1Dans cet article nous proposons une réflexion sur la notion de transparence, laquelle est – de notre point de vue – portée à son paroxysme par les technologies de l’information et de la communication, par l’utopie du numérique. Pour ce faire, nous nous référons aux écrits de Breton (1997), de Flichy (1992, 2001), de Wolton (2009) ou encore de Aïm (2006) qui ont posé, à la suite de Wiener (1948), les bases d’une utopie de la transparence. À travers cette étude, nous tenterons de voir si la transparence telle que spécifiée par le numérique ne s’apparente finalement pas à la définition qui en est donnée par le cinéma, soit un procédé permettant le truquage de personnage sur un décor, si cette « nouvelle transparence » portée aux nues par les technologies socio-numériques n’est pas un nouveau type d’ordre social, une mise en scène, une communication de décor et de façade (Goffman 1974) ? Nous chercherons ainsi à comprendre si cette façade « transparente » de l’info-communication dans sa dimension digitale relèverait ou non d’une forme d’exploitation, de construction stratégique d’une image numérique reflétant, en apparence, une réalité construite par et pour les usagers préservant tant par son fond que par sa forme une certaine opacité.
2Force est de constater que le terme « transparence » a le vent en poupe, à l’instar des médias, en témoignent ses évolutions sémantiques qui ont pris des tournures intéressantes en particulier depuis l’avènement d’Internet et du cyberespace (Levy 1994). C’est donc sur les différents sens afférents à « transparence » que nous introduisons notre propos et soulignons la déviance sémantique d’un terme dont la signification première – soit le caractère quasi-immatériel, évanescent ou translucide d’une forme dont la propriété est de laisser voir ce qui se trouve derrière – se retrouve, corrélativement au développement des technologies numériques, au cœur des problématiques et utopies de l’information et de la communication. Selon cette acception la transparence n’existe pas en soi mais prend des caractéristiques selon le regard, selon l’interprétation. En cela nous rejoignons les propos de l’École de Palo Alto et de Watzlawick (1978) dans la définition de la réalité exclusivement comprise en termes d’information et de communication. Définition selon laquelle
l’information n’est plus considérée comme une grandeur quantitative et objective qui constituerait une représentation exacte, une simple description neutre de la réalité extérieure qui préexisterait aux individus qui la traitent, et pour lesquels elle serait strictement équivalente. Mais elle est appréhendée comme étroitement dépendante de leurs perceptions, elles-mêmes individuellement et contextuellement modelées (Benoit 2007).
3La réalité couvre deux dimensions interdépendantes. Une réalité dite de « premier ordre » qui correspond à la perception de son écosystème – soit au contexte physique et sensoriel d’une situation de communication – et une réalité de « second ordre » corrélative à l’interprétation de cette situation– soit la signification attribuée au réel de premier ordre. Cette réalité de « second ordre », l’interprétation, est par ailleurs dépendante des pré-construits culturels des acteurs, de leur cadre de l’expérience ou de référence (Goffman 1974) et donc de leurs normes, de leurs enjeux, de leurs positionnements et de leurs relations (Mucchielli 2004). Dès lors, nous pouvons nous interroger sur la relativité de la transparence. Selon le point de vue constructiviste, la perception et l’interprétation du monde relèvent d’un processus de construction sociale fondé sur le partage de connaissances, ce, au moyen de la communication. C’est ce partage de connaissances qui a peu à peu fait glisser le terme de transparence en un terme générique désormais utilisé comme synonyme de sincérité et de vérité (Libaert 2003). En ce sens, l’usage courant du terme renvoie à la « quête de vérité » (Platon) et au célèbre mythe de la caverne. C’est l’intentionnalité du regard qui donne le sens, il n’y a transparence, perception de la réalité et construction de vérité que dans le cadre d’un système complexe « physique, médiatique ou politique » (Libaert 2003). Cette métaphore place la transparence de l’information et de la communication au cœur de la médiation entre l’homme et le monde à connaître (Arendt 1961). La transparence s’est ainsi érigée en idéal de réalité, en utopie. Utopie qui s’est tout naturellement retrouvée dans les technologies de l’information et de la communication et en particulier sur Internet.
4Le Web est issu d’un long cheminement intellectuel dont les premières traces remontent au XVIIe siècle avec le développement de la machine à calculer. Déjà, à cette époque, l’ambition était de nous aider à effectuer ce que nous savions déjà dominer, mais manière plus efficiente. C’est dans la première moitié du XXe siècle que les travaux de Wiener, Turing, Von Neumann et Licklider nous conduisent dans l’ère de l’informatique avec la volonté affichée de créer une « symbiose homme-machine » afin de décupler le raisonnement humain. Les perspectives liées à ces technologies ont rapidement suscité un vif intérêt chez les militaires – confrontés au contexte de la 2nde guerre mondiale et de la guerre froide – lesquels vont financer massivement les recherches pour concevoir et perfectionner leurs systèmes de défense et d’attaque (projets SAGE, ARPA, ARPANET, etc.). Parallèlement à ces « technologies de guerre » se développent des projets « pacifistes » assurant le partage de connaissances dans une perspective collaborative (projets MAC, Memex, NLS, Xanadu, etc.). Transversalement à tous ces projets, l’intentionnalité des pionniers prédomine toujours : accroître les connaissances et la résolution de situations problématiques complexes, faire des machines une extension de la mémoire humaine. Le Web naît en 1990 avec les travaux de Berners-Lee, l’humanité découvre un espace de liberté ou chacun peut avoir sa place et poster ce qu’il veut. La seule résistance de ce nouvel eldorado résidait alors dans la maîtrise des technologies et l’équipement. Résistance bien vite oubliée (ou le croit-on) de par l’investissement massif des organisations à des fins stratégiques, mais aussi la multiplication des start-up et in fine la génération de la bulle Internet. Au début des années 2000, Internet devient un espace de socialisation avec le développement d’outils et d’équipements accessibles faisant de l’internaute un acteur du Web, acteur qui comme nous le verrons n’en est pas moins une proie. Ainsi, en l’espace d’une décennie les technologies de l’information ont évolué en technologies de communication voire en technologie de socialisation dopant ainsi les espérances d’un nouvel espace à investir.
5Au regard de l’évolution des technologies de l’information et de la communication, force est de constater la dualité de ces dernières, en tension entre secret et partage, opacité et transparence, technologie de guerre et technologie de l’intelligence. Ainsi Internet et le numérique se sont développés en tension constante entre des utopies et des dystopies.
6Internet s’est progressivement érigé en modèle de savoirs universels, sans frontières ni obstacles à la communication et aux relations. Selon Jeanneret (2005) l’utopie numérique de transparence s’est construite à travers d’une part l’idéal techniciste du progrès avec un effet de transparence sociale, d’autre part l’idéologie normative de l’espace public, de la libre circulation de l’information et de la « justification des pouvoirs publics », et enfin l’injonction de transparence médiatique à tous les acteurs (échanges directs, instantanéité). Ainsi, le développement d’Internet et du Web social, ou plus largement le numérique, vient nourrir la crédibilité de l’utopie du dévoilement du « réel absolu » à travers l’idéal de transparence. L’idéologie techniciste « vend » une communication meilleure, plus fluide, plus ouverte, plus vivante (Marcon 2013). Le nouveau est forcément mieux. L’information échangée, circulante, abondante, véhicule l’idée d’une démocratie directe (Aïm 2006) par la technique et la participation. L’imaginaire technique promeut une transparence active des acteurs en faisant de la « participation communicationnelle » une maxime de la transparence (Libaert 2003). Cette maxime de transparence érigée en symbole de Vérité, de Démocratie, s’institue en règle de droit et en règle sociale de participation à la société de l’information.
7Pourtant, dans un même temps se développent des dystopies. Dès les années 50, Wiener, père de la cybernétique met en garde contre les dangers que représentent les machines et précisément contre les usages malintentionnés qui pourraient en être faits. L’idée d’une société-machine laissant un pouvoir décisionnel aux ordinateurs par la main des hommes l’amène dans un article intitulé « The human use of human beings : cybernetics and society » traduit littéralement comme l’utilisation humaine des êtres humains, à mettre en évidence sa préoccupation de ce que la « machine » pourrait faire – de mal – au social, et mettre en garde contre cette toute puissance (Dupuy et Levy in Bougnoux, 1993). Breton (1997) souligne quant à lui le mythe du « village planétaire » selon lequel il suffirait de libérer les forces communicationnelles pour libérer la société. Propos repris par Wolton (1999) lequel soulève qu’une nouvelle technologie ne suffit pas à bouleverser une société, encore faudrait-il que cette innovation technique rencontre des mutations sociales et culturelles. Or, au regard de notre société hyperconnectée ces mutations sont en cours. À ce titre, Wolton (2009), près de 10 ans après ces premiers constats, met en garde contre les risques de la surabondance d’information du Web (amenant à l’infobésité) : plus d’informations diffusées, plus rapidement, de manière plus égalitaire, n’augmentent pas la compréhension et la communication.
8Ces scissions persistent et nous ne pouvons aujourd’hui que constater que
deux camps s’opposent : d’un côté les partisans d’un monde lisse, (…) où chacun aurait accès à toutes les informations, (…) pourrait communiquer de part et d’autre de la planète, où la corruption, le vice et le crime auraient disparu. De l’autre, la transparence ne serait qu’un alibi orwellien préfigurant la surveillance généralisée et le totalitarisme (Libaert 2003).
9Quelle que soit la position, force est d’admettre qu’Internet est en train d’opérer une transformation voire un bouleversement de nos « habitus » (Bourdieu 1986). Ce faisant le concept de transparence s’est institutionnalisé (Lourau 1970) dans les usages et pratiques pour s’établir comme une norme de l’information et de la communication érigée en utopie, voire en symbole du Web et de la transparence de la Toile dont l’idéal de vérité (Breton 1992), la culture ouverte de l’information (Harbulot 1994), la responsabilité citoyenne, la participation et l’information démocratique (Cardon 2010), ou encore la gouvernance ouverte (Lathrop et Ruma 2010) constituent désormais les concepts-clés. Le réseau devient le symbole d’un idéal démocratique, d’un idéal de transparence, un « imaginaire Internet » nourrit d’idéaux politiques, démocratiques, culturels (Flichy 2001 ; Aïm 2006). Pour Aïm (2006), dans nos sociétés l’utopie de la transparence doit être appréhendée comme « double », d’une part via la transparence supposée du support numérique (dimension strictement technique) et d’autre part en termes de « transparence active » des acteurs, « qui s’inscrivent dans une volonté politique affichée, celle de l’engagement et de la publicité » faisant de leur communication, une action, une « maxime de la transparence » qui ne serait autre qu’une forme renouvelée et contemporaine d’une « maxime de la vérité ».
10Les formes de communication, l’institutionnalisation de la transparence, la symbolique d’Internet relèvent d’une utopie située au cœur d’un paradoxe : celui d’une société hypercommunicante et hyperinformative, qui, au regard des usages et pour des enjeux stratégiques (Crozier et Friedberg 1977) apparaît finalement comme restreinte, voire cloisonnée dans et par la technique entre « le fortement communicant et le faiblement rencontrant » (Breton 1993). Dès lors, sur la base des modèles de communication répondant en apparence à la norme de transparence, force est de reconnaitre que la technique n’est pas au service de l’homme mais dicte ses règles aux hommes qui s’y adaptent et s’approprient ce dictat pour des enjeux autres que ceux attendus et portés par le média. Ce raisonnement nous amène à comprendre et à redéfinir cette « utopie de la transparence », comme reposant sur une injonction de participation à la société de l’information (Lecourt 1995) en imposant des logiques inscrites in fine dans une « utopie du numérique » traduite en « utopie de l’info-communication », portée par l’« utopie de la technique », érigée en utopie du social et traversées par l’idéal de transparence construit dans l’imaginaire collectif.
11Ce faisant, la transparence s’est ancrée dans l’imaginaire collectif, d’une règle cérémonielle elle est devenue une règle substantielle (Goffman 1974) et subséquemment une maxime de transparence. Elle est une forme d’action sociale (Weber 1978) qui se traduit en pratique dans les « agirs info-communicationnels » publics.
12L’espace public tel que défini par Habermas (1986) est une sphère intermédiaire entre la société civile et l’État, dont la constitution remonterait au siècle des Lumières. Lieu accessible à tous au sein duquel l’échange discursif permet de formuler une opinion publique. L’espace virtuel peut en effet répondre à cette définition en rendant accessible le politique et la société aux internautes, en offrant des lieux de paroles, des informations et des analyses publiques, en permettant l’échange et les débats directs, plus que tout autre média il « alimente la culture civique et participe à l’espace public » (Dahlgren & Relieu 2000) comme support démocratique à la « société de l’opinion ». Cet espace virtuel porte ainsi les « promesses de transparence, de démocratie, générateurs de connexions qui brisent l’atomisation de la société de masse » (Neveu 2006), il redéfinit les frontières entre l’individu, la société et les organisations : il devient le symbole d’un idéal démocratique, d’un idéal de transparence.
13La pression populaire et les usages institués portent l’idée qu’être transparent c’est se donner pour principe « d’apprendre à quelqu’un ce qu’il n’aimerait pas apprendre par quelqu’un d’autre » (Favatier 2009). Ce principe s’est forgé empiriquement comme moyen d’améliorer les relations contractuelles officielles ou officieuses, publiques ou privée, pour se légiférer et devenir un devoir, voire un droit public généralisé. Ce principe légal ne suffit plus à susciter de la confiance des citoyens envers les discours officiels des institutions. Toutes sont sommées de se plier au jeu de la « transparence » en alimentant informationnellement le web sur leurs activités, leurs actions, leur engagement, leur responsabilité, et, ce faisant, de légitimer leur position face à un public toujours plus méfiant. Cette logique relevant de l’affichage de la « conscience prise », est avant tout une logique d’anticipation du débat, de la critique (Aïm 2006), dont les « communications » ou « métacommunications » sont tout autant d’ordre politique que communicationnel, et situés dans deux ordres principaux sémio-discursifs et éditoriaux. Les règles sont d’informer, beaucoup, s’exhiber en participant « au jeu de la transparence », au « jeu de la société numérique ».
14En appui sur trois cadres de compréhension : macro sociétal (politique), méso social (organisations) – sur lequel nous focaliserons notre propos – et enfin micro social (individu) qui sont à appréhender dans une lecture systémique circulaire, nous allons montrer comment la transparence s’impose et s’institue comme norme communicationnelle universelle.
15Les politiques occupent la Toile, utilisant Internet comme ils ont pu le faire précédemment avec les autres médias de masse : pour nourrir leurs objectifs (Tudesq, 1997) et obtenir le soutien de l’opinion publique garante de leur réélection. Via la rhétorique, précieuse alliée du politique (Aristote) et de la persuasion (Dorna et al. 2008), le politique tente de combler l’« horizon d’attente » du public en anticipant la pluralité des réceptions (Soulez 2004). Le numérique inverse les tendances, comme le relève Wolton (2005) « hier le pouvoir était lié à la détention d’information. Aujourd’hui c’est l’inverse : informer c’est noyer le poisson ». La communication politique à l’ère numérique, reste plus que jamais associée à l’opacité, les citoyens, plus informés, mieux avertis, n’en sont que plus méfiants. Cette représentation persistante de la communication politique ne peut-être et ne pourrait être éclaircie que grâce à l’intervention de professionnels de la médiation. Les journalistes – médiateurs tout désignés – ont très tôt investi la Toile. Selon Gadras (2010) ceux-ci considèrent la communication politique comme une parodie d’information transparente, porteuse d’un manque de sincérité, une communication qui doit s’analyser, être savamment interprétée. Le journaliste a donc pour fonction de réduire cette opacité du discours politique. Toutefois, comme le relève Libaert (2003), c’est également le seul citoyen qui, sous réserve de la liberté de la presse, ne soit pas tenu de participer à la manifestation de la vérité.
16Cependant avec l’avènement du numérique et en particulier du Web social, tout internaute peut « informer » ou donner son opinion. La liberté d’expression, permet aux individus, groupes, mouvements protestataires ou organisations non gouvernementales de s’immiscer dans le débat public en proposant une information alternative voire une contre-information (indymedias). En ce sens, le Web social redessine l’espace public, voit le citoyen reprendre la parole et construire un « espace public alternatif » (Dahlgren & Relieu 2000), allant parfois jusqu’à coordonner des actions collectives. Le citoyen numérique s’affranchit donc d’un système d’information « top-down » et instaure un système « bottom-up » d’information coopérative et « citoyenne » d’apparence plus libre, plus transparente. Cette « information alternative » est-elle pour autant dénuée d’enjeux ? Est-t-elle perçue et interprétée comme telle ? La symétrie des relations (Palo Alto) constitue-t-elle un gage de transparence ? S’il semble là encore illusoire de penser que cette information alternative et symétrique serait détentrice de la vérité, il n’en reste pas moins qu’elle vient chahuter les routines du duo politiques-journalistes en s’invitant aux débats de l’espace virtuel.
17Les entreprises ont très tôt compris l’intérêt d’occuper la Toile dans un premier temps en tant que vitrine commerciale puis pour développer leurs activités e-commerce (le marché du e-commerce ayant atteint 51,1 milliards d’euros en 2013 et progresse de 10 % par an - source Fivad). Avec l’émergence des outils du Web 2.0, les entreprises ont pu concevoir de nouvelles stratégies marketing fondées sur l’analyse des traces et des comportements des internautes, soit la possibilité de « capter » et d’atteindre un public particulièrement ciblé, l’opportunité d’étudier et de répondre aux attentes et besoins des consommateurs, d’évaluer et d’adapter leurs stratégies en temps réel. Les internautes sont des proies traquées en permanence dès qu’ils se connectent à la Toile. L’enjeu est simple il s’agit de mieux comprendre les publics pour ajuster l’argumentaire commercial afin de susciter l’acte d’achat. Par ailleurs, les études Insee (2013) montrent que plus l’entreprise est grande, plus elle investit la Toile et les réseaux sociaux. La temporalité et les coûts moindres d’Internet comparativement aux autres médias de masse constituent incontestablement une vraie valeur ajoutée. En outre, Internet est un espace virtuel propice à la collecte, au traitement et à la diffusion d’informations stratégiques aux différents niveaux de décision de l’entreprise. En d’autres termes, Internet permet aux entreprises d’appréhender « finement et globalement un environnement complexe et à prendre la bonne décision » (D’Almeida 2001) et ainsi d’augmenter leur compétitivité.
18Symétriquement avec Internet les entreprises ne peuvent plus se cacher derrière des campagnes d’affichages, radiophoniques ou télévisuelles, derrière une image savamment orchestrée et surtout qui ne donne pas lieu à une réponse directe et visible du public. En investissant les réseaux sociaux les entreprises sont dorénavant contraintes de rentrer dans des logiques de « services directs » relationnels, en inscrivant leur stratégie globale dans une perspective durable établie sur une relation qui se veut de confiance. C’est là l’une des particularités du Web social : la « proximité » interindividuelle. Proximité qui vient bouleverser les modes de communication. L’avis du consommateur prend du poids face à des stratégies mercantiles de plus en plus défiées. De fait, l’organisation qui communique devient un acteur du réseau, elle doit « s’humaniser » en se trouvant aux prises directes avec ses clients. Il convient dès lors d’établir une relation plus personnalisée, une relation de confiance. Cette mutation de la communication externe, voit émerger de nouvelles pratiques, il ne s’agirait plus de vendre, de cibler, mais de construire un lien durable – de préférence – une relation avec les consommateurs (relation facilitée et biaisée par les cookies et autres techniques de tracking). En ce sens, la temporalité, la nécessité d’occuper l’espace, d’informer s’accélère sous la pression d’un public toujours plus demandeur du droit à l’information. De fait, la réactivité des organismes devient un critère de confiance. Rapidité et réactivité qui constituent un risque supplémentaire pour l’entreprise, celui d’une mauvaise communication.
19Ce faisant, il est également nécessaire de travailler scrupuleusement l’image globale de l’organisation car la qualité des produits et des services n’est plus le seul facteur pris en compte par les consommateurs. Dans la logique de la responsabilité sociale des entreprises (RSE), la gestion de l’entreprise se doit d’être responsable et exemplaire tant d’un point de vue économique, social et qu’environnemental et surtout elle doit systématiquement en informer le public. Toutes les actions de l’entreprise sont livrées au public via Internet, elles s’affichent, se discutent, s’offrent à la critique. Les entreprises sont donc soumises à la pression sociale et à l’injonction de transparence, elles sont désormais tenues de rendre des comptes à leurs clients et partenaires sous peine de les voir disparaitre. La responsabilité, la déontologie et la qualité de l’image sont évaluées corrélativement à leur capacité à communiquer vite et bien tout en préservant et en renforçant l’image de l’organisation, de ses services et/ou produits de sorte à susciter la confiance du public et à toucher de nouveaux prospects. Internet et en particulier les réseaux sociaux participent ainsi pleinement à la construction de la e-réputation des entreprises laquelle comprend aussi bien l’interne que l’externe, sa culture, ses services ou/et produits que ses relations fournisseurs et clients. « La maîtrise de l’information stratégique n’est pas dissociable de la maîtrise de la communication, interne comme externe » (Marcon & Moinet 2011).
20En effet, le principe de transparence ne se joue pas qu’à l’externe, la dimension interne est de plus en plus prégnante. Les entreprises sont conscientes que le facteur humain – salariés, intermédiaires, actionnaires… – constitue l’une de leurs plus importantes failles. Afin de les circonscrire, des dispositifs juridiques sont mis en œuvre, la communication corporate se généralise et le marketing social se développe au sein des entreprises. En effet, les acteurs de l’entreprise communiquent et importent sur le Web public des données relevant de « phénomènes privés » de l’organisme dans lequel ils travaillent ou auquel ils sont attachés. Ces données sont potentiellement sensibles voire dangereuses pour les entreprises. Si les risques de fuites d’informations ont toujours existé, ils ont été décuplés avec le Web 2.0. Réciproquement ce que l’entreprise communique au grand public ne doit pas constituer quelque chose que le salarié ou le partenaire apprendrait par hasard sans avoir été préalablement informé. De fait, la e-communication percute les normes de la communication comme stratégies globales de création de relation de confiance via la volonté générale de transparence. Le modèle « one best way » s’efface au profit d’un modèle de proximité, de service, d’écoute qui permet par ailleurs de « servir le consommateur ou le salarié » et dans un même temps de mieux le connaître. Ainsi pour Libaert (2003) la transparence devient le concept stratégique d’une communication institutionnelle et responsable.
21La force du réseau peut être tout aussi bénéfique que destructrice. La réputation d’une entreprise par le « viral » et la « mémoire » peut basculer en quelques minutes d’où une vigilance accrue des entreprises via des systèmes de veille, l’obligation pour ces dernières d’être dans une démarche à la fois préventive et proactive. La difficulté pour les organisations réside dans le fait qu’elles doivent gérer la complexité dans le réseau global pour rester visibles et lisibles, ce qui selon Favatier (2009) induit une nouvelle doctrine de la communication. L’auteur parle alors du syndrome Azincourt : des moyens forts, une doctrine frontale classique, dans un terrain complexe (non favorable) des acteurs réactifs et relationnels. Il évoque l’idée selon laquelle plus que le contenu, c’est la posture de l’organisation communicante qui prime. Ce faisant, la réussite relève de la « perception » de la relation transparente, érigeant le concept en concept opérationnel et créatif, comme moyen de renouveler les politiques de communication et d’action de la communication des organisations. Cette doctrine appliquée autant à l’interne qu’à l’externe s’inscrit dans un enjeu double : stratégique afin de laisser passer à travers le discours la preuve de la volonté de transparence (légitimité) ; opérationnel en tant qu’action forte et universelle cohérente et cohésive relativement à la satisfaction de la quête de savoirs. Mais les individus sont de plus en plus sceptiques et cherchent à évaluer le degré de fiabilité des écrits, ce qui complexifie la tâche du « communicateur » obligé de renouveler en permanence les politiques de communication. Dans une dimension stratégique, il s’agit de laisser passer au travers de ce que l’on communique la preuve de la volonté d’être transparent, il s’agit systématiquement de légitimer le discours, pour maintenir et renforcer la qualité de la relation à l’autre. Mais comment une entreprise pourrait-elle être transparente sachant que toutes sont traquées et surveillées par leurs concurrents à l’affût d’informations sensibles et stratégiques qui leur permettraient d’obtenir un avantage compétitif, un avantage économique (Moinet, 2011). De fait, la stratégie Web repose sur le choix des informations à communiquer pour éviter le mensonge… sans toutefois dire toute la vérité ; les informations diffusées ne sont pas neutres mais résolument intentionnelles (Dorna et al. 2008) de sorte à protéger leurs propres intérêts. Par ailleurs, le réseau est lui-même devenu à la fois un instrument et une arène du marché global (Schiller, 1999) faisant naître l’espoir chez certains économistes d’un marché idéal où offres et demandes se confronteraient librement, en toute fluidité et en toute transparence, sans intermédiaire. Pourtant, si Internet a bouleversé notre économie de marché, il a surtout favorisé l’émergence d’intermédiaires géants (ex. Google) qui maîtrisent la technologie et régissent la Toile. Ces « infomédiaires » (Chevallier, 2006) sont devenus des « partenaires » stratégiques des entreprises. Les études relatives à l’intelligence économique ne risquent pas de se tarir de si tôt.
22Ainsi, bien qu’aujourd’hui tous les organismes se réclament transparents cela ne génère pas pour autant « un sentiment de transparence ». Les scandales et les mensonges à répétition ont alimenté une importante défiance face à un discours possiblement manipulateur.
23Si le public ne croit guère en la transparence des politiques et des entreprises, nombreux sont ceux à s’exposer sur la Toile. Comme le constate Ehrenberg (1995) « L’homme public s’est privatisé (…) l’homme privé s’est publicisé » et les internautes ont désormais recours aux stratégies marketing pour véhiculer leur « identité publique » (Cardon 2008) : ils exposent leurs goûts, leurs passions, leurs sentiments en prenant soin de travailler leur image afin d’élargir leur réseau et leur « zone de visibilité ». La démarche n’est pas égo-centrée mais l’importance de l’exposition de soi, de la construction de l’identité numérique passe par le regard et l’appréciation des autres. Il est avéré, que les individus exposent plus facilement de manière consciente ou non leurs engagements civiques ou politiques sur le Web. S’exposer sur internet, c’est se rendre transparent, la norme s’applique pour l’individu notamment dans le cadre de la qualité des relations qu’il entend développer aux autres et à la confiance qu’il entend construire dans ses relations virtuelles.
24Les internautes se positionnent également dans la norme de la transparence et s’inscrivent dans une posture d’ « extimité » (Tisseron 2005) soit l’externalisation de leur intimité, de leur vie privée. Ne pouvant pas ne pas participer – sous la pression de notre société de l’information – mais loin d’être dupes, les internautes sont conscients que s’exposer ainsi c’est prendre le risque de « perdre la face » (Goffman 1974) et que cela peut avoir des conséquences sur toutes les sphères. De fait, ils se créent plusieurs profils se construisant ainsi différentes identités, le plus souvent une identité « intime » plus « vraie » et proche de leur vie quotidienne, et une identité « publique » stratégique et orchestrée. Dès lors, l’individu affiche aussi une forme de transparence stratégique, il sait qu’en exposant sa vie sur internet, il la soumet au regard des autres, de ses proches, de ses collègues, de son patron, de l’administration, l’information et sa transparence bien que voulues maîtrisées lui font prendre un risque pour sa vie privée. La règle implique alors une très forte exposition de soi, pour occuper « son espace virtuel » et participer au réseau, se différencier, se faire « entendre », voir, séduire, plaire, manipuler (Wolton 1997) etc. Ce zoom sur l’intime impliquerait, dans un impératif de transparence, de « tout montrer, tout voir, tout dire » et de mettre l’intimité au cœur de la scène publique (Giddens 2004). L’individu, n’est plus maître de ses données ni de ses publications, ses échanges sont dès qu’ils sont déposés sur la Toile considérés comme publics. La position des géants et des infomédiaires sur ces questions – notamment Google – sont sans appel : « s’il y a des choses que nous ne voudrions pas qu’elles se sachent peut-être n’aurait-il pas fallu les faire » (Dvorak 2009 in Baygert 2011), ce qui montre que la règle de la transparence s’impose au quidam sur le net, comme il l’a imposé lui-même aux organisations.
25L’individu, s’il ne peut pas maîtriser le traçage de son activité et l’utilisation par un tiers de ses données, peut toutefois gérer son image. Mais le mélange des genres et l’abolition des sphères privées, intimes et publiques, couplées à la nécessité d’occuper l’espace font de la transparence un risque à maîtriser une « mise en jeu de sa face » (Goffman 1974).
26Comme nous venons de le montrer, la transparence dans le Web social ne peut pas être dénuée de stratégie, elle s’apparente donc à une mise en scène d’acteurs qui délivrent un message en fonction d’un objectif plus ou moins pieux (Onfray 2001), et transparent… Les politiques, organisations et acteurs des réseaux sociaux sont présents et se côtoient en tant qu’entités « interagissantes » conduisant parfois à une lutte pour le pouvoir et la légitimité. Toutefois, si les échanges sont plus directs et voulus plus personnalisés, leur « qualité » est fortement limitée. En effet, l’exposition des opinions domine, mais les débats et discussions sont peu poussés, les formats de rédactions sont peu propices aux longues argumentations (ex. nombre de caractères imposés dans les Tweets). Pour Poster (2008) les débats en ligne ne sont qu’un simulacre (guerres d’injures) et ne correspondent en rien à la définition de l’espace public : les arguments sont souvent irrationnels, une importante inégalité biaise les débats et la recherche de consensus quasi-inexistante. Comme lui, Flichy (2008) remet largement en question l’idée de débats argumentés, selon lui, l’argumentation faible concourt à une multiplication des points de vue, sans partage ni débat d’idées profond, relevant alors simplement l’échange d’informations qui se réalisent de manières sectorisées en communautés et produisant, de ce fait, alors ni plus ni moins que des structures sociales « clôturées » qui au fond balkanisent le discours politique. Bien entendu, certains partis politiques, organisations et acteurs ont leurs propres espaces virtuels contrôlables au sein desquels ne participent que des individus « identifiables et sérieux » à même de servir et d’adhérer à leurs enjeux et relayer leur image et surtout leurs opinions. Cela n’est pas sans rappeler la censure et la régulation qui restent exercées dans de très nombreux pays et sur de très nombreux sites ou pages RS (commentaires frauduleux, avis défavorables effacés, etc.)
27Néanmoins, derrière l’apparente émancipation ou du moins la volonté d’émancipation des individus, ils tendraient quand même, selon Cardon (2008) à faire confiance. Une confiance attribuée au regard de la fiabilité, du sentiment de « transparence », d’un ressenti. Paradoxalement à leur volonté d’accéder à la vérité sans vraiment chercher à vérifier qu’il s’agit d’une information sûre, ils vont parfois la relayer auprès d’individus qui leur font confiance, etc. Le paradoxe est que bien que réclamant la transparence et la vérité, l’individu se contente généralement du plus visible sans forcément chercher à voir ce qui se « tapit » dans l’ombre, sans chercher à éclairer l’information sous un autre jour, en se contentant de la « réalité » donnée, sans vraiment se donner les moyens de s’en construire et d’en construire une nouvelle. Mais la transparence appliquée à l’information-communication dans une dimension sociale, relèverait de la qualité non pas de ce qui est facilement accessible – comme c’est majoritairement le cas – mais de ce qui est facilement compréhensible. Dès lors, si l’information est accessible et mise en avant est-elle intelligible ? Pour répondre à cette question, nous revenons au mythe de la caverne et à la quête de la vérité : le visible répondant à la norme de transparence – telle que mise en pratique – n’est pas l’intelligible (ce qui est) mais l’opiné, soit ce qui accepté comme une réalité. La transparence à l’ère numérique existe bien dans les représentations, dans les usages et les pratiques, mais elle se construit au niveau de la perception relativement au soi et à sa propre perception (Libaert 2003).
28Ainsi, l’utopie de la transparence serait « dans la posture » de celui qui communique et dans l’interprétation de celui qui perçoit. Rappelons que la complexité relative aux processus de perception fait que la réalité se construit à travers l’interprétation relevant elle-même des cadres de références des acteurs. Comme nous l’avons montré et quel que soit le niveau observé (macro, méso, micro), l’info-communication dans sa dimension digitale relève davantage d’une forme d’exploitation, d’une mise en scène. Tous se construisent une image, une identité numérique répondant aux normes imposées par la société et, ce faisant, utilisent les codes et les systèmes véhiculés par le marketing. Avec le numérique chacun peut se construire une réalité virtuelle, un univers d’information et de communication utopique lequel permet de cultiver précieusement l’opacité et le secret en proposant une réalité qui ne peut, en aucun cas être une « vérité ». Le numérique pousse à son paroxysme la métaphore du théâtre de Goffman, dès lors n’est-il pas judicieux de penser que la définition du terme « transparence » appliquée au Web social serait finalement celle du cinéma ? Soit « Un procédé consistant à projeter par-derrière sur un écran transparent un plan qui sert de décor et à filmer une scène jouée devant cet écran… » (CNRTL).
29Toutefois gare à trop de cinéma… La puissance d’Internet réside également dans sa capacité de conservation de données, d’archivage d’information et donc de mémoire. Car si les outils du Web ont permis au quidam d’en devenir acteurs, seuls ceux qui en ont la maîtrise détiennent le pouvoir. « Tout système documentaire engage une relation entre savoir et pouvoir » (Jeanneret 2003).