1Ce livre portant sur les dirigeants de médias est paru en 2021 aux éditions universitaires de Rennes, dans la très stimulante collection Res Publica. L’ouvrage comporte 272 pages, se compose de sept chapitres et d’une bibliographie richement dotée sur le sujet. L’étude est tirée de l’Habilitation à Diriger des Recherches de l’auteure, soutenue en sociologie en 2018 à l’université de Strasbourg. Déjà auteure d’un doctorat en sociologie à l’EHESS et de nombreux articles sur la thématique, Julie Sedel a écrit une excellente synthèse des travaux existants sur le sujet et une vaste enquête empirique richement illustrée, renouvelant les connaissances sur l’objet d’étude. Une préface d’Erik Neveu, professeur émérite de sciences politiques, fin connaisseur du monde des médias et du journalisme, ouvre cette étude approfondie et lui donne un stimulant prélude.

2La méthodologie qui a servi de support aux travaux présentés dans cet ouvrage est riche et plurielle, l’auteure ayant déployé une triangulation à partir de plusieurs sources. Le matériau composite repose sur un panorama des trajectoires biographiques de 93 dirigeants de 60 médias d’information générale et politique recomposées à partir de sources documentaires et de plus de 40 entretiens dont les retranscriptions sont largement partagées dans le livre. L’auteure a également pu accéder aux archives d’une fédération patronale et analyser la formation de celle-ci sur le temps long de la transformation sectorielle, de 1944 à 2009. Les analyses menées sont tout à la fois qualitatives et quantitatives, montrant ainsi que la méthode est au service d’un projet de recherche et que le recours à de multiples techniques permet de mieux comprendre les objets de recherche. C’est une des grandes richesses de l’ouvrage de nous faire rentrer à l’intérieur du monde des dirigeants de médias, par la lecture de leur vision du monde.

3Le premier chapitre a pour objectif de qualifier l’objet de recherche et sert d’introduction scientifique au travail. L’auteure justifie ainsi son choix de la terminologie « dirigeants de médias » plutôt que « élite des journalistes », « patrons de chaînes » ou « cadres dirigeants » et montre la spécificité de son enquête au regard de travaux déjà effectués par d’autres chercheurs dans le champ. Malgré la grande diversité des profils et des situations professionnelles des dirigeants de médias dans les trois espaces qu’elle investigue (audiovisuel, presse écrite et presse en ligne), Julie Sedel insiste sur l’inscription dans un cadre professionnel commun. Elle confronte également les représentations indigènes (par les acteurs eux-mêmes) aux représentations juridiques et académiques sur le sujet. Le livre montre également l’ambivalence des médias, entre l’État et le marché. Elle brosse enfin dans cette première partie les lignes de tension du contexte autour de l’évolution de l’actionnariat, l’arrivée des grands groupes et le développement du numérique.

4Sous les auspices de Luc Boltanski et de son travail pionnier sur la structuration du groupe des cadres, l’objectif du second chapitre est de montrer les ressorts des processus d’unification symbolique du groupe des « dirigeants de médias » à travers l’analyse longitudinale de la Fédération Nationale de la Presse Française, de 1944 jusqu’à sa dissolution en 2009. Cette étude historique est une fenêtre d’observation pour comprendre comment le groupe se constitue, se solidifie et finalement éclate face à la libéralisation du secteur, la concurrence des médias et notamment de l’audiovisuel, les politiques publiques et enfin les effets des politiques européennes. Issue de la volonté d’inventer une nouvelle façon d’informer et de rompre avec l’ancien système de compromission politique mais aussi tributaire de l’élan donné par la Résistance promouvant un nouveau souffle démocratique, la Fédération devient tout à la fois un syndicat professionnel, un organe déontologique et une instance disciplinaire. La naissance des grands groupes de communication dans les années 1980 change le paradigme du secteur notamment dans l’audiovisuel où les groupes investissent dans les nouvelles chaînes privées. Percutée par la concurrence attisée sur ce marché oligopolistique, incapable d’assurer l’unité, la Fédération disparaît en plein cœur de la révolution numérique de la presse en ligne.

5Le troisième chapitre décrit le marché de l’emploi, les relations entre les dirigeants et les actionnaires dont les profils sont variés et enfin les réalités multiples du travail réel exercé par les dirigeants de médias.

6Les employeurs sont triples, qu’il s’agisse de l’État, du capitalisme privé (propriétaire individuel ou d’un groupe) et enfin de la société civile. En étudiant finement les profils et objectifs des actionnaires, l’auteure montre les relations de dépendance des médias aux idées politiques des propriétaires ou à leurs stratégies, et leurs capacités de résistance toutes relatives. À l’aide d’exemples précis et dont les dirigeants rencontrés témoignent, le livre montre le subtil équilibre à trouver entre indépendance éditoriale, pression politique et nécessités économiques. Loin d’enfoncer des portes ouvertes, l’auteure souligne avec Pierre Bourdieu qu’on « ne peut pas expliquer ce qui se fait à TF1 par le simple fait que cette chaîne est possédée par Bouygues » (p. 111). Refusant les liens de causalité simplistes, l’étude essaye de sortir la question de l’influence des propriétaires sur les lignes éditoriales de l’obscurité et des interprétations toutes faites par des mini études de cas, chaque fois confrontées à la littérature. En décrivant en parallèle l’affaiblissement des directions éditoriales et l’avènement des journalistes managers, l’auteure documente une transformation des légitimités qui structurent les pratiques, d’un modèle historique charismatique à un modèle légal-rationnel contemporain.

7Le chapitre 4, très court, examine les processus de recrutement et la circulation des dirigeants entre médias soulignant comment les différents capitaux (au sens de Bourdieu) sont mobilisés pour construire des trajectoires de carrière professionnelle.

8Dans la même perspective, le chapitre 5 examine le profil sociologique des dirigeants en pointant notamment les habitus c’est-à-dire les règles tacites et intériorisées qui gouvernent les pratiques et stratégies des acteurs. Au service de ces stratégies, l’auteur mobilise également la notion de capital en décryptant les différentes sources de capital dont les dirigeants font usage : le capital symbolique, culturel et enfin social. Assez homogène dans sa composition, le groupe des dirigeants est constitué majoritairement d’hommes, de nationalité française, peu internationalisé, de classes moyennes et supérieures.

9Le chapitre 6 analyse les filières d’accès à la direction des médias et notamment la place prépondérante de la filière journalistique (73 %), loin devant les autres filières intellectuelles, militantes, économiques et enfin étatico-administratives. Souvent anciens journalistes devenus patrons, diplômés des écoles légitimes du journalisme, la trajectoire des dirigeants de la première filière est souvent vécue comme une vocation et une suite naturelle à leur parcours professionnel dans le monde de l’information. Au sein de la dernière filière, les dirigeants sont le plus souvent des anciens hauts fonctionnaires, surdiplômés, venant des corps d’État, et placés à la tête de groupes renommés et d’envergure nationale. L’auteure montre que leur passage par les cabinets ministériels a joué un rôle d’accélérateur de carrière pour accéder aux fonctions de dirigeants de médias.

10Enfin, le dernier chapitre aborde la question du genre des équipes dirigeantes dans les médias. Cette partie de l’étude vise à combler un manque de travaux sur les élites médiatiques confrontés à la perspective du genre. Éloignées des métiers de la direction comme souvent dans les élites, les femmes sont très peu représentées parmi les dirigeants de médias.

11Deux points méritent d’être soulignés à l’issue de ce rapide survol.

12Le premier point relève du style utilisé. Non seulement l’auteure réfère ses travaux aux grands écrits de la sociologie et fait supporter son travail par une base théorique indéniable, mais elle nous fait partager également de larges extraits des entretiens qu’elle a pu réaliser ces dernières années avec des dirigeants de médias. La richesse du matériau qu’elle mobilise dans sa démonstration rend le manuscrit particulièrement vivant, stimulant et riche, rendant ainsi la lecture particulièrement inspirante. C’est là toute la force des méthodologies qualitatives de rendre compte de l’épaisseur et de la complexité des parcours individuels, des stratégies des acteurs, avec finesse et nuance.

13Loin de vouloir céder aux clichés ou aux poncifs du genre sur les élites ou les dirigeants, l’auteure déploie, tout au long du texte, une structure argumentative solide. À ce titre, l’analyse des pratiques culturelles des dirigeants selon les types de capitaux mobilisés, est un modèle du genre, tout comme les liens entre dirigeants de médias et élites politiques et économiques. Ces pages sont particulièrement intéressantes pour qui s’intéresse aux sphères du pouvoir et aux mécanismes de domination sociale.

14Véritable histoire retraçant la construction du secteur des médias à travers cette fenêtre d’observation particulièrement pertinente que sont les dirigeants, l’ouvrage de Julie Sedel s’inscrit à la fois dans l’approche de la sociologie du patronat et de la constitution des groupes professionnels. Elle ouvre une réflexion très stimulante pour les chercheurs qui s’intéressent à ces thèmes mais aussi aux champs de la culture, des médias ainsi qu’aux méthodes qualitatives de recherche.