Afficher l’image

1Le numérique imprègne le monde du travail mais aussi notre quotidien. Dans leur ouvrage consacré à la « sociologie du numérique au travail », Marie Benedetto-Meyer et Anca Boboc se penchent sur la disruption, prétendument intrinsèque aux solutions numériques et appréhendent les évolutions organisationnelles suivant le triptyque « technologies, usages et organisations » (p. 41). Elles interrogent le renouvellement des outils et déconstruisent tout « déterminisme technologique », à rebours des « discours prophétiques » (p. 6), afin d’expliciter les effets de la « connectivité généralisée » (p. 125) sur le travail. Au moyen d’exemples concrets, elles répondent à des problématiques prégnantes : Comment penser la rencontre entre une technologie et un mode d’organisation du travail ? Les innovations récentes s’inscrivent-elles « dans la continuité des pratiques » ou dans un changement de paradigme majeur ?

2« Digitalisation », « travail du futur », « usine 4.0 » (p. 111), les termes qui se rattachent au numérique sont légion. Ils évoquent, a priori, une idée de « rupture » et des « temps révolus ». Le numérique, fer de lance des organisations en quête de « modernité », apparaît comme une « boîte noire » (p. 11) qui renferme de nombreux « nouveaux » outils devenus « incontournables ». L’ouvrage ne s’intéresse pas à un système uniforme mais à un ensemble de dispositifs et d’usages qui caractérisent les interactions au travail. Le terme « dispositif » est employé tant au sens « foucaldien », pour souligner le contrôle social opéré par les dispositifs, qu’au sens « latourien » comme simple « agencement » d’un cadre organisationnel spécifique.

3Les autrices s’appuient sur différents travaux de recherche en sociologie et consacrent une partie conséquente de l’ouvrage (chapitres 1 à 5) à l’analyse des effets du numérique sur les situations de travail. La digitalisation suscite des espoirs autour de nouveaux modes de fonctionnement marqués par « la souplesse, la flexibilité, la coopération » (p. 28) mais aussi des réticences. On note que l’appétence pour le numérique est le résultat d’un processus de « socialisation » qui varie suivant le « parcours individuel » (p. 59). Ainsi, des usages faits dans un cadre privé sont adoptés dans un contexte professionnel et inversement. Le numérique au travail n’est donc pas le fruit d’une « pensée magique », il résulte « d’assemblages » ancrés socialement qui rencontrent des « représentations partagées » (p. 27).

4Il s’agit de déterminer si la diffusion de « nouvelles » technologies, principalement dans les structures marchandes et les administrations, relève d’une « visée stratégique » ou d’un simple « mimétisme ». On constate ainsi que « l’inscription organisationnelle » (p. 24) du numérique se confronte et s’acclimate à un contexte social composite et à des relations de pouvoir établies. Le lien récurrent entre « technique » et organisation est un fil conducteur qui permet au lecteur de comprendre le pouvoir des « usagers ordinaires » (p. 32) et d’interroger le caractère supposé structurant des « solutions » techniques. À travers une rétrospective des MRP et autres ERP (material et enterprise ressource planning) déployés dès les années 80 pour optimiser et rationaliser les modèles productifs, on découvre que la question de la « cohérence » et de « l’encastrement » (p. 106) des outils a toujours fait débat.

5La logique de dématérialisation et de désintermédiation (p. 15), qui « décloisonne » l’organisation, est pour beaucoup synonyme « d’intensification et de surcharge du travail cognitif » (p. 142). Le numérique fragmente en effet « les espaces et les temporalités » (p. 169) et institue des discontinuités qui perturbent l’entreprise. Le brouillage des frontières entre vie professionnelle et vie personnelle, considérablement accentué par le télétravail, alimente en outre la perception par les salariés d’un « contrôle renforcé » (p. 90).

6Deux chapitres sont dédiés au renouvellement des fonctions ressources humaines, vente et marketing. La « digitalisation » des RH reste encore « expérimentale » mais l’automatisation s’accélère. La formation, enjeu majeur de développement des compétences, largement dispensée par le biais du numérique, suscite des doutes quant à ses apports réels. Les métiers de la relation clients et du marketing font face à une injonction d’efficacité pour alimenter sans cesse les bases de données clients, ils sont redéfinis à mesure que les technologies du big data se perfectionnent.

7La question de la « (dé)qualification » du travail, posée par la sociologie du travail depuis ses fondements » (p. 113), reste vivace. Les inégalités en matière de capacités à s’adapter aux changements s’accentuent avec le renouvellement permanent des technologies. Le « réseautage » et la « mise en visibilité de soi » transforment les dynamiques communicationnelles, l’aisance relationnelle et la maîtrise des « normes » propres à son « éthos professionnel » sont de rigueur. Les autrices pointent le caractère social des « inégalités face au numérique » (p. 51) et réfutent les arguments relatifs à l’attrait personnel, à la réticence aux changements ou à l’accès aux équipements. L’approche par les « capabilités » d’Armartya Sen permet d’expliciter la nécessité d’un environnement « capacitant » (p. 172) et de cadres d’action favorables à l’appropriation des outils. Des rôles d’intermédiaires apparaissent (acteurs relais, ambassadeurs digitaux, diffuseurs numériques) et les managers deviennent des « régulateurs » pour accompagner la « transformation numérique ».

8La « culture digitale » serait porteuse de collaboration mais, nous disent les autrices, elle favorise aussi l’individualisation du travail. Les individus sont plus que jamais en quête de sens dans des entreprises qui ne sont pas encore prêtes à délaisser leur fonctionnement en « cathédrale » (p. 120). Des modèles alternatifs sont évoqués tels que les « Fablabs, les communautés de logiciels libres » mais ils demeurent marginaux (p. 120). On nous recommande des choix techniques émanant d’une co-construction entre utilisateurs, concepteurs et développeurs pour replacer la dimension humaine au cœur du travail. On ne peut qu’y souscrire, l’intelligibilité des outils permettra en effet de dissiper les craintes de « déqualification » des salariés.

9En conclusion, l’ouvrage donne au lecteur des clés de compréhension sur l’organisation du travail confrontée à une prolifération d’outils numériques. Dans la lignée des analyses de Dominique Boullier sur la sociologie du numérique (2016), il questionne l’imbrication entre les contextes socio-organisationnels et la diffusion des technologies. Le lecteur a ainsi des éléments d’analyse des reconfigurations, encore à venir, notamment sous l’impulsion des technologies cognitives. Avec le développement des algorithmes et la promesse d’un individu « augmenté », la technique prend le pas sur les liens humains et préfigure des évolutions toujours plus incertaines. La datafication des activités de travail s’impose dans une économie de l’information qui pousse les organisations à toujours plus de compétitivité. L’automation donne lieu à une fragmentation du travail en « tâches », tel que le décrit Antonio Casilli (2019), cela soulève il me semble des enjeux humains et éthiques qui nous amènent à repenser notre rapport au travail. En étant acteurs d’un changement « holistique », nous pourrons démystifier la « cohabitation » entre l’humain et « la machine » et construire le sens que nous souhaitons donner à notre travail.