- 1 [Notre traduction] « An economic system of decentralized networks and marketplaces that unlocks the (...)
- 2 Notamment autour de deux cas : Airbnb et Uber.
1La « consommation collaborative » (Botsman & Rogers 2011), par la suite généralisée en « économie collaborative » se présente comme un « système économique de réseaux et de places de marché décentralisés qui débloque la valeur d’actifs sous-utilisés en mettant en relation une offre et une demande, d’une manière qui contourne les intermédiaires traditionnels1 » (Botsman 2015). Cette définition demeure instable et sujette à de nombreuses critiques2. Aussi, précisons que nous n’aborderons pas l’économie collaborative comme un système figé mais plutôt, sur un plan symbolique, comme un « idéologème » (Kristeva 1968) faisant converger des énoncés disparates et contradictoires mais tenus ensemble par la même promesse d’un bouleversement des échanges (Bauwens, Lievens, & Stiegler 2015 ; Casilli 2015 ; Filippova 2015 ; Rifkin 2012) à travers une massification des outils dits « 2.0 » (O’Reilly 2005). Si ses principaux tenants tendent à valoriser les logiques de don sur lesquelles elle s’appuie, cette économie nous semble néanmoins répondre d’un modèle typique du « web collaboratif » (Bouquillion & Matthews 2010). Elle attire par là même les acteurs traditionnels d’une économie dont la remise en cause des fondements inégalitaires, totalisants et non-durables ne paraît pas acquise.
2Dans cet article, nous proposons d’examiner cette tension à partir d’un impensé tant conceptuel que pratique régnant autour des logiques de l’action collective au sein de l’économie collaborative. Les discours d’accompagnement mêlent en effet la valorisation d’un « pouvoir du nombre » (Botsman & Rogers, op. cit., p. 59), posant la « foule » comme condition d’efficacité de la collaboration, et promotion d’un idéal convivial de la communauté. Il convient dès lors d’interroger le rôle de cette seconde catégorie : s’agit-il de convoquer stratégiquement une forme historique de la socialisation en ligne ? Ou bien la « communauté » s’inscrit-elle dans un ensemble de processus communicationnels et organisationnels plus complexes en lien avec le modèle économique du crowdsourcing (Howe 2006) ? Autrement dit, quel peut être le rôle des médiations communautaires dans le cadre d’échanges collaboratifs fondés sur l’agrégation de grands collectifs d’utilisateurs ? Nous ferons l’hypothèse que l’instrumentalisation marketing de l’idéal de la communauté virtuelle, basé sur la réciprocité, la discussion raisonnée et raisonnable et la lutte contre le mépris (Galibert 2014), constitue une condition à part entière de la rationalisation des interactions au sein des plateformes de l’économie collaborative. Nous entendons ainsi contribuer à une meilleure compréhension des logiques collaboratives contemporaines dans la perspective d’une approche communicationnelle des organisations (Bouillon, Bourdin & Loneux 2007) élargie aux collectifs en ligne.
3Pour ce faire, nous proposerons d’abord de resituer la notion de communauté par rapport à la perspective d’une instrumentalisation marketing des logiques de la reconnaissance. Cette voie nous amènera à rechercher les traces d’une institutionnalisation de la reconnaissance au sein des Services et Applications à vocation Communautaire sur Internet (SACI) développés par les acteurs de l’économie collaborative. Nous montrerons alors la complémentarité existante entre stratégies de community management et modèles économiques fondés sur une foule d’utilisateurs.
4Les internautes sont incités à se montrer généreux (Caillé 2007), à « donner » des informations, puis sont récompensés symboliquement par les community managers ou d’autres membres de la communauté. Cet accroissement du capital symbolique des contributeurs s’inscrit dans une logique de reconnaissance (Honneth 2013) devant permettre aux gestionnaires des communautés de s’arroger la fidélité de leurs internautes. C’est cette dernière logique qui fera l’objet principal de cet article, en en recherchant les traces dans les stratégies de community management des acteurs de l’économie collaborative.
5Les sciences humaines et sociales se sont d’ores et déjà saisies des enjeux de l’interaction dans le cadre de l’économie collaborative. Nous retrouvons ainsi certains des marqueurs normatifs associés à l’idéal de la communauté virtuelle, en particulier les logiques de don/contre don, au cœur d’une consommation collaborative « marchande » (Peugeot, Beuscart, Pharabod & Trespeuch 2015) et des processus « d’industrialisation culturelle » portés par les plateformes de crowdfunding (Matthews, Rouzé & Vachet 2014). Dans une perspective différente, les sciences de gestion envisagent comment les mécanismes sociotechniques des plateformes assurent la « construction de la confiance » entre utilisateurs (Lemoine, Guesmi & Hadhri 2017). Dans le cas du covoiturage, cette confiance reposerait notamment sur la mise en signe du « niveau d’expérience » des utilisateurs ou encore sur la mise en visibilité des avis et notes de chacun. Si ces mécanismes ne sont pas revendiqués comme une manière de lutter contre des formes de « mépris » politique ou social (Honneth 2008), ils apparaissent bien comme une solution permettant de maintenir une certaine qualité de service en garantissant l’intégrité symbolique voire physique des utilisateurs – possiblement menacée par des utilisateurs malveillants. En cela, ils pourraient s’inscrire dans la première des trois formes de reconnaissance identifiées par Axel Honneth. Cette reconnaissance affective, associée à la confiance en soi, ouvre ainsi l’individu « à cette strate fondamentale de sécurité émotionnelle qui lui permet non seulement d’éprouver mais aussi de manifester tranquillement ses besoins et ses sentiments » (Honneth, op. cit., p. 181). Dans le cadre de l’économie collaborative, l’institutionnalisation de ces logiques vise le remplacement de la relation contractuelle de l’acte marchand traditionnel par une forme relationnelle entre pairs. Ici, la puissance de la reconnaissance visibilisée agit comme un marqueur symbolique assuranciel.
6L’instrumentalisation marketing de la dimension affective de la reconnaissance interroge dès lors l’actualisation d’une forme communautaire au sein de l’économie collaborative. Il s’agit bien en effet de « coder sémiotiquement le capital symbolique d’un usager-membre » (Galibert, 2015) afin d’assurer la sécurité et l’efficacité des interactions. Pourtant, l’institutionnalisation de cette reconnaissance s’opère ici a priori par le design plutôt que par l’activité seule d’un community manager valorisant « la fidélité des usagers au SACI par l’attribution à leur avatar d’un qualificatif connu de tous les autres membres » (Galibert, ibid.). Tout au plus ce dernier peut-il s’appuyer sur le calcul algorithmique des indicateurs de capital symbolique. Il n’est alors que l’exécutant d’une programmation fondée sur le nombre (ex : les trajets de covoiturage effectués via la plateforme) et/ou sur les avis circonstanciés des usagers-membres. Le design du service témoignerait donc davantage de la logique automatisée de reconnaissance symbolique que de l’action d’un médiateur humain ; même si ce dernier peut toujours tenir un rôle actif dans cette phase en encourageant par exemple les usagers-membres à répondre aux sondages systématiquement envoyés après l’usage du service.
- 3 Mais toujours reliée à une forme « d’estime sociale » en première instance, nous y reviendrons.
7Par ailleurs, nous identifions un impensé quant à l’actualisation des deux formes restantes de la reconnaissance au sein de l’économie collaborative, en particulier parce que ces dernières sont liées à des formes communautaires davantage marquées par une critique de nature théorique/politique. Quelle est en effet la place de la reconnaissance juridique, associée au respect de soi, permettant « au sujet de se considérer comme une personne qui partage avec tous les autres membres de sa communauté les caractères qui la rendent capable de participer à la formation d’une volonté discursive » (Honneth, op. cit., pp. 204-205) ? D’après cette définition, il semble difficile de la réduire aux conditions générales d’utilisation. Dès lors, cette reconnaissance peut-elle s’actualiser à travers une charte communautaire au sein de l’économie collaborative ? Enfin, il convient surtout d’interroger la place accordée à une troisième forme de reconnaissance que nous qualifierons de « culturelle ». Cette dernière, définie comme estime de soi3 tend en effet à se développer dans le cadre d’une « communauté de valeurs ». La recherche de ce troisième type de reconnaissance nous semble d’autant plus importante qu’elle est peu traitée dans la littérature académique mais survalorisée dans la littérature experte. Les discours d’accompagnement revendiquent ainsi la capacité de ces services à « créer de l’estime de soi et de l’identité » (Botsman & Rogers, op. cit., pp. 199-200). Nous émettons l’hypothèse que cette ultime forme d’instrumentalisation des processus de reconnaissance, la plus fine et la plus profonde, traduit la mise en place d’une véritable ingénierie symbolique (Floris 1996) à l’œuvre au cœur d’une action communautaire sensible et anti-utilitariste, au risque de débarrasser cette dernière de sa dimension émancipatrice.
8Cette dernière sphère de reconnaissance culturelle nous semble d’autant plus importante dans le cadre de la tension initiale que nous avons formulée entre communauté et foule. En Sciences de l’Information et de la Communication (Collomb 2015 ; Sarrouy 2014), la foule s’opposerait aux formes de socialités communautaires marquées par la « promesse d’un social fusionnel, de type petit groupe » (Collomb, op. cit.). La foule apparaît dès lors pour les marketeurs comme une opportunité pour massifier les bénéfices entrevus, à une moindre échelle avec l’instrumentalisation du lien communautaire en ligne. En effet, la foule n’est plus ici considérée comme un agrégat d’individus passionnés, irrationnels, incontrôlables et potentiellement dangereux (Le Bon, 2013/1895 ; Tarde 2006/1901), mais comme un collectif doté d’une forme de « sagesse » comme le suggère James Surowiecki (2008). Cette « sagesse des foules », que l’on retrouve à la base du modèle économique du crowdsourcing, postule ainsi que les foules sont dotées, sous certaines conditions, d’un pouvoir d’évaluation statistique. Ce pouvoir présupposerait, outre des critères de diversité, de décentralisation et d’agrégation des contributions, un principe d’indépendance entre des individus agrégeant des jugements privés. La construction d’une identité collective fondée sur une forme d’éthique partagée n’apparaît dès lors plus comme une condition nécessaire à la valorisation économique des interactions. Au contraire elle est un obstacle à la mise en œuvre d’une instrumentalisation marketing débarrassée de toute idée collective et fondée sur une forme d’individualisme méthodologique. Toute l’efficacité des algorithmes reposerait ainsi sur leur capacité à désamorcer le potentiel politique de la « multitude » (Hardt & Negri 2006) d’utilisateurs, en « agissant en deçà de tout rapport de représentation et de toute production de chaine signifiante pouvant amener les acteurs à se rapporter à eux-mêmes en tant que collectif » (Sarrouy 2012).
9Pourtant, si la « mise en foule de la multitude », présentée comme une forme d’assemblage collectif « invisible » pour les utilisateurs, possède une dimension marchande évidente, elle semble a priori peu adaptée aux spécificités des plateformes de l’économie collaborative. Ces dernières se fondent en effet sur l’appariement d’une offre et d’une demande en ligne, potentiellement accompagné d’une interaction discursive, et censé se traduire par un échange hors-ligne, c’est-à-dire hors du champ d’influence des « actants algorithmiques » assurant la valorisation économique des interactions. Dès lors, la mise en œuvre d’une « sagesse des foules » à travers la production d’une « foule sage » semble ne pas converger totalement avec les enjeux des acteurs industriels d’un capitalisme dit « cognitif » (Moulier-Boutang 2007) s’appuyant sur une multitude « créative et vivante » plutôt que sur une activité interactionnelle lissée. Par conséquent, nous formulons l’hypothèse que les marketeurs de l’économie collaborative actent l’incompressibilité du monde vécu des utilisateurs (Habermas 1987) et par là-même le caractère illusoire d’une disciplinarisation de la multitude. Nous postulons ainsi que l’instrumentalisation marketing à l’œuvre vise moins une « mise en foule » qu’une « mise en communauté de la multitude ». Cette approche serait en effet jugée plus efficace par les marketeurs des plateformes car elle permettrait, à travers l’application des préceptes du community management, d’engager une forme de rationalisation à même de concilier la production d’information au sein de la plateforme avec une pression modérée sur les interactions. L’instrumentalisation des logiques de reconnaissance culturelle constituerait ainsi l’un des moyens à la disposition des marketeurs pour développer les interactions entre utilisateurs, et fidéliser ces derniers, tout en les maintenant dans un cadre normalisé garantissant la pérennité du modèle économique des plateformes, à travers la promotion d’une identité collective conviviale. Dès lors, ces stratégies viseraient à limiter les contournements individuels et collectifs, qu’ils soient porteurs d’une critique émancipatoire ou non, à travers la valorisation d’une éthique communautaire intégrant le respect des normes interactionnelles comme la garantie d’un service plus efficace et plus convivial pour tous.
- 4 Projet « Empowerment 2.0 » (2015-2018), accompagné par le Réseau de Recherche et d’Innovation sur l (...)
10Nos réflexions s’appuient sur un projet de recherche plus spécifique, portant sur les processus sociotechniques d’empowerment collaboratif propices à l’émergence et/ou à la massification de comportements éco-responsables4. Nous nous focaliserons ici sur la partie des résultats concernant les plateformes de l’économie collaborative à but lucratif. En faisant ce choix, certes réducteur, nous avons considéré que des plateformes à but lucratif étaient à même de faire ressortir les faits saillants du phénomène que nous cherchons à saisir puisqu’elles basent leur modèle sur la promesse d’un renouvellement du paradigme marchand et productif plutôt que sur une rupture avec la raison calculatoire et une maximisation non-soutenable de l’intérêt individuel. Sur le plan méthodologique, les plateformes supportant nos observations et analyses empiriques ont donc été choisies suivant une typologie synthétique des activités économiques à but lucratif dites « collaboratives ».
- 5 Emis par les plateformes concernées entre septembre 2015 et mai 2018.
- 6 Nous utilisons ce terme, fortement idéologique, pour couvrir la variété des statuts juridiques renc (...)
11Notre enquête vise ainsi à saisir et analyser de manière systématique les traces des stratégies de community management de trois plateformes, dont nous postulons qu’elles intègrent l’instrumentalisation de logiques de reconnaissance. L’enquête se base ici sur la collecte de documents experts témoignant d’une institutionnalisation du phénomène recherché5 (chartes communautaires, documents d’explicitation des politiques communautaires) et l’observation « netnographique » (Kozinets 2015) de six mois d’interactions sur les pages Facebook de chacune des trois plateformes. Cet appareil méthodologique est complété par des entretiens menés avec des « collaborateurs6 » impliqués dans la gestion des interactions de ces plateformes.
12En toute logique, nous pourrions être amenés à penser que l’économie collaborative draine avec elle des usages « communautaires », au sens où ceux-ci supposeraient une forme de « convivialisme » (Caillé & Chanial 2014) en ligne valorisant la relation et la coopération plutôt que l’affrontement – ou tout du moins une forme d’efficacité collective comme le rappelle l’étymologie du terme (du latin « con- laborare », « travailler avec »). Pourtant les plateformes de l’économie collaborative sont également le lieu de comportements non-prescrits à rebours des logiques collaboratives pensées par les concepteurs du dispositif. Il peut s’agir de comportements stratégiques et égoïstes mais aussi de contournements porteurs d’une critique théorique du modèle économique des plateformes, visant à réaffirmer des rapports de proximité face à la réification des interactions. Dans les deux cas, il s’agit de contourner la plus-value transactionnelle ou publicitaire de la plateforme, soit en amont de la mise en relation (ex : en cachant un numéro de téléphone dans l’annonce), soit en aval (ex : en échangeant ses coordonnées hors-ligne afin de se passer de l’intermédiation de la plateforme).
13La première typologie de contournements est supposément prise en charge par les rationalisations algorithmiques, chargées de produire une « foule sage ». Pourtant, cette disciplinarisation de la multitude, accessible à travers une modération automatisée, tend à menacer l’idéal de convivialité communautaire dont se réclament les plateformes de l’économie collaborative. C’est notamment ce dont témoigne un ingénieur chargé de la modération automatisée chez Blablacar :
- 7 En référence à l’anglais « to bypass », « contourner », « éviter de passer par ». Corréard, M-H & G (...)
- 8 Entretien « gestion des interactions », n° 2 (2017, 26 juillet). Pierre M., ingénieur chargé de la (...)
L’imagination n’a pas de limites quoi. Si la personne veut vraiment bypasser7, elle va trouver un moyen. Le but c’est de ne pas rendre ça trop trivial pour que ça ne devienne pas plus courant que ça quoi […] Après c’est difficile, parce qu’il y a aussi le côté humain sur la plateforme. Ça paraît difficile d’avoir vraiment un process full-automatisé sans vraiment de champs libres pour poser des questions de trajet8.
- 9 Entretien « gestion des interactions ». (2017, 27 mai). [Notre traduction] : « On Social Medias, I (...)
14Pour les concepteurs des plateformes, il s’agit donc de limiter la pression rationalisatrice exercée par le dispositif (qu’il s’agisse du design ou de stratégies algorithmiques) en laissant une marge discursive suffisante afin de ne pas risquer une fuite des utilisateurs. Dès lors, la préservation de l’authenticité des relations, quand bien même celle-ci serait « fabriquée » (Boltanski & Chiapello, 1999, p. 604), apparaît comme un frein au quadrillage des interactions et plus généralement à la disciplinarisation de la multitude. Il n’en demeure pas moins que l’encadrement de la multitude reste problématique pour les plateformes car c’est bien de la captation et de la valorisation des interactions qu’elles tirent leur modèle économique. Et ce, d’autant plus que l’économie collaborative implique des échanges hors-ligne multipliant les opportunités de contournements, qu’ils soient motivés par des raisons stratégiques ou critiques. Autrement dit, et pour filer la métaphore de Yann Moulier-Boutang (2010), comment s’assurer que les utilisateurs « pollinisent » la plateforme de leurs interactions tout en respectant en ligne comme hors-ligne les normes d’action nécessaires à la pérennité du processus de valorisation économique ? Le community management apparaît comme l’une des réponses marketing éprouvées par les plateformes de l’économie collaborative pour répondre à cet enjeu, comme en témoigne la community manager de Couchsurfing : « Sur les réseaux sociaux, je dirais que le community management c’est plus, tu vois… Eduquer les surfers au couchsurfing9. »
- 10 Netnographie « Facebook Couchsurfing » (2018, 8 janvier). [Notre traduction] « How do I write a goo (...)
- 11 Netnographie « Facebook Blablacar » (2018, 14 février). « Découvrez notre sélection de beaux témoig (...)
15À travers l’animation et la gestion de SACI, en particulier sur les réseaux sociaux, les community managers diffusent un ensemble d’injonctions normatives touchant au bon usage du service. Ces injonctions visent les comportements en ligne, en aval de la mise en relation, comme en témoigne une publication de Couchsurfing sur sa page Facebook pour rappeler la nécessité d’un remplissage exhaustif des profils sur la plateforme (« Comment écrire une bonne demande ?10 »). Mais elles visent également les comportements situés en aval de la mise en relation, les plus susceptibles de donner lieu à une mauvaise expérience ou à des contournements. Ainsi, en publiant les « plus beaux messages de #BlaBlaLove de passagers pour leurs conducteurs11 », le community manager rappelle la nécessité de noter ses pairs pour mieux encadrer les expériences vécues hors-ligne. Ces injonctions normatives apparaissent dès lors comme autant de tentatives d’institutionnalisation des logiques de reconnaissance affectives et culturelles. En partageant auprès des membres du SACI les normes de la plateforme, les community managers formulent la promesse d’une estime de soi renouvelée. Il s’agit en effet de rappeler que c’est par le respect de ces normes que les qualités et capacités des utilisateurs seront jugées positivement par les autres membres. L’instrumentalisation des logiques de reconnaissance culturelle apparaît ici comme un vecteur d’intégration des utilisateurs à une communauté respectueuse et idéalisée ; une communauté fondée sur le respect des logiques d’action allant dans le sens du modèle économique adopté par les propriétaires de la plateforme.
- 12 Netnographie « Facebook couchsurfing » (2018, 3 novembre).
- 13 Netnographie « Facebook Couchsurfing » (2018, 15 janvier). [Notre traduction] « Couchsurfers share (...)
16Cette stratégie apparaît cependant limitée tant elle nécessiterait, pour être pleinement opérationnelle, que les community managers explicitent et prescrivent avec une totale efficacité l’ensemble des normes à respecter. Cette exhaustivité devient alors tout aussi illusoire que l’objectif de produire une « foule sage » à travers des rationalisations algorithmiques. Ces deux stratégies s’appuient en effet sur un idéal de codification numérique anticipant les trajectoires des utilisateurs, dont on attend pourtant paradoxalement qu’ils investissent la plateforme de leur subjectivité. Actant le caractère limité d’une codification complète des comportements, les community managers se tournent alors massivement, selon les observations menées sur les trois SACI, vers la promotion d’un ensemble de comportements non-codifiables, au sens où ceux-ci ne peuvent pas être exprimés à travers une règle pratique ; des comportements sources de valeur ajoutée pour des plateformes en quête d’une multitude vivante et non d’un collectif mécanisé (Moulier-Boutang, ibid., p. 149). Le community management apparaît alors comme une stratégie visant à valoriser une grille de valeurs permettant l’interprétation « intelligente » des normes garantissant l’efficacité économique de la plateforme. À travers une instrumentalisation des logiques de reconnaissance culturelle, les community managers vont donc jouer un rôle actif dans la diffusion d’injonctions visant à délimiter les qualités et capacités concrètes permettant d’accéder à l’estime sociale au sein de la communauté. Ces injonctions vont recouvrir différentes formes et objectifs selon les enjeux de la plateforme. Dans le cas d’Airbnb, l’instrumentalisation des logiques de reconnaissance pose pour objectif l’encadrement de la singularité et de l’authenticité des hébergements proposés ; une composante essentielle du modèle économique de la plateforme que ne peuvent atteindre ni les rationalisations algorithmiques, ni la diffusion d’injonctions normatives. C’est notamment ce qu’illustre cette publication : « Patrick, hôte sur Airbnb dans le Jura, vous emmène découvrir les saveurs et producteurs locaux. Du Mont d’Or de Métabief au vin jaune de Voiteur, explorez la région avec vos papilles12. » A priori, cette publication peut apparaître liée à une forme de logique de reconnaissance affective (sphère de l’amour) envers un hôte apprécié des marketeurs. Il nous semble cependant que cette dernière vise en seconde instance l’institutionnalisation d’une reconnaissance culturelle au sens où la publication traduit une injonction à se singulariser adressée aux autres utilisateurs-hôtes. De façon différente pour Couchsurfing, dont l’enjeu principal demeure la construction de la confiance entre utilisateurs, l’instrumentalisation des logiques de reconnaissance vise la promotion d’un idéal anti-utilitariste et convivial, condamnant sur le plan culturel l’individualisme (et notamment les contournements visant à se faire rémunérer pour la mise en commun d’un « canapé »). C’est notamment ce qu’illustrent différentes publications du community manager à travers des messages comme : « Les couchsurfers partagent leur vie avec ceux qu’ils rencontrent […] – Ne visitez pas seulement des endroits, connectez-vous avec ceux qui y vivent #ShareYourLife13. » À travers ces injonctions, les community managers déploient des logiques de reconnaissance en fournissant aux utilisateurs les critères culturels permettant d’intégrer une « communauté de valeurs ». Ces critères ambitionnent alors de servir une interprétation « intelligente » des normes interactionnelles, limitant les contournements et garantissant un investissement subjectif dans la production d’information. En recherchant la mise en communauté d’une multitude à travers l’instrumentalisation des logiques de reconnaissance culturelle, ces trois études nous poussent à émettre l’hypothèse d’un community management contribuant à promouvoir le respect de normes de nature émancipatoire. Un comportement policé mais singulier et authentique apparaît en effet comme une condition d’accès à l’estime d’une communauté idéale et par là même au développement d’une estime de soi.
17À travers cet article, nous avons d’abord identifié une tension existante entre deux formes collectives travaillant l’idéal collaboratif. Sur cette base, nous avons montré que la captation et la valorisation des interactions, tout du moins pour ce qui concerne les plateformes de l’économie collaborative, ne pouvaient se fonder sur le seul fait de rationalisations algorithmiques ; l’opération de mise en foule à laquelle elles prétendent répondre ne pouvant se départir d’une forme d’incompressibilité du monde vécu des utilisateurs. Nous avons alors montré que l’activation d’un potentiel communautaire par le community management correspondait à une tentative gestionnaire de rationalisation d’une multitude d’utilisateurs. L’attention que nous avons porté à l’instrumentalisation des logiques de reconnaissance montre cependant le caractère paradoxal du community management qui vise moins à assagir les utilisateurs qu’à encadrer stratégiquement l’exacerbation de leur singularité. Les plateformes de l’économie collaborative semblent ainsi constituer un terrain propice au renouvellement des stratégies de community management, en particulier parce que leur modèle économique implique un engagement toujours plus important de la part des utilisateurs. Dans un contexte hautement concurrentiel, la valeur de ces plateformes tient en effet principalement à la constitution d’un réseau d’offreurs fidèles et singuliers, maîtrisant les normes de la plateforme, pour répondre à une demande toujours croissante ajoutant l’exigence d’efficacité du service à celle de l’authenticité des relations.
18Ce processus émancipatoire que nous qualifierons de « factice » n’atteint cependant pas l’objectif qu’il se fixe en ouvrant la voie à l’expression d’une multitude relativement désordonnée et critique. Tenus par une éthique du « lâcher-prise » ou « no-control » (Galibert & Peirot 2017), héritée de la liberté de parole des premières communautés virtuelles et d’une prise de conscience que la valorisation économique des SACI réside principalement dans l’accumulation des traces conversationnelles qu’il ne faut en aucun cas contraindre, les community managers tendent à ne pas modérer ces critiques par crainte de contrarier les utilisateurs et donc de réduire le volume d’interactions. On constate ainsi qu’en souhaitant stimuler une adhésion des utilisateurs au modèle économique de la plateforme, le community management ouvre une discussion n’allant pas dans le sens d’une « mise en communauté de la multitude » mais possiblement dans celui de l’exacerbation du pouvoir critique de cette dernière. Si ces critiques s’expriment sur le mode de la multitude « indisciplinée et indisciplinable » (Collomb, op. cit.), notons néanmoins que l’émergence de formes de discussion raisonnées et raisonnables, ou tout du moins conviviales, n’est pas à exclure. De même, l’hypothèse d’une émergence de « relations solidaires » (Honneth, op. cit., p. 220) entre utilisateurs demeure ouverte. Si les terrains analysés ne témoignent pas de ce type de logiques, l’actualité récente montre que l’ubérisation peut s’accompagner de contre-pouvoirs syndicaux, possiblement fondés sur un « véritable sentiment de sympathie pour la particularité individuelle de l’autre personne » (Honneth, ibid., pp. 220-221). En d’autres termes, ce n’est pas parce que la plateforme ne prévoit pas d’espaces de discussion critique que ces derniers ne peuvent pas émerger de manière spontanée et efficace ailleurs en ligne.
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