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Dossier
Défis et enjeux des approches CCO

20 ans de CCO, l’âge de l’action ? À la recherche d’une Utopie

20 years of CCO – the age of action ? Seeking a Utopia
Bertrand Fauré et Nicolas Arnaud
p. 183-196

Résumés

Cet article soulève deux « incapacités » actuelles des recherches en communication organisationnelles : incapacité à anticiper l’essor technologique ; incapacité à réaliser l’utopie organisationnelle portée par les sciences de la communication. En réponse à ces « incapacités », nous proposons des pistes de recherches futures pour contribuer à les dépasser en nous appuyant notamment sur les travaux d’Habermas.

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Texte intégral

Introduction

1Depuis une vingtaine d’années, les approches soutenant la dimension constitutive de la communication organisationnelle, regroupées sous le label CCO (Communication Constitutes Organization) (Putnam, Nicotera & McPhee 2008), se sont progressivement imposées, voire institutionnalisées, comme un courant majeur au sein des études académiques visant à mieux comprendre le fonctionnement des organisations (Boivin, Brummans & Barker 2017). Naturellement, comme toute tradition de recherche, CCO s’est appuyée sur des décennies de travaux dans lesquelles les chercheurs se revendiquant « CCO » ont trouvé inspirations, débats, traditions et des bases de ruptures ... dans une forme de continuité (pour une revue détaillée des fondements des approches CCO voire notamment Cooren, Taylor, & Van Emery 2006 ; Fauré & Arnaud 2014 ; Putnam & Pacanowsky 1983). Ces publications ont notamment montré que CCO ne s’est pas construite de manière unifiée. En effet, le courant a généré une créativité certaine au niveau conceptuel et théorique tout en privilégiant souvent les débats et construits théoriques par rapport aux applications empiriques. Ce constat explique pourquoi il est encore aujourd’hui difficile, faute de savoirs actionnables, de dispenser son enseignement au premier cycle universitaire (Kuhn & Schoeneborn 2015) ou bien encore d’identifier des manuels à destination des étudiants et praticiens (Koschmann & Campbell 2019, Wilhoit 2014). Schoeneborn et al. (2014) distinguent trois courants spécifiques au sein des approches CCO : 1) l’école montréalaise de communication organisationnelle ; 2) le modèle des quatre flux (McPhee & Zaug 2008) basé sur la théorie de la structuration de Giddens ; et 3) la théorie des systèmes sociaux de Luhmann (Seidl & Becker 2006). Dans cet article, nous nous focalisons sur les travaux issus de l’approche montréalaise de la communication organisante, ayant fait de l’analyse de conversations la porte d’entrée privilégiée pour étudier les phénomènes organisationnels, notamment à travers la dualité texte/conversation (Cooren 2000, Taylor 1993).

2Cet article se présente sous la forme d’une proposition critique des approches CCO dont le point de départ est le constat entourant deux « incapacités » – ou impasses – actuelles des recherches en communication organisationnelle.

3La première incapacité est l’incapacité à avoir prévu, anticipé (et donc a fortiori contribué à) des innovations technologiques majeures telles que, par exemple, les réseaux sociaux ou les cryptomonnaies et donc l’incapacité à savoir comment reprendre la main sur ces innovations pensées, conçues, mises en œuvre sans l’aide de la recherche. Le « Like » de Facebook et le « Bitcoin » furent inventés à peu près au même moment (2006-2009) dans l’indifférence générale des milieux académiques à l’époque focalisés sur l’étude des progiciels de gestion intégrés (Mayère 2004) et ne firent l’objet de publications qu’après coup, généralement pour y être critiquées (Cardon 2013, Sadin 2015) de sorte que ce temps de retard n’a pas été rattrapé depuis : en 2015, le « communicateur était toujours bousculé par le numérique » (Coutant & Domenget 2015) et en 2020, utiliser des données issues des réseaux sociaux (publications, commentaires) pour faire de la recherche est devenu courant (Albu & Etter 2016), subordonnant la validité des résultats au risque d’un changement d’algorithme décidé sans prévenir pendant la phase de collecte des données.

4La seconde incapacité des recherches en communication organisationnelle depuis 30 ans est la difficulté de ces approches à être véritablement porteuses d’une « utopie organisationnelle » (Grosjean, Mayère & Bonneville 2018) pour plutôt se placer en position d’observatrices, éventuellement neutres (Taylor 1993), mais volontiers critiques aussi (Mumby & Stohl 1996) d’une entreprise qu’elles s’interdisent à elles-mêmes : théoriser l’organisation idéale et chercher comment la faire exister par la communication. S’il est vrai que la communication est constitutive pourquoi cette propriété ne serait-elle pas mise au service d’une utopie ? Faute d’une telle réflexion, la discipline manque d’inspiration et de propositions nouvelles dans un contexte où les organisations en ont pourtant plus que jamais besoin. Est-il suffisant, par exemple, de s’en tenir à étudier « comment » elles s’y prennent pour faire face à la pandémie (Stephens et al. 2020) ?

5La première incapacité découlant en partie de la seconde, l’objet de cet article est d’inviter les travaux CCO, en particulier ceux ancrés dans l’école de Montréal, à s’engager davantage, par l’action, pour la transformation concrète de leur objet d’étude : les organisations. À cet effet, notre article propose deux « mouvements » que pourraient effectuer les approches CCO. Dans un premier temps, nous avançons que les développements récents de l’école de Montréal vers une éthique conversationnelle (Cooren 2016) peuvent être approfondie en mobilisant la théorie de l’agir communicationnel d’Habermas (1981) et ses quelques applications en sciences de gestion. Dans le prolongement, nous esquissons, dans un second temps, les bases d’une utopie communicationnelle, en opposition aux limites de la critique de l’utopie économiste.

De l’analyse de conversation à l’éthique conversationnelle

6Les approches CCO se sont initialement consacrées à construire la justification théorique de ce mouvement (Boivin et al. 2017) pour progressivement se confronter à divers terrains d’études, avec des finalités non homogènes. S’il est évident que les premiers écrits de Taylor (1993) puis Cooren (2000) ont constitué des construits théoriques aussi riches que denses et pertinents pour étudier les organisations, leurs mobilisations sur des enquêtes de terrain ont permis tout autant de les confirmer que de revisiter la compréhension de phénomènes organisationnels concrets tels que : l’autorité à travers une étude d’une mission de Médecins sans Frontière (Cooren, Brummans & Charrieras 2008), la valeur de la coordination conversationnelle dans le cadre de relations inter organisationnelles (Arnaud & Mills 2012), la dimension constituante des interactions sur les réseaux sociaux (Albu & Etter 2016) ou encore la dissolution d’Al Qaeda (Bean & Buikema 2015).

7L’ouvrage de Kuhn, Ashcraft et Cooren (2017) constitue/matérialise un double tournant dans l’évolution de CCO. En effet, avec « The work of communication », ces auteurs non seulement positionnent officiellement CCO comme un mouvement théorique devant s’intéresser au monde du travail dans nos sociétés capitalistes contemporaines (et à ce titre entament un rapprochement avec les sciences de gestion), mais aussi positionnent CCO comme devant contribuer au bien commun, à rendre nos sociétés meilleures. Ainsi, nous constatons que la deuxième partie des années 2010 entame une période d’engagement plus explicitement exprimé pour faire de CCO un acteur du changement, plutôt qu’un simple observateur critique. En complément, certains chercheurs considèrent qu’il est temps pour CCO d’être présent dans ses propres manuels (Koschmann & Campbell 2019) et de pouvoir asseoir sa propre pédagogie (Kuhn & Schoeneborn 2015), conscients que leurs étudiants deviendront des praticiens des organisations, avec un devoir de ‘make commercial firms more socially responsible’ (Kuhn & Schoeneborn 2015 ; 299) grâce à CCO. 

8Pour reprendre la distinction de JR Peters (Cooren & Peters 2020), les membres de CCO seraient donc devenus (ou souhaiteraient devenir ?) des disséminateurs du bien commun (la performativité de CCO pour un futur plus responsable), porteur de préconisations pour l’action, alors qu’ils étaient plutôt jusqu’alors des dialogiciens, concevant par le débat « la bonne parole » ?

9Pour réaliser ce tournant, deux propositions peuvent être identifiées dans la littérature de ces dernières années. Tout d’abord, certaines voix se sont levées (Fauré & Arnaud 2014 ; Wilhoit 2014), pour inviter CCO à s’ouvrir à des méthodologies autres que l’analyse de conversations. Pour réaliser ce tournant, d’autres voix (Cooren, 2016) soulèvent également la question de l’éthique de la conversation, pour laquelle l’humain tient une place prépondérante. Nous reviendrons sur ce point.

10L’engagement désormais affiché de CCO d’œuvrer concrètement au bien commun rend impératif de trouver une voie de sortie de la genèse critique et théorique de cette tradition de recherche. Nous pensons qu’une orientation possible réside à l’interface des développements récents de CCO et ceux notamment en sciences de gestion s’étant intéressés parallèlement à la place du langage dans les organisations et au travail (Arnaud 2008 ; Arnaud, Fauré, Mengis, & Cooren 2018 ; Girin 1990). Il est intéressant de rappeler que ces 20 dernières années, les sciences de gestion se sont aussi saisies de l’analyse de situation (Girin 1983) pour donner lieu progressivement à un intérêt significatif pour les interactions au travail (Detchessahar 2011 ; Rouleau & Balogun 2011) et au-delà des compétences des acteurs nécessaires à la gestion efficace des situations.

11Comme l’ont montré plusieurs recherches en management (Fauré & Rouleau 2011 ; Rouleau & Balogun 2011), conduire une conversation en situation nécessite un certain nombre de compétences (capacités à) pour poser le cadre de la situation, invoquer des « auteurs » extérieurs tels que le contexte économique, l’évolution technologique, des chiffres des ventes ou de la situation comptable de l’entreprise, ce que Cooren (2016) nomme ces « attachements » constitutifs de la chaîne d’autorité invoqués de manière consciente ou non dans toute situation par les interlocuteurs. Nos interactions situées construisent ainsi la situation et, ce faisant, contribuent à l’objectiver, afin in fine de permettre/rendre possible la prise de décisions ici et maintenant. Dans ces situations, l’agencement organisationnel constitué tant des humains que des textes invoqués (objets, émotions, discours, technologies, etc.), est toujours présent, dans une chaîne d’attachements et d’autorité quasi infinie. L’école de Montréal soutient en effet que tout acte de parole est peuplé d’autres voix qui se matérialisent dans le discours. Ces voix (ou figures) viennent donner du poids et de l’autorité à celui qui s’en fait le ventriloque : « Multiplying the sources of authority and agency does not mean that we lose the status of author or agent. On the contrary, it forces us to be more vigilant. » (Cooren 2016 : 26).

12Cette vigilance est en réalité un impératif à accepter que nos interlocuteurs tout autant que le dictate de la situation puissent avoir des « attachements » se confrontant, challengeant, s’opposant aux nôtres : « We have beliefs, opinions, and attitudes, but these beliefs, opinions, and attitudes –which are, of course, part of a situation– are confronted with other aspects of a situation » (Cooren 2016 : 27). En tant qu’acteur/auteur, il serait donc trop facile de s’en remettre / se cacher derrière les règles. Donc en tant qu’acteur, employé, manager, dirigeant, notre rôle est de faire parler et vivre ces chaînes, grâce à une certaine éthique devant viser le consensus voire la démocratie.

13Cette vigilance est ce que Cooren (2016) nomme finalement l’éthique du ventriloque (ethics for dummies) que nous proposons de nommer éthique de la conversation en lien avec les travaux d’Habermas (1981) et son « agir conversationnel », par ailleurs étrangement peu présent des travaux de ces 20 dernières années en communication organisationnelle (pour des exceptions en sociologie et en gestion voir notamment les travaux de Detchessahar (2001) et Zarifian (1996).

14L’agir communicationnel pose l’existence d’une forme nouvelle de rationalité, celle de la communication. La communication chez Habermas est l’activité élémentaire par laquelle deux ou plusieurs sujets sont capables de se mettre spontanément d’accord sur un projet d’action commun ou sur une compréhension partagée d’un problème, d’une situation. L’agir communicationnel coordonne chacun des individus réunis dans une situation d’interdépendance. Pour être rationnel, il ne s’agit plus uniquement de calculer, mais de parvenir de manière plus large à des actions et à des énoncés pouvant être qualifiés d’ajustés, de censés, d’acceptables et de raisonnables. Se comporte de manière rationnelle celui qui est capable d’agir ou de penser jusqu’au point où sa réflexivité se fait critique, c’est-à-dire celui qui met à l’épreuve aussi systématiquement que possible les principes, les normes et les hypothèses (ses attachements) qui lui servent de fondements. Est rationnel celui qui, face à un problème, envisage les interprétations pertinentes, ajuste ses hypothèses selon les connaissances auxquelles il est exposé et les contextes qu’il rencontre ; celui qui confronte les points de vue, admet la contradiction, sait réviser ses positions et est disposé au moment de décider à adopter les meilleurs des arguments auxquels il a été confronté. Dans cette perspective, autrui est considéré comme un « égal », doté d’une compétence et d’une légitimité à discuter/dialoguer. Detchessahar, dans une volonté d’intégrer les travaux d’Habermas en sciences de gestion, propose la notion « d’espace de discussion » pour signifier ces moments et ces lieux de travail où l’agir communicationnel des acteurs, encastrés dans la matérialisation symbolique et physique de leur organisation, contribue à leur performance : tant en termes de qualité et de productivité (Detchessahar & Honoré 2002), de coordination (Detchessahar 2003) ou de santé au travail (Detchessahar 2011).

De la critique de l’utopie économiste à l’utopie communicationnelle

15Les tentatives récentes pour avoir une approche plus « pratique » des recherches en CCO (Arnaud et al. 2018) se sont arrêtées au bord du gouffre épistémologique qui sépare la posture traditionnellement compréhensive, interprétative ou constructiviste qui est la leur, et la posture théorico-normative qu’il faudrait normalement adopter pour pouvoir prétendre à une portée pratique. Comment utiliser des concepts et des résultats établis avec une approche constructiviste – et donc sans visée normative – pour faire exactement l’inverse, c’est-à-dire pour formuler des prescriptions, des guides pour l’action et pour « mener des recherches engagées sur le monde d’après » (Morillon, Lépine, & Lambotte 2021) ? À défaut d’accomplir la bascule, les « approches critiques des communications organisationnelles » (Heller, Huët & Vidaillet 2013) ont amorcé le mouvement en faisant prendre conscience que toute critique de l’existant (les organisations capitalistes, le libéralisme financier, le management par les chiffres, l’hypocrisie organisationnelle…) suppose une définition explicite ou implicite d’un devant être dont cet existant s’écarterait – ou non – sur tel ou tel critère. De ce point de vue, les approches CCO qui voudraient avoir une portée critique ne peuvent donc plus faire l’impasse d’une réflexion endogène sur leur propre conception d’un devant être alternatif capable d’apporter de meilleures réponses aux critiques soulevées. Si les organisations et les communications actuelles ne vous conviennent pas, à quoi ressembleraient les organisations et les communications pures et parfaites ?

16Peut-on critiquer l’irréalisme du modèle comportemental de l’homo economicus et le cynisme des lois de la concurrence ainsi que la mondialisation de cette logique de marché, sa colonisation dans d’autres domaines de la vie sociale (Deetz 1992) et son déni des conséquences environnementales (Boje 2019 ; Mumby 2019), sans essayer soi-même d’élaborer un modèle simple et unique de comportement communicationnel, gouverné par quelques lois simples et universelles de communication valables dans toutes les cultures, toutes les langues et tous les aspects de la vie sociale, exactement comme les modèles et lois économiques ? Les économistes n’ont jamais caché leur intention de vouloir changer le monde ni selon quel modèle et, s’ils sont si souvent critiqués, c’est précisément parce qu’ils y arrivent. La « sociologie critique des politiques économiques » est une branche à part entière de la sociologie dont les traités remplissent des rangées de bibliothèque universitaire. L’inverse n’est pas vrai. Il n’existe pas d’ouvrages traitant « d’économie critique de la sociologie politique ». Le même argument vaut avec les approches CCO. Comment s’attaquer à une pure utopie et dénoncer sa performativité (Grosjean et al. 2018), sans avoir soi-même une utopie à la main ? L’entreprise n’est-elle pas présomptueuse, surtout de la part d’une jeune discipline vis-à-vis d’une discipline centenaire ? Bien qu’elle heurte de plein fouet certains principes fondateurs des approches CCO, l’idée de doter ces dernières d’une utopie communicationnelle ne peut plus être rejetée d’un simple revers de main comme il y a 20 ans. Paradoxalement, « l’âge de l’action » signifie ici « âge de la théorie » ou plus précisément « âge d’une théorie normative l’action ».

17Renouant avec le vieux projet inabouti d’adapter la théorie de l’agir communicationnel d’Habermas aux conversations organisationnelles, des travaux récents (Zarifian 1996, Detchessahar 2001) posent les premiers jalons d’une telle entreprise théorique. Que pourrait-être une utopie communicationnelle ? Quelle utopie ont en tête, consciemment ou inconsciemment, ceux qui critiquent l’utopie économiste et lui reprochent son individualisme, son égoïsme, sa précipitation, son aveuglement et son insensibilité aux dégâts qu’elle cause ? Si ce qu’ils veulent est un monde plus solidaire, plus généreux, plus patient, plus éduqué et plus bienveillant, pourquoi ne pas le dire clairement ? En quoi serait-il présomptueux de se demander si les approches CCO peuvent contribuer à construire un monde meilleur ? S’interdire une telle posture était sans doute encore nécessaire il y a quelques années, à un âge où il faut affirmer son identité, mais risque fort de devenir un handicap si cet interdit devient un dogme.

18Du point de vue de l’ambition de donner aux approches CCO une portée pratique, la situation a considérablement changé en 20 ans. Il y a 20 ans, le management ne parlait pas, ou très peu, de responsabilité sociale des entreprises ni de développement durable. Et il n’y a pas si longtemps, il était souvent difficile de distinguer la sincérité de l’hypocrisie opportuniste dans les démarches pour le bien-être des salariés et le respect de l’environnement (Cho, Laine, Roberts & Rodrigue 2015). Observant les organisations telles qu’elles se font et non telles qu’elles devraient être, les approches CCO ne pouvaient donc faire pencher la balance que du côté critique. Si elles peuvent aujourd’hui légitimement se demander en quoi elles peuvent contribuer à rendre le monde meilleur et l’enseigner (Kuhn & Schoeneborn 2015), c’est parce que la mentalité, l’état d’esprit général a changé, dans la société mais aussi dans le management et dans les sciences de gestion. Encore confidentielle il y a peu, une revue telle que Journal of Business Ethics est aujourd’hui une référence. Les sciences de gestion sont à la recherche d’un nouveau modèle, plus éthique, plus humain, plus solidaire, moins empreint de la métaphore guerrière. Il est donc normal que CCO emboîte le pas. Rares sont cependant les travaux en CCO qui s’y sont essayés (pour une rare exception voir Driskill and Brenton [2019]).

19Donnant un nouveau souffle aux travaux de Weick sur l’intelligence collective – ou « collective mind » (Weick & Roberts 1993) –, les travaux de Brummans et Hwang (2010) explorent comment une organisation plus consciente, empathique et compatissante peut être communicativement constituée. Ils montrent par exemple comment l’utilisation d’un mantra tel que « Turn trash into gold, gold into compassion » tant pour les communications officielles d’une ONG bouddhiste (the Buddhist Compassion Relief Tzu Chi Foundation) que dans les interactions informelles de ses membres entre eux et avec l’extérieur permet à ce mantra de jouer un triple rôle de « textualisation, substantiation and invocation device » constituant ainsi une organisation où l’entraide, la solidarité, la compassion ne sont pas juste des paroles en l’air, mais se traduisent par des actes concrets (Brummans, Hwang, & Cheong 2020 : 120). Ils invitent toutefois à prendre avec précaution cette utopie communicationnelle en rappelant qu’elle peut être source de répression des idées dissidentes et de suridentification à un leader charismatique (Brummans et al. 2020, 121). Il est donc possible d’utiliser CCO pour construire une utopie alternative à l’utopie économiste ET de garder un esprit critique. Au lieu de porter sur les méfaits de l’utopie économiste, cet esprit critique s’exerce désormais sur l’utopie alternative que l’on propose. Les entreprises capitalistes ont bien des défauts qu’elles n’auraient peut-être pas si elles suivaient les principes bouddhistes (ou chrétiens), mais l’inverse est sans doute vrai aussi, de sorte que les deux doivent subir également l’épreuve de la critique.

Conclusion

20Cet article entend tout d’abord saluer les réalisations et l’engagement des approches CCO à désormais vouloir œuvrer pour le bien commun, un objectif qu’elles s’interdisaient à leur début. Il invite ensuite (i) à continuer de travailler/enrichir/questionner la question de la méthodologie, et notamment l’analyse de conversation, marque de fabrique des approches CCO [pour faire quoi], (ii) à poursuivre la dissémination des approches CCO en dehors des cercles académiques par la rédaction de manuels officiels (textbooks) (iii) à amplifier l’ouverture de CCO aux sciences de l’action... pour proposer sa théorie de l’action éthique et in fine affirmer son utopie !

21Naturellement, de par sa nature exploratoire, cet article comporte des limites. Toutefois, nous espérons que les pistes de réflexions qu’il soulève puissent nourrir les débats des acteurs de CCO. Dans un dernier effort de schématiser notre propos, et de maintenir le dialogue ouvert, nous terminons en faisant écho à un entretien publié en décembre dernier par la revue Médiations et Médiatisations. Cooren et Peters (2020) discutent de deux approches de la communication (les dialogiciens et les disséminateurs) reposant d’après eux sur deux modèles de l’amour : l’amour selon Socrate (Eros : réciprocité, singularité) et l’amour selon Jésus (Agapé : inconditionnel, commandement universel). En ce sens, avec toutes les réductions inhérentes à l’exercice, le schéma suivant permet de voir comment ces deux utopies se situent par rapport aux deux approches de la communication distinguées par Cooren et Peters.

Schéma 1. Cartographie des courants CCO (Communicative Constitution of Organisation) selon leur utopie implicite de la communication

Schéma 1. Cartographie des courants CCO (Communicative Constitution of Organisation) selon leur utopie implicite de la communication

22Le schéma 1 montre comment les deux approches de la communication distinguées par Peters (Peters 2012) permettent de cartographier les utopies plus ou moins explicitement formulées (Grosjean et al., 2018) en communication organisationnelle :

  • l’utopie d’un agir communicationnel libre et visant l’entente intersubjective d’Habermas reprise en communication organisationnelle par des auteurs comme Zarifian ou Detschessahar correspond à l’approche des dialogiciens (Socrate).

  • l’utopie d’une information transmise d’un point à un autre sans déformation par des canaux prédéfénis théorisée par Schannon et Weaver et métaphorisée par Axley en communication organisationnelle comme « métaphore de la communication contenue par l’organisation » (Axley 1984) correspond à l’approche des disséminateurs (Jésus).

23Cette cartographie permet ensuite de ranger les trois courants distingués par Schoenenberg et al. (Schoeneborn et al., 2014) selon leur proximité avec l’un ou l’autre des deux axes/utopies.

  • L’école de Montréal traditionnellement associée à des analyses de conversations se situerait plutôt du côté de l’axe des dialogiciens (Cooren et al. 2020)

  • L’école inspirée de la théorie des systèmes sociaux de Luhmann (Seidl & Becker 2006) en « conceptualisant la société comme contenant la communication » (Schoeneborn et al., 2014, p. 296) se situerait plutôt du côté des disséminateurs.

  • Le modèle des quatre flux inspiré de Giddens, en allant de la négociation interindividuelle à l’anthropomorphisation de l’organisation (McPhee & Zaug 2008), se situerait entre les deux.

24Cette cartographie n’est pas figée : les courants ne sont pas assignés à un axe et peuvent s’en éloigner. Lorsque l’école de Montréal étudie la distribution de l’autorité entre les humains et les non humains (Benoit-Barné & Cooren 2009) ou bien le recyclage des récits à travers la récitation de mantra (Brummans et al. 2020), elle s’aventure sur l’axe des disséminateurs. En relatif, à son échelle, elle change d’utopie. De futures recherches pourraient s’intéresser un tel changement d’axe chez les deux autres écoles CCO.

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Table des illustrations

Titre Schéma 1. Cartographie des courants CCO (Communicative Constitution of Organisation) selon leur utopie implicite de la communication
URL http://journals.openedition.org/communicationorganisation/docannexe/image/10170/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 153k
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Pour citer cet article

Référence papier

Bertrand Fauré et Nicolas Arnaud, « 20 ans de CCO, l’âge de l’action ? À la recherche d’une Utopie »Communication et organisation, 59 | 2021, 183-196.

Référence électronique

Bertrand Fauré et Nicolas Arnaud, « 20 ans de CCO, l’âge de l’action ? À la recherche d’une Utopie »Communication et organisation [En ligne], 59 | 2021, mis en ligne le 01 janvier 2025, consulté le 22 juin 2025. URL : http://journals.openedition.org/communicationorganisation/10170 ; DOI : https://doi.org/10.4000/communicationorganisation.10170

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Auteurs

Bertrand Fauré

Bertrand Faure est maître de conférences, Habilité à Diriger des Recherches, en sciences de l’information et de la communication à l’Université de Toulouse. Ses travaux sur la performativité du langage des chiffres dans les processus d’organisation ont été publiés dans des revues françaises et internationales.

Articles du même auteur

Nicolas Arnaud

Nicolas Arnaud est professeur de stratégie à Audencia Business School. Titulaire de l’Habilitation à Diriger des Recherches, il occupe les fonctions de Directeur du Programme Grande École et Directeur des programmes d’Audencia. Il est l’auteur de nombreux écrits scientifiques et autres articles de presse, tant en France qu’à l’international.

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