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DOSSIER
Troisième partie : « Collaboratif » et dynamiques organisationnelles

La collaboration à l’aune des technologies numériques et de la recherche d’efficience

Collaboration in term of digital technologies and pursuit for efficiency
Michel Durampart
p. 123-140

Résumés

La collaboration dans les organisations sous l’angle de l’agencement relayé par les dispositifs numériques est étudiée à travers deux niveaux imbriqués. En premier lieu, l’impératif à collaborer se tient, d’une part, entre une exaltation de l’individuation et, d’autre part une attente d’homogénéité, d’intérêt collectif, de contrôle. À travers l’exemple des organisations de santé, nous verrons ce qui, paradoxalement, contrarie, contredit la qualité des démarches collaboratives. En second lieu, une référence issue d’un contrat de recherche (avionneur AH) illustre la notion « d’organisation apprenante » numérisée envisagée comme une forme d’idéal. A contrario, la suprématie de l’agencement technicisé, se substituant aux ajustements, exerce des tensions vives entre organisation du travail et forme sociale.

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Texte intégral

La collaboration à l’aune des technologies numériques et de la recherche d’efficience

1L’injonction à la collaboration, la prescription à travailler avec des modes coopératifs, forment une obsession incessante dans les organisations, notamment depuis les années 1980. Les mots d’ordre managériaux reposent sur l’implication, la participation, l’intérêt de collaborer, de coopérer, la recherche de synergies au sein de l’activité au travail au nom d’une volonté de faire mieux et plus ensemble qui est censé produire encore plus de résultats que le « tous ensemble ». Dès les années 1990, c’est avant tout le poids des TIC, TICE, dispositifs technologiques qui interviennent en la matière. Ces technologies rendent visibles, intensifient, relient l’activité au travail depuis le site professionnel jusqu’à la maison, dans une mobilité quotidienne des acteurs au travail qui favorise aussi le partage à distance (d’informations ou de compétences). Elles favorisent aussi l’apparition de marques de contrôle censées à la fois valider, vérifier, que la collaboration est effective et compensent ainsi le risque de dilution des formes asynchrones et distanciées de la collaboration.

2Les théories et recherches sur ces phénomènes sont alors multiples depuis les travaux centrés sur des questionnements liés à la cognition, les travaux sur la communication organisationnelle et la collaboration qui se situent souvent sur le versant de l’ajustement au travail. On peut également citer les travaux sur l’intelligence collective, l’apprentissage organisationnel, la nécessité impérieuse de relier le niveau individuel de l’apprentissage en situation et l’échange et le partage extensibles grâce à la collaboration comportant aussi un regard sur les modes de travail en gestion de projet, le management délégué et participatif. En sciences de l’information et de la communication et, plus précisément dans les courants de la communication des organisations ou des approches organisationnelles, de nombreuses approches critiques ou distanciées se sont développées. Pour exemple, l’étude de la rationalisation cognitive décrite par Bouillon (Bouillon : 91-105) exprime qu’il s’avère impossible de mettre à jour l’ensemble des savoir-faire qu’on voudrait partagés et que c’est bien pourtant vers cette orientation que se tournent les organisations rationnalisées. Elles le sont d’autant plus d’ailleurs que les technologies numériques qu’on pourrait décrire comme chronophages envahissent ces formes de savoir partagés et toutes les formes collaboratives en se superposant avec leurs mise en œuvre, ce qui les renverrait plus à une surdétermination technique qu’à une créativité sociotechnique.

3Le fil conducteur de cette réflexion se situe autour de l’agencement défini comme un versant méta-organisationnel, un traceur de l’activité au travail que peut révéler l’étude des démarches de collaboration et aussi des déformations/reformations de l’activité sociale que les formes actuelles de la collaboration technicisée peuvent impliquer. Cet agencement lové dans les dynamiques organisationnelles tendrait à réduire les marges de manœuvre des membres de l’organisation. Il nous semble, en effet, que cette collaboration qui, pour Zarifian, dans les années 1990, se situait dans la capacité des membres de l’organisation à s’ajuster en permanence (également sous des formes spontanées) devient progressivement, avec le poids des dispositifs technologiques, une affaire d’agencement micro et macro dans les dynamiques organisationnelles.

4Deux directions possibles soutiendront l’hypothèse d’un construit qui se situerait plus du côté de la notion d’agencement que de l’ajustement. Sur un premier plan, il s’agira d’une forme de contrôle globalisé, qui, paradoxalement, exalte l’initiative de l’acteur étendue au sein du collectif. Le lien entre l’individualisation au travail et la globalité de l’activité en relation avec ce que l’organisation prescrit comme l’intérêt général et collectif pour l’organisation prendrait donc un nouveau visage. Il est bien question de faire tenir ensemble ces pôles et de les agencer en permanence en s’appuyant sur l’imbrication entre TNIC (Technologies Numériques d’Information et de Communication) et structuration du travail. L’exemple des organisations de la santé sera alors invoqué à cet égard. Pour autant, il peut exister d’autres voies que nous décrirons à travers un exemple pris dans le secteur aéronautique renvoyant à la notion « d’organisation apprenante ». Pourtant, ce cas s’avère plutôt un idéal invoqué qu’une véritable réalité en œuvre qui s’établirait alors comme un ajustement organisationnel venant compenser la prégnance des agencements.

Stimuler l’acteur au travail tout en consolidant l’intelligence organisationnelle globale

5Dans un premier temps, il nous paraît pertinent, en nous appuyant sur différents travaux scientifiques ayant trait à l’apprentissage et à l’intelligence organisationnelle, de soulever un paradoxe. Il se situe entre le renforcement des capacités des acteurs au travail stimulés sur de nombreux plans face à une réduction de l’autonomie qui confère donc une suprématie aux agencements collaboratifs confiés, pour une grande part, aux supports et aux dispositifs technologiques. Si l’on s’intéresse à l’apprentissage en situation dans l’organisation qui peut être un facteur de la collaboration, il est utile d’ancrer la réflexion du côté de l’activité au travail, des théories de l’activité (Argyris, Schön 1978) revisitées par Pierre Delcambre (Delcambre 2016), du coté des formes d’apprentissage, du rapport entre communication, organisation, formes organisationnelles organisées hiérarchiquement selon trois niveaux, celui de l’activité individuelle ou collective, celui des actions intermédiaires qui participent de son accomplissement et enfin, celui des opérations, c’est-à-dire des accomplissements non réflexifs gouvernés par les contingences de la situation.

6Il s’agit aussi de la relation entre l’activité et les dispositifs technologiques qui nous intéresse au premier plan. De ce fait, les travaux de recherche prenant en compte la matérialité et la contextualisation collaborative sous l’angle des manifestations liées à la présence du social dans les organisations sont primordiales, qu’il s’agisse des travaux d’Hutchin (Hutchin 1995), de Connein (Connein 1997) mais aussi d’une réflexion plus épistémologique attachée aux dimensions symboliques (Boltanski 1999 et Cassilli 2010). Ce corpus théorique nous conduit alors vers l’apprentissage collectif, l’intelligence collective et organisationnelle (Le Moënne 2001). Nous avons tenté (Durampart 2015), en explorant la notion « d’organisation apprenante », de montrer en quoi elle pouvait consister en une disposition réflexive permettant de compenser un certain vertige de la technicisation de l’encadrement et du contrôle de l’activité limitant l’autonomie participative des acteurs au travail. Nous y reviendrons ensuite, mais il convient schématiquement de rappeler que cette voie possible afin de concilier l’intelligence individuelle, les dynamiques collectives et les orientations organisationnelles, est souvent une invocation difficile à tenir qui introduirait la réflexivité et l’agilité au cœur de ce qu’est devenu l’activité collaborative. A contrario, il semble bien que les modalités fixant les termes de la coopération et de la collaboration se rapprochent et qu’en même temps une indétermination s’insinue entre engagement individuel requis et modalités de collaborations attendues.

De l’ajustement vers l’agencement

7Si on considère le système d’acteurs dans le cadre de la coopération avec ou sans les TIC, de nombreux travaux ont analysé et soupesé ces questions depuis les années 80 comme ceux de Touraine (Touraine 1965), des théories de l’action située (Suchman 1987), de la coopération au travail (Zarifian 1996). Des modèles étudiés par Boltanski et Chiappello (Boltanski et Chiappello 1999) reconnaissent cette irréductible condition des stratégies d’acteurs interdépendantes aux prises avec l’émergence de nouvelles complexités et mutations des schémas organisationnels. Il convient aussi de reconnaître aussi l’intelligence des objets et les affects qui leur sont liés : Conein (Conein 1997), Hatchuell (Hatchuell 1995), Latour (Latour 2006), Le Moënne (Le Moënne 2001). De fait, la conduite du changement dans l’organisation interpelle ces différentes focales à travers une triangulation : changement, innovations technologiques et évolutions des cultures organisationnelles. Théoriquement ce changement se réalise dans une dynamique traversée par un projet (bien que celui-ci soit rarement pleinement assumé ou revendiqué, voire contredit ou battu en brèche) et qui devient la pierre angulaire des apories et des contradictions d’un changement désarticulé du projet nodal de l’organisation ou peu construit à partir de lui (Durampart 2011 : 222-237). De nombreux travaux de diverses disciplines ont soulevé l’intégration des TIC dans les entreprises qui tendent à mettre ou œuvre une sédimentation technologique sociale (Latour 1994 :167-179) à la fois tendue vers l’émancipation, l’appropriation et le contrôle (avec sa part d’auto-contrôle, de lien entre individuation au travail et exigence de continuité du collectif).

8Avec les TNIC, la numérisation, le temps de l’ajustement et de l’auto-ajustement devient prégnant mais se dissout dans une dimension invisible du travail effectif et de l’activité au travail numérisé. Ce phénomène implique une orientation du management devenant de plus en plus stratégique, polyvalent et multi-dimensionnel s’éloignant du contexte sensible et vivant de l’organisation du travail (en ce sens les TNIC peuvent être décrits comme des activateurs d’instabilité). Nous avions exprimé une forme de condensé de cette réflexion dans nos travaux d’HDR (Durampart, 2008) en répondant à cette formulation en boucle, cyclique, de Le Moigne (1997) : « l’information forme l’organisation qui la forme ». Nous lui opposions en quelque sorte : « L’information déforme les collectifs qu’elle forme et qui se reforment en permanence », en évoquant une exigence d’apprentissage permanent (Durampart, St-Laurent Kogan 2007 : 167-180) laissé souvent aux aides en ligne, au bricolage individuel (l’auto-apprentissage, cognition située) ou à l’apprentissage collectif en situation (cognition partagée). Depuis les années 2000, les organisations semblent vivre une boulimie de changement et d’adaptation constants (bien relayées en ce sens par la diffusion de plus en plus dense et fine des TNIC) à travers une mise en tension de différentes logiques et niveaux de l’activité au travail qui paraissent nourrir l’instabilité au travail comme moteur premier de la productivité et de l’efficacité.

9Cette instabilité instrumentée des collectifs au travail (Castoriadis 1979), souvent légitimée par l’invocation d’un environnement économique mouvant, lui même instable et incertain, justifie alors une nécessité (impérieuse, factice ?) de construire des dispositifs d’auto-apprentissage permanents et évolutifs dans l’organisation. Ce phénomène supposerait alors une aptitude à la réflexivité au sein des collectifs au travail même et qui paraît souvent délaissée et de l’organisation en elle-même (auto-apprentissage, auto-organisation). Bazet et Mayère (2016) ont montré à quel point la question de la maitrise de l’activité en relation avec le coût, la prestation, l’encadrement budgétaire, la qualité, la sécurité, l‘explicitation, l’expertise, les procédures, ont amené le secteur de la santé à intégrer une pyramide d’outils de contrôle et d’évaluation en structurant des formes de collaboration agencées. Ceci n’empêche pas, par ailleurs, une dépendance étroite des services et des collectifs de santé avec les agences de santé et les tutelles qui nient, d’une certaine façon, le surcroit de responsabilité et d’engagement de l’acteur/actant requis et réclamé. On exige une conscience au travail et une vigilance des professionnels sans remettre en cause fondamentalement une verticalité du pouvoir et du contrôle tout en exigeant de leur part, à tout niveau, un surcroit d’expertise et d’évaluation du cadre et du contexte de leur activité alors qu’on les dessaisit par ailleurs d’une véritable maitrise de leur activité.

Dislocation et reformation : un exemple au sein du système de soins

10Pour rester dans ce domaine d’activité, dans un article écrit en commun avec Sylvie Parini Alemano (Alemano, Durampart 2015), nous constations que dans ce foisonnement informationnel, les organisations de soins traversées par le numérique se préoccupent de leur image pour rassurer des patients potentiels (patientèle) libres de leur choix d’hospitalisation. Or, occupées par les transformations structurelles relatives aux politiques publiques et qui concourent à une centration sur l’efficience, elles sont en retard sur la gestion du numérique. La forte culture institutionnelle, bureaucratique, normative, procédurale, centralisée, laisse une place réduite et interstitielle aux innovations des professionnels. Elle est prise dans l’étau d’une aspiration à établir une démarche de contrôle conforme à une vision économique néo-libérale qui instrumente souvent le développement de l’information et de la communication numériques. Le changement engagé devient polymorphe. La régulation économique par les nouveaux modes de réglementations (Loi HPST, NMP, RGPP…) pousse l’institution vers la logique entrepreneuriale dans des délais toujours plus rapides. De façon consubstantielle, un réajustement perpétuel collaboratif mais limité se produit sur la base des normes imposées et héritées aux logiques professionnelles locales par les praticiens et les établissements. Enfin, la poussée du numérique vient transformer les relations entre les professionnels (dossiers informatisés), les établissements (télémédecine, hôpital du futur) et les patients (Internet, médias sociaux, e-patient). « Pourtant, dans cet environnement dont la complexité initiale est accrue par la pression du développement des dispositifs numériques, la circulation d’information n’entraîne pas nécessairement la communication et le débat sur les processus d’apprentissage et d’appropriation des changements opérés n’a pas encore porté ses fruits », (Alemano Parini, Durampart, 2015). On voit bien alors les termes des contradictions. D’une part, la modernisation liée aux TNIC est indéniable et s’effectue aussi par un surcroît de collaboration au sein des collectifs de santé. Pourtant, l’action des dispositifs technologiques encapsulés dans des orientations de suivi, de contrôle, de traçage, de maîtrise des coûts et des actes, ne sert pas un dynamisme collaboratif. La numérisation ne sert finalement que faiblement la capacité de ces organisations à devenir plus ouvertes, plus externalisées, plus collaboratives avec leur environnement (et avec d’autres activités connexes : rééducation, intervention sociale…) afin d’assumer vraiment leur nouvel essor appuyés par une fluidité numérique et une intensité de l’intelligence collaborative. Nous voudrions alors aborder un autre exemple où cette intelligence collaborative et organisationnelle (forme « d’organisation apprenante ») entre en jeu. Il n’y a pas véritablement de comparaison à établir entre ces deux contextes, si ce n’est que ce déficit d’intelligence collaborative et d’ouverture sur l’environnement prescrits pourtant de façon performative dans le cadre de la numérisation de l’activité dans ce contexte du secteur de la santé peut trouver une autre forme d’illustration et une aspiration au décloisonnement et à l’intelligence organisationnelle dans une autre orientation correspondant au secteur de l’aviation. On peut supposer que, du côté de la santé, un ancrage dans une hiérarchie prégnante, une forme administrative plus pesante et un cloisonnement plus marqué des services et fonctions sont des facteurs plus contrevenants que dans le cas qui va suivre. Ce qui n’empêche pas qu’il faille séparer dans la présente étude, une projection idéalisée des concepteurs de la numérisation des activités face à de nouvelles contraintes soulevées par le recours aux technologies numériques qui peuvent être mésestimées.

L’idéal de l’organisation apprenante face à l’impératif collaboratif et au vertige technologique

  • 1 Entre 2012-2015, une équipe de recherche en région SUD constituée de plus de 15 chercheurs évoluant (...)

11Depuis quelques années et, notamment, à l’occasion d’un programme de recherche national et européen dans le secteur avionneur (conception d’hélicoptères) centré sur l’introduction de nouveaux dispositifs d’apprentissage numérisées au sein de la fonction training (2012-2016) de l’entreprise A.H.1, nous avons été amené avec mes collègues au sein d’une équipe de recherche de tenter de définir les enjeux et le pari de « l’organisation apprenante », (Bonfils, Durampart, et al 2015). Dans ce contexte, l’organisation apprenante aux prises avec les dispositifs numériques nécessite de penser les nouvelles conditions de l’apprentissage ou plutôt les nouvelles formes d’apprentissage organisationnel. Les membres de cette organisation ont une conception qui est articulée avec une exigence de sécurisation et de conformité face aux nouveaux marchés émergents privés mais aussi moins sécurisés (Asie, Amérique du Sud, Afrique). En effet, dans ces pays, voire même aux États Unis, la conformité et la qualité des procédures sont appliquées avec plus d’adaptation (de dérégulation) du fait d’une attention commerciale plus sensible aux contingences et demandes du marché et des clientèles. Or, la formation de la clientèle (mécaniciens, pilotes) est un enjeu clef de la fidélisation et du renouvèlement des marchés, voire une dimension insécable de la vente d’un appareil. Ceci appelle donc de mettre en place des dispositifs mobiles et hybrides d’apprentissage qui peuvent être pensés comme un dispositif hybride de formation, plus tout à fait présentiel, ni tout à fait à distance. Cette évolution de l’organisation qui la place dans la perspective d’une organisation apprenante relève d’une volonté de rendre compatible le savoir faire, la régulation, la sécurité, la conformité, avec le contexte de pays émergents constitués des clientèles de plus en plus individualisées, des missions de vol de plus en plus hétérogènes et de moins en moins régulées. Ce qui se traduit par l’idée d’internaliser ces contextes de marché (multiculturels) dans la culture du travail d’A.H., favorisant une forme de méta cognition des différents services et pôles. Dans le contexte de la conception d’un « appareil du futur » que ces nouvelles formes d’apprentissage préfigurent, une tension se crée entre la volonté de préserver la qualité d’une transmission qualifiée, et la peur d’une remise en question d’une transmission d’un savoir sensible et en conformité s’appuyant sur le rôle central de l’instructeur. Il s’agit donc de porter attention au fait que les technologies peuvent révéler des pressions qui s’exercent constamment (contrôle/autocontrôle, émancipation/dépendance, déplacement/déformation) et qui sont à considérer. Le savoir est donc, en partie, inscrit et issu de manière complexe, dans les interactions entre individus. Nous pouvons faire référence aux travaux d’Hatchuel et Connein en réponse à Suchman (cognition distribuée contre cognition située ou les deux conjointement). De fait, nous aurions de plus en plus tendance à parler de cognition contextualisée. L’ensemble de ces piliers théoriques peuvent faire figure d’idéaux-types difficilement transposables dans la vie concrète des traductions liés aux changements organisationnels. Un des enjeux premiers pour les organisations serait d’adopter une attitude et une orientation conciliant l’individuation et l’intelligence collective que nous désignons en nous inspirant de la littérature de référence (Argyris, C. et Schön D. A. 1978, Zarifian 1996) sous le vocable « d’organisation apprenante » (Durampart 2015 : 69-80). De ce point de vue, la diffusion d’une forme « d’acculturation au numérique » au sein des processus d’apprentissage représente un enjeu qui interpelle l’ensemble des services, structures et membres de l’organisation au sens fort de l’approche communicationnelle (Le Moënne, 2001), autant qu’une nouvelle forme de relation et de coopération dans les collectifs au travail (Hatchuel, 1995 ; Hutchin, 1995). Il n’empêche que, plus encore que lors des différentes vagues de l’informatisation, de la généralisation de la micro informatique, de l‘avènement de la numérisation, les contextes actuels qui sous-tendent les relations entre technologies numériques et structuration ou reformation du travail et de l’activité pourraient faire émerger une posture et une disposition réflexive. Cette capacité d’auto-ressourcement, décloisonnée, synergique, produirait des conditions qui prédisposent à cette attitude d’auto-apprentissage faisant sens et autorité. Apprendre à partir de ce que l’on fait, partager les expériences, emblématiser les connaissances en situation, adopter une attitude réactive sur les évolutions en cours de conception, semblent une façon de dépasser une fuite en avant techniciste, un débordement des implantations d’outils et de procédures face à une conduite exacerbée du changement permanent, facteur d’instabilité et d’entropie. Pour le moins, il pourrait aussi s’agir d’une forme de réflexivité et de capacité à apprendre de ce qu’on fait tout en étant en capacité de mettre en place une distance et une cognition partagée sur le rapport entre technologies et forme organisationnelle en devenir, ce qui éviterait sans doute bien des impasses ou des contresens.

Les prémisses de l’organisation apprenante dans un projet de refonte de l’apprentissage liée à la maintenance chez un avionneur

12Les tensions que nous avions évoquées entre logiques d’actions et processus liés à la vocation même de l’organisation soulignent la nécessité d’un dépassement pour celle-ci de certains acquis de sa propre histoire. Il s’agirait d’une culture de la production partagée qui pourrait agréger les cultures métiers, les cultures ancrées dans la référence à la profession, à la spécialité et à l’obsession de la sécurité et de la protection des savoir-faire propres à A.H. Pour autant, l’entreprise apprenante liée aux technologies intelligentes qui cherchent à concilier autonomie et collaboration stimulée introduit possiblement le vecteur d’une organisation évolutive qui cherche à s’adapter en permanence. Ceci ne converge pas forcément avec des démarches de qualification, de référencement, de qualité/sécurité qui ont tendance à figer un état de fait à travers des normes, règles, recherche de conformation. On voit bien alors, qu’au-delà de l’ajustement, on est pleinement dans une dynamique d’agencement au long cours avec une dimension multi-cellulaire de la communication et de la collaboration au travail. Autrement dit, comment gagner en souplesse et en agilité alors que les agencements entre activité et technologies peuvent produire plutôt de la rigidité et de la clôture si une compensation ne s’établit pas avec une capacité à produire une intelligence de l’organisation en elle-même et sur elle-même qui ne se traduirait pas par une fuite en avant dans l’organisation technicisée ?

Atteindre un niveau méta de la collaboration ancrée dans la cognition

13Une illustration de cette potentialité d’entrer dans l’organisation apprenante s’est manifestée par une appellation spécifique produite par les acteurs de l’organisation en question. Cette idée s’est construite à partir des dispositifs sociotechniques qui proposent des médiations distanciées, transformées, via des outils numériques et qui amènent l’avionneur, en tant qu’entreprise apprenante, à concevoir l’optique d’un « troisième homme » (expression utilisée par les cadres des services recherche et développement ). Cette expression désigne l’interface juxtaposant une intelligence homme/machine qui sera suscitée en permanence sur la base de pratiques, regards, et volonté d’adaptation conjointes. Il se manifesterait à travers un appareil encore plus spécifiquement habillé de technologies au sein du monde de l’avionique. Les chercheurs ont souligné alors que ce changement de perspective, d’attitude et de conception, requiert alors que la technologie proposée ne soit pas vécue comme un facteur de substitution, de complément ou de remplacement des façons de faire ou des tâches mais comme un nœud de nouvelles complexités à résoudre et comme l’engagement vers une réflexion commune. Cet engagement déplace alors la conception de la formation, mais aussi de la maintenance, qui sont, de ce fait, développées au service des missions et des « configurations de vol » et non « du vol en lui-même ».

14Le « troisième homme », c’est donc la mise à distance, un entrelac homme technologies, une forme de méta artefact qui place la relation socio-technique dans une projection, comme si les collectifs pouvaient se regarder faire et entreprendre avec la technique et se placer dans une situation méta conative : pouvoir étudier ce qui se fait pour simultanément produire une réflexion sur ce que l’on fait. On n’est pas loin d’un « panopticon » mais fabriqué à partir de la position et du regard des acteurs eux-mêmes sur leur propre activité au travail découlant de l’organisation technicisée. On peut déplorer, en effet, que les organisations semblent évoluer comme si elles enfantaient et généraient un Léviathan sociotechnique qui est souvent hors champ de la réflexion commune et partagée. L’enjeu serait de la réintroduire dans l’analyse de l’action comme si l’on pouvait produire simultanément une réflexion qui dilate le temps et la forme de l’activité et permet aussi de réagir au Léviathan technique mais aussi au risque d’une réfraction du social.

15C’est donc bien l’enjeu d’une intelligence collective partagée en situation, qui implique à la fois une refondation des processus documentaires et informationnels dans des situations actives, pro-actives. Cet enjeu de l’insertion des dispositifs numériques dans des processus et des activités de formation implique consécutivement une capacité de réflexivité au sein même de l’organisation dans un va-et-vient entre intériorisation des connaissances environnantes et extériorisation de processus d’information/apprentissage vers l’environnement. Pour autant, il convient d’éviter la tentation d’évacuer les questionnements sur les nouvelles tensions et déformations induites par ces dispositifs, à partir d’un projet et d’une intelligence commune, et qui ne soient pas seulement imposés au nom d’objectifs commerciaux ou d’une imposition littérale d’une conformité à la règlementation figée.

16Entre internalisation, externalisation, intériorisation, et circulation du savoir, les vecteurs seraient alors en place au sein du lien entre travail et activité et non de l’opposition entre le niveau individuel et collectif, micro et macro. En effet, c’est là aussi que la tension est maximale entre une prétendue intelligence collective et une prolifération d’actions au travail technicisées et individualisées. Le risque se dessine d’une dissociation permanente des niveaux d’agencement collaboratifs qui supplantent la nécessaire respiration de l’organisation à travers les ajustements quotidiens coopératifs. Nous pouvons donner une traduction de cet idéal au cœur du service clef (le service « training ») pour cette évolution de la formation clientèle vers la conquête sécurisée de nouveaux marchés plus risqués. Cette activité de l’avionneur devrait (devra ?) le faire évoluer vers la conception d’un service qui conserverait sa mission clef (la formation qualifiée et qualifiante), tout en assumant de devenir un vecteur de cognition partagée vers les structures de R&D, de marketing, de communication. Il serait alors amené à se concevoir à la fois comme un service d’expertise de formations, d’après-vente et de veille. Ce devenir possible a été un des objets de l’étude des chercheurs mais aussi l’objet de tensions et de blocages au sein des professionnels du service. Cela s’est traduit face aux novations numériques par l’expression d’une peur vis-à-vis du risque d’une dénaturation ou d’une déviation de leur activité. Le « troisième homme » devient alors pour certains acteurs, non pas l’incarnation de « l’organisation apprenante », mais plutôt le relai d’une désorientation du sens de la mission première très ancrée dans une culture métiers (de nombreux instructeurs sont d’anciens professionnels ayant exercé le métier et les pratiques auxquelles ils forment). On voit donc bien que les enjeux de cette intelligence organisationnelle, de l’organisation apprenante, soulèvent de nombreuses questions, tensions et bouleversements des mentalités et conceptions. Il nous faut bien avouer alors que le repli vers l’efficacité de la technisation demeure encore prégnante mais cela n’empêche pas qu’ici et là des évolutions et réactions se produisent et se développent en ce sens. Pour autant, d’autres formes de déviations technicistes sont à prendre en compte.

Des paradoxes info-communicationnels et une déperdition des formes sociales

17De fait, il faudrait s’intéresser de près à ce paradoxe : les nouvelles formes collaboratives distanciées, dématérialisées, de type community management par exemple, impliquent presque consubstantiellement une distanciation, un éloignement du management et de la collaboration présents, en situation. Or, il se pourrait que ces traductions du management désarticulé de l’encadrement effectif en présence parviennent à se rendre d’autant plus prégnantes, d’autant plus injonctives qu’elles s’expriment à distance, hors du contexte situé et en deviennent alors d’autant plus réactives qu’elles s’expriment de façon désincarnée. Il peut s’exercer alors une forme de contrôle omniscient qui s’ingère dans l’auto-contrôle des acteurs et le met à l’épreuve en dé-fabriquant le lien social (les souffrances au travail chez Orange ou la SNCF conduisant à des drames professionnels en sont un exemple). Ce phénomène de dilution du social a été occasionnellement étudié par Nicole D’Almeida (D’Almeida 2014) et nous-même (Durampart 2013) à partir d’un regard sur les Intranets et les réseaux techniques organisationnels et envisagé comme un délitement du lien social en présence dans la réalité du contexte de travail, alors qu’il ne cesse pourtant d’être surreprésenté et de se manifester dans les espaces de communication numériques.

18Il faudrait alors s’intéresser aussi au fait d’un niveau global de la dynamique sociotechnique. Il ne s’agit plus uniquement d’un va-et-vient entre le social et la technique, mais, comme nous le montrions avec le « troisième homme », d’un espace assimilant la technologie et le social à un artefact qui emblématise l’activité. L’interaction entre l’acteur et la technologie formerait un niveau méta où l’action et la pensée sont systématiquement corrélées avec la technologie et s’exprime en tant que tel à la manière d’un cybernétisme sociotechnique bienveillant. Ce serait l’espace où la réflexivité peut s’exercer via la capacité de l’acteur à simultanément agir avec la technologie et acquérir une capacité à œuvrer avec elle en pleine responsabilité en se rattachant à l’orientation stratégique de l’activité au travail. L’ingénierie sociotechnique deviendrait en quelque sorte une anthropocène ramenée aux espaces de travail et à l’activité collaborative en situation. Il est frappant de constater que les travaux en Sic invoquent et convoquent cette position d’une recherche ancrée dans l’observation anthropologique des types et formes communicationnels du monde du travail en réaction à une forme de « déshumanisation », de désocialisation de l’agir au travail. On peut alors lire les propos de Malabou (2011) sur la plasticité du cerveau, son adaptabilité et l’instrumentation qu’en fait « l’esprit du capitalisme ».

Les assemblées de neurones ont pour qualité première leur mobilité et leur multifonctionnalité (…) ces qualités ne sont-elles pas ce que l’on attend aujourd’hui de l’individu dans le monde du travail (…) être polyvalents, accepter la loi de la délocalisation en nous rendant disponibles , en nous montrant sans attache, prêts à rompre d’anciens liens pour en recréer de nouveaux ?(….) « L’accent est clairement mis aujourd’hui sur la polyvalence plus que sur le métier, sur la multiplication des rencontres et des connexions temporaires, potentiellement réactivables (…) Le capitalisme fait évidemment -implicitement et explicitement - référence au fonctionnement neuronal lorsqu’il prétend substituer aux ontologies essentialistes des espaces ouverts (…)-des flux, transferts, échanges, permutations, déplacements qui sont les évènements pertinents ». (…) « A tel point que les ancrages dans un espace ou une région, l’attachement à la famille, à un domaine de spécialisation, la fidélité trop rigide à soi, paraissent incompatibles avec ce que l’on appelle aujourd’hui l’ « employabilité ». Il faut être toujours sur le départ pour survivre, c’est à dire en un certain sens pour rester. (Malabou 2011 : 142, 219, 450)

19En définitive, il y a plusieurs niveaux qui renvoient à ce que devient actuellement la collaboration dans les organisations et comment elle se conçoit. La question, par exemple, de la perception de la collaboration pour les acteurs dont on peut se demander si elle ne s’oriente pas vers la question du changement. On peut s’interroger sur la perception des acteurs vis-à-vis des temps de collaboration qui seraient considérés comme prédominants avec des orientations cruciales pour les organisations (notamment dans la gestion de projet mis au service de l’innovation) et qui se banalisent dans l’agitation permanente d’une collaboration sans cesse requise. La grande densité des TNIC dans le cadre des actions collaboratives n’institue-t-elle pas aussi une forme d’effacement de l’expertise et de l’intelligence humaine derrière l’effectivité des outils et qu’en est-il alors de la consistance sociale actancielle des démarches collaboratives ?

20Comment distinguer encore précisément coopération et collaboration ? Il est amusant par ailleurs que cette désignation qui a pris, en son temps, une forme très négative devienne aussi louée et prégnante jusqu’aux actuelles injonctions à la co-créativité des acteurs au travail. On peut voir là toute la plasticité qui fait qu’on puisse parler autant et en tous sens de la collaboration en France sans que soit perçue la moindre dimension négative à cet égard. Ceci est révélateur d’un certain triomphe de l’impérium de l’organisation du travail. Il ne cesse de se nourrir d’une instabilité au travail incarnée par les nouvelles formes de collaboration agencées au détriment des ajustements sinon sous la forme d’un autocontrôle constamment suscité qui incarne finalement une autre forme de contrôle agrégatif plus insidieux que Foucault avait cerné en son temps.

21Si on assiste à un mouvement qui conduit l’organisation à allier son environnement proche voire plus lointain et à l’englober dans une dynamique collaborative, on ne peut que remarquer que tout ce que prescrit la collaboration devrait se fonder dans une démarche horizontale. Les formes plus technicisées et distanciées renvoient par ailleurs à un certain effacement de la hiérarchie. Pourtant, les exigences de contrôle, d’autocontrôle, montent en puissance alors que dans un grand nombre d’organisations, la verticalité effective du pouvoir et de l’encadrement demeurent prégnantes en niant, d’une certaine façon, l’intelligence des acteurs qu’elle ne cesse de prétendre stimuler. L’accentuation de la distanciation et l’effacement du lien social renvoient bien à un accroissement de la responsabilité partagée et individuelle mais aussi à une forme de vigilance omniprésente qui paraît peu compatible avec les invocations d’une collaboration participative, engagée et impliquée. Les nouveaux agencements entre méta et micro dimensions de la collaboration se traduisent dans une cognition partagée à l’épreuve de toutes les facettes d’une dislocation et d’une recomposition de l’organisation sociale du travail conduites conjointement. Ceci implique sans doute que la recherche en SIC s’apparente à une anthropologie ethnographique communicationnelle sur la base d’observations micro situées des évolutions de l’activité au travail au regard d’un niveau stratégique de la sociotechnique qui doivent être prises dans un même mouvement.

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Bibliographie

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Notes

1 Entre 2012-2015, une équipe de recherche en région SUD constituée de plus de 15 chercheurs évoluant dans un cadre interdisciplinaire (information-communication, économie, sciences de l’éducation, informatique) et un ingénieur d’études sur un an, se sont impliqués dans l’expertise et l’appui aux changements liés à l’apport des outils numériques dans les formations qualifiantes à la maintenance du service training d’AH. Ils ont développé des études préalables de l’organisation, une analyse des technologies numériques à mettre en oeuvre, des tests et retours sur les 3 supports numériques et virtuels prescrits dans le cadre d’un Programme de recherche sur appel relevant d’un financement Européen (investissement d’avenir dans le cadre d’un consortium lié au secteur aérien).

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Pour citer cet article

Référence papier

Michel Durampart, « La collaboration à l’aune des technologies numériques et de la recherche d’efficience »Communication et organisation, 55 | 2019, 123-140.

Référence électronique

Michel Durampart, « La collaboration à l’aune des technologies numériques et de la recherche d’efficience »Communication et organisation [En ligne], 55 | 2019, mis en ligne le 01 janvier 2023, consulté le 22 mai 2025. URL : http://journals.openedition.org/communicationorganisation/7884 ; DOI : https://doi.org/10.4000/communicationorganisation.7884

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Auteur

Michel Durampart

Michel Durampart est professeur en sciences de l’information et de la communication à l’Université de Toulon, IMSIC. Ses travaux de recherche portent sur l’évolution des savoirs et des apprentissages liées aux dispositifs numériques et plus globalement aux technologies digitales dans un cadre international (Brésil, Mexique, Liban, etc.). Il s’est intéressé à la notion d’acculturation numérique. Depuis trois ans, ces recherches visent à mettre à jour le concept d’expérience et de le décliner dans différents secteurs et typologies d’activités.

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