins. Cette inégalité est exacerbée par les algorithmes des réseaux socionumériques, qui tendent à promouvoir des contenus conformes aux stéréotypes de genre. Le mouvement body positivisme, bien qu’inclusif dans son essence, n’est pas exempt de critiques, notamment en ce qui concerne la récupération commerciale et l’exclusivité de certaines représentations. Les critiques féministes soulignent les risques de voir les messages de diversité corporelle dilués par des intérêts commerciaux, transformant ainsi un mouvement subversif en un outil de marketing. Cependant, les stratégies développées par les influenceuses pour contourner ces obstacles démontrent leur résilience et leur capacité à s’adapter. La narration personnelle et la vulnérabilité calculée sont des exemples de tactiques employées pour renforcer l’authenticité de leur message et établir des liens profonds avec leur audience.

50Comprendre les normes de genre et les dynamiques de pouvoir des influenceuses implique également de s’intéresser à leurs publics. Une observation intéressante ressort de cette étude : il existe souvent une homogamie sociale entre les sources (les influenceuses) et leurs cibles (les publics). Cette homogamie se manifeste par des similitudes socioculturelles entre les influenceuses et leur audience, ce qui crée des communautés en ligne qui partagent des valeurs, des aspirations et des préoccupations. Cette homogamie sociale peut renforcer les messages véhiculés par les influenceuses, mais elle peut aussi limiter la portée de ces messages à des cercles relativement homogènes, ce qui réduit l’impact potentiel sur des audiences plus diversifiées. Les interactions entre les influenceuses et leur public jouent un rôle crucial dans la co-construction des normes de genre et des pratiques de résistance, soulignant l’importance d’une analyse approfondie des publics pour une compréhension complète des dynamiques en jeu. Enfin, cet article montre que les réseaux socionumériques sont à la fois des espaces de reproduction et de contestation des normes de genre. Les influenceuses, par leur engagement et leurs stratégies, jouent un rôle dans cette dynamique complexe. Il reste toutefois essentiel de continuer à explorer les multiples facettes de cette influence numérique, en particulier les répercussions à long terme pour les normes de genre et la société en général.