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ENTRETIENS

Entretien avec Cristina Lunghi : l’égalité professionnelle ne se décrète pas, elle s’organise

Nayra Vacaflor
p. 201-206

Texte intégral

1Cristina Lunghi est fondatrice et Présidente d’Arborus, un fonds de dotation pour l’égalité professionnelle en France, en Europe et partout dans le monde1. Elle est à l’origine de plusieurs labels de référence : le label Egalité Professionnelle2 (certifié par AFNOR) et les labels GEES et GEEIS3 (certifié par le Bureau Véritas). Elle a publié : Plaidoyer pour l’égalité : Année zéro (2008), L’égalité professionnelle en pratique (2003), Bleu, Blanc, Rose (2006), Et si les femmes reinventaient le travail (2001).

Quel est l’événement ou le sentiment qui vous a fait créer votre organisation ?

J’ai créé ARBORUS à 28 ans. Je sortais de mes études de doctorat en droit. J’étais une des rares filles à avoir atteint le plus haut diplôme de l’université. Les garçons étaient partis vers la magistrature… de ma promo je suis la seule à avoir décidé de faire un doctorat. À l’époque j’étais chargée des affaires européennes pour les mutuelles françaises d’assurances et j’ai beaucoup travaillé à Bruxelles. Un jour, dans un bureau à la Commission Européenne j’ai vu un poster où il était indiqué « Palmarès des pays européens sur l’égalité entre les femmes et les hommes ». Je me suis dit, « la France c’est le numéro un avec notamment la déclaration des droits de l’Homme ». Mais en fait, nous étions avant dernier, juste avant la Grèce.

Ça m’a donné une grosse claque. Je suis rentrée à Paris, j’en ai parlé avec des copains avocats, tous avec des avis très divers… J’ai créé ARBORUS dans le 7e arrondissement de Paris, quartier avec de nombreux ministères. J’ai envoyé un mot à la députée-maire, une femme donc, en lui expliquant que j’étais en train de créer cette association pour l’égalité des femmes et des hommes. Elle m’a répondu immédiatement pour savoir si j’avais besoin d’aide. J’ai pu organiser avec elle un grand colloque à l’Assemblée Nationale où j’ai fait venir six femmes ministres et six femmes présidentes d’entreprises. Chacune a témoigné de son parcours et du contexte culturel et législatif de son pays afin d’expliquer à quel point il était difficile d’être femme et de « diriger ». Ceci est le point de départ de mon aventure ARBORUS.

Il y avait un modèle, un exemple en tête ?

À l’époque, j’ai pris le minitel et j’ai invité les entreprises, les ambassades, etc. J’ai aussi découvert qu’il y avait des associations féministes qui s’intéressaient à mon projet.

Quels sont les objectifs et les évolutions d’ARBORUS ?

J’ai créé cette association en 1985. Nous n’avons pas changé, même pas une virgule, de ce que nous avons stipulé à la naissance de ce projet, c’est-à-dire : « la promotion du rôle des femmes en Europe et dans le monde ». J’ai beaucoup évolué sur les modalités de mises en œuvre.

Au début, l’activité associative est devenue un lieu de débat, une préfiguration des réseaux des femmes dans les entreprises. C’est-à-dire un lieu où les gens venaient exposer leurs problèmes : machisme, harcèlement, sexisme, etc. Pendant plus de dix ans, des femmes de tous horizons venaient à ces réunions pour rechercher du réconfort, de l’écoute… c’était un lieu de solidarité, collaboratif.

J’ai été amenée rapidement à réfléchir autrement. J’ai glissé petit à petit vers le monde de l’entreprise et de la politique, car ce qui intéressait les gouvernements c’était l’égalité dans le monde professionnel.

J’ai travaillé conjointement avec Catherine Génisson, sénatrice du Pas-de-Calais, pour le rapport de l’Observatoire de la Parité en 2001. Dans ce processus législatif, j’ai compris les failles du droit et les outils dont les entreprises avaient besoin. C’est comme cela que la deuxième phase d’ARBORUS est née. Avec des vrais outils et notamment mon invention : la première certification en France sur l’égalité entre les femmes et les hommes.

De nombreuses recherches en communication des organisations s’intéressent à l’égalité hommes/ femmes pourquoi avoir fait le choix de l’égalité ?

C’est un choix institutionnel. Comment, en ayant fait un doctorat en droit, diplôme le plus élevé des études universitaires et travaillant avec la Commission Européenne, ne pas voir les inégalités entre les hommes et les femmes dans le monde du travail ? Donc c’est un choix d’un point de vue des valeurs. Dans nos statuts, il est écrit que nous avons des valeurs et que nous allons promouvoir la richesse que les femmes apportent à la construction du monde.

Aviez-vous le désir de provoquer ou de rencontrer un nouveau mouvement « collaboratif» dans les organisations, à l’égard de l’égalité ?

Quand j’étais petite, la seule envie que j’avais c’était d’être utile. Tout ceci n’était pas prévu au départ… en quelque sorte j’ai créé mon travail de manière très intuitive. Au début, j’étais souvent sollicitée pour accompagner d’autres associations de femmes. C’est dur ce que je dis là, mais il n’y avait pas de « solidarité », pas d’esprit collaboratif. Chaque association voulait rester dans son coin, quitte à ne rien faire, du moment que c’était « leur truc ». « L’ensemble » du coup, pendant des années, c’était mon problème. J’ai essayé de travailler avec tous. Créer des réseaux de réseaux. Et cela n’a jamais bien fonctionné. Mais la cause que je défends vaut mieux que ça. Il y a autant d’associations qui luttent pour l’égalité, que de visions et de points de vues. Nous les féministes, nous n’avons pas qu’une doctrine. Nous en avons beaucoup. En 2004, j’ai décidé de travailler avec les partenaires qui en ont envie, et qui ont un effet de levier hyper-puissant parce qu’ils ont de l’argent : ce sont les entreprises.

Le « label égalité français » que vous avez créé est donc un résultat de ces nouvelles collaborations ?

C’est en 2005 que le virage a été amorcé, car j’ai commencé à animer le « Club du label égalité », et en l’animant j’ai vu les vraies synergies, complémentarités, solidarités…tous ces partenaires qui ont envie que ça marche.

Nous parlons depuis un moment de l’aspect collaboratif, dans un sens plus coopératif et solidaire. Pourriez-vous nous dire si on peut parler aussi du collaboratif dans les modes de travail ?

En effet, quand on travaille avec des grande entreprises internationales du type General Electric, Orange, L’Oréal etc. autour de l’égalité et qu’en plus la Commission Européenne m’encourage à créer une certification européenne, il faut envisager des modes de communication uniques. Nous comblons quelques besoins en créant « Les Fonds de dotation pour l’égalité professionnelle en Europe », où des entreprises mécènes donnent de l’argent pour cette cause.

Nos façons de communiquer sont diverses. La principale est que les entreprises s’engagent avec une convention à partager cet idéal afin d’aller vers des actions communes. Dans un deuxième temps, ils s’engagent dans leur politique internationale à rentrer dans la certification GEEIS (Gender Equality International Standard) et à progresser chaque année. Nous travaillons par téléphone, par mail, par Skype (visio-conférences), mais la communication interpersonnelle reste prioritaire. Donc, nous dépassons les « modes collaboratifs» vers d’autres choses quand on travaille pour l’égalité des genres.

Nous sommes un laboratoire, au niveau de la gouvernance on décide tous ensemble. Tout est collaboratif. Par exemple le choix d’une signature électronique sera soumis à tout le monde sur un Doodle.

Face à l’usage des réseaux sociaux et différentes plateformes dîtes « collaboratives » je pense, que selon vos propos, « vous collaborez pour « collaborer » autrement ? »

Cette « collaboration différente» dont on parle est pour moi étroitement liée à un leadership. Avec ARBORUS, j’ai réussi à embarquer les personnes sur cette idée et ces valeurs. Actuellement je travaille pour le Groupe Danone, pour allier l’égalité avec « sauver la planète » … Aujourd’hui les entreprises sont prêtes à travailler sur ces réflexions et à se donner du temps pour avancer en collaborant « autrement ». C’est un nouveau non-lieu, car nous sommes en train de créer et solidifier les bases de l’égalité dans les entreprises. Là où ça change vraiment c’est qu’avant, les informations étaient secrètes et les destinataires très précieux. Aujourd’hui plus tu deviens puissant et plus tout le monde est au courant.

Ce qui est important c’est de canaliser les usages du numérique et de cette puissance avec un système de valeurs… moi-même j’y travaille dans un co-working, et donc cela entre dans cette nouvelle réflexion du collaboratif et des valeurs d’égalité.

L’idée de créer une application mobile (Respect-me 2016) a-t-elle donné des résultats intéressants ? Est-ce que les outils numériques que vous avez créés ont un impact dans les entreprises ?

L’application a très bien fonctionné et ces outils sont issus évidemment de l’innovation. Mais ils restent des outils… Innover c’est un talent qu’on a. Je suis curieuse et j’ai beaucoup d’imagination. Dans le dernier référentiel pour la certification qui sortira cette année, on a rajouté un critère sur la violence faite aux femmes qui est le digital. Nous soutenons que, sans les femmes, le digital va nous entraîner dans un monde d’une violence extrême. Racisme, sexisme, harcèlement qui sont véhiculés par les réseaux sociaux ou autres canaux de communication digitale entrainent des urgences à traiter…

J’ai une vision moins technique sur certains sujets, mais j’ai une vision macroéconomique qui me permet de voir les enjeux globaux. On est en train de passer à une nouvelle ère (l’après égalité) qui doit arriver très vite. Il est temps de changer ce système, par le biais des applications s’il faut, par le biais des outils numériques, par le biais des lois, des certifications… tout cela sensibilisera les gens pour rentrer dans une nouvelle réflexion

À quel niveau situez-vous l’enjeu ? européen ? national ? local ?

Mondial. Il est vraiment mondial. Ce qui pose la question aujourd’hui à la Maison de l’Europe par exemple de ce qu’on pourrait faire comme action pour rentrer dans une mouvance planétaire. Dans mon dernier livre, je dis que l’Europe c’est le continent de l’égalité par excellence. Il faut sauver l’Europe si on veut sauver les femmes, du point de vue des entreprises et du process, cela reste un sujet compliqué.

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Pour citer cet article

Référence papier

Nayra Vacaflor, « Entretien avec Cristina Lunghi : l’égalité professionnelle ne se décrète pas, elle s’organise »Communication et organisation, 55 | 2019, 201-206.

Référence électronique

Nayra Vacaflor, « Entretien avec Cristina Lunghi : l’égalité professionnelle ne se décrète pas, elle s’organise »Communication et organisation [En ligne], 55 | 2019, mis en ligne le 01 janvier 2023, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/communicationorganisation/8040 ; DOI : https://doi.org/10.4000/communicationorganisation.8040

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Auteur

Nayra Vacaflor

Nayra Vacaflor est maître de conférences en SIC à l’université Bordeaux Montaigne. Elle est chercheure au MICA – COS et coordinatrice du projet de recherche « Quest Your Digital : un escape pour l’éducation aux médias numériques des familles ».

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