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VARIA

La valorisation de l’inventeur au service de la marque employeur

Inventor as an asset of employer branding
Christine Leboulanger et Françoise Perdrieu-Maudière
p. 177-188

Résumés

Cette recherche analyse les stratégies de communication numérique de deux leaders en haute technologie. Leurs mix-médias visent à transmettre auprès de toutes leurs parties prenantes leur capacité d’innovation, érigée en priorité managériale, avec la valorisation d’acteurs devenus majeurs : les inventeurs. Le développement des TIC favorisant via des bases de données brevets exhaustives et accessibles à tous la révélation de leur identité ; ils deviennent faciles à repérer. Aussi ces organisations exploitent-elles via les supports numériques le potentiel communicationnel de la propriété industrielle (des brevets en particulier) pour développer leur marque employeur.

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Texte intégral

Introduction

  • 1 Au sens juridique du terme, toute personne ayant contribué à la réalisation d’une invention breveté (...)

1Dans des économies basées sur la connaissance (Chambers et al. 1998, Ewing et al. 2002, Tulasi et Hanumantha 2012) et dans un contexte de révolution numérique, les stratégies d’innovation ouverte (Chesbrough 2003, 2007) ont imposé aux entreprises de redéfinir leur business model avec une place déterminante octroyée à l’actif immatériel (Leboulanger et Perdrieu-Maudière 2014). Aussi pour le préserver les entreprises peuvent-elles recourir aux droits de propriété intellectuelle. Certes dès ses origines, l’un des rôles assignés au brevet était de permettre la diffusion de l’information afin de stimuler le progrès technologique ; le développement des TIC a amplifié et accéléré un tel processus en facilitant les collaborations, la mutualisation des coûts et des efforts et en conséquence l’émergence des découvertes. Il favorise désormais via les bases de données brevets l’identification d’une catégorie de personnel longtemps restée dans l’ombre, les inventeurs1. Ces derniers deviennent un capital humain à conquérir, à retenir, à enrichir et à sécuriser. À l’heure de la « guerre des talents » (Chambers et al. 1998), la comparaison de la communication numérique de deux leaders d’un domaine de haute technologie a permis de dégager la problématique suivante : comment ces groupes exploitent-ils le potentiel communicationnel de la propriété industrielle via les supports numériques pour développer leur marque employeur afin de conquérir et de préserver cette source de valeur ?

Contexte et enjeux

La marque employeur

2Le concept de capital immatériel (Edvinsson et Malone 1999) défini à la fin des années 90 à partir du capital humain (ex. connaissances (OCDE 1998) et du capital structurel (ex. brevets) intègre entre autres la marque. Le renforcement du lien entre marque et entreprise a conduit certaines organisations à mettre en place une stratégie de management global de la marque. Les notions de marque entreprise et de marque employeur ont alors émergé. Selon Ambler et Barrow (1996), la marque employeur est « l’ensemble des avantages fonctionnels, économiques et psychologiques des emplois que propose une entreprise en tant qu’employeur ». Pitelet (2013) précise qu’elle vise à « mettre en cohérence toutes les expressions de l’employeur, internes et externes, au nom de sa performance économique ». S’appuyant sur les travaux de Miles et Mangold (2004), Panczuk et Point (2008) la définissent comme « un processus par lequel les salariés internalisent l’image de marque désirée et sont motivés pour projeter cette image aux clients et autres parties organisationnelles ».

3Le développement d’une marque employeur s’impose d’autant plus quand les entreprises doivent recruter et retenir des individus talentueux, issus de générations aux modèles comportementaux nouveaux (ex. nomadisme professionnel) (Cappelli 1999). La marque employeur au cœur du capital de marque (Aaker 1991, Ambler et Barrow 1996, Ewing et al. 2002) est susceptible d’évolution : l’expérience professionnelle conditionne l’image qu’un salarié a de son entreprise, et en corollaire la marque employeur (Ruch 2002). Si l’écart entre les éléments de communication externe et l’expérience vécue en interne est trop important, la marque employeur peut être entamée (Sartain et Schumann 2006) pouvant entraîner des conséquences contreproductives (ex. mauvaise réputation, départ de l’entreprise). La promesse faite aux collaborateurs (anciens et futurs), doit être justifiée, l’attractivité de l’organisation découlant de la réalité vécue (Pélissier 2018). Le processus de gestion de la marque employeur viserait selon Lievens (2007) à identifier et positionner « cette proposition de valeur » (Berthon et al. 2005) pour ensuite la communiquer et la promouvoir. Pour attirer les candidats et réussir à fidéliser les meilleurs profils, les entreprises dans une telle démarche sont amenées à utiliser les techniques du marketing et de la communication.

4Dans un tel contexte, le brevet d’invention, et l’innovation qu’il sous-tend, se révèle un levier stratégique à mettre au service de la marque employeur.

Diffusion de l’information technologique et localisation des esprits créatifs

5Les brevets sont des documents publics dont le savoir technique est accessible à tous grâce aux bases de brevets (ex. Base Brevets de l’INPI). Répondant à des normes de publication, l’information brevet est organisée, centralisée et standardisée. L’avènement du numérique a permis de passer d’un modèle de données accumulées et isolées à un modèle de gestion collective et de mise à disposition des données. La valeur de cette information n’est pas liée intrinsèquement au brevet (ce sur quoi il porte) mais à l’usage qui en est fait. Aussi les droits de propriété industrielle deviennent-ils un instrument de communication, sur la possession des titres et sur ceux qui en sont à l’origine.

6L’identification des inventeurs est ainsi facilitée. Il devient aisé de les repérer, de vérifier leur affiliation ou de connaître leurs trajectoires professionnelles, grâce aux bases de données comme PatentBuddy. Y sont répertoriés les brevets, les inventeurs, les titulaires, les éventuels conseils en brevets. Elle offre également des analyses et des instruments de mesure permettant des investigations fines et des comparaisons.

7Comme tous les autres salariés, les inventeurs disposent d’une adresse électronique standard. Adeptes des réseaux sociaux numériques, ils échangent des informations dont le contenu peut contribuer à approfondir leur profil individuel. Ainsi les entreprises peuvent-elles les repérer, connaître leur environnement de recherche, leurs aspirations et les contacter éventuellement. De leur côté, les inventeurs peuvent eux-mêmes effectuer un travail de veille et cerner d’éventuelles opportunités. Aussi, la stratégie des entreprises qui consistait à ne pas publier leurs organigrammes détaillés afin d’éviter le débauchage des cerveaux a perdu en efficacité. Ces personnels longtemps tenus dans l’ombre réapparaissent au grand jour.

8Le portefeuille de brevets se révèle être un outil pratique pour la gestion des RH en R&D. Holger (2003) répertorie ces dernières en quatre catégories : les « talents » (peu de brevets mais de bonne qualité), les « peu performants », les « industrieux » (beaucoup de brevets mais de faible qualité) et les « inventeurs clés » (beaucoup de brevets de qualité). Ces derniers représentent bien sûr la cible à privilégier, sans pour autant négliger les autres. L’analyse qualitative des titres ne peut pas être toujours aussi radicale en raison de l’incertitude relative aux perspectives industrielles : toute technologie brevetée, même prometteuse, doit s’imposer en tant que standard dominant.

9Grâce au développement de l’internet, les informations en ligne sont devenues incontournables et difficilement contrôlables. Conscientes de l’impact de la révolution numérique, les entreprises doivent revoir leurs pratiques en matière de stratégie de communication, cet environnement s’avérant inédit, complexe et délicat à maîtriser.

Présentation du cas

  • 2 Source Espacenet, mars 2019. Développé par l’Office européen des brevets, il offre un accès gratuit (...)

10Ce travail exploratoire présente une étude de cas relatif à l’industrie des supraconducteurs. Cette technologie s’appuie sur la résistance nulle au passage du courant de certains matériaux avec la chute de leur température. Cette propriété intéressant beaucoup de domaines industriels permet d’envisager de nombreuses applications, comme le transport ou le stockage de l’électricité. La méconnaissance des théories scientifiques afférentes, l’élaboration complexe et les problèmes de mise en œuvre imposent des recherches qui stimulent le génie créatif des inventeurs. Aussi cette industrie se caractérise-t-elle par de nombreux dépôts de brevets (plus de 10 000 à ce jour2). Son processus d’innovation reposant sur des échanges mondiaux impose des collaborations pour réduire les coûts, accéder à des marchés et s’enrichir en compétences transversales.

  • 3 Keiretsu : terme signifiant « groupe » en japonais qui qualifie un réseau inter organisationnel.

11Cette recherche se focalise sur les deux leaders de ce domaine : le français Nexans et le japonais Sumitomo Electric. Ce dernier avec 250 000 employés répartis sur trois continents (Asie, Amérique et Europe) appartient au groupe multiséculaire Sumitomo. Ce keiretsu3, pilier de l’industrie japonaise depuis quatre siècles, est présent dans les supraconducteurs depuis 1960. Il est composé de vingt sociétés principales et de 130 structures affiliées autour de la Sumitomo Bank. Nexans, essaimage d’Alcatel, créé en l’an 2000, est présent dans 34 pays et emploie plus de 27 000 personnes. Il développe des solutions pour différents réseaux (énergie, transport et télécommunication) et pour divers secteurs (construction navale, pétrochimie, nucléaire…).

12La particularité de ces entreprises est d’avoir érigé l’innovation comme priorité managériale et fait des supraconducteurs l’un de leurs fers de lance (Leboulanger et Perdrieu-Maudière 2013). En dépit des verrous technologiques qui subsistent, les perspectives de la supraconductivité industrielle restent suffisamment prometteuses pour justifier un tel engagement. Leurs stratégies d’innovation s’avèrent proactives et s’accompagnent d’évolutions managériales originales (ex. ouverture des processus d’innovation) qui se traduisent par une politique de propriété industrielle volontaire visant à protéger des espaces de valeur encore difficiles à apprécier.

13Requérant des compétences rares et de qualité, ce domaine a fait prendre conscience aux différents protagonistes que la gestion de telles ressources humaines pouvait s’inscrire dans une démarche de type « marque employeur ». Ainsi un responsable « Talent Acquisitions et Employer Branding » a été nommé au sein de Nexans qui relate pour le compte de son entreprise sa propre expérience d’utilisation des nouvelles techniques d’approche du monde du travail (chat-vidéo, participation au Volontariat International Entreprise…).

14L’objectif de cet article vise à comprendre comment dans un contexte de révolution numérique la propriété industrielle peut être mise au service du développement de la marque employeur à des fins de conquête et de fidélisation d’esprits créateurs.

  • 4 La bibliométrie est un terme générique qui rassemble une série de techniques statistiques et mathém (...)

15Une analyse technométrique4 a été effectuée dans un premier temps à partir de la base de données brevets « espacenet » pour déterminer l’intensité de l’activité inventive de chacun des protagonistes. Les titres déposés entre 2001 et 2015 ont été étudiés (178 pour Sumitomo Electric et 73 pour Nexans). Dans un second temps, a été réalisée une étude des dispositifs communicationnels en ligne (sites web ou rapports d’activité) permettant de publiciser les brevets déposés. Ce travail s’est avéré indispensable pour mener une analyse de leur discours à l’égard de leurs différentes parties prenantes. En matière de communication d’entreprise, le glissement de la notion de « public cible » vers celle de « parties prenantes » marque la dépendance de plus en plus manifeste du management vis-à-vis de tous ceux qui directement ou indirectement participent aux décisions et aux activités de l’entreprise (de la Broise 2006). Le discours des entreprises doit tenir compte de leurs valeurs et vise à démontrer que leurs pratiques n’y sont pas contraires.

Constats

Le brevet, indicateur « officiel » de l’activité inventive des chercheurs

16Cette activité inventive est une des trois conditions de brevetabilité d’une découverte avec la nouveauté et l’application industrielle. Tout salarié à l’origine d’une invention dans le cadre de son travail doit la déclarer à son employeur, le droit à l’invention est accordé alors le plus souvent à l’employeur. La décision de recourir à un brevet constitue déjà à elle seule une forme de reconnaissance du travail de l’inventeur ; elle manifeste de manière officielle la pertinence de son travail et la considération qui lui est accordée. Aussi le brevet peut-il être lu comme une technique de motivation positive. Si le secret est au contraire choisi, cela peut générer de la frustration, d’autant qu’une perspective de rétribution supplémentaire semble alors lui échapper.

17Dans notre étude de cas, les sociétés Sumitomo et Nexans ont toutes deux recours aux brevets.

18La plupart des législations (France, Japon et États-Unis) prévoit la citation de chacune des personnes revendiquant l’invention. Mais cette paternité reconnue n’est qu’une sorte de droit « moral » allégé subsidiaire ; si l’inventeur a le droit absolu d’être mentionné dans le brevet, le droit au brevet ne lui est pas conféré systématiquement.

19Sumitomo cite 94 inventeurs dont 53 inventeurs maison et Nexans cite quant à lui 55 inventeurs dont 49 inventeurs maison.

20C’est la titularité des brevets qui confère les droits patrimoniaux et conditionne les perspectives pécuniaires associées. L’inventeur et le titulaire du titre ne sont donc pas toujours les mêmes personnes ; néanmoins, le partage des droits est possible par le choix d’un brevet conjoint (ou co-dépôt).

21Il a été observé que le groupe nippon privilégie pour la valorisation de ses chercheurs quatre axes : la motivation, la collaboration, le résultat et la reconnaissance (Leboulanger et Perdrieu-Maudière 2016). Aussi recourt-il fréquemment au co-dépôt de brevets (108/178 brevets), essentiellement avec des inventeurs (89 titres) majoritairement maison (86 titres).

22Par contre, seuls 15 des 73 brevets de Nexans révèlent une telle démarche. Ce groupe évite le brevet conjoint car « si le recours à la copropriété peut paraitre simple, sa gestion s’avère complexe » d’après le responsable de la branche supraconducteur. Si neuf brevets conjoints le sont avec des inventeurs et visent les États-Unis, ceci s’explique par un impératif juridique : la législation américaine impose que la titularité soit reconnue au premier inventeur, personne physique, qui dépose la demande. Si les quatre autres titres ont été déposés aux seuls noms des inventeurs, ceci tient à une exigence du droit allemand, législation du pays de dépôts de ces brevets. Celui-ci stipule que si dans les quatre mois suivant la déclaration d’une invention par le salarié à l’entreprise, cette dernière ne dépose pas de brevet, le salarié est autorisé à le faire en son nom propre. Le recours à cette procédure nationale s’explique d’une part par le gage de qualité que confère le sérieux de l’examen de brevetabilité du régime allemand et d’autre part par la localisation en Allemagne de la branche Supraconducteur du groupe. 36 des 49 inventeurs de chez Nexans sont Allemands, les autres Français. La copropriété des brevets ne s’impose pas ici comme levier à privilégier car le droit allemand est considéré comme l’un des plus favorables aux inventeurs.

23Enfin, les deux autres titres conjoints sont déposés l’un avec le spécialiste américain des supraconducteurs AMSC, l’autre avec Cambridge Enterprise (Cambridge University), dans le cadre de partenariats qualifiés en management de coopérations transversales.

24Ces premiers constats attestent de l’activité inventive de ces deux groupes, relayée de plus par des tiers. En effet si les brevets visent à encourager et à protéger les « inventeurs », en contrepartie leur publication est obligatoire dès le dépôt de la demande afin de diffuser les nouvelles connaissances. Cette divulgation est au cœur de l’activité des offices de brevets qui deviennent de véritables relais de communication.

La communication sur la création, un outil pour attirer et fidéliser les « talents »

25Nexans et Sumitomo ont défini un mix media leur permettant d’optimiser leur présence en ligne et visant à mettre en avant leur activité inventive, levier de leur croissance. Leurs présences numériques respectives peuvent être appréhendées à l’aide du modèle POEM (Paid Owned Earned Media), popularisé par l’institut américain de recherche Forrester.

Les médias possédés comme premier levier

  • 5 Via les rubriques Corporate philosophy pour Sumitomo et Nos valeurs pour Nexans.

26Ces deux groupes misent sur leurs différents sites institutionnels mais il est incontestable que le rôle de vecteur essentiel est attribué à celui des sociétés mères (Sumitomo Japon et Nexans France), sources maîtresses de l’analyse ci-après. L’objectif de leurs démarches est de mettre en perspective leur orientation « open innovation », qui octroie une place essentielle à la propriété industrielle et permet la mise en lumière du rôle dévolu à leurs ressources humaines. Tous deux y présentent leurs valeurs et les principaux éléments de leur politique de gestion de carrière5. Les métiers y sont présentés succinctement ainsi que des parcours professionnels, comme le portrait d’un responsable ingénierie en Allemagne pour Nexans et celui d’une chercheuse du Data Analysis Technology R&D Center pour Sumitomo. Ils offrent ainsi un visage à l’entreprise, une voix à son expertise. Cette reconnaissance, en plus des références à leurs publications scientifiques, se veut être un facteur de mobilisation et de fidélisation.

27La mise en avant des universités d’entreprise est commune aux deux groupes. La SEI University fondée en 2005 et la Nexans University fondée en 2007, ont été créées pour la formation continue des employés ; l’objectif est de favoriser la multiplication et la transversalité des savoirs indispensables dans les modes de travail collaboratifs propres aux industries de pointe. L’appellation « Université » n’est sans doute pas anodine, cette formulation portant en elle une promesse d’excellence et de promotion sociale.

28La structure organisationnelle de la R&D au sein de ces leaders permet également de récompenser les inventeurs. Aussi ont-ils confié tous les deux le management de la branche dédiée aux supraconducteurs à un inventeur maison prolifique (grand nombre de dépôts de brevets).

29En outre, Nexans met en lumière la liste de ses partenaires académiques à l’échelle mondiale, démontrant son leadership dans la recherche dans les supraconducteurs. Les connexions entre ceux qui génèrent la connaissance et ceux qui la mettent en pratique constituent pour lui un enjeu important.

30Les deux groupes communiquent également sur les distinctions obtenues pour leurs découvertes parce qu’elles témoignent de leur capacité d’innovation et rappellent aussi que leur réussite dépend pour beaucoup du corps des chercheurs. Les rangs tenus dans les palmarès des entreprises déposant le plus de brevets sont aussi relayés essentiellement via les fils d’actualité et les newsletters. Sumitomo annonce, par exemple, avoir obtenu le trophée « Thomson Reuters 2013 Top 100 Global Innovators Award » tandis que Nexans publie son classement dans le « Top 50 de l’innovation 2013 » de l’INPI. Si ces classements ne permettent pas de cerner l’impact des brevets sur l’activité, ils rendent néanmoins possible l’appréhension de l’efficacité intrinsèque des équipes de R&D. Pour étayer leur démonstration, ces entreprises choisissent de donner corps à certaines de leurs inventions : comme le premier câble supraconducteur à haute tension pour Nexans et un nouveau fil supraconducteur à ultra haute résistance, pour Sumitomo.

31Sumitomo et Nexans disposent en plus chacun d’un site Internet consacré à la branche des Supraconducteurs permettant de pointer l’existence de structures de R&D relativement autonomes, flexibles, propices à l’expression de la créativité.

32Outre l’obligation réglementaire, les rapports d’activité deviennent eux aussi un outil de communication ; ils mettent en exergue les activités scientifiques sur les plans quantitatif et qualitatif. La vitalité des activités de recherche se manifeste par la citation du nombre de brevets, de chercheurs, d’ingénieurs ; la nécessité de maintenir les capacités d’innovation transparaît au travers de l’exposé des mesures visant à sécuriser les « esprits innovateurs » (ex. Talents Agility Program pour Nexans et OJT et OFF-JT Programs pour Sumitomo). Les nombreuses références aux brevets et à la propriété industrielle en général attestent de l’importance stratégique de cette dernière. L’audience d’un tel outil de communication interne et externe s’est élargie avec le développement des TIC.

  • 6 Notons qu’un flou sémantique subsiste autour de ces notions non clairement définies.
  • 7 Extrait rapport d’activité 2014 Nexans, page 31, « Malgré les efforts du département R&D et la surv (...)

33Pour convaincre les candidats et rassurer les collaborateurs, Sumitomo et Nexans insistent sur leur gestion de ces ressources humaines. Dès les premières pages, il est question d’« hommes », d’« équipes » ou de « chercheurs », mais aussi de « talents » ou d’« experts »6. Leur stratégie est explicitée en termes de « développement des compétences et des talents », « formation », « mobilité », « fidélisation » ou encore « rémunération ». L’innovation, priorité managériale, doit être soutenue par des ressources humaines de qualité, mais les discours de ces deux groupes manifestent néanmoins d’une certaine tolérance à l’« échec »7.

34Les sites à vocation communautaire comme les réseaux sociaux numériques offrent aux entreprises la possibilité de cibler des publics sur la base de leur profil ou de leurs centres d’intérêt, mais aussi à partir de leurs réseaux d’appartenance.

35Le groupe Sumitomo y est peu présent, à part une certaine activité sur le réseau professionnel LinkedIn (en 2019, 7 961 abonnés à la page du groupe et 1 184 employés y possèdent un compte).

36Nexans déploie une stratégie digitale plus élaborée, il privilégie lui-aussi LinkedIn avec une page officielle (52 469 abonnés en 2019) et plusieurs comptes vitrines liés. De nombreux salariés (5 397 en 2019) y sont aussi présents à titre individuel. Parmi les 49 inventeurs du groupe repérés dans notre échantillon, 12 sont officiellement présents sur ces réseaux sociaux et ont comme particularité d’être des inventeurs prolifiques. L’exemple du Nexans Research Centre Manager de Lyon est intéressant car, outre sa formation, ses publications, toutes ses expériences professionnelles y sont listées ainsi que les 34 brevets déposés en son nom.

37La présence numérique de ces groupes est bien constatée, mais son intensité est loin d’être identique et révèle une disparité stratégique. Si la présence de leur marque employeur est assurée par la page du groupe, les encouragements incitant les employés à ouvrir en leur nom propre un compte ne sont pas de même ampleur. Au Japon, une reconnaissance d’expertise par le groupe semble indispensable pour pouvoir poster des informations sur un compte.

  • 8 Volet de l’outside-in du processus d’innovation ouverte.

38Certains industriels cherchent à ce que leurs inventeurs majeurs deviennent aussi des technological gatekeepers. Ils doivent être capables d’identifier le savoir pertinent à l’extérieur de l’entreprise et de le transférer à l’organisation8. Ils doivent aussi posséder une bonne capacité de communication appuyée par un large réseau externe. De tels atouts ont été observés pour les inventeurs prolifiques de Nexans.

39Sumitomo et Nexans disposent chacun d’une chaîne sur Youtube, au nombre d’abonnés relativement restreint (en 2019, 960 pour Nexans et 854 pour Sumitomo), avec un nombre de « vues », en 2019, de 331 879 pour Nexans et de 908 995 pour Sumitomo. Ces chaînes permettent de s’adresser à un public autre que celui des réseaux sociaux et plus particulièrement avec le groupe nippon pour les raisons évoquées précédemment. La mise en avant par vidéos (en 2019, une quarantaine pour Nexans et plus de 160 pour Sumitomo) de produits, métiers, carrières ou témoignages passionnés vise, elle aussi, à humaniser ces entreprises. Le choix des plateformes visuelles comme Instagram pour installer une image professionnelle et créative, partager des moments (ex. conférences) et susciter l’engagement est exploité par Nexans (en 2019, plus de 950 abonnés et plus de 5 700 publications). À l’inverse, de telles pratiques ne sont pas intégrées dans la stratégie numérique de Sumitomo.

40Les plateformes de partage de documents comme Slideshare sont utilisées par les deux groupes. Si l’objectif premier est de permettre aux chercheurs de diffuser leur expertise, elles contribuent à confirmer le positionnement innovateur de l’entreprise. De même, le dépôt des recherches présentées lors de conférences constitue une source d’information intéressante pour tout travail de veille technologique.

41Ce constat confirme l’étude Novamétrie (2011) qui constatait que les réseaux sociaux étaient des outils de fidélisation à l’entreprise pour 68 % des salariés interrogés.

42L’outil stratégique que constituent les relations presse est bien compris par ces deux acteurs. Sur chacune des pages d’accueil des groupes, les premières informations accessibles sont relatives aux diverses publications de presse les concernant et tout particulièrement celles relatant l’avancée de leurs recherches respectives. Ainsi de 2007 à 2016, le nombre de communiqués relatifs aux supraconducteurs est de 15 pour Nexans et de 12 pour Sumitomo.

Les médias conquis comme relais

43La stratégie presse déployée autour des supraconducteurs porte régulièrement sur les réalisations significatives (lancement d’un limitateur de courant de défaut pour les réseaux d’énergie nord-américains pour Nexans et mise au point du premier supraconducteur à extra-haute résistance pour Sumitomo). Elle leur vaut des reprises dans des supports spécialisés en économie, en industrie et technique ou en information financière. Nexans compte 59 reprises dans des revues en ligne comme L’Usine Nouvelle, Zone de Bourse, Industrie et Technologie… Pour Sumitomo, 35 reprises sont comptabilisées dans des supports comme The Asahi Shimbun, The Wall Street Journal, Japan Bullet… Ce gage de légitimité rassure les parties prenantes : actionnaires, clients, partenaires, sans oublier les différents collaborateurs pouvant en ressentir une certaine fierté.

Les médias payés

44Comme un grand nombre d’entreprises (étude Cision 2018), ces deux groupes ne privilégient pas le Paid media ; travaillant en business to business, ils considèrent que la visibilité propre et dans une moindre mesure la visibilité gagnée sont plus efficientes.

45LinkedIn Ads est toutefois utilisé par les deux groupes dans le cadre de leur politique de recrutement. Ainsi en mars 2019, Nexans y présente 36 offres dont un stage pour un ingénieur au centre de recherche de Lyon. Sumitomo lui en janvier a recruté un ingénieur en faisceaux câblages électriques pour sa filiale américaine.

46Tous ces outils sont donc mobilisés pour attester du dynamisme de leur recherche et de leurs capacités d’innovation respectives. Ils font connaître leur environnement de travail, leurs pratiques de gestion ou encore l’importance accordée à leur personnel. Cette présence en ligne ciblée vient renforcer leur stratégie de communication interne dont la valorisation des « talents » est devenue un des axes essentiels.

La propriété industrielle, un atout pour une image de marque employeur positive

47Sumitomo et Nexans se sont emparé des outils du web pour entretenir leur image mais aussi pour poser des barrières aux champs d’action des potentiels concurrents et ils ont mobilisé à ces fins la propriété industrielle en général et le brevet en particulier.

48Au-delà de la réalité juridique du titre, l’exploitation du potentiel communicationnel du brevet via les supports numériques contribue au développement de leur marque employeur. En effet, fondée sur une image valorisante de l’entreprise, cette dernière est construite autour d’ambitions en matière de ressources humaines, de valeurs, de la culture mais aussi de la réputation interne de toute l’organisation. Les messages véhiculés devant être en adéquation avec la situation interne, l’existence de brevets est un moyen d’objectiver le discours. Ils attestent d’un management interne attractif et stimulant. En externe, la reprise de l’information par des tiers en crédibilise la valeur.

49Comme les communications interne et externe sont convergentes grâce à des messages attractifs et crédibles, la communication sur la création s’avère stratégique et contribue à l’authenticité de la marque employeur.

50Sumitomo et Nexans ont perçu la valeur de leurs actifs immatériels et savent qu’un portefeuille de brevets bien géré permet de contrôler l’accès à leurs inventions et d’en maximiser les revenus. Comme une stratégie de droit de propriété industrielle permet de construire un bouclier autour des inventions afin de se les approprier, elles deviennent un capital technologique dont leurs auteurs en sont le fondement.

51L’appropriation des outils numériques par tous a facilité par ailleurs l’accès à tout type d’information comme la connaissance des conditions salariales accordées aux inventeurs ; ceci a pu remettre en question certaines habitudes culturelles comme la fidélité à l’employeur au Japon en particulier, et poser en règle générale le problème de la confidentialité.

52Sumitomo et Nexans ont compris les enjeux liés au développement des TIC et le défi à relever, qui, au-delà de l’aspect technique, s’avère être organisationnel et humain. Dans un tel contexte, communiquer sur l’innovation et ses auteurs à partir du brevet constitue une opportunité.

53Chacun de ces groupes a développé un modèle communicationnel bien spécifique. Ainsi, bien qu’ils soient clairement identifiés par les brevets, les inventeurs ne sont pas valorisés individuellement par la communication externe de Nexans. Par contre, comme le souligne l’un des membres du Comité scientifique Nexans9, des événements collectifs (ex. conférences sur l’innovation) sont organisés pour répondre à leurs besoins de reconnaissance ; ils permettent de compenser le peu de perspectives d’évolution de carrière au sein même du groupe.

54De son côté, le groupe Sumitomo reconnaît lui aussi leur travail en mettant de manière générale à leur crédit le succès des innovations brevetées du groupe. Toutefois, comme vu auparavant, la reconnaissance est plus personnelle en les associant par la copropriété. En octroyant aux inventeurs un tel droit, Sumitomo reconnaît explicitement leur contribution.

55Un constat s’impose : l’entreprise issue du modèle culturel occidental privilégiant en principe les valeurs individuelles considère paradoxalement que sa réussite passe par la valorisation de l’engagement collectif. Alors que celle issue du modèle culturel japonais, exigeant une loyauté totale et un engagement très important de son personnel, tend à mettre en place au contraire des mécanismes individualisés de motivation.

56Une explication ayant trait aux évolutions de carrière peut être avancée : les possibilités de mobilité professionnelle au sein du groupe Nexans sont plus limitées qu’au sein d’un keiretsu comme Sumitomo. De surcroît, dans un pays au vieillissement démographique certain, cette entreprise, pour conserver ses talents et en attirer de nouveaux, a dû réviser sa politique de RH et envisager des propositions éloignées de la logique traditionnelle.

57Ce modèle permet-il de retenir les inventeurs ?

  • 10 La vérification de leur affiliation structurelle et des investigations qualitatives complémentaires (...)

58Leur durée de présence au sein de l’entreprise peut être un élément de réponse10. Pour Nexans, sur 49 inventeurs, 35 ont une carrière dépassant les 10 ans. Pour Sumitomo, sur les 53 inventeurs répertoriés, 37 ont une présence dans l’entreprise supérieure à cette durée. Ce qui est remarquable, c’est que ces deux groupes retiennent leurs chercheurs a minima cinq années, durée moyenne d’un projet par exemple. Ceci est bien supérieur à la moyenne constatée pour les cadres en général (3,5 ans) (Duhautois et Maublanc 2005).

Conclusion

59Cette recherche propose une analyse des stratégies de communication numérique de deux leaders en haute technologie. Le principal constat est que leurs mix-médias visent à transmettre auprès de toutes leurs parties prenantes leur capacité d’innovation, érigée en priorité managériale, avec la valorisation d’acteurs devenus majeurs : les inventeurs. L’apport de ce travail réside dans la mise en lumière d’une stratégie originale de type marque employeur ; le potentiel communicationnel de la propriété industrielle y est en effet exploité via les supports numériques afin de conquérir et de retenir ces ressources humaines rares et hautement qualifiées. Le développement des TIC a favorisé via des bases de données brevets exhaustives et accessibles à tous, la révélation de leur identité ; il devient ainsi facile de les repérer. Dans un contexte de compétition intense d’accès aux connaissances, la sécurisation de ces « talents » devient essentielle. Pour ce faire, la reconnaissance en interne des accomplissements individuels s’est avérée incontournable. De même, l’enjeu managérial est d’utiliser dans un souci d’e-réputation les nouveaux médias pour se démarquer et rendre plus efficaces les stratégies de recrutement et de rétention de telles sources de valeur.

60Face à de telles exigences, le caractère objectif de l’information révélée par le brevet concourt à faire coïncider promesse tenue et expérience vécue. La stricte dimension juridique de la propriété industrielle est dépassée pour devenir un élément pertinent au service de la marque employeur.

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Bibliographie

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Notes

1 Au sens juridique du terme, toute personne ayant contribué à la réalisation d’une invention brevetée et dont le nom figure sur le titre de propriété industrielle.

2 Source Espacenet, mars 2019. Développé par l’Office européen des brevets, il offre un accès gratuit à plus de 110 millions de documents brevets du monde entier de 1836 à nos jours.

3 Keiretsu : terme signifiant « groupe » en japonais qui qualifie un réseau inter organisationnel.

4 La bibliométrie est un terme générique qui rassemble une série de techniques statistiques et mathématiques visant à aider à la comparaison et à la compréhension d’un ensemble d’éléments bibliographiques (Rostaing 1996). Ces techniques appliquées aux brevets relèvent de la technométrie.

5 Via les rubriques Corporate philosophy pour Sumitomo et Nos valeurs pour Nexans.

6 Notons qu’un flou sémantique subsiste autour de ces notions non clairement définies.

7 Extrait rapport d’activité 2014 Nexans, page 31, « Malgré les efforts du département R&D et la surveillance permanente de l’évolution des technologies potentiellement concurrentes, il ne peut être garanti que les technologies actuellement utilisées […] ne seront pas ultérieurement supplantées par de nouvelles technologies développées par ses concurrents ».

8 Volet de l’outside-in du processus d’innovation ouverte.

9 http://www.nexans.ma, 2015, « Trois questions à Jacques Lewiner ».

10 La vérification de leur affiliation structurelle et des investigations qualitatives complémentaires ont été nécessaires.

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Pour citer cet article

Référence papier

Christine Leboulanger et Françoise Perdrieu-Maudière, « La valorisation de l’inventeur au service de la marque employeur »Communication et organisation, 55 | 2019, 177-188.

Référence électronique

Christine Leboulanger et Françoise Perdrieu-Maudière, « La valorisation de l’inventeur au service de la marque employeur »Communication et organisation [En ligne], 55 | 2019, mis en ligne le 01 janvier 2023, consulté le 16 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/communicationorganisation/7989 ; DOI : https://doi.org/10.4000/communicationorganisation.7989

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Auteurs

Christine Leboulanger

Maître de conférences, Normandie Univ, France ; UNICAEN, NIMEC UPRES-EA 969, Campus III - Rue Anton Tchekhov – BP 53 14123 Ifs CEDEX,

Françoise Perdrieu-Maudière

Maître de conférences, Normandie Univ, France ; UNICAEN, NIMEC UPRES-EA 969, Campus II – Boulevard Maréchal Juin – 14032

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Droits d’auteur

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