1Ayant connu un fort développement ces dernières années, le Product Lifecycle Management (Corniou 2010) est un nouveau management de projet qui « fournit un environnement collaboratif global dont l’objectif est de concevoir des produits virtuellement, de gérer leur cycle de vie et de simuler leurs processus de fabrication. Ainsi, tous les processus, de la conception à la maintenance et au recyclage, en passant par le marketing, peuvent exploiter, ré-utiliser et enrichir les mêmes informations relatives à un produit. L’enjeu est d’intégrer tout le projet dans un même objet numérique, d’intégrer les acteurs contributeurs dans une même organisation étendue qui se coordonne via l’outil et, dès les phases amont, d’intégrer les évolutions à venir lors du cycle de vie » (Garel 2011 :47). Suivant cette pensée managériale, le monde du bâtiment voit l’avènement du Building Lifecycle Management à travers l’équipement en outils-méthodes appelé BIM. Le Building Information Model / Modeling / Management qualifie à la fois une maquette numérique, un travail de modélisation partagés des bâtiments, et une méthode/processus de coordination et de gestion de la vie des bâtiments s’appuyant sur cette technologie. Cette « technologie d’organisation » (Terssac & Bazet 2007) est alors posée comme garante du travail collaboratif durant la vie du bâtiment.
2Dans ce contexte, et fortement encouragé par le Plan de Transition Numérique dans le Bâtiment (PTNB), le développement du BIM dans les processus de construction et de réhabilitation de logements sociaux est présenté comme un levier de performance économique, patrimoniale et sociale : optimisation des coûts et des délais de conception ainsi que de construction des ouvrages, optimisation de la gestion patrimoniale sur la durée (entretien et maintenance), augmentation de la qualité de service au bénéfice des habitants.
- 1 Ce texte a bénéficié du retour d’évaluateurs qui ont contribué à sa cohérence ainsi qu’à la précisi (...)
3Cet article interroge le processus d’institution d’une de ces technologies (le BIM) dans le secteur du logement social en France. Nous nous intéressons ici plus particulièrement aux phénomènes de propagation de ce que nous qualifions d’« idéologie collaborative », sous-jacente à la propagation du dispositif BIM. Nous donnons ici à voir plus particulièrement les modalités discursives et pratiques de la construction d’une quasi-injonction diffuse d’un recours à une méthode gestionnaire. Ainsi, nous précisons le processus de performation, d’institution, et d’enrôlement sous contrainte d’acteurs qui y participent plus ou moins malgré eux1.
- 2 Échanges dont l’interopérabilité est supposée être assurée par le protocole standard IFC.
4Dans le cadre de notre recherche, nous nous sommes principalement intéressés au milieu du logement social. Le monde du HLM a ceci de particulier que les Organismes HLM sont à la fois les donneurs d’ordre (maîtrise d’ouvrage) pour la construction/réhabilitation des bâtiments, mais aussi les bailleurs/gestionnaires (ce qui n’est bien souvent pas le cas dans les autres secteurs du bâtiment). La vie des bâtiments se déploie de la construction à la gestion du bâtiment (location, vente, maintenance, etc.) sur environ 50 ans. Les coordinations visées par la mise en place du BIM se situent à différents niveaux. Tout d’abord des coordinations de constructions entre différents corps de métiers (donneurs d’ordre, architectes, géomètres, électriciens, chauffagistes, entreprises de construction, etc.)2, des coordinations au niveau de la gestion du bâtiment (gestionnaires de patrimoine, gardiens, loueurs, personnels de maintenance, etc.), mais aussi des coordinations entre ces deux niveaux car les seconds sont censés recourir à la maquette produite par les premiers.
- 3 Jean-Luc Bouillon, Bruno Chaudet, Florian Hémont, Marcela Patrascu, Amel Tebessi, (PREFICS).
- 4 Nadia Ouabdelmoumen (PREFICS).
- 5 Hélène Bailleul (ESO).
5Durant ce projet financé par l’Union Sociale pour l’Habitat, nous avons analysé la mise en place du BIM auprès de six organismes HLM entre début 2015 et mai 2017. Ces organismes étaient tous impliqués dans le développement du BIM dans le milieu de l’habitat social, mais à des niveaux différents. Certains envisageaient son expérimentation quand d’autres en avaient déjà l’usage. L’équipe de recherche était composée de sept chercheurs en sciences de l’information-communication3, sociolinguistique4 et en géographie urbaine5, et se donnait pour mission d’étudier les mutations organisationnelles et des méthodes de travail associées au BIM dans ce secteur d’activité.
6Le dispositif méthodologique mis en place repose sur des entretiens approfondis, observations ouvertes et une analyse de corpus (documents récupérés sur divers salons, rapports officiels).
7Le travail de terrain a impliqué deux phases. La première phase, correspond à une étape d’analyse des usages et expérimentations du BIM par la maîtrise d’ouvrage (entretiens approfondis avec chefs de projet de construction, directeurs numériques, responsables des systèmes d’information, gestionnaires de patrimoine). Dans la deuxième phase, nous nous intéressons davantage aux acteurs de la maîtrise d’œuvre (architectes, bureaux d’études, entreprises, acteurs économiques du secteur des solutions logicielles). Les résultats ont été restitués aux intéressés sous forme de séminaires, colloques et rapports de recherche (Chaudet et al., 2016).
- 6 Plan Urbanisme Construction Architecture.
8Nos premières analyses montrent la force de certains lobbies et organisations comme les grands groupes du bâtiment (Bouygues, Vinci, Lafarge, etc.), de l’industrie du logiciel (notamment Autodesk avec son logiciel Revit), ainsi que les organismes de certification (AFNOR) et politiques (ministères, PUCA6, etc.) qui poussent à une institution rapide du BIM dans le secteur du bâtiment. Ce dernier est régulièrement critiqué pour sa rigidité et pour son conservatisme et se voit proposer la mise en place du BIM comme cheminement vers le progrès.
9Nous proposons ici de déconstruire le processus d’institution du BIM, ainsi que de qualifier les ressorts discursifs et matériels de sa mise en place.
10À l’instar de Cornelius Castoriadis, nous proposons d’analyser ce processus de propagation du collaboratif comme idéologie dans le cas du BIM comme un processus d’ « institution imaginaire ». Pour Castoriadis tout nouveau type « d’entités social-historiques (objets, individus, idées, (…) » (1975 : 496), s’insère dans un champ social, technique, historique déjà institué (idem, p. 359) et prend la forme d’un processus d’institution tout d’abord « imaginaire ».
11Dans le cas du BIM, ce processus d’institution imaginaire, voire d’auto-institution imaginaire passe par des « actes de langage » (Gramaccia, 2001) à travers lesquels l’imaginaire performe. L’analyse de ce processus passe alors par l’analyse de ces « performations » langagières sans le réduire à celles-ci, et implique donc la prise en compte des dimensions performatives et normatives aussi bien du langage que des pratiques. À l’instar de M. Callon et F. Muniesa, nous préférons l’emploi de la notion de « performation » à celle de « performativité » forgée par Austin (1970), et reprise en théorie de l’organisation par Cooren, Taylor et Van Every (2006) afin d’élargir les perspectives de la pragmatique du langage et l’idée selon laquelle « l’énoncé instaure ce dont il parle ». Il s’agit alors d’intégrer les conditions politiques, sociales, techniques et les pratiques en cours de normalisation qui l’accompagnent et participent à ce processus d’institution du BIM.
12Afin d’analyser ce processus, nous proposons d’opérer tout d’abord un repérage et une analyse de différents « ordres de discours » (Foucault 1971) et stratégies discursives déployées par des macro-acteurs porteurs du BIM dans ce secteur. L’analyse de ces discours à dimension « institutionnelle » vise à mieux comprendre « la sève du mythe » (Morin 2001) du BIM dans le secteur du bâtiment en France. Précisons qu’il ne s’agit pas ici de procéder à une analyse approfondie du corpus construit. Nous donnerons à voir – par l’intermédiaire de quelques illustrations issues des documents que nous considérons avoir un potentiel performatif important pour le secteur – les manières dont le BIM se dit, se raconte, s’imagine. À travers ces extraits de corpus analysés nous tenterons de rendre compte de la manière dont ils véhiculent des représentations sociales devenant des instruments de construction d’un ordre symbolique qui s’institue comme dominant dans le secteur. Ainsi le BIM s’impose tel un étendard de la modernisation technique et symbolique des organisations (Floris 1996).
13Sur la base d’un repérage de certaines stratégies discursives (conscientes ou inconscientes) déployées par des macro-acteurs, nous pouvons observer la manière dont la performation théorique (Muniesa, Callon 2013) se trouve étroitement mêlée à une performation désirante (Carmès 2011) alimentant alors une techno-genèse et une socio-genèse du BIM et de la maquette numérique.
14En opérant une démonstration quasi-scientifique des atouts du BIM (performation théorique) et en faisant « rêver » les acteurs à travers l’invocation des multiples indicateurs de performance (performation désirante), ces discours semblent ainsi imposer le BIM : 1) comme besoin et nécessité et 2) comme solution pour un secteur dit « en crise ».
15Selon Muniesa et Callon (2013) et Carmès (2011) la performation théorique « caractérise des configurations dans lesquelles l’enjeu principal est de construire un monde à l’image d’une théorie, c’est-à-dire de verser sur un monde un ensemble de problèmes et solutions exprimés préalablement de manière abstraite dans un corps théorique » (Muniesa, Callon 2013 : 289). Dans le cas du BIM en France, le travail de performation théorique et la constitution donc d’un corpus théorique présentant un ensemble « problèmes-solutions » devient significatif à partir de 2014.
- 7 « La modélisation des informations du bâtiment (BIM) offre une nouvelle approche de la conception, (...)
16En effet, si une généalogie complète du BIM demeure à élaborer, la notion est ancienne et semble avoir été introduite dès les années 1970 par C. M. Eastman, professeur américain en architecture et informatique, avant que l’acronyme actuel n’apparaisse dans la première moitié des années 2000, parallèlement aux premiers projets d’informatisation globale des acteurs du bâtiment. Pour C. M. Eastman, « Building Information Modeling (BIM) offers a novel approach to design, construction, and facility management in which a digital representation of the building process is used to facilitate the exchange and interoperability of information in digital format. BIM is beginning to change the way buildings look, the way they function, and the ways in which they are designed and built »7. (Eastman 2011, couverture)
17En France, suite à la promulgation d’une directive européenne en 2014 incitant à la mise en place du BIM, la mission « Numérique et Bâtiment » est lancée dans le cadre du Plan de relance de la construction. Les outils numériques sont identifiés comme « porteurs d’innovation pour le secteur » et le BIM comme une voie de développement qui permettrait de répondre aux objectifs du Plan : « construire et rénover plus de logements de meilleure qualité, notamment environnementale, et à moindre coût ». Cette mission a comme résultat la rédaction d’un rapport par Bertrand Delcambre faisant un état des lieux et des préconisations sur la question du BIM. Pour ce dernier, « le BIM (« Building Information Modeling ») s’impose comme la méthode de travail fondée sur la collaboration autour d’une maquette numérique ; cette maquette s’enrichit des apports des différents intervenants sur l’ouvrage, de la conception à la construction, et de la réception à la fin de vie. Elle permet ainsi à toutes les parties prenantes de mieux représenter, anticiper et optimiser les choix, tout au long de la vie de l’ouvrage » (Rapport Delcambre 2014)8.
- 9 Hovorka F., Mit P., 2014, Un avatar numérique de l’ouvrage et du patrimoine au service du bâtiment (...)
18L’année 2014 semble signer alors le point de départ d’une effervescence éditoriale et théorique très importante. Ainsi, outre le rapport Delcambre de décembre 2014, cette même année paraissaient plusieurs publications : mars 2014, le groupe de travail « Bim et gestion du patrimoine » publie le rapport Un avatar numérique de l’ouvrage et du patrimoine au service du bâtiment durable : le « Bâtiment et Informations Modélisés »9 (BIM) ; en mars et avril sont publiés deux numéros des Cahiers pratiques du Moniteur, « Le point sur BIM (Building Information Modelling) » et « Le point sur BIM/Maquette numérique » ; en avril 2014, paraît le Livre blanc de la Caisse des Dépôts, « Préparer la révolution numérique de l’industrie immobilière » (Hovorka et al., 2014), puis l’ouvrage BIM et maquette numérique pour l’architecture, le bâtiment et la construction d’Olivier Celnik et Eric Lebègue édité en juin 2014. À ces publications, il convient d’ajouter également comme éléments contextuels symptomatiques de l’incitation au BIM, la nomination en janvier 2015 d’un ambassadeur du numérique dans le bâtiment rattaché directement au ministre du logement, Bertrand Delcambre, ex-président du CSTB (Centre Scientifique et Technique du Bâtiment), et la création d’un plan de transition numérique dans le bâtiment (PTNB) chargé d’accompagner et de financer les initiatives en ce sens avec un budget de 20 millions d’euros (Chaudet, Patrascu, Bouillon 2016).
- 10 Il est intéressant de voir la manière dont le champ lexical du « collaboratif » a complétement remp (...)
19À travers ce corpus théorique, l’objectif semble être celui d’une incitation très forte au passage au BIM, promu tout d’abord comme une nécessité. Ainsi ces « BIM-Experts » emploient un registre tout d’abord pédagogique : on traduit les significations, on définit des termes et on explique (par exemple, les différences entre Model/Modeling/Management comme possibles significations de la lettre « M » présente dans l’abréviation BIM – Celnik, Lebègue, 2005, p. 37). Puis, très rapidement, la pédagogie laisse place à la démonstration. Le BIM et le travail « plus collaboratif » qu’il impliquerait permettraient de répondre à la « crise du secteur ». « Le secteur de la construction est en panne. Depuis 2008, la production n’a cessé de baisser… » (Rapport Delcambre : 6). Cette crise serait causée principalement par un manque de coordination, coopération et collaboration entre les différents acteurs au cours des différentes temporalités de la vie d’un bâtiment10. Il est alors démontré la nécessité vitale pour le secteur du bâtiment de faire « comme les autres secteurs » et de changer d’organisation (trop fragmentée) et d’image (jugée comme trop passéiste). La modernisation semble également envisagée telle une modernisation symbolique qui passe par ses mises en mots. Le terme « collaboration » associé au BIM – préféré aux termes « coordination » et « coopération » – est alors employé comme un attracteur sémantique, un “mot-valise” connoté positivement sans véritable définition. « Dans le bâtiment comme dans les autres secteurs, en s’appuyant sur des outils puissants comme la maquette numérique, bien adaptée au partage de l’information et au travail collaboratif, il est désormais possible d’augmenter la précision et la pertinence des phases de conception au bénéfice des phases de réalisation puis d’exploitation/maintenance » (idem, en italique par nous.).
- 11 Bouygues Construction. Verbatim : vers un bâtiment intégré et modélisé, Octobre, 2014. Lauréat 2018 (...)
20Le sens du progrès, le sens de l’histoire lie alors numérique et collaboratif. On explique que « la composante la plus prometteuse de la numérisation est cette capacité à renforcer la collaboration entre les acteurs » (Rapport Bouygues11 : 9, en italique par nous) et que « cet outil est en passe de modifier profondément l’ensemble des processus de construction. Le BIM (...) s’impose comme la méthode de travail basée sur la collaboration autour d’une maquette numérique » (Rapport Delcambre, p. 3-4, en italique par nous).
21Mais il ne suffit pas de construire tout un corpus théorique, faire de la pédagogie et expliquer les atouts d’un tel dispositif, il faut aussi faire envie, faire rêver et faire croire. Dans la propension du dispositif BIM et des logiques économiques et politiques sous-jacentes, il nous semble ainsi que la « performation théorique » est indissociable de la « performation désirante » en tant qu’agencements collectifs de monstration (régime de la présentation et de la démonstration) et de configuration (régime de la représentation et de la projection).
22La performation désirante, « performant » notamment dans le registre des représentations, mobilise selon Maryse Carmès (2011 : 22-23) « une multiplicité de mots d’ordre, slogans, diagrammes et indicateurs (les porte-parole administrent les éléments de « preuve » et les appareils d’évaluation) ». Ainsi, les discours d’escorte envisageant la solution BIM promettent que « La prise en compte d’un nombre accru de paramètres, l’approfondissement du travail d’étude en amont, la détection d’erreurs et une meilleure collaboration entre les parties diminuent a priori le risque de non-qualité et de pathologie » (Delcambre 2014 : 29) et que le BIM permettra « l’amélioration des interfaces (maîtrise d’ouvrage / maîtrise d’œuvre, maîtrise d’œuvre / entreprise, entreprise / exploitant…) et ce tout au long du cycle de vie des ouvrages » (idem : 30).
23Une multitudes d’indicateurs font rêver : « des économies pouvant aller jusqu’à 35 €/m2 pour la construction neuve et, de l’ordre de 2,30 € m2 par an pour des gestionnaires de patrimoine » (Delcambre 2014 : 22). Le livre Blanc de la Caisse des dépôts annonce aussi des économies pour les organismes HLM pouvant aller jusqu’à 7 % d’économie sur le budget travaux d’entretien du patrimoine (Hovorka et al., 2014). Enfin, ce corpus « théorique » abonde des comparaisons internationales avec les pays ayant fait « le passage au BIM », notamment le Royaume Uni, La Norvège et la Suède (Delcambre 2014). Le BIM permettrait ainsi d’optimiser : la qualité, les coûts, les délais et tout cela grâce au travail collaboratif que le BIM et la maquette numérique présuppose.
24Mais plus encore, par des processus de performation désirante, on promet finalement la réalisation d’un « grand rêve », voire d’une utopie (Ricœur 1984) à savoir, l’anticipation totale : « (anticipation) des risques réglementaires, normatifs et de constructibilité associés au futur ouvrage » (rapport Bouygues 2014 : 4), ainsi que l’anticipation des divers et multiples imprévus et problèmes de chantier, des multiples ajustements a posteriori notamment des délais. Nous pourrons dire que nous sommes avec cette promesse dans le domaine « du rêve chimérique » que Mannheim appelle utopie (1956) : les possibilités sont ouvertes vers un autre monde possible (Ricœur 1997). L’utopie, selon Ricœur (1997) permet « l’exploration du possible », et fonctionne comme « une lueur extérieure jetée sur notre propre réalité » (1997 : 36). En effet, comme il l’a montré, l’utopie et l’idéologie, deux figures de l’imaginaire social se trouvent entremêlées : ces discours poussent à imposer le BIM non pas comme une solution abstraite et désincarnée mais comme une solution inscrite dans la praxis, une « vraie » solution car permettant de répondre à des « vrais » problèmes, bien réels et rencontrés sur tous les chantiers. Ces discours ouvrent alors le possible (fonction de l’utopie), tout en enfermant ce possible dans un cadre très précis, de pensées, imaginaires et représentations (fonction de l’idéologie). Ces cadrages idéologiques, tout en s’appuyant sur l’utopie de l’anticipation et de la planification totales, dessinent un seul avenir possible.
Fig. 1 : « Fiche résumé de la proposition » (rapport Bouygues 2014 : 4)
25Les dynamiques à l’œuvre s’inscrivent dans un mouvement général de rationalisation des activités organisationnelles qui s’appuie sur la mise en scène d’une idéologie de la « bonne gestion ». Il est question de « construire mieux », de « tenir compte des performances à atteindre », d’ « optimiser la planification », d’ « optimiser la conception du bâtiment », de « mieux appréhender le projet et son exécution », etc. Cette idéologie s’énonce par l’intermédiaire du triptyque performance (l’objectif des organisations), rationalité (la manière de procéder des organisations afin de mettre en place des formes d’ « optimisation »), et maîtrise (qui renvoie à l’idée d’un contrôle des organisations) (Boussard 2008). Par ailleurs, il s’agit là de la mise en place d’une rationalisation temporelle des régimes de l’agir collectif qui trouve dans les ordin-ateurs (Sarrouy, Hémont 2015) un métronome de l’activité. Le BIM est posé tel un outil-méthode (Hémont 2011) qui permet d’ « optimiser la planification ». Les acteurs expliquent qu’ils passent à une « gestion préventive » qu’ils mettent en tension avec un mode de « gestion curative » présenté comme désuet. Cette nouvelle forme de gestion tient des possibilités de se projeter, de prévoir, voire prédire, par un recours à des bases de données. Toutefois, le mythe de la base de données unique ainsi que sa capacité à représenter le réel sont rapidement mis en cause.
26Les discours à eux seuls n’expliquent pas la propagation de cette démarche BIM. Au-delà de ces discours d’escorte, le BIM emprunte d’autres voies d’incarnation et est édifié par des forces qui participent de son institution.
27Afin de mieux comprendre les forces qui concourent à l’institution du BIM, nous nous référons aux travaux de DiMaggio et Powell (1983) sur l’isomorphisme. Ils identifient trois mécanismes qui participent de changements isomorphiques :
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- 12 « L’isomorphisme coercitif résulte de pressions à la fois formelles et informelles exercées sur les (...)
L’isomorphisme coercitif qui découle d’influences politiques et de problèmes de légitimité : « Coercive isomorphism results from both formal and informal pressures exerted on organizations by other organizations upon which they are dependent and by cultural expectations in the society within which organizations function. Such pressures may be felt as force, as persuasion, or as invitations to join in collusion »12 (1983 : 150). Dans un ensemble de salons, congrès et expositions, les discours d’escorte des dominants du secteur du bâtiment posent le BIM tel un élément clef d’une nouvelle figure de « bon professionnel » et tel un progrès inévitable. Durant nos échanges avec les professionnels, l’idée d’une obligation en devenir pour les travaux publics (comme cela est le cas dans différents pays) est régulièrement évoquée. Mais au-delà des discours, des forces coercitives s’incarnent dans différents éléments. L’inscription dans le cahier des charges d’une demande de réponse aux appels d’offre accompagnée d’une maquette numérique BIM peut aboutir à l’exclusion de ceux qui ne n’y recourent pas. Car si l’un des objectifs annoncés réside dans la diminution des coûts de fabrication par une diminution des délais, celle-ci s’appuie sur un resserrement des coordinations interprofessionnelles afin de réduire les durées de production. Ces formes de coordination imposent également un jeu de traçabilité numérique des interventions sur la maquette qui renforce les dynamiques de contrôle par les pairs. Il est alors posé comme nécessaire que tous y adhèrent.
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- 13 « Les entreprises adoptent ces “innovations” pour renforcer leur légitimité, démontrer qu’elles ess (...)
L’isomorphisme par mimétisme comme réponse standardisée face à de l’incertitude. En s’appuyant sur les travaux de James March (Cyert & James G. March 1963), DiMaggio et Powell expliquent que face à des incompréhensions du fonctionnement de l’organisation, des objectifs pas toujours clairs, et lorsque l’environnement engendre de l’incertitude, il y a un intérêt certain à agir par mimétisme : « companies adopt these « innovations » to enhance their legitimacy, to demonstrate they are at least trying to improve working conditions »13 (1983 : 151). C’est dans le fondement même des logiques de coordination sur lesquelles repose la BIM que les forces mimétiques prennent leurs sources. La méthode BIM ne peut fonctionner que si l’ensemble des acteurs principaux du projet participe au travail de la maquette numérique, car elle est supposée être le support d’une information unique et partagée par tous. Ainsi se mettent en place des séminaires au sein desquels se pose la question des « bonnes pratiques » et de la mise en œuvre d’outils-méthodes dits « standards ». Il s’agit pour ces acteurs d’ « attendre que quelque chose se stabilise, qu’une solution émerge », et de rendre compatibles les modalités d’agir des différents acteurs des projets. Si pour les uns le passage au BIM peut être assimilé à une opportunité de démarcation au sein de communautés professionnelles, pour d’autres, dans un contexte incertain, il s’agit davantage de se positionner dans le sens d’une démarche en phase d’institution.
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- 14 « Deux aspects de la professionnalisation sont des sources importantes d’isomorphisme. L’un est le (...)
Enfin l’isomorphisme normatif qui résulte en partie de la professionnalisation. « Two aspects of professionalization are important sources of isomorphism. One is the resting of formal education and of legitimation in a cognitive base produced by university specialists ; the second is the growth and elaboration of professional networks that span organizations and across which new models diffuse rapidly »14 (1983 : 152). En ce sens, les formations professionnelles, ainsi que les associations de professionnels sont des vecteurs qui participent à la promulgation de standards. Des forces normatives poussent à l’institution du BIM dans le secteur du bâtiment par l’entremise d’organismes normalisateurs (OpenBim, Medi@construct, BuildingSMART, etc.), de formations, de standards (ISO-IFC), d’indicateurs, etc. Le BIM relevant de dynamiques de coordination resserrées dépend largement de l’interopérabilité des pratiques des différents corps de métiers. Dans ce sens, il s’opère une transformation des modes de gestion : le contrôle a priori remplace le contrôle a posteriori, et dans lesquels l’activité dépend d’une rationalisation qui repose sur sa codification et sur sa procéduralisation (Bouillon 2010, 2013).
28Toutes ces forces concourent à la construction d’un incontournable. Toutefois, les discours et différents supports qui produisent le recours au BIM comme inévitable (car posé comme le sens du progrès ainsi qu’à la base de l’évolution des métiers du bâtiment), demeurent évasifs quant à la nature même des nouvelles dynamiques de coordination/coopération/collaboration qu’ils promeuvent et desquelles le BIM dépend. La mise en scène d’une hypervisibilité du « nécessaire » recours au BIM tend par la même occasion à invisibiliser les dynamiques de cette activité dite collaborative en la présentant comme naturelle.
29Les transformations des modalités d’agir collectif sont exposées à partir de représentations graphiques comme celle de la Figure 2.
- 15 Colloque national – Maquettes numériques et changements organisationnels : de l’industrie au bâtime (...)
Fig. 2 : Photo d’une projection tenue par le responsable d’un donneur d’ordre15
30Nous notons que les processus d’activité et les échanges par lesquels se construit le travail collectif prennent ici la forme de flèches. C’est alors toute l’épaisseur de cette activité qui se trouve invisibilisée, car comme l’explique Barthes, « en devenant forme (…) le sens éloigne sa contingence ; il se vide, il s’appauvrit, l’histoire s’évapore, il ne reste plus que la lettre » (1957 : 203), en l’occurrence ici, la flèche. Ces flèches renferment des processus complexes qui se trouvent alors présentés sous leur forme la plus simplifiée et polysémique : s’agit-il d’anticipation, de transparence, de traçabilité, de transversalité, d’un flux, d’inférence, de lien de causalité, de hiérarchie, d’autorité, d’échanges de données, etc. ? Il s’agirait là de processus simples qui relèveraient de l’évidence et seraient homogènes (les schémas ont tendance à homogénéiser l’hétérogénéité des pratiques). Ainsi, procède un effet d’évidence des échanges par l’invisibilisation de l’hétérogénéité et de la complexité des dynamiques de l’activité dite collaborative.
31Se substituent désormais aux flèches droites de l’« Organisation Classique » des flèches courbes pour une version « BIM Collaboratif ». Jeanneret et Chevalier expliquent que « le schéma tient un discours, à la fois sur ce qui est représenté et sur le point de vue que nous portons sur la représentation » (67). Ici, ce qui est représenté est la nouvelle forme des rapports collectifs de travail. Le discours produit sur cette nouvelle forme est celle d’un décloisonnement et d’une délinéarisation des échanges. Enfin, il nous semble que le point de vue exposé sur cette représentation relève d’une mise en évidence des ressorts de l’activité collective.
32De même, le schéma à gauche représente des dynamiques collectives suivant la logique du réseau, là où dans la nouvelle logique (à droite), l’outil BIM est mis au centre. Cette vision techno-centrée, quasi totémique, fragilise le potentiel de sémantisation des dynamiques de l’activité. L’outil constitue le centre autour duquel se distribue l’activité collective et participe de la disparition des dynamiques productives, des compétences mises en œuvre, des compétitions, des conflits, des mises en visibilité mutuelles, des enjeux d’identité professionnelle (en allant vers un effacement de frontières interprofessionnelles) au profit d’une certaine forme de solutionnisme technique. Cette croyance en ce solutionnisme technique s’appuie sur l’idée selon laquelle « la donnée est la qualité, ainsi que la ressource de demain » (responsable DSI d’un Organisme HLM).
- 16 Colloque national – Maquettes numériques et changements organisationnels : de l’industrie au bâtime (...)
33Lors d’un colloque16 de restitution autour du BIM, un représentant de Bouygues Construction indiquait que « les outils actuels n’évitent pas la ressaisie » des données d’une base de données à l’autre (de la construction à la gestion des bâtiments par exemple), et que « la vérification des données est fastidieuse – et sa mise à jour aussi ». Ainsi retombe le fantasme d’un outil transversal, autonome, et étendard d’une diminution des coûts. Est également tenue en échec l’idée d’un contrôle absolu et prédictif. Dans une communication lors de même ce colloque, Bertrand Delcambre, ajoutait ainsi « On comprend assez mal encore aujourd’hui quels seront les bénéfices du BIM ». Toutefois, malgré ces constats et retours d’expérience, par les promoteurs-mêmes du BIM, la force de la performation analysée ici dépasse les revers de la confrontation à leur mise en œuvre.
34De notre point de vue, ce qui vient par le BIM dans le monde du bâtiment ne tient pas de la nouveauté. Nous l’avons déjà constaté dans l’industrie automobile ou aéronautique, nos analyses semblent s’y apparenter fortement. Ceci nous invite, en tant que chercheur, à nous interroger sur la capacité de nos productions à se faire lire et entendre par ces professionnels. Nos énoncés sont-ils finalement si peu audibles ? Ainsi, comment repenser les formes de médiations et d’évaluations associées à nos recherches ?
35Dans cet article, nous avons analysé les manières dont les acteurs économiques et politiques, à travers leurs catégorisations et typifications, construisent l’identité du BIM en tant qu’« identité-située » (inscrite dans l’expérience du quotidien) mais aussi comme « identité-imaginée » (les annonces d’une véritable révolution dans le secteur du bâtiment). L’analyse du processus de publicisation nous a permis de mettre en exergue les manières dont les discours d’escorte du BIM et de la maquette numérique passent « du régime de la pédagogie » au « régime de la justification » (Boltanski, Thévenot 1991), et du « registre de la flatterie » (Simondon 2005) aux registres idéologiques (Ricœur 1997). Nous avons également précisé la nature des forces qui participent d’un processus que nous avons qualifié d’isomorphisation (DiMaggio et Powell 1983) et qui concourent à la mise en marche forcée de l’institution du BIM. Pour autant, il nous semble que les formes discursives qui escortent cette institution tendent également à invisibiliser les ressorts des dynamiques collectives, alors qu’elles en sont justement l’objet.
36Nos dernières observations de terrain montrent que les acteurs du secteur, passé la phase d’expérimentation, commencent à exprimer des inquiétudes, des désaccords voire une désillusion par rapport aux promesses du BIM. Néanmoins, aucun retour en arrière ne semble envisageable. Il s’agit quasiment d’une forme de déterminisme technique, dans laquelle se développe une forme d’autonomisation du dispositif amorcé : malgré les désillusions les acteurs continuent dans la voie du BIM (équipements, logiciels, formations, qualifications, normalisations). Pour Cornélius Castoriadis (1975) cette situation de non-retour serait due à l’autonomisation de l’imaginaire institué qui se transforme ainsi en aliénation : « l’imaginaire devient aliénation pour autant qu’il s’autonomise, et qu’il définit pour nous la société et la réalité de son désir ». L’aliénation est ainsi vue comme « l’autonomisation de l’imaginaire dans l’institution qui entraîne l’autonomisation de l’institution comme telle » et, « c’est la domination par un imaginaire autonomisé qui s’est arrogé la fonction de définir pour le sujet et la réalité et son désir » (Castoriadis 1975 : 41, souligné par nous).
37Dans cette phase de recherche, nous avons principalement étudié la manière dont se développait l’institution du BIM tel un incontournable en devenir pour la production et gestion des bâtiments. Ce travail trouve désormais un prolongement dans l’analyse des pratiques en situation de cette technologie afin d’investir les formes de ses appropriations ainsi que de mieux comprendre les transformations professionnelles et organisationnelles auxquelles elle participe.